Mémoires (Saint-Simon)/Tome 9/1

La bibliothèque libre.


CHAPITRE PREMIER.


Prince de Lorraine coadjuteur de Trêves. — Mort et caractère du cardinal Grimani. — Mort et famille de la duchesse de Modène ; son deuil. — Mort et fortune du prince de Salm. — Mort du comte de Noailles. — Mort et caractère de Mme de Ravetot ; sa famille et celle de son mari. — Mort, famille et singularité de l’abbé de Pompadour. — Dixième denier. — P. Tellier persuade au roi que tous les biens de ses sujets sont à lui. — Explication du conseil des finances. — Monseigneur et Mgr le duc de Bourgogne fâchés du dixième. — Sortie de Mgr le duc de Bourgogne contre les financiers. — Du Mont m’avertit de la plus folle calomnie persuadée contre moi à Monseigneur. — Crédulité inconcevable de ce prince. — Mme de Saint-Simon s’adresse à Mme la duchesse de Bourgogne, qui détrompe pleinement Monseigneur et me tire d’affaire.


M. de Lorraine, par la protection de l’empereur, avoit forcé le chapitre de Trêves de souffrir que son frère y entrât ; je dis forcé, parce que ce chapitre et celui de Mayence faits sages, et en cela appuyés de toute la noblesse de l’empire, par l’exemple de celui de Cologne qui n’a plus d’archevêque, il y a longtemps, que de la maison de Bavière, depuis que ces princes se sont introduits dans le chapitre, ne veulent plus souffrir de princes dans les leurs ; ce que celui de Trêves craignoit du frère du duc de Lorraine et qui lui arriva. Les prières et les menaces furent employées par la cour de Vienne ; M. de Lorraine traita et répandit l’argent à pleines mains. L’archevêque, qui étoit un baron d’Orgbreicht, et qui avoit soixante-quinze ans, fut gagné ; la brigue emporta les chanoines, et le frère du duc de Lorraine fut élu coadjuteur sur la fin de septembre.

L’empereur fit incontinent après une perte d’un de ses plus effrénés partisans, en la personne du cardinal Grimani, qui n’eut de dieu que son service, à qui les crimes ne coûtoient rien, et qui en fut singulièrement récompensé de la vice-royauté de Naples, où il mourut à la grande satisfaction de ce royaume, qu’il tyrannisoit fort, et du pape et de tout Rome, qu’il maîtrisoit sans ménagement d’une étrange sorte. Ce prince perdit aussi sa belle-sœur, la duchesse de Modène ; elle n’avoit que trente-neuf ans, et avoit deux ans plus que l’impératrice ; toutes deux filles de la duchesse d’Hanovre, desquelles j’ai parlé à l’occasion de ce qui les fit sortir de France, et de la feue princesse de Salm, dont le mari mourut aussi fort peu après. Il avoit eu les premiers emplois à la cour de Vienne ; il avoit été gouverneur de la personne de l’empereur, et avoit fait son mariage avec sa nièce ; des mécontentements l’avoient fait renoncer à toutes ses charges et à la cour depuis quelques années ; il s’étoit retiré chez lui, et il mourut à Aix-la-Chapelle. Mme la Princesse étoit sœur de sa femme et de la duchesse d’Hanovre. Le roi prit le deuil quatre ou cinq jours de Mme de Modène. M. de Modène avoit l’honneur d’être son parent.

Le jeune comte de Noailles mourut de la petite vérole à Perpignan. De beaucoup de frères qu’avoit eus le duc de Noailles, c’étoit le seul qui restoit. Il lui avoit donné son régiment de cavalerie, et il étoit aussi lieutenant général au gouvernement d’Auvergne. Cela ne vaut que huit mille livres de rentes. Le roi donna l’un et l’autre au duc de Noailles.

Mme de Ravetot [1] mourut aussi. Ce fut une perte pour ses amis, dont elle avoit beaucoup, des deux sexes, et la plupart de haut parage : c’en fut aussi une pour le monde, dont elle étoit fort et avec considération. On l’appeloit belle et bonne, et elle étoit l’une et l’autre, avec de l’esprit, des grâces et rien de recherché ni d’affecté. Elle avoit été fort de la cour de Monsieur. Elle étoit fille de Pertuis, autrefois capitaine des gardes de M. de Turenne, qui s’étoit fait estimer et considérer, et étoit mort gouverneur de Menin. Le nom de son mari étoit Canouville, gentilshommes riches, anciens et bien alliés de haute Normandie. Le maréchal de Grammont avoit une fille aînée borgnesse, boiteuse et fort laide, qui ne voulut point être religieuse. Ne sachant qu’en faire, il la maria à Ravetot presque pour rien, après la mort duquel elle se ravisa et se fit carmélite. C’est la belle-mère de celle dont je parle. Le mari étoit un fort brave homme, qui buvoit bien, fort bête et fort débauché, qui s’est ruiné et est mort lieutenant général, et qui n’a laissé qu’une fille, son seul fils étant mort longtemps devant lui, sans avoir été marié, après avoir perdu sa fortune par une prison de douze ou quinze ans, pour s’être battu avec Armentières, mort depuis premier gentilhomme de la chambre de M. le duc d’Orléans.

L’abbé de Pompadour mourut en même temps et emporta moins de regrets. C’étoit un petit homme qui, à quatre-vingt-cinq ou six ans, couroit encore la ville, et qui n’avoit jamais fait la moindre figure. Son père et son frère étoient chevaliers de l’ordre en 1633 et en 1661. Son père s’étoit bien différemment marié, d’abord à une Montgommery, après à une Rohan-Guéméné, sans enfants d’aucune ; enfin à une Fabri, dont il en eut. Son fils aîné fut père de Mmes de Saint-Luc et d’Hautefort, et cet abbé, leur oncle paternel, a fini cette branche, qui étoit l’aînée. Il avoit un laquais presque aussi vieux que lui, à qui il donnoit, outre ses gages, tant par jour pour dire son bréviaire en sa place, et qui le barbotoit dans un coin des antichambres où son maître alloit. Il s’en croyoit quitte de la sorte, apparemment sur l’exemple des chanoines qui payent des chantres pour aller chanter au chœur pour eux. Il avoit un autre frère de qui le fils n’a laissé que Mme de Courcillon, dont la fille unique, veuve d’un fils du maréchal-duc de Chaulnes, s’est remariée au prince de Rohan, et n’a point d’enfants de l’un ni de l’autre. L’impossibilité, trop bassement éprouvée, d’obtenir la paix, et l’épuisement où étoit le royaume, jetèrent le roi dans les plus cruelles angoisses, et Desmarets dans le plus funeste embarras. Les papiers de toutes les espèces dont le commerce se trouvoit inondé, et qui tous avoient plus ou moins perdu crédit, faisoient un chaos dont on n’apercevoit point le remède : billets d’État, billets de monnaie, billets des receveurs généraux, billets sur les tailles, billets d’ustensile, étoient la ruine des particuliers que le roi forçoit de prendre en payement de lui, qui perdoient moitié, deux tiers et plus, et avec le roi comme avec les autres. Ces escomptes enrichissoient les gens d’argent et de finance aux dépens du public, et la circulation de l’argent ne se faisoit plus, parce que l’espèce manquoit, parce que le roi ne payoit plus personne et qu’il tiroit toujours, et que ce qu’il y avoit d’espèces hors de ses mains étoit bien enfermé dans les coffres des partisans. La capitation doublée et triplée à volonté arbitraire des intendants des provinces, les marchandises et les denrées de toute espèce imposées en droit au quadruple de leur valeur, taxes d’aisés et autres de toute nature et sur toutes sortes de choses, tout cela écrasoit nobles et roturiers, seigneurs et gens d’Église, sans que ce qu’il en revenoit au roi pût suffire, qui tiroit le sang de tous ses sujets sans distinction, qui en exprimoit jusqu’au pus, et qui enrichissoit une armée infinie de traitants et d’employés à ces divers genres d’impôts, entre les mains de qui en demeuroit la plus grande et la plus claire partie.

Desmarets, en qui enfin le roi avoit été forcé de mettre toute sa confiance pour les finances, imagina d’établir, en sus de tant d’impôts, cette dîme royale sur tous les biens de chaque communauté et de chaque particulier du royaume, que le maréchal de Vauban d’une façon, et que Boisguilbert de l’autre, avoient autrefois proposée, ainsi que je l’ai rapporté alors, comme une taxe unique, simple, qui suffiroit à tout, qui entreroit tout entière dans les coffres du roi, au moyen de laquelle tout autre impôt seroit aboli, même la taille et jusque son nom. On a vu au même lieu et avec quel succès, que les financiers en frémirent, que les ministres en rugirent, avec quel anathème cela fut rejeté, et à quel point ces deux excellents et habiles citoyens en demeurèrent perdus. C’est dont il faut se souvenir ici, puisque Desmarets, qui n’avoit pas perdu de vue ce système, non comme soulagement et remède, crime irrémissible dans la doctrine financière, mais comme surcroît, y eut maintenant recours.

Sans dire mot à personne, il fit son projet qu’il donna à examiner et à limer à un bureau qu’il composa exprès et uniquement de Bouville, conseiller d’État, mari de sa sœur ; Nointel, conseiller d’État, frère de sa femme ; Vaubourg, conseiller d’État, son frère ; Bercy, intendant des finances, son gendre ; Harlay-Cœli, maître des requêtes, son affidé, mort depuis conseiller d’État et intendant de Paris, et de trois maîtres financiers. Ce fut donc à ces gens si bien triés à digérer l’affaire, à en diriger l’exécution, et à en dresser l’édit. Nointel, seul d’entre eux, eut horreur d’une exaction si monstrueuse, et, sous prétexte du travail du bureau qu’il avoit des vivres des armées, il s’excusa d’entrer en celui-ci, et fut imité par un des trois traitants, à qui apparemment il restoit encore quelque sorte d’âme. On fut étonné que Vaubourg ne s’en fût point retiré, lui qui avoit beaucoup de probité et de piété, et qui s’étoit retiré des intendances par scrupule, où il avoit longtemps et bien servi.

Ces commissaires travaillèrent donc avec assiduité et grand’peine à surmonter les difficultés qui se présentoient de toutes parts. Il falloit d’abord tirer de chacun une confession de bonne foi, nette et précise, de son bien, de ses dettes actives et passives, de la nature de tout cela. Il en falloit exiger des preuves certaines, et trouver les moyens de n’y être pas trompé. Sur ces points roulèrent toutes les difficultés. On compta pour rien la désolation de l’impôt même dans une multitude d’hommes de tous les états si prodigieuse, et leur désespoir d’être forcés à révéler eux-mêmes le secret de leurs familles, la turpitude d’un si grand nombre, le manque de bien suppléé par la réputation et le crédit, dont la cessation alloit jeter dans une ruine inévitable, la discussion des facultés de chacun, la combustion des familles par ces cruelles manifestations et par cette lampe portée sur leurs parties les plus honteuses ; en un mot, plus que le cousin germain de ces dénombrements impies qui ont toujours indigné le créateur et appesanti sa main sur ceux qui les ont fait faire, et presque toujours attiré d’éclatants châtiments.

Moins d’un mois suffit à la pénétration de ces humains commissaires pour rendre bon compte de ce doux projet au cyclope qui les en avoit chargés. Il revit avec eux l’édit qu’ils en avoient dressé tout hérissé de foudres contre les délinquants qui seroient convaincus, mais qui n’avoit aucun égard aux charges que les biens portent par leur nature, et dès lors il ne fut plus question que de le faire passer.

Alors Desmarets proposa au roi cette affaire dont il sut bien faire sa cour ; mais le roi, quelque accoutumé qu’il fût aux impôts les plus énormes, ne laissa pas de s’épouvanter de celui-ci. Depuis longtemps il n’entendoit parler que des plus extrêmes misères ; ce surcroît l’inquiéta jusqu’à l’attrister d’une manière si sensible, que ses valets intérieurs s’en aperçurent dans les cabinets plusieurs jours de suite, et assez pour en être si en peine, que Maréchal, qui m’a conté toute cette curieuse anecdote, se hasarda de lui parler de cette tristesse qu’il remarquoit, et qui étoit telle depuis plusieurs jours, qu’il craignoit pour sa santé. Le roi lui avoua qu’il sentoit des peines infinies, et se jeta vaguement sur la situation des affaires. Huit ou dix jours après, et toujours la même mélancolie, le roi reprit son calme accoutumé. Il appela Maréchal, et seul avec lui, il lui dit que, maintenant qu’il se sentoit au large, il vouloit bien lui dire ce qui l’avoit si vivement peiné, et ce qui avoit mis fin à ses peines.

Alors il lui conta que l’extrême besoin de ses affaires l’avoit forcé à de furieux impôts ; que l’état où elles se trouvoient réduites le mettoit dans la nécessité de les augmenter très-considérablement ; que, outre la compassion, les scrupules de prendre ainsi les biens de tout le monde l’avoient fort tourmenté ; qu’à la fin il s’en étoit ouvert au P. Tellier, qui lui avoit demandé quelques jours à y penser, et qu’il étoit revenu avec une consultation des plus habiles docteurs de Sorbonne qui décidoit nettement que tous les biens de ses sujets étoient à lui en propre, et que, quand il les prenoit, il ne prenoit que ce qui lui appartenoit [2] ; qu’il avouoit que cette décision l’avoit mis fort au large, ôté tous ses scrupules, et lui avoit rendu le calme et la tranquillité qu’il avoit perdue. Maréchal fut si étonné, si éperdu d’entendre ce récit, qu’il ne put proférer un seul mot. Heureusement pour lui le roi le quitta dès qu’il le lui eut fait, et Maréchal resta quelque temps seul en même place, ne sachant presque où il en était. Cette anecdote, qu’il me conta peu de jours après, et dont il étoit presque encore dans le premier effroi, n’a pas besoin de commentaire ; elle montre, sans qu’on ait besoin de le dire, ce qu’est un roi livré à un pareil confesseur, et qui ne parle qu’à lui, et ce que devient un État livré en de telles mains.

Maintenant il faut dire ce que c’étoit que le conseil des finances, et ce qui s’y faisoit, et qui est de même encore aujourd’hui. Le roi le tenoit tous les mardis matin et les samedis matin encore ; mais celui des samedis étoit supprimé toujours à Marly. Outre Monseigneur, et Mgr le duc de Bourgogne qui entroient en tous, il étoit composé du chancelier, parce qu’il avoit été contrôleur général ; du duc de Beauvilliers, comme chef du conseil des finances, de Desmarets, comme contrôleur général, et de deux conseillers d’État, comme conseillers du conseil royal des finances, qui étoient lors Pelletier de Sousy, et d’Aguesseau, père du chancelier d’aujourd’hui. Il faut se souvenir ici de ce qui a été rapporté ailleurs de la création de l’inutile charge de chef de ce conseil, lorsque Colbert, pour perdre Fouquet et se rendre maître des finances, persuada au roi d’en supprimer le surintendant et d’en faire la fonction lui-même. Ainsi ce conseil se passoit presque entier en signatures et en bons, que le roi mettoit et faisoit au lieu du surintendant, en jugements d’affaires entre particuliers, que leur nature ou la volonté du ministre y portoit, et en appel du jugement du conseil des prises des vaisseaux ennemis, mais marchands, que tenoit chez lui M. le comte de Toulouse, dont l’appel venoit au conseil des finances, que Pontchartrain y rapportoit, et où pour ces affaires seulement le comte de Toulouse entroit avec voie délibérative. Toutes les autres y étoient rapportées par le contrôleur général, où le comte de Toulouse et Pontchartrain n’entroient pas. Rien autre n’y étoit agité ni délibéré. Tout ce qui s’appelle affaires des finances, taxes, impôts, droits, impositions de toute espèce, nouveaux, augmentation des anciens, régies de toutes les sortes, tout cela est fait par le contrôleur général seul chez lui, avec un intendant des finances dont la fonction est d’être son commis, quelquefois avec le traitant seul. Si la chose est considérable à un certain point, elle est rapportée au roi par le contrôleur général seul, dans son travail avec lui tête à tête, tellement qu’il sort des arrêts du conseil en finance qui n’ont jamais vu que le cabinet du contrôleur général, et des édits bursaux les plus ruineux qui de même n’ont pas été portés ailleurs ; que le secrétaire d’État ne peut refuser de signer, ni le chancelier de viser et sceller sans voir, sur la simple signature du contrôleur général ; et ceux qui entrent au conseil des finances n’en apprennent rien que par l’impression de ces pièces devenues publiques, comme tous les particuliers les plus éloignés des affaires. Cela se passoit ainsi alors, et s’est toujours continué de même depuis jusqu’à aujourd’hui.

L’établissement de la capitation fut proposé, et passa sans examen au conseil des finances, comme je l’ai raconté en son lieu, singularité donnée à l’énormité de cette espèce de dénombrement. La même énormitë redoublée engagea Desmarets à la même cérémonie, ou plutôt au même jeu. Le roi, mis au large par le P. Tellier et sa consultation de Sorbonne, ne douta plus que tous les biens de ses sujets ne fussent siens, et que ce qu’il n’en prenoit pas et qu’il leur laissoit étoit pure grâce. Ainsi il ne fit plus de difficulté de les prendre à toutes mains et en toutes les sortes ; il goûta donc le dixième en sus de tous les autres droits, impôts et affaires extraordinaires, et Desmarets n’eut plus qu’à exécuter ; Ainsi le mardi matin, 30 septembre, Desmarets entra au conseil des finances avec l’édit du dixième dans son sac.

Il y avoit déjà quelques jours que chacun savoit la bombe en l’air, et en frémissoit avec ce reste d’espérance qui n’est fondé que sur le désir, et toute la cour ainsi que Paris attendoit dans une morne tristesse ce qui en alloit arriver. On s’en parloit à l’oreille, et bien que ce projet prêt d’éclore fût déjà exprès rendu public, personne n’en osoit parler tout haut. Ceux du conseil des finances y entrèrent ce jour-là sans en savoir davantage que le public, ni même si l’affaire baiseroit ou non le bureau de ce conseil.

Tout le monde assis, et Desmarets tirant un gros cahier de son sac, le roi prit la parole et dit que l’impossibilité d’avoir la paix, et l’extrême difficulté de soutenir la guerre, avoient fait travailler Desmarets à trouver des moyens extraordinaires qui lui paraissoient bons ; qu’il lui en avoit rendu compte, et qu’il avoit été du même avis quoique bien fâché d’être réduit à ces discours ; qu’il ne doutoit pas qu’ils ne fussent d’avis semblable après que Desmarets le leur auroit expliqué.

Après une préface si décisive et si contraire à la coutume du roi, Desmarets fit un discours pathétique sur l’opiniâtreté des ennemis et l’épuisement des finances, court et plein d’autorité, qu’il conclut par dire qu’entre laisser le royaume en proie à leurs armes ou se servir des seuls expédients qui restoient, lui n’en sachant aucuns autres, il croyoit encore moins dur de les mettre en usage que de souffrir l’entrée des ennemis dans toutes les provinces de France ; qu’il s’agissoit de l’imposition du dixième denier sans exception de personne ; qu’outre la raison d’impossibilité susdite, chacun encore y trouveroit son compte, parce que cette levée qui seroit modique pour chacun en comparaison de ce qu’il avoit sur le roi en rentes et en bienfaits (mais outre cette iniquité criante à ceux-là, combien de gens qui n’avoient rien du roi ni sur le roi !) en procureroit le payement régulier désormais, et par là un recouvrement de moyens pour tous les particuliers, et une circulation pour le général qui remettroit une sorte de petite abondance et de mouvement d’argent ; qu’il avoit tâché de prévenir tous les inconvénients tant pour le roi que pour ses sujets, et que ces messieurs en jugeroient mieux par la lecture de l’édit même qu’il alloit faire, que par tout ce qu’il en pourroit dire de plus. Aussitôt, et sans attendre de réponse, il se mit à lire l’édit, et il le lut d’un bout à l’autre tout de suite sans aucune interruption, puis il se tut.

Personne ne prenant la parole, le roi demanda l’avis à d’Aguesseau, à qui comme le dernier du conseil c’étoit à parler le premier. Ce digne magistrat répondit que l’affaire lui paraissoit d’une si grande importance qu’il n’en pouvoit dire ainsi son avis sur-le-champ ; qu’il lui faudroit pour le former lire longtemps chez lui l’édit, tant sur la chose même que sur la forme, partant qu’il supplioit le roi de le dispenser d’opiner là-dessus. Le roi dit que d’Aguesseau avoit raison ; que l’examen qu’il demandoit étoit même inutile, puisqu’il ne pouvoit être travaillé plus que ce qu’avoit fait Desmarets, qui étoit d’avis de faire cet édit, et tel qu’ils le venoient d’entendre ; que c’étoit aussi son sentiment à lui à qui Desmarets en avoit rendu compte, et qu’ainsi ce ne seroit que perdre le temps que de le discuter davantage.

Tous se turent, hormis le duc de Beauvilliers, qui, séduit par le neveu de Colbert son beau-père, qu’il croyoit un oracle en finances, et touché de la réduction à l’impossible, dit en peu de mots que, tout fâcheux qu’il reconnût ce secours, il ne pouvoit ne le pas préférer à voir les ennemis ravager la France, ni trouver que ce parti ne fût plus salutaire à ceux-là mêmes qui en souffriroient le plus.

Ainsi fut bâclée cette sanglante affaire, et immédiatement après signée, scellée, enregistrée parmi les sanglots suffoqués, et publiée parmi les plus douces mais les plus pitoyables plaintes. La levée ni le produit n’en furent pas tels à beaucoup près qu’on se l’étoit figuré dans ce bureau d’anthropophages, et le roi ne paya non plus un seul denier à personne qu’il faisoit auparavant. Ainsi tourna en fumée ce beau soulagement, cette sorte de petite abondance, cette circulation et ce mouvement d’argent, lénitif unique du beau discours de Desmarets. Je sus dès le lendemain tout le détail que je viens de rapporter, par le chancelier. Quelques jours après la publication de l’édit, il se répandit qu’il s’y étoit opposé avec vigueur au conseil des finances ; cela lui fit grand honneur, mais il s’en fit un bien plus véritable en rejetant hautement le faux. Il avoua à quiconque lui en parla qu’il s’étoit tu absolument, qu’il n’avoit pas été mis à-portée de dire un seul mot là-dessus, qu’il en étoit même bien aise, parce que tout ce qu’il auroit pu dire n’auroit rien changé à une résolution de ce poids, absolument prise, dont on ne leur avoit parlé que par forme, cérémonie qui l’avoit même surpris. D’ailleurs il ne se cacha pas de blâmer cette invention affreuse avec toute l’amertume que méritoit un remède tourné en poison.

Le maréchal de Vauban étoit mort de douleur du succès de son zèle et de son livre, comme je l’ai raconté en son lieu. Le pauvre Boisguilbert, qui avoit survécu à l’exil que le sien lui avoit coûté, conçut une affliction extrême de ce que, par n’avoir songé qu’au bien de l’État et au soulagement universel de tous ses membres, il se trouvoit l’innocent donneur d’avis d’un si exécrable monopole, lui qui n’avoit imaginé et proposé le dixième denier qu’en haine et pour la destruction totale de la taille et de tout monopole, et soutint constamment que ce dixième denier en sus des monopoles ne produiroit presque rien, par le défaut de circulation et de débit qui formoit l’impuissance, et l’événement fit voir en bref qu’il ne se trompoit pas. Ainsi tout homme, sans aucun excepter, se vit en proie aux exacteurs, réduit à supputer et à discuter avec eux son propre patrimoine, à recevoir leur attache et leur protection sous les peines les plus terribles, à montrer en public tous les secrets de sa famille, à produire lui-même au grand jour les turpitudes domestiques enveloppées jusqu’alors sous les replis des précautions les plus sages et les plus multipliées ; la plupart à convaincre, et vainement, qu’eux-mêmes propriétaires ne jouissoient pas de la dixième partie de leurs fonds. Le Languedoc entier, quoique sous le joug du comite [3] Bâville, offrit en corps d’abandonner au roi tous ses biens sans réserve, moyennant assurance d’en pouvoir conserver quitte et franche la dixième partie, et le demanda comme une grâce. La proposition non-seulement ne fut pas écoutée, mais réputée à injure et rudement tancée. Il ne fut donc que trop manifeste que la plupart payèrent le quint [4], le quart, le tiers de leurs biens pour cette dîme seule, et que par conséquent ils furent réduits aux dernières extrémités. Les seuls financiers s’en sauvèrent par leurs portefeuilles inconnus, et par la protection de leurs semblables devenus les maîtres de tous les biens des François de tous les ordres. Les protecteurs du dixième denier virent clairement toutes ces horreurs sans être capables d’en être touchés.

Quelques jours après là publication de l’édit, Monseigneur, par grand extraordinaire, alla dîner à la Ménagerie avec les princes ses enfants et leurs épouses, et des dames en petit nombre. Là, Mgr le duc de Bourgogne, moins gêné que d’ordinaire, se mit sur les partisans, dit qu’il falloit qu’il en parlât, parce qu’il en avoit jusqu’à la gorge, déclama contre le dixième denier et contre cette multitude d’autres impôts, s’expliqua avec plus que de la dureté sur les financiers et les traitants, même sur les gens de finances, et par cette juste et sainte colère, rappela le souvenir de saint Louis, de Louis XII, Père du peuple, et de Louis le Juste. Monseigneur, ému par cette sorte d’emportement de son fils qui lui étoit si peu ordinaire, y entra aussi un peu avec lui, et montra de la colère de tant d’exactions aussi nuisibles que barbares, et de tant de gens de néant si monstrueusement enrichis de ce sang ; et tous deux surprirent infiniment ce peu de témoins qui les entendirent, et les consolèrent un peu dans l’espérance en eux de quelque ressource.

Mais le décret en étoit porté ; le vrai successeur de Louis XIV étoit le fils d’un rat de cave, qui ajouta dans son long et funeste gouvernement à tout ce qui s’étoit auparavant inventé en ce genre, et qui mit les publicains et leurs vastes armées en effroi, et, s’il étoit possible, en honneur par la vénération qu’il leur porta, la puissance et le crédit sans bornes qu’il leur donna, le respect odieux qu’il leur fit porter par les plus grands et par tout le monde, et les grâces et les distinctions de la cour, de l’Église et de la guerre qu’ils partagèrent avec les seigneurs, même avec préférence, jusqu’à pas une desquelles jusqu’alors aucun d’eux n’avoit osé lever les yeux.

Il faut maintenant parler d’une nouvelle bombe qui me tomba sur la tête, et rapporter ce que je n’ai fait qu’indiquer ailleurs de l’incroyable crédulité de Monseigneur.

Il faut se souvenir de ce que j’ai dit de du Mont, de la confiance de Monseigneur pour lui, et de son constant souvenir de ce que mon père avoit fait pour le sien. Il faut encore remarquer que le roi déclara, le lundi 2 juin, à Marly, le mariage de M. le duc de Berry, et qu’il alla le même jour faire à Madame la demande de Mademoiselle ; que le dimanche 15 juin, Mme de Saint-Simon fut nommée dame d’honneur de la future duchesse de Berry, de la manière qui a été rapportée, dans le cabinet du roi à Versailles ; que le dimanche 6 juillet, le mariage se fit dans la chapelle de Versailles ; que le mercredi suivant 9 juillet, le roi alla à Marly jusqu’au samedi 2 août ; qu’il y retourna le mercredi 20 août jusqu’au samedi 13 septembre ; qu’il y retourna encore le mercredi 8 octobre jusqu’au samedi 18 du même mois [5] ; enfin qu’il y retourna le lundi 3 novembre jusqu’au samedi 15 du même mois, et qu’il n’alla point à Fontainebleau cette année, retenu par les fâcheuses affaires et par la dépense de ce voyage. Ce sont quatre voyages de Marly depuis le mariage de Mme la duchesse de Berry, et il n’y en eut plus après de cette année.

Quelques jours après, le second voyage de Marly, commencé, revenant avec le roi de la messe, du Mont, dans le resserré de la porte du petit salon de la chapelle, prit son temps de n’être pas aperçu, me tira par mon habit, et comme je me tournai, mit un doigt sur sa bouche, et me montra les jardins qui sont au bas de la rivière, c’est-à-dire de cette superbe cascade que le cardinal Fleury a détruite, et qui étoit en face derrière le château. En même temps du Mont me glissa dans l’oreille : « Aux berceaux. » Cette partie du jardin en étoit entourée avec des palissades qui ôtaient la vue de ce qui étoit dans ces berceaux ; c’étoit le lieu le moins fréquenté de Marly, qui ne conduisoit à rien, et où l’après-dînée même et les soirs il étoit rare qu’on se promenât.

Inquiet de ce que me vouloit du Mont avec tant de mystère, je gagnai doucement l’entrée des berceaux, où, sans être vu, je regardai par une des ouvertures que je le visse paroître. Il s’y glissa par le coin de la chapelle, et j’allai au-devant de lui. En me joignant il me pria de retourner vers la rivière, afin d’être encore plus écartés, et nous nous y mîmes contre la palissade la plus épaisse, et dans l’éloignement des ouvertures, pour être encore plus cachés sous ces berceaux. Tant de façons me surprirent et m’effrayèrent ; je le fus bien autrement quand j’appris de quoi il étoit question.

Après quelques compliments de reconnoissance sur mon père et d’amitié pour moi, du Mont me dit qu’il venoit me donner la plus grande marque de l’une et de l’autre, mais à deux conditions : la première, que je ne ferois pas en la moindre chose du monde aucun semblant de savoir rien de ce qu’il m’alloit apprendre ; l’autre, que je n’en ferois aucun usage que lorsqu’il me le diroit ; et que de concert avec lui, et je lui donnai parole de l’un et de l’autre. Alors il me dit que deux jours après le mariage de M. le duc de Berry, étant entré sur la fin de la matinée dans le cabinet de Monseigneur, où il étoit tout seul avec l’air fort sérieux, il l’avoit suivi tout seul encore par le jardin, où il entroit par les fenêtres de ses cabinets chez Mme la princesse de Conti, chez laquelle il entroit aussi de la terrasse de l’Orangerie de Versailles, par les fenêtres de son appartement, laquelle aussi il trouva seule dans son cabinet ; que tout en entrant, Monseigneur lui avoit dit d’un air contre son naturel fort enflammé, et comme par interrogation, qu’elle étoit là bien tranquille ; ce qui la surprit à tel point, qu’elle lui demanda avec frayeur s’il y avoit des nouvelles de Flandre, et qu’est-ce qui étoit arrivé. Monseigneur répondit avec un air de dépit qu’il n’y avoit point de nouvelles, sinon que j’avois dit que maintenant que le mariage du duc de Berry étoit fait, il falloit faire chasser Mme la Duchesse et elle, et qu’après cela nous gouvernerions tout à notre aise ce bon imbécile, en parlant de soi ; qu’elle ne devoit donc pas être si assurée ni si en repos. Puis tout à coup, et comme se battant les flancs pour s’irriter davantage, il tint tous les propos qu’eût mérités ce discours, ajouta des menaces, et dit qu’il avertiroit bien le duc de Bourgogne de me craindre, de m’écarter, et de s’éloigner tout à fait de moi. Cette manière de soliloque dura assez longtemps sans que j’aie su ce que Mme la princesse de Conti dit là dessus ; mais par le silence de du Mont à cet égard, par le dépit qu’elle montra du mariage, et par presque tout ce qui l’environnoit, je n’eus pas lieu de croire qu’elle cherchât à rien adoucir. Du Mont seul en tiers, collé à la muraille, frémissoit sans oser dire une parole, et la scène ne finit qu’à l’arrivée de Sainte-Maure, qui fit tout court changer de discours.

On ne peut comprendre l’effet que fit sur moi ce récit. Entre plusieurs l’étonnement l’emporta ; je regardai du Mont, je lui demandai comment un pareil rapport se pouvoit concevoir, comment il osoit se faire, et comment il pouvoit être cru, et je le priai de me dire par quel biais et par quel moyen proposer au roi, et réussir à lui faire chasser ses deux filles, princesses du sang, qu’il aimoit, et Monseigneur encore mieux ; et s’il ne falloit pas être plus fou que les plus enfermés pour concevoir un projet si radicalement insensé et si parfaitement impossible ; plus fou encore de s’en vanter et de le dire, et plus que démon pour l’inventer et en affubler quelqu’un qui au moins n’avoit jamais passé pour fou ni pour visionnaire. Je lui demandai encore ce qu’il lui sembloit de celui qui s’en étoit si aisément persuadé. Du Mont m’avoua que tout ce que je disois étoit véritable et d’une évidence parfaite ; mais que la calomnie n’en étoit pas moins faite et reçue. Je n’osai enfoncer sur la crédulité de Monseigneur, content que du Mont, en haussant les épaules, et par quelques mots échappés, me laissât entendre qu’il en pensoit tout comme moi.

Après la première surprise, qui fut en moi le sentiment le plus fort, je vis l’abîme qu’on avoit creusé sous mes pieds, et je demandai à du Mont qu’y faire. « Rien du tout pour le présent, me dit-il ; je n’ai osé vous avertir plus tôt, parce que, ayant été le seul témoin de la scène avec Mme la princesse de Conti, j’ai voulu laisser éloigner le temps ; il n’est pas encore venu de rien faire. Attendez que je vous avertisse, et je le ferai soigneusement. — Mais, monsieur, lui répondis-je, qui suis-je, moi, vis-à-vis de Monseigneur en fureur, et toujours dans les mêmes lieux que lui, hors à Meudon ? Que devenir ici dans le salon en sa présence ? Comment oser lui faire ma cour chez lui, et comment oser ne la lui pas faire en attendant que vous m’avertissiez et que nous ayons trouvé moyen de lui faire entendre raison, avec tous les démons qui l’obsèdent et qui l’entretiendront dans cette humeur, ceux surtout qui ont osé abuser de lui jusqu’à lui faire accroire une absurdité, trop forte même pour un enfant de six ans ? — Tout cela est très-embarrassant, me répliqua du Mont ; ne demandez point pour Meudon, ne vous approchez guère ici de Monseigneur dans le salon, allez chez lui de loin à loin, mais allez-y ; vous ne vous êtes aperçu de rien de lui jusqu’à cette heure ; en vivant de la sorte à son égard, il ne s’échappera à rien avec vous, c’est tout ce que je puis vous dire. » Il me recommanda après tant et plus l’observation exacte des deux conditions qu’il m’avoit fait promettre, reçut mes remercîments à la hâte, et s’enfuit par où il étoit venu, dans la frayeur d’être avisé par quelqu’un.

Je demeurai assez longtemps à me promener sous ces berceaux, à rêver à l’excès de scélératesse, à l’opinion que ceux qui l’avoient conçue pouvoient avoir d’un prince à qui ils avoient osé espérer de la lui faire croire, et à qui ils l’avoient si bien persuadée, et à m’abîmer dans les réflexions de ce qu’on pourroit devenir sous un roi gouverné par de pareils démons, et incapable de ne pas gober les absurdités les plus grossières et les plus palpables. Revenant à moi, je ne savois ni comment me tirer de celle-ci, bien moins encore parer toutes celles qu’il plairoit aux mêmes gens d’inventer, et d’en coiffer ce pauvre prince. Je me retirai chez moi dans tout le malaise qu’il est aisé de s’imaginer, et que je ne confiai qu’à Mme de Saint-Simon, qui n’en fut pas moins étonnée que moi, ni moins épouvantée. Je suivis exactement la conduite que du Mont m’avoit prescrite.

J’allois assez médiocrement chez Monseigneur, et même à Marly fort rarement autour de lui, parce que cette cabale qui le gouvernoit, et dont j’ai plus d’une fois parlé, étoit toute composée de gens qui me haïssaient parfaitement. Je n’avois donc aucune familiarité avec Monseigneur ; j’allois assez rarement à Meudon ; ainsi la conduite que j’eus à garder fut imperceptible au monde. Je n’ai jamais su, et j’en loue Dieu encore, qui avoit fait accroire à Monseigneur cette ineptie si cruelle, et parmi cette troupe mâle et femelle de cette cabale, je n’ai pu démêler ni asseoir aucun soupçon sur personne de distinct. Les choses de rang pour les deux Lislebonne et leur oncle de Vaudemont, Rome à l’égard de d’Antin, ce qui s’étoit passé avec feu M. le duc et Mme la Duchesse, les choses de Flandre sur le tout les avoient tous rendus mes ennemis personnels. Ils m’avoient vu, malgré toutes leurs menées, ressusciter auprès du roi ; ils frémissoient de ce que je n’étois pas resté perdu ; ma liaison intime avec M. [le duc] et Mme la duchesse d’Orléans aigrissoit leur haine ; enfin le mariage de M. le duc de Berry en avoit comblé la mesure. Quoique les détails en demeurassent ignorés, il n’avoit que trop transpiré que je l’avois fait, et la démarche que je fis par Bignon auprès de la Choin, si proche de la déclaration du mariage, acheva de les en persuader, quoique je me fusse bien gardé d’en rien laisser imaginer dans tout ce qui se passa entre Bignon et moi. Mes liaisons si intimes avec le chancelier, les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, ces deux derniers qu’ils haïssaient parfaitement, et tant d’autres principaux personnages des deux sexes, leur faisoient peur, et plus que tout, comme je le sentis par ce qu’en dit Monseigneur, ce qui commençoit à se former d’intime entre Mgr le duc de Bourgogne et moi, que des yeux si perçants et si attentifs commençoient à apercevoir parmi les ténèbres, leur faisoit frayeur et les déterminoit à tout oser et à tout entreprendre.

Dans une situation d’autant plus violente, dans la contrainte de son secret, que l’avenir en étoit plus terrible que le présent n’en étoit fâcheux et embarrassant à quelque point qu’il le fût, je pris du Mont dans le salon, un matin, tout à la fin de ce même voyage. Après force répétitions de l’absurdité de la calomnie, de respects pour Monseigneur, je lui proposai de lui dire qu’ayant appris ce qui m’étoit imputé auprès de lui, et le regardant comme étant déjà roi par avance, je ne pouvois demeurer dans cet état, et que j’avois prié du Mont d’obtenir de lui la grâce de le pouvoir entretenir un quart d’heure, ou de recevoir comme un sacrifice fait à son injuste colère de me retirer en Guyenne jusqu’à ce qu’il me permît de lui démontrer l’absurdité d’une si noire calomnie. Du Mont ne put désapprouver mon impatience de sortir de cette étrange affaire, ni le respect avec lequel je m’y prenois. Il me promit de parler à Monseigneur avec étendue, mais il le fit avec un air beaucoup moins ouvert, et en homme que cela embarrassoit pour avoir été témoin de la scène. C’étoit un homme de fort peu d’esprit, timide et fort mesuré, qui craignoit tout et qui s’embarrassoit de tout. Il me dit qu’il n’étoit pas temps encore, qu’il le prendroit dès qu’il le verroit à propos, et se rabattit à m’exhorter à la patience et au secret, et à la conduite que je lui avois promise.

Monseigneur traversa le salon et me vit parler à du Mont tête à tête. J’en fus bien aise dans l’espérance qu’il lui demanderoit ce que je lui disois, et qu’il en pourroit profiter pour ce que je désirois. La messe du roi finit notre conversation.

Ce Marly, comme je l’ai dit, étoit le second depuis le mariage. J’espérois peu des mesures et de la faiblesse de du Mont ; nous songeâmes donc, Mme de Saint-Simon et moi, à nous aider d’ailleurs, dès que du Mont m’en laisseroit libre, mais comme ce que nous résolûmes ne s’exécutoit pas aisément par la mécanique si principale en toutes les choses de la cour, fatigués d’ailleurs d’une situation si pénible, et dans le dessein de ne laisser pas refroidir les promesses de liberté pour y accoutumer de bonne heure, et s’établir sur le pied d’en prendre, un peu avant le troisième Marly, Mme de Saint-Simon eut une audience de Mme la duchesse de Bourgogne, qui depuis le mariage ne pouvoit plus être remarquée.

Elle la supplia d’obtenir la permission du roi pour elle d’aller passer ce voyage de Marly, qui devoit être court, à la Ferté pour se trouver au retour à Versailles. Cela ne fit aucune difficulté, mais grand bruit, et grande envie par la distinction. Aucune dame d’honneur, pas même celles des bâtardes du roi, n’avoit eu liberté de s’absenter deux jours seulement, et cet esclavage étoit passé en loi par l’habitude. Mme de Saint-Simon usa sagement de cette liberté, mais elle en usa plusieurs fois, et fut la seule à qui elle fut accordée, laquelle même lui tourna à bien ; nous allâmes donc nous reposer et réfléchir à la Ferté, et nous y prîmes la résolution dont je parlerai tout à l’heure.

De retour à Versailles, le roi fit le troisième voyage à Marly depuis le mariage. Vers le milieu du voyage, du Mont, comme la première fois, me tira en revenant de la messe du roi et me montra les berceaux. J’allai aussitôt l’y attendre. Là il me dit qu’il croyoit maintenant que je pouvois faire parler à Monseigneur, parce qu’il y avoit assez longtemps de ce dont il m’avoit averti pour que j’eusse pu l’être d’ailleurs, et le laisser hors de soupçon de l’avoir fait ; que néanmoins, après y avoir bien réfléchi, il n’avoit pas cru pouvoir hasarder de parler à Monseigneur, parce qu’il avoit été témoin de la scène, mais que si Monseigneur, plein de ce qu’on lui auroit dit pour moi là-dessus, lui en parloit, il saisiroit l’occasion et diroit merveilles. Je lui fis valoir l’exactitude si pénible avec laquelle je lui avois tenu les deux conditions qu’il m’avoit demandées ; je ne fis pas semblant de sentir sa faiblesse et sa timidité, parce qu’on ne peut tirer des gens plus que ce qui est en eux, et que le service de l’avis n’en étoit pas moins grand, et pour accomplir toute fidélité avec lui, je lui proposai de faire parler à Monseigneur par Mme la duchesse de Bourgogne ; il l’approuva fort. Je ne laissai pas pourtant de lui demander si ce canal seroit agréable, et il m’en assura. Je lui promis de l’instruire du succès, et nous nous séparâmes de la sorte avec force amitiés et recommandations de sa part de continuer ma même conduite à l’égard de Monseigneur, jusqu’à ce qu’il pût être pleinement détrompé.

L’impossibilité de trouver personne assez de nos amis et assez avant dans la privance de Monseigneur pour lui faire parler, nous avoit tournés vers Mme la duchesse de Bourgogne. Mme de Saint-Simon en eut une audience dans laquelle elle lui conta ce qui vient d’être rapporté, sans lui nommer du Mont, l’excita sur le mariage imputé à crime auquel elle avoit eu une si principale part, lui fit sentir jusque pour elle-même et pour Mgr le duc de Bourgogne en quel danger chacun étoit par l’incroyable crédulité de Monseigneur, livré sans réserve à de tels scélérats. Mme la duchesse de Bourgogne en fut vivement touchée ; elle en sentit tout le péril, entra pleinement en tout ce que Mme de Saint-Simon lui dit, lui parla avec toute sorte d’intérêt et d’amitié, reçut avec mille bontés la prière qu’elle lui fit de parler à Monseigneur, et lui promit de prendre son temps pour le faire, avec l’étendue que la chose méritoit, et en soi, et à mon égard. Quinze ou vingt jours après, elle eut l’attention de dire à Mme de Saint-Simon, qui ne lui en avoit point reparlé, de ne s’impatienter pas ; qu’elle n’avoit pu trouver encore occasion de pouvoir parler avec étendue, mais qu’elle pouvoit compter qu’elle la cherchoit et ne la manqueroit pas. Cela dura jusqu’après le quatrième et dernier voyage de Marly, d’où le roi revint le samedi 15 novembre.

Le lendemain dimanche, Monseigneur s’en alla à Meudon pour plusieurs jours. Il vint à Versailles le mercredi suivant, 19 novembre, pour le conseil d’État, au sortir duquel il retourna dîner à Meudon, et y mena tête à tête avec lui Mme la duchesse de Bourgogne. Ce fut là qu’elle lui parla, sûre du temps, d’être seule, et de ne pouvoir être interrompue. Elle entama sur Mme de Saint-Simon, qui alloit aussi dîner à Meudon avec Mgrs ses fils et Mme la duchesse de Berry. Sur ce que Monseigneur la loua fort, la princesse lui dit qu’il la mettoit pourtant au désespoir. Il fut très-surpris, et demanda comment. Alors elle lui parla franchement de l’affaire qu’on m’avoit faite auprès de lui. Il l’avoua et s’en irrita de nouveau. Elle lui laissa tout dire, et puis lui demanda si bien sérieusement il en étoit persuadé ; de là, lui dit avec adresse qu’elle aimoit fort Mme de Saint-Simon, que de moi elle ne s’en soucioit point, mais que pour lui-même elle ne pouvoit souffrir de le voir la dupe d’une invention si grossière ; qu’il n’étoit pas imaginable qu’un homme avec la moindre teinture de la cour, combien moins un homme qu’on lui avoit dépeint comme si remuant, si plein d’esprit et de connoissances, si dangereux, pût se mettre dans la tête un projet aussi insensé que celui de faire chasser de la cour deux veuves de princes du sang, si aimées de lui et du roi qui étoit leur père, bien moins encore de le dire, et qu’à la première vue de la chose, nul homme du moindre sens n’y pouvoit ajouter foi. II n’en fallut pas davantage à ce pauvre prince pour lui persuader l’ineptie d’une supposition qu’il avoit si aisément gobée, et tout d’un coup pour lui faire naître la honte d’avoir si pleinement donné dans un panneau si grossièrement tendu. Il l’avoua à l’instant de bonne foi, convint de tout avec elle, et dit qu’il n’avoit pas tant fait de réflexion, parce que la colère l’avoit surpris.

Elle en prit occasion de lui donner des soupçons contre des personnes qui avoient eu assez peu de respect pour lui pour l’exposer à une colère si peu fondée et si fort à leur gré, et pour lui représenter qu’étant ce qu’il étoit, il ne pouvoit être trop en garde contre les faux rapports, et contre les gens qu’il y auroit surpris, et si grossiers encore. Elle n’osa lui demander qui c’étoit, et se contenta de lui dire que tout ce qui l’approchoit me haïssait, les uns par rang, les autres par d’autres raisons. Elle le laissa changer de discours, dont il eut hâte, après qu’elle lui eut fait suffisamment sentir combien ce rapport étoit peu respectueux, hardi, scélérat et incroyable, et combien honteux et dangereux pour lui d’y avoir donné sans y faire la moindre attention.

Elle ne voulut faire semblant de rien à Mme de Saint-Simon à Meudon ; mais à Versailles, le soir même, elle lui rendit toute cette conversation, dont Mme de Saint-Simon lui rendit les grâces que méritoit ce service, rendu avec tant de force, d’esprit ; de bonté et de succès. Dès que je pus voir du Mont, je lui dis, mais sans détail, que Mme la duchesse de Bourgogne avoit parlé à merveilles, et réussi à détromper Monseigneur, dont il me parut fort aise. M. de Beauvilliers et le chancelier, qui étoient en grande peine de me savoir dans ce bourbier, se réjouirent fort de m’en savoir dehors, et [furent] fort d’avis du parti que je m’étois proposé, de continuer à l’égard de Monseigneur, avec qui je n’avois qu’à perdre par ses entours infernaux et rien à gagner, la même conduite que je gardois depuis cette aventure, et de laisser croire ainsi aux honnêtes gens qui m’y avoient mis que j’y étois encore, pour ne leur pas donner envie de quelque autre invention qui me perdroit peut-être auprès d’un prince si facile à croire, et si fort entre leurs mains, sans que j’en pusse être averti.


  1. Saint-Simon écrit Ravetot ; mais la véritable forme est Raffetot, nom d’un village de la Seine-Inférieure.
  2. Louis XIV disait lui-même à son fils (Œuvres de Louis XIV, t. Ier, p. 67) : « Vous devez être persuadé que les rois ont naturellement la disposition pleine et libre de tous les biens qui sont possédés aussi bien par les gens d’Église que par les séculiers, pour en user en tous temps comme de sages économes, c’est-à-dire suivant le besoin général de leur État. »
  3. Les comites et non comités, comme on l’a imprimé dans plusieurs des éditions antérieures, étaient préposés aux travaux des galériens.
  4. Cinquième partie. On appelait spécialement quint un droit féodal que percevait le seigneur suzerain toutes les fois qu’une terre relevant de ses domaines passait à un nouveau propriétaire.
  5. Nous avons reproduit exactement les dates de Saint-Simon, qui ont été changées dans les précédentes éditions.