Mémoires (Saint-Simon)/Tome 8/19

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CHAPITRE XIX.


Art et manége du P. Tellier sur les bénéfices. — Mailly, archevêque d’Arles, passe à Reims. — Janson archevêque d’Arles. — Le Normand évêque d’Évreux, Turgot évêque de Séez. — Dromesnil évêque d’Autun, puis de Verdun. — Abbé de Maulevrier ; sa famille ; son caractère. — Mort de l’abbé de Langeron. — Cardinal Gualterio met les armes de France sur la porte de son palais à Rome. — Mort de Mme de Caderousse ; naissance et caractère d’elle et de son mari. — Ducs d’Avignon ; ce que c’est. — Mort du lieutenant civil Le Camus ; son caractère. — Argouges lieutenant civil. — Mort de Lavienne, premier valet de chambre du roi. — Mort de la marquise de Laval. — Mort de Denonville. — Duchesse de Luynes gagne un grand procès contre Matignon. — Mort du marquis de Bellefonds. — Le marquis du Châtelet gouverneur et capitaine de Vincennes. — Souper de Saint-Cloud. — Tentative de la flotte ennemie sur Agde et le port de Cette, sans succès. — Situation de l’Espagne. — Mme des Ursins fait un léger semblant de la quitter. — M. de Vendôme de nouveau demandé par l’Espagne. — Le roi d’Espagne en Aragon, à la tête de son armée ; Villadarias sous lui. — Duc de Medina-Celi arrêté, conduit à Ségovie, puis à Baronne, avec Flotte. — Petits exploits des Espagnols. — Staremberg bat les quartiers de l’armée du roi d’Espagne, qui se retire sous Saragosse. — Vendôme va en Espagne, est froidement reçu à la cour, et mal par Mme la duchesse de Bourgogne.


Il s’étoit amassé beaucoup de bénéfices à donner. Le P. Tellier, qui faisoit tout sous terre, et qui n’imitoit en rien le P. de La Chaise, bannit les temps accoutumés de les remplir autant qu’il put, qui étoient les jours de communion du roi, pour mettre les demandeurs en désarroi, éviter de trouver le roi prévenu en faveur de quelqu’un pour qui on auroit parlé à temps, et se rendre plus libre et plus maître des distributions. Il exclut autant qu’il lui fut possible tout homme connu et de nom, et ne voulut que des va-nu-pieds et des valets à tout faire, gens obscurs, à mille lieues d’obtenir ce qu’on leur donnoit, et qui se dévouoient sans réserve aux volontés du confesseur, à l’aveugle, et sans même les savoir, et gens au reste à n’oser broncher après. Il avoit dès lors ses vues, qu’il commencoit à préparer, et pour cela choisit ses gens le mieux qu’il put.

On sut donc à la mi-juillet plusieurs évêchés et grand nombre d’abbayes donnés, le tout ensemble de deux cent quarante mille livres ; mais on ne le sut que peu à peu, dans le dessein de faire faire les nominations à son gré, qu’il sentoit bien qu’ils ne le seroient pas à celui du public ni de personne. Il craignit la rumeur qu’exciteroient les listes, comme on les donnoit auparavant ; il les supprima, tant pour cette raison que pour n’être pas forcé, par la publicité de la liste et le remercîment au roi, de donner aux nommés ce qui leur étoit destiné s’il n’y trouvoit pas son compte, et en ce cas faire naître quelque scrupule au roi qui changeât la destination. Tellement que ce n’étoit jamais qu’en rassemblant les remercîments qu’on voyoit faire, ou quelquefois rarement par les intéressés, à qui le P. Tellier l’avoit dit, qu’on ramassoit la distribution, qui étoit annoncée verbalement ou par écrit aux nommés, quand il plaisoit au révérend père de le leur dire ou écrire, qui gardoit quelquefois telle nomination in petto un mois et six semaines, manége profond que l’impatience de la cour ne put jamais goûter.

De cette nomination-ci, quelques-uns de ceux qui y eurent part méritent d’être insérés ici, pour les choses qui s’y verront en leur temps. M. de Mailly, mon ami, archevêque d’Arles, s’étoit brouillé, et aux couteaux tirés, avec le cardinal de Noailles, à une assemblée du clergé. La fortune des Noailles lui étoit entrée de travers dans la tête. Sa belle-soeur n’étoit que nièce à la mode de Bretagne de Mme de Maintenon, la véritable nièce avoit épousé le duc de Noailles. Les miches et la faveur qui en résultoient pénétroient l’archevêque d’Arles de jalousie, qui, comme je l’ai dit ailleurs, visoit, quoique avec si peu de moyens et d’apparence, au cardinalat, et qui étoit enragé que sa belle-soeur n’eût pas valu un duché et toutes sortes de fortunes à sa maison. Il avoit donc voulu parier [1] dans l’assemblée avec le cardinal de Noailles, et l’avoit picoté, fait contre, rassemblé et soulevé tant qu’il avoit pu. Le succès n’avoit pas répondu à ses désirs : la faveur du cardinal étoit encore entière ; il étoit aimé et estimé dans le clergé ; il y étoit considéré et ménagé ; on ne se le vouloit point attirer pour des bagatelles. Le cardinal, qui vit la mauvaise humeur de l’archevêque, essaya de le ramener avec douceur, politesse et raison ; l’archevêque en fut encore plus piqué, et força le naturel bénin et pacifique du cardinal de lui répondre avec une fermeté et une autorité qui lui fermèrent la bouche, mais qui remplirent son cœur de haine à ne lui pardonner jamais.

Dans ce dessein de vengeance, et dans celui de se faire un épaulement contre le cardinal, il se jeta plus que jamais aux jésuites, à qui il avoit toute sa vie beaucoup fait sa cour. Il n’oublia pas de leur parler du cardinal de Noailles, dont la haine commune le lia intimement avec le P. Tellier. Celui-ci trouva dans l’archevêque d’Arles tout ce qu’il pouvoit désirer d’ailleurs pour en faire un grand usage contre le cardinal de Noailles : un nom illustre, une alliance avec Mme de Maintenon, une belle-soeur dame d’atours de Mme la duchesse de Bourgogne, un archevêque déjà un peu ancien. Il le falloit mettre en place de s’en pouvoir servir, et pour cela le tirer de Provence ; c’est ce qui le détermina à le faire passer à Reims, dont je ne vis jamais homme si aise que le nouveau duc et pair par toutes sortes de raisons.

Le cardinal de Janson vivoit bien avec les jésuites sans penser en rien comme eux ; ils voulurent hasarder quelque chose dans son diocèse, et mettre le roi de la partie, qui, ne voyant que par leurs yeux en ces matières, s’y laissa aller ; mais ils eurent affaire à un homme comblé et au-dessus de tout par ses mœurs, par sa fortune et par sa conduite à la cour et dans son diocèse. Il prit l’affaire avec la dernière hauteur, et quand le roi lui voulut parler, duquel avec raison il avoit depuis longtemps la confiance, il lui répondit si ferme que le roi se tut tout court, et que les jésuites demeurèrent depuis dans la crainte et le respect avec lui.

Il avoit un neveu à Saint-Sulpice, fort saint prêtre, mais d’une parfaite bêtise, d’une ignorance crasse, et l’homme le plus incrusté de toutes les misères de Saint-Sulpice qui y ait jamais été nourri. Un tel sujet parut propre au P. Tellier pour en faire un archevêque d’Arles, et pour se bien réconcilier le cardinal de Janson, au moins se faire un mérite auprès du roi de lui proposer son neveu pour en faire tout d’un coup un archevêque, et dans son propre pays.

Le roi, qui goûta fort ce choix, le voulut apprendre lui-même au cardinal de Janson. Celui-ci, qui étoit droit et vrai, au lieu de remercier, s’écria, dit au roi qu’il ne connoissoit point l’abbé de Janson ; qu’il n’étoit point fait pour être évêque ; que ce seroit encore trop pour lui qu’être vicaire d’un curé de campagne, et supplia le roi de l’en croire, et, s’il vouloit lui marquer de la bonté, donner à son neveu de quoi vivre par quelque abbaye de dix ou douze mille livres de rente, qui seroit un Pérou pour lui, et ne l’engageroit à rien. Le cardinal eut beau dire et beau faire, même à plusieurs reprises, le roi le loua fort, mais tint ferme, et l’abbé de Janson fut archevêque d’Arles.

Nîmes fut donné à l’abbé de La Parisière, qui le paya bien à son protecteur, et qui se rendit aussi célèbre en forfaits que Fléchier, son prédécesseur, l’étoit devenu par son esprit, sa rare éloquence, sa vaste érudition, et sa vie et ses vertus épiscopales.

Le Normand eut Évreux. C’étoit un homme fait exprès pour le P. Tellier, un cuistre de la lie du peuple, qui, à force de répéter, puis régenter, après professer, étoit devenu habile en cette science dure de l’école et dans la chicane ecclésiastique, dont il entendoit fort bien les procédures. Je ne sais qui le produisit au cardinal de Noailles, qui le fit son official, et qui dix ou douze ans après, le chassa honteusement, pour des trahisons considérables qu’il découvrit, que les jésuites lui avoient fait faire, et qui l’en récompensèrent par cet évêché.

L’abbé Turgot, aumônier du roi, eut Séez, et le maréchal de Boufflers eut Autun pour son parent l’abbé de Dromesnil, qui passa depuis à Verdun, et y a bâti de fond en comble le plus vaste et le plus superbe palais épiscopal qu’il y ait en France.

Autun avoit été donné à l’abbé de Maulevrier, il y avoit plus d’un an, qui le rendit sans avoir pris de bulles, et à qui on donna l’abbaye de Moutiers-Saint-Jean, de quatorze mille livres de rente, dans son pays, en Bourgogne, outre ce qu’il avoit déjà. Cet abbé de Maulevrier étoit un grand homme décharné, d’une pâleur de mort qu’on va porter en terre, qui s’appeloit Andrault, et qui étoit frère de Mlle de Langeron, qui étoit à Mme la Princesse, et fort comptée à l’hôtel de Condé. Il étoit oncle de Langeron, lieutenant général des armées navales, et de l’abbé de Langeron, si attaché à M. de Cambrai, qui fut chassé avec lui, passa le reste de sa vie chez M. de Cambrai, dans sa plus intime confiance, et qui y mourut à la fin de cette année. Ces Andrault sont si peu de chose que, encore que tout soit comme anéanti en France par la plus que facilité partout où il faut des preuves, je ne sais comment ils ont pu se faire admettre dans le chapitre de Saint-Jean de Lyon ; où l’abbé de Maulevrier a été sacristain presque toute sa vie, qui en est une dignité.

Il étoit originairement aumônier de Mme la dauphine de Bavière, et fort bien avec elle. À sa mort, il eut une place d’aumônier du roi. Il n’avoit jamais suivi sa profession, et il étoit tout à fait ignorant, mais grand maître en manéges et en intrigues. Il fut ami intime du P. de la Chaise, absolument livré aux jésuites, dans l’intimité de M. de Cambrai, par conséquent jusqu’à un certain point des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, mais qu’il ne voyoit qu’avec beaucoup de mesure.

Il étoit doux, poli, flatteur, respectueux, obséquieux, obligeant ; il vouloit être bien avec tout le monde et il avoit des amis considérables des deux sexes. Très-bien avec Chamillart, aussi bien après avec Voysin, il avoit entièrement apprivoisé Desmarets ; des amis de Pontchartrain, et honnêtement seulement avec le chancelier, qui ne s’y fiait pas ; à merveille encore avec tous les Villeroy. Mais avec tout son miel, tout son désir de s’insinuer, de se mêler, d’être instruit de tout, d’avoir la confiance des grands et des petits, car il étoit sur tout cela à la ville comme à la cour, et dans le clergé encore, c’étoit un homme à qui il ne falloit pas marcher sur le pied, pétulant et dangereux, qui ne pardonnoit point, et capable de toute espèce de fougasse.

Ses liaisons intimes avec les jésuites et M. de Cambrai l’avoient foncièrement éloigné du cardinal de Noailles, encore qu’il lui fît sa cour, et à tous les Noailles avec de grands ménagements. Il avoit eu deux agences du clergé de suite, et par conséquent été promoteur après de l’assemblée du clergé. Dans cet emploi, il eut des démêlés avec le cardinal de Noailles, dont les ennemis, ses amis à lui, profitèrent pour l’animer, en sorte que les choses allèrent jusqu’à l’audace de sa part, qui, trop poussée en face, lui attira un traitement fâcheux et qui porta sur l’honneur. Cette affaire lui fit un extrême tort dans le monde, où il déchut beaucoup, nonobstant ses appuis. Le P. de La Chaise n’avoit jamais pu résoudre le roi à le faire évêque : ses intrigues, sa liaison avec M. de Cambrai lui avoient déplu, et ce grand nombre d’amis.

Il avoit été accusé, il y avoit plus d’un an, d’une correspondance étroite et cachée avec M. de Cambrai, le roi en avoit parlé au P. Tellier avec colère ; cela fut approfondi. Le P. Tellier, qui le portoit doublement, à cause des jésuites et à cause de M. de Cambrai, lui obtint une audience du roi où il se lava de tout, et le P. Tellier tira sur le temps pour le faire évêque.

L’abbé de Maulevrier étoit vieux et gueux, il aimoit la bonne chère et le jeu ; il sentoit que son temps pour l’épiscopat étoit passé, qu’il n’y pourroit rien faire, et qu’il n’auroit qu’à s’ennuyer dans son diocèse. Il ne vouloit plus être évêque que pour l’honneur, et comme, avant Notre-Seigneur les Juives se marioient pour ôter l’opprobre de dessus elles. Il n’eut donc jamais envie que d’être nommé, bien résolu, comme il fit, de rendre son évêché sans en payer de bulles.

Il demeura brouillé avec le cardinal de Noailles. Hors son affaire avec lui, je ne l’ai jamais ouï taxer de fausseté ni d’aucun trait malhonnête, et je ne l’ai vu brouillé ni baissé avec aucun de ses amis ; mais pour le gros du monde, il ne revint jamais bien de cette affaire du cardinal de Noailles. Il fut toujours bien avec le cardinal de Bouillon, et fort lié avec les cardinaux de Coislin et de Janson, et avec la plupart des grands prélats.

Les deux grosses abbayes furent données : Saint-Remy de Reims au cardinal Gualterio, qui arbora les armes de France snr la porte de son palais à Rome ; et celle de Saint-Étienne de Caen au cardinal de La Trémoille.

J’ai oublié, sur le commencement de cette année, la mort de Mme de Caderousse, sans enfants, la dernière de la maison de Rambures. C’étoit une femme qui n’alloit point à la cour, mais qui, à Paris, étoit fort du monde et du jeu. Son mari, qui s’appeloit Cadart, et qui vouloit se nommer Ancezune, étoit un gentilhomme du comtat d’Avignon, qui portoit le nom de duc de Caderousse, dont il n’étoit pas plus avancé.

Il étoit duc d’Avignon, et ces ducs d’Avignon, que le pape fait, sont inconnus partout, même à Rome, où ils n’ont, non plus qu’ailleurs, ni rang, ni honneur, ni distinction quelconque. À Avignon, ils en ont chez le vice-légat et dans toute cette légation. C’est chose dont les papes ne sont pas avares, et qui se donne assez ordinairement pour de l’argent.

Caderousse étoit un paresseux, grand, bien fait, de beaucoup d’esprit et orné, qui n’avoit guère servi que les dames, et qui n’avoit été qu’un moment fort de la cour. Une longue maladie de poitrine que les médecins abandonnèrent par écrit, et dont Caretti, dont j’ai parlé ailleurs, le guérit, et qui voulut cet écrit des plus fameux médecins de Paris avant de l’entreprendre, commença à lui donner cette grande vogue qu’il eut depuis, et que la guérison de M. de La Feuillade couronna.

Caderousse passa sa vie à Paris, assez dans le beau monde, intime de Mme de Bouillon, et fort des amis de M. de La Rochefoucauld, nonobstant la séparation de lieu. Il aimoit à se mêler, à savoir, surtout à régenter et à dogmatiser, et pour le moins autant à emprunter de qui il pouvoit, et à ne le guère rendre, et tout cela avec les plus grandes manières du monde. Il se mit fort dans la dévotion, et c’étoit merveilles de l’entendre moraliser. Il avoit beaucoup perdu au jeu. Avec tout cela, il étoit considéré et compté, et avoit beaucoup d’amis. Il a vécu fort vieux et toujours fort pauvre.

Le Camus, lieutenant civil, mourut en ce temps-ci. C’étoit la plus belle représentation du monde de magistrat ; il l’étoit bon aussi et honnête homme, obligeant, et avoit beaucoup d’amis ; mais il étoit glorieux à un point qu’on en riait et qu’on en avoit pitié. Il étoit frère du premier président de la cour des aides et du cardinal Le Camus ; et quand il disoit « mon frère le cardinal, » il se rengorgeoit que c’étoit un plaisir. Pelletier, de sa retraite, demanda cette charge pour d’Argouges qui n’avoit que vingt-six ans, et qui étoit fils de sa fille et de d’Argouges, conseiller d’État, mort longtemps depuis doyen du conseil. Le roi, qui ne refusoit rien à Pelletier, la lui donna.

Lavienne, premier valet de chambre du roi, mourut aussi à plus de quatre-vingts ans. J’ai assez fait connoître ailleurs ce personnage de l’intérieur pour n’en pas dire ici davantage. Chancenay, son fils, avoit sa survivance, et est encore premier valet de chambre.

La vieille marquise de Laval mourut à quatre-vingt-huit ans. Elle étoit fille aînée du chancelier Séguier, sœur de la duchesse de Sully, puis de Verneuil, mère, en premières noces, des duc, cardinal et chevalier de Coislin, et en secondes de la maréchale de Rochefort. Elle avoit beaucoup d’esprit et méchante. Elle laissa un prodigieux bien à l’évêque de Metz, son petit-fils. J’ai parlé d’elle et de ses mariages suffisamment ailleurs.

Denonville mourut aussi, brave et vertueux gentilhomme, qui avoit été gouverneur général de Canada, où il avoit très-bien servi, s’étoit fait aimer, et avoit acquis la confiance de tous les sauvages. Mais à la cour, où M. de Beauvilliers le fit sous-gouverneur des enfants de Monseigneur, rien de si plat. Il ne fut heureux en femme ni en enfants.

La duchesse de Luynes gagna un procès de quatorze ou quinze cent mille livres contre Matignon, sur la succession de Mme de Nemours. Le singulier est que Matignon l’avoit gagné tout d’une voix aux requêtes du palais, et qu’il le perdit tout d’une voix à la grand’chambre. C’étoit à qui auroit ces terres. Ainsi Matignon manqua seulement cette grande portion d’héritage outre ce qu’il en avoit eu.

Le marquis de Bellefonds, petit-fils du maréchal, mourut tout jeune, laissant un fils en maillot, et le gouvernement et capitainerie de Vincennes vacant, qu’il avoit eu de son père, gendre du duc de Mazarin, qui le lui avoit donné. Le roi ne voulut point voir la liste des demandeurs, qui étoit illustre et nombreuse, et à la prière de Mme la duchesse de Bourgogne, appuyée de Mme de Maintenon, il le donna au marquis du Châtelet, qu’il chargea de quelque chose pour l’enfant, et qu’il déchargea par quelque retranchement du soin et de la nourriture des prisonniers du donjon. Cela valut encore dix-huit mille livres de rente.

La marquise du Châtelet étoit fille du maréchal de Bellefonds, dame du palais de Mme la duchesse de Bourgogne, et d’une vertu de toute sa vie, douce, aimable et généralement reconnue, qui faisoit son service sans se mêler de rien. Elle et son mari qui étoit un très-brave homme et très-galant homme, fort vertueux aussi, étoient très-pauvres. On a remarqué que ce fut la seule des dames du palais, et la plus retirée de toutes, qui eut une grâce de la cour. La maréchale de Bellefonds, qui par pauvreté demeuroit à Vincennes, eut un brevet qui lui en assura le logement.

Je passerai légèrement ici sur une aventure qui, entée sur quelques autres, fît du bruit, quelque soin qu’on prît à l’étouffer. Mme la duchesse de Bourgogne fit un souper à Saint-Cloud avec Mme la duchesse de Berry, dont Mme de Saint-Simon se dispensa. Mme la duchesse de Berry et M. le duc d’Orléans, mais elle bien plus que lui, s’y enivrèrent au point que Mme la duchesse de Bourgogne, Mme la duchesse d’Orléans, et tout ce qui étoit là ne surent que devenir. M. le duc de Berry y étoit, à qui on dit ce qu’on put, et à la nombreuse compagnie que la grande-duchesse amusa ailleurs du mieux qu’elle put. L’effet du vin, haut et bas, fut tel qu’on en fut en peine, et ne la désenivra point, tellement qu’il la fallut ramener en cet état à Versailles. Tous les gens des équipages le virent et ne s’en turent pas ; toutefois on parvint à le cacher au roi, à Monseigneur et à Mme de Maintenon.

La flotte ennemie, qui se promenoit sur la fin de juillet sur la côte de Languedoc, mit seize cents hommes à terre, qui prirent un petit retranchement qu’on avoit fait devant le port de Cette. Roquelaure envoya un courrier à Perpignan demander secours au duc de Noailles, et un au roi qui y fit marcher trois bataillons. Roquelaure, qui n’avoit pas voulu retirer les troupes qui contenoient le Vivarois et les Cévennes, courut à Cette avec Bâville et trente hommes avec eux. Ils trouvèrent qu’ils s’étoient aussi emparés d’Agde, dont les habitants pouvoient les en empêcher, seulement en leur fermant leurs portes. Le duc de Noailles accourut lui-même à temps avec des troupes, qui fort aisément chassèrent les ennemis du port de Cette, l’épée à la main, en tuèrent trois ou quatre cents, en prirent une centaine ; et quantité se noyèrent en se rembarquant à la hâte. Le duc de Noailles avoit amené mille hommes et huit cents chevaux. Ils avoient débarqué trois mille hommes à Cette ou à Agde qu’ils abandonnèrent, et sans aucun dommage en même temps. MM. de Noailles et de Roquelaure n’y perdirent que deux grenadiers.

Il [est] temps de venir aux événements d’Espagne. Ils furent si importants cette année qu’on a cru ne les devoir pas interrompre ; ainsi il faut remonter aux premiers mois, pour en voir toute la suite jusqu’à la fin. Elle s’entendra mieux, si on a vu auparavant dans les Pièces le triste succès du voyage de Torcy à la Haye, et les prétentions démesurées et plus que barbares de gens résolus à rompre tout moyen de paix, et qui se flattoient de tout envahir, sur quoi roula et se rompit toute l’indigne négociation de Gertruydemberg. On y verra en quel danger étoit l’Espagne, livrée à sa propre faiblesse, que celle où la France étoit réduite à ne pouvoir secourir, bien en peine de se défendre elle-même, et qui aimoit mieux se laisser une espérance d’obtenir une paix devenue si pressamment nécessaire, en abandonnant l’Espagne d’effet, que de laisser subsister l’invincible obstacle que formoient les alliés à prescrire cette dure condition d’une manière à ne pouvoir être acceptée.

C’est ce qui engagea le roi, pour ôter jusqu’aux apparences, à montrer qu’il en retiroit jusqu’à Mme des Ursins ; et Mme des Ursins à faire toute la contenance d’une personne qui va partir et qui ne prend plus qu’un mois ou six semaines pour régler tout à fait son départ. Elle le manda de la sorte à notre cour, qui prit soin de le répandre. Je doute toutefois que cette résolution fût bien prise ici ; et je pense qu’on peut assurer sans se méprendre que Mme des Ursins n’y pensa jamais sérieusement, ni Leurs Majestés Catholiques. Cette façon ne fut qu’une complaisance susceptible d’être différée, puis rompue, comme en effet après cette annonce il n’en fut plus parlé.

D’autre part on manquoit tout à fait de généraux en Espagne. M. de Vendôme en prit occasion d’en profiter. La situation où il se trouvoit, et qu’il voyoit s’approfondir tous les jours, lui devenoit de plus en plus insupportable. Il espéra qu’en se faisant demander par le roi d’Espagne, le roi se trouveroit soulagé de l’y laisser aller pour s’en défaire. Il le fit sentir à la princesse des Ursins, qui, de son côté, espéroit, en l’obtenant, montrer aux alliés que la France s’intéressoit toujours essentiellement aux événements de delà des Pyrénées. C’est en effet ce soulagement du roi qui fit l’affaire de M. de Vendôme ; mais cette montre aux ennemis qui en résultoit, fut ce qui retarda son envoi jusqu’à ce qu’on eût vu à Gertruydemberg qu’il n’y avoit point de paix à espérer. J’ai déjà parlé de cette demande faite de M. de Vendôme par l’Espagne. Elle fut renouvelée au mois de mars de cette année ; et, à la fin de ce même mois, le roi d’Espagne partit de Madrid pour s’aller mettre à la tête de son armée en Aragon.

Villadarias fut choisi pour la commander sous lui. C’étoit un de leurs meilleurs et plus anciens officiers généraux, qui avoit servi longtemps en Flandre sous le règne précédent, qui défendit fort bien Charleroy, lorsqu’en 1693 les maréchaux de Luxembourg et de Villeroy le prirent. Il portoit alors le nom de Castille. Il eut depuis le titre de marquis de Villadarias et le dernier grade militaire de capitaine général. Il avoit été employé au siège de Gibraltar, que le maréchal de Tessé ne put prendre, et il s’étoit retiré depuis chez lui en Andalousie. Il étoit vieux et fort galant homme.

Fort peu de jours auparavant, le duc de Medina-Celi fut arrêté et conduit au château de Ségovie. Mme des Ursins l’avoit mis dans les affaires après qu’elle en eut chassé tous ceux qui avoient eu part au testament de Charles II, et d’autres encore avec qui elle s’étoit brouillée, pour qu’il ne fut pas dit qu’aucun Espagnol n’y avoit de part, et se couvrir elle-même du bouclier d’un nom révéré en Espagne. Elle l’avoit mis dans plusieurs confidences, et, pour s’ancrer, il s’étoit rendu souple à ses volontés. À la fin, il s’en lassa et voulut pointer de son chef. Je ne sais s’il y eut d’autre crime. Quoi qu’il en soit, il fut mis dans le château destiné aux criminels d’État, où étoit aussi Flotte, avec lequel il fut transféré quelque temps après au château de Bayonne par trente gardes du corps, lorsque l’archiduc fit les progrès dont il va être parlé. Dès qu’il fut arrêté, quatre commissaires, gens de robe, furent chargés d’instruire son procès.

Le roi d’Espagne alla de Saragosse à Lerida, où il fut reçu avec de grandes acclamations des peuples et de son armée, avec laquelle il passa la Sègre le 14 mai, et s’avança dans le dessein de faire le siége de Balaguier. Les grandes pluies, qui emportèrent les ponts et firent déborder cette rivière, rompirent le projet, et firent retourner l’armée sous Lerida. Jointe un mois après par les troupes arrivées de Flandre, elle alla chercher celle des ennemis qu’elle ne put attaquer dans le poste d’Agramont. On se contenta d’envoyer Mahoni avec un gros détachement nettoyer le pays de quelques petites villes où l’archiduc avoit établi de grands magasins, qui furent enlevés avec cinq mille habits qui attendoient leurs troupes d’Italie ; et Mahoni, après cette petite expédition, revint joindre le roi d’Espagne à Belpuch. Le marquis de Bay commandoit la petite armée d’Estrémadure. Il fit escalader Miranda de Duero par Montenegro, qui prit la place, le gouverneur, la garnison et trois cents prisonniers de guerre qu’ils y gardoient. C’est une place assez considérable de Portugal, qui ouvrit les provinces de Tras-os-Montes et Entre-Duero-et-Minho pour la contribution.

Cependant le comte de Staremberg, qui avoit eu une maladie dont on avoit profité dans ces commencements, se rétablit plus tôt qu’on ne le pensoit, rassembla promptement ses quartiers, marcha au milieu de ceux de l’armée du roi d’Espagne, en enleva et en battit, et obligea cette armée étonnée de se retirer sous Saragosse. Le roi d’Espagne entra dans la ville, où il demeura indisposé, et dépêcha un courrier pour redoubler ses instances pour obtenir du roi M. de Vendôme. Ce mauvais succès tomba tout entier sur Villadarias. Il fut accusé d’imprudence et de négligence. Il fut renvoyé chez lui, et le marquis de Bay mandé de la frontière de Portugal pour le remplacer en Aragon.

Le roi apprit par le duc d’Albe, dans les premiers jours d’août, cette mauvaise nouvelle et la recharge sur le duc de Vendôme. Tout étoit rompu à Gertuydemberg. Ainsi il fut accordé sur-le-champ et mandé. De cette affaire de Catalogne, il n’en avoit coûté qu’environ mille hommes tués ou pris avec quelque bagage. Les ennemis aussi y perdirent quelque monde, et entre autres un prince de Nassau et le lord Carpentier, lieutenant général : ainsi l’effroi et le désordre firent le plus grand mal.

Le duc de Vendôme, qui, par la princesse des Ursins en Espagne, et par M. du Maine ici, ne cessoit depuis plusieurs mois ses efforts pour aller en Espagne, s’y étoit préparé d’avance sourdement, et se trouva prêt à partir dès qu’il en eut obtenu la permission. Il fut donc mandé pour ce voyage. Un peu de goutte et un dernier arrangement domestique l’y retint quelques jours. Il arriva à Versailles le mardi matin 19 août. M. du Maine avoit négocié avec Mme de Maintenon de mener Vendôme chez Mme la duchesse de Bourgogne. La conjoncture leur en parut favorable. Allant en Espagne, demandé par le roi et la reine sa sœur, et y aller sans voir Mme la duchesse de Bourgogne étoit une chose fort désagréable. Le duc du Maine, suivi de Vendôme, arriva donc ce même jour à la toilette de Mme la duchesse de Bourgogne. La rencontre du mardi, jour des ministres étrangers, et de la veille qu’on alloit à Marly, rendit la toilette fort nombreuse en hommes et en dames. Mme la duchesse de Bourgogne se leva pour eux, comme elle faisoit toujours pour tous les princes du sang et autres, et pour tous les ducs et duchesses, se rassit aussitôt comme à l’ordinaire ; et, après cette première œillade qui ne se put refuser, elle, qui étoit à sa toilette, comme partout ailleurs, regardante et parlante, et fort peu occupée de son ajustement et, de son miroir, fixa les yeux dessus, et ne dit pas un seul mot à personne. M. du Maine et M. de Vendôme, collé à son côté, demeurèrent très-déconcertés sans que M. du Maine, si libre et si leste, osât proférer un seul mot. Personne ne les approcha et ne leur parla. Ils demeurèrent ainsi un bon demi-quart d’heure dans un silence universel de toute la chambre, qui avoit les yeux sur eux. Ils ne les purent soutenir davantage et se retirèrent à la sourdine.

Cet accueil ne leur fut pas assez agréable pour persuader à Vendôme de s’exposer à une récidive pour prendre congé, et plus embarrassante, parce qu’il auroit baisé Mme la duchesse de Bourgogne, comme tous les princes du sang et autres, les ducs et les maréchaux de France, qui prennent congé ou qui arrivent d’une campagne ou d’un long voyage. Je ne sais s’il ne craignit point l’affront inouï du refus ; quoi qu’il en soit, il s’en tint à l’essai qu’il venoit de faire, et partit sans prendre congé d’elle.

Mgr le duc de Bourgogne le traita assez honnêtement, c’est-à-dire beaucoup trop bien. Le duc d’Albe, Torcy et Voysin furent chez lui. Il fit sa cour au roi ce jour-là comme à l’ordinaire, et le lendemain mercredi, il eut une assez longue audience du roi, dans son cabinet, après son dîner, y prit congé de lui, et s’en vint à Paris. Depuis son mariage il n’y avoit été que vingt-quatre heures pour voir Mme la Princesse. Mme de Vendôme n’avoit point été à Anet, où il s’étoit toujours tenu, de sorte qu’ils n’avoient pas eu loisir de faire grande connoissance ensemble.


  1. Aller de pair.