Mémoires (Saint-Simon)/Tome 8/14

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CHAPITRE XIV.


Mme de Blansac, et sa rare retraite, et son rare héritage. — Fortune de ses enfants. — J’apprends la déclaration du mariage de M. le duc de Berry avec Mademoiselle. — Spectacle de Saint-Cloud. — Vive, dernière et inutile attaque de Mme la duchesse d’Orléans à moi, sur la place de dame d’honneur. — Oubli sur l’audience de Mme la duchesse de Bourgogne à Mme de Saint-Simon. — Présentation de Mademoiselle à Marly. — Consultation entre le roi, Mme de Maintenon et Mme la duchesse de Bourgogne, sur une dame d’honneur. — Bruit à Marly sur Mme de Saint-Simon, et mouvements. — Le chancelier, par l’état des choses, change d’avis sur la place de dame d’honneur. — Avis menaçant de nos amis. — Mme la duchesse de Bourgogne nous fait avertir du péril du refus, et de venir à Versailles. — Nous nous résolvons par vive force à accepter. — Conspiration de toutes les personnes royales à vouloir Mme de Saint-Simon. — Singulier dialogue bas entre M. le duc d’Orléans et moi. — Mme la duchesse de Bourgogne me fait parler sur le péril du refus. — Droiture et bonté de cette princesse. — Propos très-francs de moi à M. [le duc] et à Mme la duchesse d’Orléans sur la place de dame d’honneur.


Ce même lundi, 2 juin, nous allames, Mme de Saint-Simon et moi, dîner à Saint-Maur avec Mme de Blansac, à qui Mme la Duchesse avoit prêté le petit château, c’est-à-dire la maison que feu M. le Duc avoit eue de la déconfiture de la Touanne, et qu’il avoit enfermée dans ses jardins. J’ai assez expliqué ailleurs quelle étoit Mme de Blansac. J’ajouterai seulement qu’ayant mangé plus de deux millions à elle ou à Nangis, son fils du premier lit, et mieux encore sans avoir jamais, elle ni Blansac, montré aucune dépense, elle emprunta cette maison pour y prendre du lait, et y est demeurée vingt ans sans en sortir : sur la fin de sa vie elle revint à Paris, où elle devint riche par la succession de M. de Metz, qui jusqu’à la mort, lui dit et lui fit dire qu’il ne lui donneroit rien, et qui en même temps qu’il l’en persuadoit lui avoit tout donné, comme il parut par son testament. Les deux fils du premier et du second lit de Mme de Blansac ont été plus heureux que père et mère. Nangis est mort maréchal de France, chevalier de l’ordre et chevalier d’honneur de la reine avec toute sa confiance ; l’autre, outre ce grand bien de M. de Metz, enrichi par d’autres voies dont il n’a négligé aucune, a eu un brevet de duc, en épousant une fille du duc de La Rochefoucauld. Il me faut passer cette courte digression assez mal placée, mais dont je n’aurois su où placer mieux la singularité.

Revenant de Saint-Maur où nous avions passé presque la journée avec l’abbé de Verteuil, frère du duc de La Rochefoucauld que nous y avions mené, rentrant chez moi sur les sept heures du soir, je trouvai un billet de M. le duc d’Orléans qu’un de ses gens avoit apporté fort peu après midi, comme cela m’arrivoit souvent pendant ce Marly. Je n’ouvris le billet que lorsque, monté chez ma mère, j’y fus seul avec elle et Mme de Saint-Simon ; le dessus étoit de l’écriture de M. le duc d’Orléans, le dedans, fort court, de celle de Mme la duchesse d’Orléans, dont les trois premiers mots étoient ceux-ci : Veni, vidi, vici. Elle ajoutoit que je verrois bien que c’étoit M. le duc d’Orléans qui les avoit dictés, et sans en dire davantage, m’imposoit le secret jusqu’à la déclaration qui ne tarderoit pas. Après ma première effusion de joie, à laquelle, par un secret pressentiment, Mme de Saint-Simon ne prit qu’une part de complaisance, j’entrai en inquiétude du délai de la déclaration. Tandis que j’agitois ce qui pouvoit la retarder, on m’annonça un valet de pied de M. le duc d’Orléans qui, sans lettre me vint apprendre de la part de Mademoiselle la déclaration de son mariage, et qu’elle m’envoya dans l’instant qu’elle l’eut apprise, par le laquais que d’Antin lui avoit dépêché de Marly. Alors ma joie fut complète : le triomphe et la sûreté de ceux à qui j’étois attaché, la surprise et l’extrême dépit de ceux a qui je ne l’étois pas, l’amour-propre d’un tel succès où j’avois eu une part si principale en tant de sortes, la différence entière qui en résultoit pour ma situation présente et future, toutes ces choses me flattèrent à la fois. J’écrivis aussitôt à M. [le duc] et Mme la duchesse d’Orléans qui le lendemain matin mardi me mandèrent de les aller trouver ce même jour à Saint-Cloud, de bonne heure.

Ce voyage fut bien différent du dernier, où je leur avois porté la négative de la Choin. Mme de Saint-Simon et moi trouvâmes Saint-Cloud retentissant de joie. La foule brillante y étoit déjà ; tout s’empressa de me témoigner sa joie : je fus complimenté de chacun, environné sans cesse. À un accueil si surprenant, je me crus presque le visité. La plupart me parlèrent de cette grande affaire comme de mon ouvrage, ce que je ne fis jamais semblant d’entendre. Environné, accolé, entraîné de part et d’autre, dont Mme de Saint-Simon eut aussi toute sa part, je fus poussé à travers ce vaste appartement, au fond duquel étoit Mademoiselle avec Mme la princesse de Conti, Mlles ses filles et un groupe de personnes considérables qui de Marly et de Paris étoient accourues. Sitôt que Mademoiselle m’aperçut, elle s’écria, courut à moi, m’embrassa des deux côtés, et tout de suite me prit par la main, laissa là tout le monde, et du salon me mena dans l’orangerie qui y est contiguë, et l’enfila. Là, en liberté de ce grand monde qui ne nous voyoit que de loin, elle se répandit en remercîments dont ma surprise fut telle que je demeurai sans répondre. Elle le sentit et croyant m’en tirer, elle m’y plongea de plus en plus en me racontant les choses principales que j’avois faites ou conseillées sur son mariage, et y mit le comble en m’apprenant que M. le duc d’Orléans lui contoit tout à mesure ; qu’elle n’avoit jamais rien ignoré de tout ce qui s’étoit passé dans cette affaire ; que c’étoit pour cela qu’elle sortoit presque toujours du cabinet de Mme la duchesse d’Orléans dès que j’y entrois et avant qu’on le lui dît, et m’avoua qu’elle avoit souvent observé mon visage entrant et sortant de ces conversations.

À un si étonnant récit je ne pus désavouer la vérité des faits, ni m’empêcher de m’écrier sur la facilité de M. son père à lui faire de telles confidences. Tout cela fut coupé par des témoignages de la plus vive reconnoissance dont l’esprit, les grâces, l’éloquence, la dignité et la justesse des termes ne me surprirent pas moins, mêlés d’élans et de trouble de joie qu’elle ne contraignit pas avec moi. Elle me dit que j’avois tout perdu, et qu’elle m’avoit bien regretté une demi-heure auparavant ; que Mme la Duchesse étoit venue avec Mlles ses filles lui faire leurs compliments ; que cette bonne tante avoit essayé de voiler son désordre par une joie si feinte, que la sienne s’en étoit augmentée ; qu’elle lui avoit présenté Mlles ses filles déjà avec un air de respect, en la suppliant de conserver de la bonté pour elles, à quoi elle avoit malignement répondu qu’elle les aimeroit toujours autant qu’elle avoit fait, m’ajoutant en riant de bon cœur qu’elle n’y auroit pas grand’peine. Mme la Duchesse abrégea sa visite en témoignant son regret de n’avoir pas trouvé M. [le duc] et Mme la duchesse d’Orléans à Saint-Cloud, et se retira comme avec avidité de se délivrer d’un état si violent. Mademoiselle me dit qu’elle l’avoit conduite, et malicieusement affecté de lui céder partout la droite et les portes, quoique toutes ouvertes, et que Mme la Duchesse l’avoit si bien senti, qu’elle lui avoit fait des reproches comme d’amitié de ce qu’elle la traitoit ainsi avec cérémonie, dont elle s’étoit donné le plaisir de ne s’en point départir jusqu’au bout.

Elle me conta ensuite comment M. le duc d’Orléans lui avoit appris son bonheur, combien elle avoit été fidèle au secret, enfin le beau message de d’Antin, dont elle se moqua fort, sur lequel elle m’avoit dépêché aussitôt, sachant tout ce que j’y avois fait. On ne peut comprendre le nombre de choses qui se dirent en tête à tête en nous promenant dans cette orangerie, pendant une demi-heure. La duchesse de La Ferté le vint interrompre, d’où incontinent nous nous retrouvâmes dans le gros du monde, que je laissai aussitôt pour aller faire mes compliments à Madame qui écrivoit, et qui me reçut avec des larmes de joie. En même temps Mme de Saint-Simon étoit environnée de foule et de compliments, et de gens qui lui en faisoient d’autres à découvert sur ce qu’elle alloit être dame d’honneur de la future duchesse de Berry. Elle répondit avec modestie sur son incapacité, son âge, ses empêchements, sur le grand nombre d’autres personnes convenables, et parmi tout cela fit si bien sentir ce qu’elle sentoit elle-même, qu’il lui fut dit par Mme de Châtillon qu’elle se portoit donc elle-même pour trop jeune : à quoi elle répondit très-franchement que oui. Mademoiselle qui à peine la connoissoit, lui fit toutes les prévenances et les caresses imaginables ; enfin cette opinion de la place qu’elle alloit remplir se trouva si répandue parmi ce peuple femelle de la cour, que les bassesses lui furent prodiguées à en avoir honte et pitié, et que ses craintes se renouvelèrent ; elle fut en calèche avec quelque peu de dames au-devant de M. [le duc] et de Mme le duchesse d’Orléans qui venoient de Sceaux, donner part du mariage. L’allégresse fut grande, ils se pressèrent pour les mettre dans leur carrosse, et arrivèrent ainsi dans la cour. Tout y courut ; dès qu’ils m’aperçurent ce furent des cris de joie, et en mettant pied à terre, des embrassades réitérées et des compliments réciproques.

La foule illustre les environna, Madame et Mademoiselle les rencontrèrent et descendirent pour se promener avec eux et se faire voir au peuple, dont fourmilloient la cour et les jardins. En montant en calèche ils me prièrent instamment de les attendre, afin qu’un peu débarrassés d’une cour si nombreuse, ils me pussent entretenir et se répandre avec moi, et je me promenai en les attendant en bonne et grande compagnie. Sitôt qu’ils se furent séparés de Madame, qui retournoit de bonne heure à Marly, ils m’envoyèrent dire de les aller trouver au haut des jardins de l’orangerie. Dès qu’ils me virent, ils quittèrent le gros qui les environnoit, vinrent à moi, s’écartèrent loin de tout le monde, et là me racontèrent tout ce qui s’étoit passé à Marly, et que j’ai expliqué ci-dessus pour conserver l’ordre des temps de chaque chose ; nous nous épanouîmes au port après les dangers courus, nous repassâmes mille choses avec plaisir sur la joie des uns, sur la surprise et le dépit des autres, nous nous divertîmes de l’incroyable souplesse de d’Antin, surtout nous ne pouvions nous lasser de nous parler du procédé si surprenant de Monseigneur, ni moi de les exhorter d’en profiter pour se rapprocher de lui, et d’en saisir ces premiers moments si favorables. Ils me dirent après, que le roi ne donneroit ni maison ni apanage aux futurs époux jusqu’à la paix, et qu’en attendant, ils mangeroient chez Mme la duchesse de Bourgogne, et se serviroient des officiers et des équipages du roi.

Tout en devisant ils me menèrent insensiblement tout de l’autre côté du parterre, où il n’y avoit personne, et fort loin d’où ils m’avoient joint, encore plus de la compagnie qu’ils avoient quittée, que tout à coup M. le duc d’Orléans alla rejoindre, et me laissa seul avec Mme la duchesse d’Orléans.

Elle s’assit sur un banc qui se trouva là, et m’invita de m’y asseoir avec elle. Quelque liberté que j’eusse avec eux, jamais, hors en discours seul avec eux et pour eux-mêmes, je n’en ai séparé le respect, persuadé que, quelque familiarité que ces gens-là donnent, on en est au fond mieux et plus à l’aise avec eux en gardant cette conduite, dont la décence tient aussi à ce qu’on se doit à soi-même. Quoique je dusse être assis et que je le fusse toujours devant M. [le duc] et Mme la duchesse d’Orléans, je ne crus pas devoir m’asseoir sur le même banc tête à tête avec elle, vus surtout à travers ce grand parterre de tout le monde qui étoit demeuré de l’autre côté, et je me tins debout vis-à-vis d’elle ; elle acheva assise quelque reste court de discours commencés en gagnant ce banc, puis tout à coup, et sans aucune liaison qui conduisît où elle en vouloit venir, elle me dit que, maintenant que le mariage s’alloit faire, il étoit question d’une dame d’honneur ; que j’avois assez mal reçu ce qu’elle m’en avoit jeté d’abord, puis proposé pour Mme de Saint-Simon d’une manière plus expresse ; qu’elle ne m’en avoit plus parlé depuis, mais qu’à présent qu’il falloit se déterminer, elle me disoit franchement qu’elle n’en voyoit point d’autre qu’elle pût désirer. Je lui répondis par un remercîment auquel j’ajoutai que je lui avois parlé de bonne foi là-dessus ; que Mme de Saint-Simon ne convenoit point à cette place ; qu’elle n’en avoit point l’âge ; qu’elle n’en avoit point la santé pour les fatigues, ni la capacité pour conduire une si jeune princesse, ni la liberté par nos affaires domestiques et notre situation avec sa mère ; que j’étois extrêmement sensible à la bonté qu’elle nous témaignoit, mais que ce seroit y mal répondre que de ne le pas faire avec la même franchise ; qu’il y en avoit beaucoup d’autres qui y seroient très-propres, sur qui elle pouvoit jeter les yeux. Elle me répliqua qu’après y avoir bien pensé, sur le peu de goût qu’elle m’avoit vu pour cette place, elle n’en trouvoit aucune sans inconvénient et avec toutes les qualités à souhait, que Mme de Saint-Simon seule, qu’elle m’avouoit qu’elle souhaitoit uniquement et passionnément. Je repartis les mêmes choses, sur chacune desquelles elle me dit en m’interrompant : « Mais c’est notre affaire à nous de voir si nous la voulons bien comme cela, et c’est la vôtre de voir si vous nous la voulez bien donner. »

Après avoir ainsi contesté un bon quart d’heure, elle me dit que son nom pour l’honneur, son mérite et sa réputation pour la confiance, étoit tout ce qu’ils désiroient, qu’après cela elle ne feroit de fonctions qu’autant et en la manière qu’elle pourroit et qui lui plairoit. Rien n’étoit plus flatteur, et les façons de dire ajoutoient encore aux paroles, mais je demeurai ferme sur mes mêmes excuses, si bien qu’après m’avoir un moment regardé avec plus de tristesse : « Je vois bien ce que c’est, me dit-elle, c’est qu’une seconde place ne vous accommode pas, » et à l’instant ses yeux rougissant et s’emplissant d’eau, elle les baissa et demeura fort embarrassée ; je le fus moins que je n’aurois dû, parce que mon parti étoit bien pris. Je ne répondis rien à ce qu’elle me dit sur la deuxième place, parce qu’en effet c’étoit cela même qui nous tenoit, et je demeurai deux bons Miserere sans parler ni elle aussi, vis-à-vis l’un de l’autre. Enfin je ne sus mieux, pour assurer mon refus, en le ménageant avec le respect dû au rang et à l’amitié, que de sortir de ce silence par une disparate expresse et tout à fait déplacée. « Madame, lui dis-je tout d’un coup et d’un ton ferme, Mademoiselle a bien de l’esprit, et je n’ai pas ouï dire que M. le duc de Berry en ait autant qu’elle. Il faut qu’elle s’insinue tout de son mieux auprès de lui ; elle le gouvernera. » Puis me mettant à battre la campagne et à parler précisément pour parler, je continuai assez longtemps, jusqu’à ce que Mme la duchesse d’Orléans ayant repris ses esprits et surmonté son embarras et son dépit, elle fit effort pour rencogner ses larmes, entra dans ce que je disois par cinq ou six paroles, se leva aussitôt brusquement, dit qu’il étoit temps de s’en retourner, et marcha vers son carrosse en silence jusqu’à ce qu’elle eût rencontré quelqu’un.

La foule se rapprocha promptement ; et, sans me dire un mot, [elle] me fit une révérence civile et monta en carrosse, [avec] M. le duc d’Orléans et Mme de Castries, et tous trois s’en retournèrent à Marly, non, je pense, sans parler de ce qui venoit de se passer avec moi. Je me remis ensuite parmi le grand monde ; et, après fort peu de tours, Mme de Saint-Simon et moi prîmes congé de Mademoiselle, et nous retournâmes à Paris, moins occupés tous deux du brillant spectacle que nous venions de voir que de ce qu’il venoit de m’arriver avec Mme la duchesse d’Orléans. Tout ce qui étoit alors de l’autre côté du parterre avec M. le duc d’Orléans et Mademoiselle, avoient les yeux fichés sur nous, et lui plus qu’aucun, à ce que je remarquai bien. Nous fûmes fort surpris, Mme de Saint-Simon et moi, de cette persévérance, après les refus, l’un général, l’autre si particulier, que j’avois faits à Mme la duchesse d’Orléans, le premier à Versailles, l’autre si exprès à Marly ; et de ce que, après cela, avec toute sa hauteur et sa fierté, elle s’étoit exposée au troisième à Saint-Cloud, au jour de son triomphe. Nous sentîmes bien que cette dernière tentative étoit un concert entre elle et M. le duc d’Orléans, qui, me connoissant bien et comptant que je n’avois pas avec elle la même liberté qu’avec lui, et bien plus de mesure ; je serois moins ferme et plus hors de garde, livré à un tête-à-tête avec elle ; pour quoi de guet-apens ils m’avoient conduit de l’autre côté du jardin, où il n’y avoit personne, et lui s’étoit aussitôt après retiré pour me laisser seul avec elle et me livrer à l’embarras, sans qu’il eût encore osé m’ouvrir la bouche de cette place de dame d’honneur. De tout cela nous conclûmes qu’il n’étoit pas possible de refuser, ni plus nettement ni plus respectueusement que je l’avois fait, et fort difficile qu’après cela ils poussassent leur pointe davantage. Nous nous sûmes bon gré de plus en plus des devants si à propos pris avec M. de Beauvilliers et Mme la duchesse de Bourgogne, sur l’audience de laquelle je m’aperçois que le désir d’abréger ce qui ne regarde que moi m’en a fait omettre une partie essentielle que je restituerai ici.

Après avoir inutilement épuisé toutes les raisons d’incapacité et d’âge, et toutes celles d’attachement personnel pour Mme la duchesse de Bourgogne, Mme de Saint-Simon se jeta sur la délicatesse de sa santé, sur les soins domestiques que je laisserois toujours rouler entièrement sur elle, sur l’âge de ma mère, qui avec toute sorte de justice et de raison demandoit une assiduité auprès d’elle, incompatible avec celle de dame d’honneur d’une si jeune princesse. Elle exagéra même ces trois bonnes raisons fort au delà de leur juste mesure, et pour tout cela ne trouva pas Mme la duchesse de Bourgogne plus flexible. Sur sa santé elle lui répondit qu’on ne prétendoit pas lui demander plus qu’elle pourroit et voudroit faire ; que la dame d’atours étoit faite pour porter sans murmure, du moins sans appui, toutes les corvées fatigantes qu’une dame d’honneur de sa sorte ne voudroit pas essuyer ; sur les affaires, qu’elle étoit très-louable de s’y attacher, qu’elle l’assuroit de tous les congés qu’elle voudroit, même pour des absences et des voyages à la Ferté, que le roi ne trouveroit point mauvais pendant les voyages de Marly ; à l’égard de ma mère, que ce devoir devoit aller toujours avant tout autre ; qu’elle y vaqueroit avec liberté, et qu’elle lui répondoit de prendre tout cela sur elle. Mme de Saint-Simon répliqua que tout cela étoit bon en spéculation, mais que pour la pratique il falloit convenir qu’elle seroit impossible ; et apporta l’exemple de toutes les autres dames d’honneur, à quoi Mme la duchesse de Bourgogne répondit toujours par les exceptions les plus obligeantes, et finalement ne se rendit, comme je l’ai rapporté, que pour nous éviter de nous perdre totalement par un refus auquel elle vit Mme de Saint-Simon résolue, quoi qu’elle eût pu lui dire.

Toutes ces choses devoient nous rassurer, puisque aucune voie ni aucunes raisons n’avoient été omises et à temps. Néanmoins Mme de Saint-Simon, sujette à espérer peu ce qu’elle désire, ne pouvoit se délivrer d’inquiétude par le désir extrême que nous voyions dans eux tous, jusqu’à ce qu’il y eût une dame d’honneur nommée. Cela ne pouvoit guère être différé, puisque le mariage étoit déclaré, et qu’on n’attendoit pour le célébrer que l’arrivée de la dispense du pape.

Le jour même de la déclaration du mariage, il partit deux courriers pour Rome : l’un par Turin, adressé par M. le duc d’Orléans à M. de Savoie, à qui, nonobstant la guerre, on donnoit part du mariage, et qui étoit prié en même temps de faire passer et repasser le courrier sûrement et diligemment ; l’autre à tout hasard par Marseille, et par la voie de la mer. Mais M. de Savoie en usa en cette occasion avec toute la politesse et toute la diligence possible.

Le mardi, qui étoit le lendemain de ce que je viens de raconter de Saint-Cloud, Mademoiselle alla dîner à Marly avec M. [le duc] et Mme la duchesse d’Orléans, sans voir personne. Au sortir de table, ils la menèrent chez Madame, et de là chez le roi par les derrières, qu’ils trouvèrent dans son grand cabinet environné de Monseigneur, de Mgr [le duc] et Mme la duchesse de Bourgogne, M. le duc de Berry et des principaux officiers seulement des deux sexes. Les dames d’honneur et d’atours de Madame et de Mme la duchesse d’Orléans, et Mme de Mare, gouvernante de Mademoiselle, les y suivirent. Madame présenta Mademoiselle au roi, qui se prosterna, et que le roi releva et embrassa aussitôt, et tout de suite la présenta à Monseigneur, à Mgr [le duc] et à Mme la duchesse de Bourgogne et à M. le duc de Berry, qui tous la baisèrent, puis à toute la compagnie. Le roi, pour ôter tout embarras, avec cette grâce qu’il avoit en tout, défendit à Mademoiselle de dire un mot à personne, à M. le duc de Berry de lui parler, et abrégea promptement l’entrevue. Mme la duchesse de Bourgogne alla montrer un moment Mademoiselle au salon, où tout ce qui étoit à Marly s’étoit rassemblé, et la mena ensuite chez Mme de Maintenon. Au sortir de là, Mademoiselle passa chez Madame, et s’en alla coucher à Versailles, où, le surlendemain jeudi, le roi retourna, contre l’ordinaire, qui étoit toujours le samedi. La raison fut que la Pentecôte étoit le dimanche suivant, 8 juin, et que le roi faisoit toujours ses dévotions la veille.

Nous avions fort balancé, Mme de Saint-Simon et moi, d’aller ou n’aller pas à Versailles, jusqu’à ce qu’il y eût une dame d’honneur. Néanmoins nous crûmes trop marqué de ne nous pas présenter devant le roi, dans une occasion où la bienséance feroit aller chez un particulier en pareil cas, et où le respect menoit à la cour ceux même qui n’y alloient plus que pour de véritables occasions. Comme nous dînions ce jour-là, mercredi, le chancelier, et son fils, qui, faute de conseils, dont il n’y avoit jamais le jeudi, le vendredi et la veille de la Pentecôte, étoient venus à Paris, nous envoya prier de passer chez lui après dîner, parce qu’il avoit à nous parler, et voici ce que nous apprîmes d’eux. Le soir du jour de la déclaration du mariage, il fut question de la dame d’honneur dans la petite chambre de Mme de Maintenon, entre elle, le roi et Mme la duchesse de Bourgogne. Le roi proposa la duchesse de Roquelaure. On a vu ailleurs que le roi avoit eu autrefois plus que du goût pour elle, et qu’il lui avoit toujours conservé de l’amitié et de la considération. Par cette même raison, Mme de Maintenon ne l’aimoit pas, et auroit été outrée de la voir nécessairement admise dans tout, singulièrement dans les particuliers, comme il seroit arrivé par cette place. C’étoit une personne extrêmement haute, impérieuse, intrigante, dont le grand air altier rebroussoit tout le monde, et avec cela de la dernière bassesse et de la plus abjecte flatterie, qui la faisoit fort mépriser. Mme de Maintenon profita de tout cela, sourit, et répondit qu’on ne pouvoit mieux choisir si on avoit résolu de faire enrager toute la compagnie, aucun ne la pouvant souffrir. Le roi, avec cet air de surprise, demanda à Mme la duchesse de Bourgogne si cela étoit vrai, qui le confirma, sur quoi le roi dit qu’il n’y falloit donc pas songer.

Là-dessus il tira de sa poche une liste des duchesses, et s’arrêta à Mme de Lesdiguières, veuve du vieux Canaples, dont j’ai parlé en son lieu, et fille du duc de Vivonne, frère de Mme de Montespan. C’étoit une personne de beaucoup de douceur, de mérite, de vertu et d’infiniment d’esprit, de ce langage à part si particulier aux Mortemart, mais qui de sa vie n’avoit vu la cour ni le monde, et qui vivoit avec très-peu de bien dans une grande piété, sans presque voir personne. D’Antin, son cousin germain et son ami intime, en avoit fort parlé au roi, qui en dit du bien, mais qu’elle ne convenoit pas à cause du jansénisme dont elle étoit un peu suspecte. Ce fut un soliloque auquel il ne fut pas répondu un mot.

Mon érection suivant de fort près celle de Lesdiguières, le roi tomba incontinent sur le nom de Mme de Saint-Simon, et dit qu’il n’y voyoit que celle-là à prendre dans toute la liste, qu’il venoit de parcourir des yeux. « Qu’en dites-vous, madame ? en s’adressant à Mme de Maintenon. Il m’en est toujours revenu beaucoup de bien ; je crois qu’elle conviendra fort. » Mme de Maintenon répondit qu’elle le croyoit aussi, qu’elle ne la connoissoit point du tout, mais qu’on lui en avoit toujours dit toute sorte de bien et en tous genres, et jamais de mal sur aucun. « Mais, ajouta-t-elle, voilà Mme la duchesse de Bourgogne qui la connoît et qui vous en dira davantage. » Mme la duchesse de Bourgogne répondit froidement, la loua, mais conclut qu’elle ne savoit pas si elle conviendroit bien. « Mais pourquoi ? » dit le roi, et pressa sur chaque qualité et sur chaque louange qui avoit été donnée, auxquelles toutes Mme la duchesse de Bourgogne consentit, mais ajoutant toujours qu’enfin elle ne croyoit pas qu’elle convînt. Le roi surpris insista sur l’esprit ; et Mme la duchesse de Bourgogne, qui ne vouloit pas nuire à Mme de Saint-Simon, mais seulement la servir à sa mode en écartant la place, mollit sur l’esprit, comme moins important que les autres qualités ; sur quoi le roi, importuné des difficultés, répliqua qu’il n’en falloit pas tant aussi, tant d’autres qualités se trouvant ensemble, et poussa Mme la duchesse de Bourgogne au point qu’il lui échappa qu’elle doutoit qu’elle acceptât. Le roi, presque piqué, reprit vivement : « Oh ! pour refuser, non pas cela, quand on lui dira comme il faut et que je le veux. » Mme la duchesse de Bourgogne le pria de regarder encore dans sa liste, et dit qu’assurément il y en trouveroit qui conviendroient mieux. Le roi, avec action, la repassa encore, et conclut qu’il n’y en avoit du tout que Mme de Saint-Simon, et qu’en un mot il falloit bien qu’elle le fût. Peiné cependant de n’en point trouver d’autre, parce qu’il crut que Mme la duchesse de Bourgogne ne vouloit point Mme de Saint-Simon, il lui demanda si elle avoit quelque chose contre elle. Elle lui répondit que non, mais de manière à ne pas faire tout à fait cesser ce scrupule. Cette matière de dame d’honneur en demeura là pour cette fois.

À ce récit Pontchartrain ajouta que, dès le moment de la déclaration du mariage, tout le monde avoit dit hautement que Mme de Saint-Simon seroit dame d’honneur, mais personne que nous le désirassions, beaucoup que nous ne le voudrions pas, et quelques-uns même que nous refuserions, et que depuis on n’avoit parlé d’autre chose. Il nous dit encore que M. [le duc] et Mme la duchesse d’Orléans avoient affecté de répandre qu’ils m’avoient écrit et dépêché à l’instant qu’ils avoient été assurés du mariage, et qu’ils ne se cachoient point de toutes sortes d’efforts pour que Mme de Saint-Simon fût dame d’honneur, jusque-là que M. le duc d’Orléans lui avoit dit franchement qu’il y faisoit tous ses cinq sens de nature, et que, lui ayant demandé s’il étoit sûr de mes sentiments là-dessus, parce que m’exposer au refus étoit me perdre, M. le duc d’Orléans lui avoit répondu qu’il disoit très-vrai, qu’il savoit bien que je ne voulois pas demander, mais que j’accepterois si on vouloit. Là-dessus, Pontchartrain, qui aimoit à se mêler de tout, quoiqu’en peine de n’avoir point de nos nouvelles et de la froideur de Mme de Lauzun là-dessus, avoit pressé les dames du palais de nos amies d’exciter Mme la duchesse de Bourgogne, qui avoit répondu à Mme de Nogaret qu’elle ne savoit que faire, sachant ce qu’elle savoit.

Pontchartrain se voulut mettre sur les remontrances. Je l’arrêtai fort court par une sortie que je lui fis sur ce qu’il se mêloit toujours de ce qu’il n’avoit que faire ; que le froid de Mme de Lauzun et notre silence lui auroient dû faire comprendre nos sentiments, puisque nous étions bien assez grands, Mme de Saint-Simon et moi, pour nous aviser tout seuls qu’il falloit une dame d’honneur, et pour écrire à lui et à nos amis si nous avions désiré cette place. Il se voulut défendre sur ce que M. le duc d’Orléans lui avoit dit, sur quoi je répliquai qu’à ce que j’avois dit à Mme la duchesse d’Orléans, qui ne pouvoit ignorer, je ne pouvois pas imaginer cette conduite ni ce bruit universel du monde si sottement occupé. Des larmes de Mme de Saint-Simon lui en dirent encore plus, en sorte que je ne vis jamais homme plus étonné. Nous passâmes là-dessus dans le cabinet du chancelier, qui ne le fut guère moins que son fils, quoiqu’il sût bien que nous ne voulions point de la place, mais [qui fut surpris] des larmes et de ma colère. Il nous répéta en peu de mots le fait passé chez Mme de Maintenon, et il ajouta qu’il savoit sûrement, qu’il y avoit pensé avoir depuis un ordre d’accepter. Mme de Saint-Simon, outrée, lui répéta tout ce que nous avions fait pour éviter cette place, ce que son fils qui étoit présent ignoroit, et mes trois refus si positifs et si nets à Mme la duchesse d’Orléans toutes les trois seules fois qu’elle m’en avoit parlé, sans que M. le duc d’Orléans l’eût jamais osé une seule. Je m’exhalai fort là contre lui de ce qu’il faisoit là-dessus contre mon gré, qu’il ne pouvoit ignorer ; et de ce qu’il avoit dit que j’accepterois, ne pouvant douter du contraire.

Le chancelier laissa exhaler la colère d’une part, les larmes de l’autre, puis nous dit que les choses se trouvoient maintenant en tel état qu’elles le faisoient changer d’avis ; qu’il trouvoit un péril si certain au refus, et si peu réparable, qu’il n’y pouvoit plus consentir. Il nous fit sentir combien le roi y étoit peu accoutumé, combien il y seroit sensible ; que ce crime à son égard seroit par sa nature irréparable, et toujours subsistant ; que nous nous retrouverions dans un état pire que jamais, et dans une disgrâce dont le roi se plairoit et s’appliqueroit à nous faire porter tout le poids, à nous et aux nôtres, en toutes choses ; que plus il avoit pensé, de lui-même, à Mme de Saint-Simon ; plus j’étois nouvellement bien remis auprès de lui, dont ce choix étoit une grande marque, plus il voyoit Mme de Saint-Simon souhaitée de toutes les parties intéressées, et unanimement nommée avec une approbation générale, plus il se trouveroit embarrassé d’en faire un autre, plus cet autre lui seroit étranger, incommode, forcé, plus il seroit outré, et plus il se plairoit à appesantir sa vengeance ; au lieu que, cédant de bonne grâce à son goût et à sa volonté, toute notre répugnance, qu’il connoissoit bien, nous tourneroit à sacrifice, à gré, à distinction, et à tout genre de bien ; et qu’il n’y avoit pas à balancer dans une situation si extrême. Deux heures se passèrent dans cette consultation et cette dispute, qui finit enfin par nous faire résoudre d’aller coucher à Versailles, et, si nous ne pouvions doucement conjurer l’orage, ne nous en pas laisser accabler par un refus qui nous perdroit sans ressource. Nous partîmes donc de chez le chancelier. En chemin le duc de Charost, qui revenoit de Marly, nous arrêta, qui nous apprit à peu près les mêmes choses, et que nos amis avoient chargé de nous dire en arrivant qu’ils ne voyoient point de milieu entre refuser et nous perdre.

Nous n’avions point de logement au château que cette chambre pour nous tenir le jour, que le chancelier m’avoit forcé de prendre chez lui, depuis qu’à la chute de Chamillart nous avions rendu celui du duc de Lorges. Nous allâmes donc descendre chez Mme de Lauzun. Mme la duchesse de Bourgogne, qui avoit reconnu à la livrée un laquais, dans la salle des gardes où elle passoit en arrivant de Marly, l’avoit appelé, et lui avoit demandé à deux reprises si Mme de Saint-Simon venoit ce soir-là ; puis, jouant avec Monseigneur chez Mme la princesse de Conti, où elle vit qu’on vint parler à Mme de Lauzun, elle lui dit avec joie que nous étions apparemment arrivés, sur ce que ce laquais lui avoit dit. Le fait étoit qu’elle avoit ordonné à Mme de Lauzun, par quatre reprises, de demander à Mme de Saint-Simon de sa part que, sur toutes choses, elle ne manquât pas de se trouver à Versailles le soir même du retour de Marly ; que nous avisassions bien à ce que nous voudrions faire ; que la place de dame d’honneur lui seroit offerte ; et qu’elle et moi nous étions perdus sans fond et sans ressource si nous la refusions. La lettre n’étoit point arrivée par la négligence et la paresse des valets ; nous ne la sûmes que par le récit de Mme de Lauzun, et sa surprise qu’elle se fût égarée.

Je ne répéterai point la colère, les larmes, les raisonnements. Nous apprîmes là une chose nouvelle avec la confirmation des autres : c’est que Mme la duchesse de Bourgogne, étant seule à Marly dans sa chambre, avec les duchesses de Villeroy et de Lauzun et M. le duc de Berry, à parler de l’affaire du jour, elle lui avoit demandé franchement qui il nommeroit dame d’honneur si le choix lui en étoit laissé. Il se défendit avec embarras. Pour le lever, ces deux dames l’assurèrent qu’elles ne seroient point fâchées de lui en entendre nommer une autre qu’elles, et le pressèrent de se déclarer. Enfin poussé à bout, il dit sans balancer que Mme de Saint-Simon étoit celle qu’il préféreroit, et qu’il souhaitoit uniquement. Mme la duchesse de Bourgogne en dit autant après lui. Tout cela pouvoit être flatteur, mais nous tiroit par le licou où nous ne voulions pas. Il fallut aller voir Mme la duchesse de Bourgogne dans ce cabinet des soirs de Mme de Maintenon. À peine les deux sœurs y parurent qu’elles se trouvèrent environnées. Mme la duchesse de Bourgogne, qui ne se contraignit plus en public de son désir, joignit ses compliments aux autres. Mme de Saint-Simon, dans l’embarras, répondoit qu’on se moquoit d’elle ; Mme la duchesse de Bourgogne lui maintint que cela seroit. Le souper du roi produisit d’autres bordées. Pour les éviter je ne sortis point de chez Mme de Lauzun de tout le soir. J’étois si piqué de ce que Pontchartrain m’avoit dit de M. le duc d’Orléans que j’eus besoin, pour ne pas rompre avec lui, de toutes les considérations d’ancienne amitié, de son intérêt pressant qui l’emportoit, de la situation où je me voyois sur le point d’être forcé d’entrer, qui m’approcheroit d e plus en plus de lui d’une manière indispensable.

Je le trouvai le lendemain marchant devant le roi qui alloit à la messe. Aussitôt il me joignit et me dit à l’oreille, pour la première fois de sa vie qu’il m’en parla jamais : « Savez-vous bien qu’on parle fort de vous pour nous ? — Oui, monsieur, lui répondis-je d’un air très-sérieux, et je l’apprends avec une extrême surprise, car rien ne nous convient moins. — Mais pourquoi ? reprit-il avec embarras. — Parce que, lui repartis-je, puisque vous le voulez savoir, une seconde place ne nous va et ne nous ira jamais. — Mais refuserez-vous ? dit-il. — Non, lui dis-je avec feu, parce que je ne suis pas comme le cardinal de Bouillon (dont la félonie dont je parlerai venoit d’être consommée). Je suis sujet du roi et lui dois obéir ; mais il faut qu’il commande, et alors j’obéirai, mais ce sera avec la plus vive douleur dont je sois capable, et que n’émoussera guère qu’à grand’peine votre qualité de père de la princesse, et qui n’empêchera pas en nous une amertume effroyable. » Avec ce dialogue nous avancions vers la chapelle. Mgr le duc de Bourgogne, qui nous suivoit sur les talons, s’avança encore davantage pour écouter ce que mon émotion lui donnoit curiosité d’entendre, et sourioit, car je tournai la tête et le vis. M. le duc d’Orléans ne répliqua point. Mais mes réflexions augmentant à mesure, je lui demandai, en approchant de la chapelle, s’il pensoit au moins à une dame d’atours raisonnable. Je craignois Mme de Caylus à cause de sa tante et pour beaucoup d’autres raisons ; sur quoi, en la lui nommant, il me dit qu’il espéroit que ce ne seroit pas elle.

L’entrée de la tribune mit fin à ce bizarre colloque. Après la messe je montai chez Mme de Nogaret. Dès qu’elle me vit elle me dit qu’elle en étoit dans l’impatience ; que Mme la duchesse de Bourgogne l’avoit chargée de me parler sur la place de dame d’honneur, et de me représenter telles et telles choses, les mêmes qu’elle avoit dites à Mme de Saint-Simon dans son cabinet ; surtout de me bien faire entendre que j’étois perdu à fond et sans ressources, moi et les miens, si je refusois ; que le roi savoit que je n’en voulois point ; qu’après avoir cherché qui la pourroit remplir, il n’en avoit trouvé nulle autre que Mme de Saint-Simon ; qu’il étoit buté (ce fut le terme) à ce qu’elle acceptât ; et que non-seulement le dépit du refus me perdroit, mais la nécessité encore de lui en faire choisir une autre qu’il ne trouvoit point, et de le forcer à la prendre désagréable et malgré lui ; ce qu’il ne me pardonneroit jamais, et se plairoit à me faire sentir en tout le poids de sa disgrâce. Alors Mme de Nogaret m’avoua que Mme la duchesse de Bourgogne lui avoit raconté, à la fin de Marly, toute son audience à Mme de Saint-Simon, et lui avoit dit que, pressée par le roi à l’excès sur Mme de Saint-Simon, elle n’avoit pu en sortir, sans mensonge ou sans lui nuire que par l’aveu de notre résolution au refus, dont le roi s’étoit, conditionnellement, extrêmement irrité, c’est-à-dire si nous y persistions, comme au contraire l’acceptation feroit sur lui un effet tout différent.

Je contai à Mme de Nogaret tout ce qui s’étoit passé là-dessus entre Mme la duchesse d’Orléans et moi, et tout à l’heure encore entre M. le duc d’Orléans et moi, dont le mot lâché que j’obéirois fit un grand plaisir à Mme de Nogaret, dans l’aspect de l’extrême péril où elle nous voyoit. En effet, il étoit sans ressources de tous côtés, présents et futurs, parce que tous s’étoient mis dans la tête cette place avec tant de volonté ou d’intérêt, que le dépit du refus les auroit offensés tous à n’en jamais revenir, et que Monseigneur, le seul d’eux qui n’y prenoit point de part, étoit conduit par tout ce qui m’étoit le plus contraire, et qui, ravis du refus pour eux-mêmes, n’auroient point laissé de nous en faire un crime auprès de lui. Les menaces ne pouvoient pas être plus multipliées, mieux inculquées, ni venir plus nettement de la première main ; et il faut avouer que, dans la dépendance si totale où le roi avoit mis de lui tout le monde, c’eût été folie que s’opiniâtrer contre une volonté si ferme, si entière, et encore si générale. Bientôt après j’appris de la même Mme de Nogaret, que dans le premier moment que Mme la duchesse de Bourgogne l’aperçut depuis, elle lui avoit demandé avec empressement si elle m’avoit vu et avec quel succès ; qu’elle avoit été ravie d’apprendre que nous ne nous perdrions point ; qu’elle se hâta de le dire au roi, pour le tirer de peine, parce que rien ne le met en si aigre malaise que la crainte d’être désobéi, et qu’il s’en sentit en effet très-soulagé et à nous un gré infini.

L’après-dînée j’allai chez Mme la duchesse d’Orléans, que je trouvai dans le cabinet de M. le duc d’Orléans avec lui. Dès qu’elle me vit, elle me dit d’un air plein de joie qu’elle espéroit toujours qu’elle nous auroit. Je répondis, fort sérieux, qu’elle me permettroit d’espérer jusqu’au bout le contraire ; que le respect m’empêchoit de lui répéter ce que j’avois dit le matin à M. le duc d’Orléans, que je croyois bien qui le lui avoit rendu. Elle l’avoua et s’en tint là. Je saisis cette occasion de lui en parler une bonne fois pour toutes. Je lui dis donc qu’il étoit vrai que la seconde place nous répugnoit à l’excès, quelque adoucissement qu’y pût mettre la considération que la princesse étoit leur fille ; qu’indépendamment de tant d’autres raisons qui nous rendoient cette place pesante, elle n’étoit faite ni pour notre naissance ni pour notre dignité ; que Mmes de Ventadour et de Brancas, qui en avoient fait l’étrange planche, avoient toutes les deux étonné le roi, la cour et le monde, qui, à commencer par le roi, ne s’en étoit pas tu ; mais [que le roi] s’y étoit enfin accoutumé, et vouloit sur ces exemples une duchesse pour sa petite-fille ; mais que Mmes de Ventadour et de Brancas s’y étoient jetées toutes deux pour trouver du pain qui leur manquoit absolument, et plus encore pour trouver un asile contre la persécution de leurs maris, l’un plus que jaloux, l’autre plus qu’extravagant, deux motifs les plus pressants qui n’avoient, Dieu merci, aucune application à nous, et qui, dans les autres de même dignité, ne nous rendroient pas la chose meilleure. Elle essaya de relever les différences d’être séparée de tout avec la belle-soeur du roi, ou de se trouver de tout avec sa belle-petite-fille ; de suivre une princesse de l’âge de Madame, ou d’avoir la confiance, à l’âge de Mme de Saint-Simon, d’être mise auprès d’une princesse de celui de la future duchesse de Berry, et par tout ce qui se pouvoit dire avec le plus d’agrément et de flatterie. Je lui répétai qu’en un mot c’étoit la seconde place, que rien ne pouvoit rendre la première ; que j’espérerois jusqu’au bout que Mme de Saint-Simon n’y seroit point, mais qu’au cas que l’absolue nécessité de l’obéissance l’y fît être, j’étois bien aise de lui dire une bonne fois ce qu’il nous en sembloit également à Mme de Saint-Simon et à moi, pour qu’elle en fût bien instruite, et qu’il n’y fallût pas revenir, parce que rien ne me paraissoit si déplacé, ni si de mauvaise grâce, que de chercher à faire sentir qu’on honore sa place, qu’on l’a à dégoût et à mépris ; qu’aussi, après tout ce que je prenois la liberté de lui en dire, je ne lui en parlerois jamais plus ; que Mme de Saint-Simon, forcée de l’accepter, tâcheroit d’en remplir les devoirs comme si elle lui étoit agréable, et n’éviteroit rien plus que d’imiter la maréchale de Rochefort : c’est que la maréchale, qui croyoit avec raison honorer fort sa place de dame d’honneur de Mme la duchesse d’Orléans, la désoloit de plaintes et de reproches ; et puisque je voyois la chose devenir un faire-le-faut, je voulus éloigner la crainte de la même chose, après avoir montré tant de répugnance et dit si franchement ce que nous en pensions. J’avois aussi mêlé force reproches sur l’amitié de tout ce qu’ils avoient fait là-dessus malgré notre résistance ; et puisqu’il falloit vivre désormais avec eux en liaison nécessaire et plus continuelle que jamais, je crus de la sagesse de n’y arriver que sur le pied gauche, et de hasarder brouillerie, qui ne feroit qu’ôter à une place désagréable en soi tout ce qui d’ailleurs pouvoit, autant qu’il étoit possible, réparer notre dégoût, à quoi je voyois tout si entièrement disposé. Mme la duchesse d’Orléans rit de l’exemple de sa dame d’honneur, et ne se montra pas le moins du monde peinée de tant de dures vérités, et sans que M. le duc d’Orléans eût mis un seul mot dans cette conversation.