Mémoires (Saint-Simon)/Tome 9/12

La bibliothèque libre.


CHAPITRE XII.


Grand changement à la cour par la mort de Monseigneur, et ses impressions différentes. — Duc du Maine. — Duc du Maine fort mal à Marly. — Princesse de Conti. — Cabale. — Duc de Vendôme. — Vaudemont et ses nièces. — Mlle de Lislebonne abbesse de Remi-remont. — Mme la Duchesse. — Prince de Rohan. — Princes étrangers. — D’Antin. — Huxelles, Beringhen, Harcourt, Boufflers, Sainte-Maure, Biron, Roucy, La Vallière. — Ducs de Luxembourg, La Rocheguyon, Villeroy. — La Feuillade. — Ministres et financiérs. — Le chancelier et son fils. — La Vrillière. — Voysin. — Torcy. — Desmarets. — Duc de Beauvilliers. — Fénelon archevêque de Cambrai. — Union de M. de Cambrai et de tout le petit troupeau. — Duc de Charost et sa mère. — Duc et duchesse de Saint-Simon. — Conduite des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers. — Duc de Chevreuse. — Mgr le Dauphin. — Mme de Maintenon point aux ministres, tout au Dauphin. — Ministres travaillent chez le Dauphin.


Jamais changement ne fut plus grand ni plus marqué que celui que fit la mort de ce prince. Éloigné encore du trône par la ferme santé du roi, sans aucun crédit, et par soi de nulle espérance, il étoit devenu le centre de toutes les espérances et de la crainte par tous les personnages, par le loisir qu’une formidable cabale avoit eu de se former, de s’affermir, de s’emparer totalement de lui, sans que la jalousie du roi, devant qui tout trembloit, s’en mît en peine, parce que son souci ne daignoit pas s’étendre par delà sa vie, pendant laquelle il ne craignoit rien avec raison.

On a déjà vu les impressions si différentes qu’elle fit dans l’état et dans le cœur du nouveau Dauphin et de son épouse, dans le cœur de M. le duc de Berry et dans l’esprit de la sienne, dans la situation de M. [le duc] et de Mme la duchesse d’Orléans, et dans l’âme de Mme de Maintenon, délivrée pour le présent de toute mesure et de toute épine pour l’avenir.

M. du Maine partagea de bon cœur ces mêmes affections avec son ancienne gouvernante, devenue la plus tendre et sa plus abandonnée protectrice. Foncièrement mal, de tout temps, comme on l’a dit, avec Monseigneur, il avoit violemment tremblé de la manière dont on a vu que ce prince avoit reçu les divers degrés de son élévation, et en dernier lieu surtout celle de ses enfants. Il étoit loin d’être rassuré là-dessus du côté du nouveau Dauphin et de Mme la Dauphine, mais un et un sont deux. Délivré de tous les princes du sang en âge et en maintien, dont il avoit su sitôt et si grandement profiter, Monseigneur de moins, et possédé par Mme la Duchesse, lui fut un soulagement dont il ne prit pas même la peine de cacher l’extrême contentement. Il avoit de trop bons yeux pour ne s’être pas aperçu que Mme la Dauphine n’ignoroit rien de la protection qu’il avoit prodiguée au duc de Vendôme sur tout ce qui s’étoit passé en Flandre, pour ne pas sentir que les maximes du nouveau Dauphin lui faisoient penser sur la grandeur qu’il s’étoit formée, et qu’il ne captiveroit pas aisément par ses souplesses ceux qui pouvoient, et qui, selon toute apparence, pourroient le plus sur lui, mais la santé du roi lui faisoit espérer encore un long terme de son aveuglement pour lui, pendant lequel il pourroit arriver de ces heureux hasards qui mettent le comble à la fortune. L’esprit léger de M. le duc d’Orléans lui parut moins un obstacle qu’une facilité à en tirer parti d’une façon ou d’une autre. Celui de M. le duc de Berry n’étoit pas pour l’inquiéter, mais il résolut de n’oublier rien pour ne trouver pas une ennemie dans Mme la duchesse de Berry, et il la cultiva avec adresse.

Il commençoit à goûter un si doux repos, lorsque, surpris peu de jours après, à Marly, d’un mal étrange, dans la nuit, son valet de chambre l’entendit râler et le trouva sans connoissance. Il cria au secours. Mme la duchesse d’Orléans accourut en larmes ; Mme la Duchesse et Mlles ses filles par bienséance, et beaucoup de gens pour faire leur cour, dans l’espérance que le roi sauroit leur empressement. M. du Maine fut saigné, et accablé de remèdes parce qu’aucun ne réussissoit. Fagon, à qui deux heures à peine suffisoient pour s’habiller par degrés, n’y vint qu’au bout de quatre, à cause de sa sueur toutes les nuits. Il étoit celui de tous le plus nécessaire en cette occasion, parce qu’il connoissoit ce mal par sa propre expérience, quoique jamais si rudement attaqué. Il gronda fort de la saignée et de la plupart des remèdes.

On tint conseil si on éveilleroit le roi, et il passa que non, à la pluralité des voix. Il apprit à son petit lever toutes les alarmes de la nuit, qui étoient déjà bien calmées ; il alla voir ce cher fils dès qu’il fut habillé, et y fut deux fois le jour pendant, les deux ou trois premiers, et une ensuite tous les jours, jusqu’à ce qu’il fût tout à fait bien.

Mme du Maine étoit cependant à Sceaux, au milieu des fêtes qu’elle se donnoit. Elle s’écria qu’elle mourroit, si elle voyoit M. du Maine en cet état, et ne sortit point de son palais enchanté. M. du Maine, accoutumé à en approuver tout servilement, approuva fort cette conduite et l’alla voir à Sceaux dès qu’il put marcher.

Mme la princesse de Conti fut celle qui regretta le plus Monseigneur, et qui y perdit le moins. Elle l’avoit possédé seule et avec empire fort longtemps. Mlles de Lislebonne, qui ne bougeoient de chez elle, l’avoient peu à peu partagé, mais avec de grandes mesures de déférence. Le règne de Mlle Choin avoit tout absorbé ce qui étoit resté à sa maîtresse, pour qui Monseigneur ne conserva que de la bienséance accompagnée d’ennui et souvent de dégoût, que l’amusement qu’il trouva chez Mme la Duchesse ne fit qu’accroître. Mme la princesse de Conti n’étoit donc de rien depuis bien des années, avec l’amertume de savoir Mlle de Lislebonne, sa protégée et son amie, en possession des matinées libres de Monseigneur, chez elle dans un sanctuaire scellé pour tout autre que Mme d’Espinoy, où se traitoient les choses de confiance ; Mlle Choin, son infidèle domestique, devenue la reine du cœur et de l’âme de Monseigneur, et Mme la Duchesse intimement liée à elles, en tiers de tout avec elles et Monseigneur qu’elle possédoit chez elle en cour publique. Il falloit fléchir avec toutes ces personnes, ne rien voir, leur plaire ; et malgré ses humeurs, sa hauteur, son aigreur, elle s’y étoit ployée, et fut assez bonne pour être si touchée, qu’elle pensa suffoquer deux ou trois nuits après la mort de Monseigneur, en sorte qu’elle se confessa au curé de Marly.

Elle logeoit en haut au château. Le roi l’alla voir. Le degré étoit incommode ; il le fit rompre pendant Fontainebleau, et en fit un grand et commode. Il y avoit plus de dix ans qu’il n’avoit eu occasion de monter à Marly, et il falloit de ces occasions uniques pour lui faire faire l’essai de ce nouveau degré.

Mme la princesse de Conti guérit à nos dépens. Nous avions le second pavillon du coté de Marly fixe, le bas pour nous, le haut pour M. et Mme de Lauzun. Il est aussi près du château que le premier et n’en a pas le bruit ; on nous y mit pour donner le second à Mme la princesse de Conti seule avec sa dame d’honneur. Quoique ennemie de l’air et de l’humidité, elle le préféra à son logement du château pour s’attirer plus de monde par la commodité de l’abord, et y tint depuis ses grands jours avec la vieillesse de la cour qu’elle y rassembla, et qui, faute de mieux, et par la commodité d’un réduit toujours ouvert, s’y adonna toute.

On jugera aisément du désespoir et de la consternation de cette puissante cabale, si bien organisée, que l’audace avoit conduite aux attentats qu’on a rapportés. Quoique l’héritier de la couronne qu’elle avoit porté par terre se fût enfin relevé, et que son épouse, unie à Mme de Maintenon, se fût vengée de l’acteur principal d’une scène si incroyable, la cabale se tenoit ferme, gouvernoit Monseigneur, ne craignoit point qu’il lui échappât, l’entretenoit dans le plus grand éloignement de son fils et de sa belle-fille, dans le dépit secret de la disgrâce de Vendôme, se promettoit bien de monter sur le trône avec lui, et d’en anéantir l’héritier sous ce règne. Dieu souffle sur les desseins ; en un instant il les renverse, et les asservit sans espérance à celui pour la pente duquel ils n’avoient rien oublié ni ménagé. Quelle rage, mais quelle dispersion ! Vendôme en frémit en Espagne, où il ne s’étoit jeté qu’en passant. De ce moment il résolut d’y fixer ses tabernacles, et de renoncer à la France après ce qu’il avoit attenté, et ce qui l’en avoit fait sortir. Mais la guerre, par où il comptoit de se rendre nécessaire, n’étoit pas pour durer toujours. Le Dauphin et le roi d’Espagne s’étoient toujours tendrement aimés ; leur séparation n’y avoit rien changé ; la reine d’Espagne, qui y pouvoit tout, étoit sœur de son ennemie et intimement unie avec elle ; le besoin passé, son état pouvoit tristement changer ; sa ressource fut de se lier le plus étroitement qu’il put à la princesse des Ursins et de devenir son courtisan, après avoir donné la loi à nos ministres et à notre cour. On en verra bientôt les suites.

Le Vaudemont se sentit perdu. Moins bien de beaucoup auprès du roi depuis la chute de Chamillart, il ne lui restoit plus de protecteur. Torcy ne s’étoit jamais fié à lui, et Voysin n’avoit jamais répondu que par des politesses crues à toutes les avances qu’il lui avoit prodiguées. Il étoit sans commerce étroit avec les ministres, et dans la plus légère bienséance avec les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, si même il y en avoit. Tessé bien traité, mais connu de Mme la Dauphine ; la maréchale d’Estrées, qu’il s’étoit dévouée par d’autres contours, avoient les reins trop faibles pour le soutenir auprès de Mme la Dauphine ; si justement irritée contre ses nièces et contre lui, si uni à M. de Vendôme et à Chamillart. Elle s’étoit à là fin dégoûtée de la maréchale d’Estrées. Mme de La Vallière, la plus spirituelle et la plus dangereuse des Noailles, lui avoit enlevé la faveur et la confiance, et n’avoit rien de commun avec une cabale qui marchoit sous l’étendard de la Choin, toujours en garde contre tout ce qui tenoit à son ancienne maîtresse. Vaudemont n’avoit donc plus de vie effective que par le tout-puissant crédit de ses nièces sur Monseigneur, qui lui en donnoit un direct avec lui, et un autre par réflexion de l’attente du futur. Cette corde rompue, il ne savoit plus où se reprendre ; la conduite tout autrichienne du duc de Lorraine portoit un peu sur lui depuis que Chamillart n’étoit plus. Bien qu’à l’extérieur on n’eût pas donné attention aux circonstances si marquées, et qui ont été rapportées, de la conspiration tramée en Franche-Comté, qui fut déconcertée par la victoire du comte du Bourg et par la capture de la cassette de Mercy, cela n’avoit pas laissé d’écarter encore plus ce protée.

Mlle de Lislebonne, pénétrée d’une si profonde chute personnelle et commune, trop sûre de sa situation avec Mme la Dauphine, et avec tout ce qui approchoit intimement le Dauphin, n’étoit pas pour se pouvoir résoudre, altière comme elle étoit, à traîner dans une cour où elle avoit régné toute sa vie. Son oncle et elle prirent donc le parti d’aller passer l’été en Lorraine, pour se dérober à ces premiers temps de trouble, et se donner celui de se former un plan de vie tout nouveau.

La fortune secourut cette fée. La petite vérole enleva tout de suite plusieurs enfants à M. de Lorraine, entre autres une fille de sept ou huit ans, qu’il avoit fait élire abbesse de Remiremont, il y avoit deux ans, après la mort de Mme de Salm. Cet établissement parut à l’oncle et à la nièce une planche après le naufrage, un état noble et honnête pour une vieille fille, une retraite fort digne et sans contrainte, une espèce de maison de campagne pour quand elle y voudroit aller, sans nécessité de résidence assidue, ni d’abdiquer Paris et la cour, et un prétexte de l’en tirer à sa volonté, avec quarante mille livres de rente à qui en avoit peu et se trouvoit privée des voitures de Monseigneur et de toutes les commodités qu’elle en tiroit. Elle n’eut que la peine de désirer cet établissement ; tout en arrivant en Lorraine, son élection se fit aussitôt.

Sa sœur, mère de famille, plus douce et plus flexible, ne se croyoit pas les mêmes raisons d’éloignement ; son métier d’espionne de Mme de Maintenon, dont on a vu d’avance un étrange trait, lui donnoit de la protection et de la considération, dont le ressort étoit inconnu mais qui étoit marquée. Elle ne songea donc pas à quitter la cour, ce qui entroit aussi dans la politique de sa sœur et de son oncle. Mme d’Espinoy donna plutôt part qu’elle ne demanda permission de Remiremont pour sa sœur, laquelle passa avec la facilité pour eux ordinaire. Mlle de Lislebonne prit le nom de Mme de Remiremont, dont je l’appellerai désormais pour le peu de mention que j’aurai à faire d’elle dans la suite.

L’affaire de Remiremont se fit si brusquement que j’arrivai le soir de la permission donnée, sans en rien savoir, dans le salon, après le souper du roi. Je fus surpris de voir venir à moi, au sortir du cabinet du roi, Mme la Dauphine avec qui je n’avois aucune privance, m’environner et me rencoigner en riant avec cinq ou six dames de sa cour plus familières, me donner à deviner qui étoit abbesse de Remiremont. Je reculois toujours ; et le rire augmentoit de ma surprise d’une question qui me paraissoit si hors de toute portée, et de ce que je n’imaginois personne à nommer. Enfin elle m’apprit que c’étoit Mlle de Lislebonne, et me demanda ce que j’en disois. « Ce que j’en dis ? madame, lui répondis-je aussi en riant, j’en suis ravi pouvu que cela nous en délivre ici, et, à cette condition, j’en souhaiterois autant à sa sœur. — Je m’en doutois bien, répliqua la princesse, » et s’en alla riant de tout son cœur. Deux mois plus tôt, outre que l’occasion n’en eût pu être, une telle déclaration n’eût pas été de saison, quoique mes sentiments ne fussent pas ignorés. Alors, passé les premiers moments où cette hardiesse ne laissa pas de retentir, il n’en fut pas seulement question.

Mme la Duchesse fut d’abord abîmée dans la douleur. Tombée de ses plus vastes espérances, et d’une vie brillante et toujours agréablement occupée, qui lui mettoit la cour à ses pieds, mal avec Mme de Maintenon, brouillée sans retour et d’une façon déclarée avec Mme la Dauphine, en haine ouverte avec M. du Maine, en équivalent avec Mme la duchesse d’Orléans, en procès avec ses belles-sœurs, sans personne de qui s’appuyer, avec un fils de dix-huit ans, deux filles qui lui échappoient déjà par le vol qu’elle leur avoit laissé prendre, tout le reste enfant, elle se trouva réduite à regretter M. le Prince, et M. le Duc, dont la mort l’avoit tant soulagée.

Ce fut alors que l’image si chérie de M. le prince de Conti se présenta sans cesse à sa pensée et à son cœur, qui n’auroit plus trouvé d’obstacle à son penchant, et ce prince avec tant de talents que l’envie avoit laissés inutiles, réconcilié peu avant sa mort avec Mme de Maintenon, intimement lié avec le Dauphin par les choses passées, et de toute sa vie avec les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers et l’archevêque de Cambrai, uni à Mme la Dauphine par la haine commune de Vendôme et par la conduite et les propos qu’il avoit tenus pendant la campagne de Lille, auroit été bientôt le modérateur de la cour, et de l’État dans la suite. C’étoit le seul à qui Mme la Duchessse eût été fidèle, elle étoit l’unique pour qui il n’eût pas été volage ; il lui auroit fait hommage de sa grandeur, et elle auroit brillé de son lustre. Quels souvenirs désespérants, avec Lassai fils pour tout réconfort ! Faute de mieux elle s’y attacha sans mesure, et l’attachement dure encore après plus de trente ans.

Une désolation si bien fondée cessa pourtant bientôt quant à l’extérieur ; elle n’étoit pas faite pour les larmes, elle voulut s’étourdir, et pour faire diversion elle se jeta dans les amusements, et bientôt dans les plaisirs, jusqu’à la dernière indécence pour son âge et son état. Elle chercha à y noyer ses chagrins, et elle y réussit. Le prince de Rohan, qui avoit jeté un million dans l’hôtel de Guise devenu un admirable palais entre ses mains, lui donna des fêtes sous prétexte de lui faire voir sa maison.

On a vu ailleurs combien il étoit uni à Mmes de Remiremont et d’Espinoy ; cette union l’avoit lié à Mme la Duchesse. Sa chute, l’état où le procès de la succession de M. le Prince mettoient ses affaires, le nombre d’enfants qu’elle avoit, lui fit espérer que le rang et les établissements de son fils, de son frère, de sa maison, avec ce palais et des biens immenses, pourroient tenter Mme la Duchesse de se défaire pour peu d’une de ses filles en faveur de son fils, et que le souvenir de sa mère pourroit encore assez sur le roi, avec la protection de Mme d’Espinoy auprès de Mme de Maintenon, pour lever la moderne difficulté des alliances avec le sang royal.

Il redoubla donc de jeu, de soins, de fêtes, d’empressement pour Mme la Duchesse. Il s’étoit servi de sa situation brillante auprès de Monseigneur, et de ce qui le gouvernoit pour s’approcher de Mme la Dauphine par un jeu prodigieux, une assiduité et des complaisances sans bornes qu’il redoubla en cette occasion ; et la grande opinion qu’il avoit de sa figure lui avoit fait hasarder des galanteries par la Montauban sa cousine, dont Mme la Dauphine s’étoit fort moquée, mais fort en particulier, et l’avoit toujours traité avec distinction et familiarité à cause de Monseigneur et de ses entours. Il songeoit par là à donner une grande et durable protection à son rang de prince étranger. La consternation étoit tombée sur toutes ces usurpations étrangères qui espéroient tout de Monseigneur par ceux des leurs qui l’obsédoient, et qui se crurent perdues sans ressource par le nouveau Dauphin dont ils redoutoient les sentiments, et de ce qui pouvoit le plus sur lui. On a vu qu’ils auroient pu se trouver déçus dans leurs idées sur le père, mais elles étoient justes sur le fils, à qui la lecture avoit appris ce qu’ils savoient faire, et dont l’équité, le jugement solide et le discernement ne s’accommodoient pas d’un ordre de gens sortis, formés et soutenus par le désordre.

Le prince de Rohan ne put réussir dans ses vues auprès de Mme la Duchesse ; il enraya promptement. Il n’eut garde de se montrer fâché par une conduite trop marquée qui auroit mis en évidence ce qu’il vouloit si soigneusement cacher, mais n’ayant plus ni vues ni besoin d’elle, il se retira peu à peu sans cesser de la voir, et Mme de Remiremont et Mme d’Espinoy, qui n’avoient plus à compter avec elle, s’en retirèrent aussi beaucoup peu à peu. On a vu plus haut ce que devint Mlle Choin.

D’Antin mieux que jamais avec le roi, parvenu sitôt après la mort de Monseigneur au comble de ses désirs et de la fortune, n’eut pas besoin de grandes réflexions pour se consoler. On a vu, lors de la campagne de Lille, avec quelle souple adresse il avoit su s’initier avec Mme la Dauphine, qu’il n’avoit pas négligée depuis, et dont il espéroit un puissant contre-poids aux mœurs du nouveau Dauphin, et au plus qu’éloignement qui étoit entre lui et ceux qui pouvoient le plus sur ce prince. Il comptoit que la santé du roi lui donneroit le temps de rapprocher le Dauphin et de ramener peut-être à lui ceux qu’il craignoit davantage. La mort de Monseigneur l’affranchissoit d’une assiduité auprès de lui fort pénible qui lui ôtait un temps précieux auprès du roi, et il n’en pouvoit rien retrancher comme valet pris à condition de servir deux maîtres. Il se trouvoit délivré de la domination de Mme la Duchesse, par cela même réduite à compter avec lui, et débarrassé de plus de tous les manéges indispensables, et souvent très-difficiles, pour demeurer uni avec tous les personnages de cette cabale qui dominoit Monseigneur, dont les subdivisions donnoient bien de l’exercice aux initiés qui, comme d’Antin, vouloient aussi figurer avec eux, et qui avoit plus d’une fois tâté de leur jalousie et de leurs hauteurs. Enfin il espéra augmenter sa faveur par une assiduité sans partage, qui le rendroit considérable à la nouvelle cour, et lui donneroit les moyens de s’y initier à la longue. Il songeoit toujours à entrer dans le conseil, car a-t-on jamais vu un heureux se dire : C’est assez ? Des adhérents de la cabale, ou des gens particulièrement bien avec Monseigneur et qui se croyoient en situation de figure ou de fortune sous son règne, tous eurent leur part de la douleur ou de la chute. Le maréchal d’Huxelles fut au désespoir, et n’osa en faire semblant, mais pour tenir manégea sourdement une liaison avec M. du Maine. Le premier écuyer, honteux de regarder d’où son père étoit sorti, paré de sa mère et de sa femme, avoit osé plus d’une fois aspirer à être duc, et n’espéroit rien moins de Monseigneur, tellement qu’il fut affligé comme un homme qui a perdu sa fortune. Harcourt plus avant qu’eux tous, se consola plus aisément que pas un. Il avoit Mme de Maintenon entièrement à lui, sa fortune complète, et il avoit su se mettre secrètement bien avec la Dauphine, il y avoit longtemps, au lieu que les deux précédents n’y avoient aucune jointure, ni avec le Dauphin, et se trouvoient fort éloignés de ce qui l’approchoit le plus, pareils en ce dernier article à Harcourt. Boufflers, assez avant avec Monseigneur pour lui avoir fait ses plaintes des froideurs, pour ne rien dire de plus, qu’il recevoit du roi sans cesse depuis ses désirs de l’épée de connétable, et qui en étoit favorablement écouté, le regretta par amitié en galant homme. Il étoit encore plus à portée du nouveau Dauphin qui savoit mieux connoître et goûter la vertu. Je l’avois extrêmement rapproché des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers ; je m’en étois fait un travail, et j’y avois assez réussi pour m’en promettre des fruits. Ainsi Boufflers n’avoit qu’à gagner, considéré d’ailleurs de Mme la Dauphine, et toujours très-bien avec Mme de Maintenon, et dans un comble de fortune.

De classe inférieure, Sainte-Maure, qui n’étoit bon qu’à jouer, perdit véritablement sa fortune. La Vallière tenoit trop de toutes façons à Mme la princesse de Conti pour attendre beaucoup d’un prince dans la main de Mlle Choin ; il avoit épousé celle des Noailles qui avoit le plus d’esprit, de sens, d’adresse, de vues, de manéges et d’intrigue, qui gouvernoit sa tribu, qui étoit comptée à la cour, et qui étoit dans la plus grande confidence de la nouvelle Dauphine ; avec cela hardie, entreprenante, mais avec des boutades et beaucoup d’humeur. Biron et Roucy qui, sans être menins, étoient de tout temps très-attachés, et de tous les voyages de Monseigneur, crurent leur fortune perdue. Roucy eut raison ; il falloit être Monseigneur pour en faire une espèce de favori. Biron, prisonnier d’Audenarde, conservoit le chemin de la guerre ; il est aujourd’hui duc et pair, comme on le verra en son temps, et doyen des maréchaux de France. Il étoit frère de Mme de Nogaret et de Mme d’Urfé, amies intimes de Mme de Saint-Simon et les miennes, et neveu de M. de Lauzun de chez qui il ne bougeoit. Je l’avois appproché de M. de Beauvilliers, et j’avois réussi à le bien mettre avec lui ; par ce côté si important, et par sa sœur auprès de Mme la Dauphine, il eut de quoi espérer de la nouvelle cour.

Trois hommes à part peuvent tenir encore place ici : les ducs de La Rocheguyon, de Luxembourg et de Villeroy. On a vu les liens par lesquels M. de Luxembourg tenoit à Monseigneur, dont il avoit lieu de se promettre une figure autant qu’il en pouvoit être capable. D’ailleurs il ne tenoit à rien ; car, hors quelques agréments en Normandie, Voysin ne pouvoit le mener plus loin. Le roi ne considéroit en lui que son nom. Il avoit conservé des amis de son père, et il étoit fort du grand monde, mais c’étoit tout, malgré l’amitié de M. de Chevreuse, qui sentoit bien qu’il n’y avoit point de parti à en tirer. Il étoit si grand seigneur qu’il put se consoler dans soi-même. Il en faut dire encore plus des deux autres, qui par leurs charges existoient d’une façon plus importante pour eux et plus soutenue. Les mêmes, lettres, dont j’ai parlé quelque part ici, qui causèrent leur disgrâce, dont ils ne sont même personnellement jamais bien revenus avec le roi, les avoient bien mis avec Monseigneur, outre l’habitude et à peu près le même âge ; mais ils n’avoient pas auprès de lui les mêmes ailes que M. de Luxembourg, et comme lui avoient perdu M. le prince de Conti, leur ami intime, qui les avoit laissés à découvert à M. de Vendôme et aux siens. Celui-ci n’y étoit plus, mais il y existoit par d’autres, et seroit sûrement revenu après le roi. Ce n’étoit pas qu’ils fussent personnellement mal avec lui ; mais les amis intimes de feu M. le prince de Conti ne pouvoient jamais être les siens. Ces deux beaux-frères, avec de si grands établissements, ne firent donc pas une si grande perte.

Un quatrième se trouva dans un nouveau désarroi. C’étoit La Feuillade. Perdu à son retour de Turin, il avoit cherché à s’attacher à Monseigneur, et à profiter du peu de temps que Chamillart demeura en place pour s’appuyer de Mlle de Lislebonne et de M. de Vendôme. On a vu ailleurs qu’il avoit percé jusqu’à Mlle Choin. Le jeu d’ailleurs le soutenoit à Meudon. Il étoit de tous les voyages, sans pourtant avoir rien gagné sur Monseigneur. Néanmoins, avec de si puissants entours, il comptoit sous lui se ramener la fortune. Il en désespéroit du reste du règne du roi ; et pour celui qui le devoit suivre, il avoit tout ce qu’il falloit pour en être encore plus éloigné ; aussi fut-il fort affligé.

Deux genres d’hommes fort homogènes, quoique fort disproportionnés, le furent jusqu’au plus profond du cœur, les ministres et les financiers. On a vu, à l’occasion de l’établissement du dixième, ce que le nouveau-Dauphin pensoit de ces derniers, et avec quelle liberté il s’en expliquoit. Mœurs, conscience, instruction, tout en lui étoit pour eux cause très-certaine des plus vives terreurs. Celle des ministres ne fut guère moindre. Monseigneur étoit le prince qu’il leur falloit pour régner en son nom, avec plus, s’il se peut, de pouvoir qu’ils n’en avoient usurpé, mais avec beaucoup moins de ménagement. En sa place, ils voyoient arriver un jeune prince instruit, appliqué, accessible, qui voudroit voir et savoir, et qui avoit, avec une volonté déjà soupçonnée, tout ce qu’il falloit pour les tenir bas, et vraiment ministres, c’est-à-dire exécuteurs, et plus du tout ordonnateurs, encore moins dispensateurs. Ils le sentirent, et déjà ils commencèrent un peu à baisser le ton, on peut juger avec quelle douleur.

Le chancelier perdoit tout le fruit d’un attachement qu’il avoit su ménager dès son entrée aux finances, et qu’il avoit eu moyen et attention de cultiver très-soigneusement par Bignon son neveu, par du Mont qu’il avoit rendu son ami par mille services, par Mlle de Lislebonne et Mme d’Espinoy qu’ils s’étoient aussi dévouées, en sorte qu’il avoit lieu de se flatter sous Monseigneur, qui lui marquoit amitié et distinction, du premier personnage dans les affaires, et d’une influence principale à la cour, que ses talents étoient bastants pour soutenir, et pour porter fort loin dans la primauté de sa charge. L’échange de ce qui succédoit étoit bien différent. Rien là ne lui riait. Ennemi réputé des jésuites, et fort soupçonné de jansénisme, brouillé dès son entrée aux finances avec le duc de Beauvilliers, et hors de bienséance ensemble par les prises au conseil, où ils étoient rarement d’accord, et où, sur les matières de Rome, elles se poussoient quelquefois loin, et sans ménagement de la part du chancelier, déclaré de plus, même avec feu, contre l’archevêque de Cambrai dans tout le cours et les suites de son affaire. C’en étoit trop, avec un caractère droit, sec, ferme, pour ne pas se croire perdu, et pour que l’amitié, qui s’étoit maintenue entre le duc de Chevreuse et lui, lui pût être une ressource, et il le sentit bien.

Son fils, aussi universellement abhorré qu’il étoit mathématiquement détestable, avoit encore trouvé le moyen de se faire également craindre et mépriser, d’user même la bassesse d’une cour la plus servile, et de se brouiller avec les jésuites, tout en faisant profession d’intimité avec eux, en les maltraitant en mille choses, jusque-là qu’au lieu de lui savoir gré de l’inquisition et de la persécution ouverte qu’il faisoit avec une singulière application à tout ce qu’il croyoit qui pouvoit sentir le jansénisme, ils l’imputoient à son goût de faire du mal.

C’étoit la bête de la nouvelle Dauphine qui ne s’épargnoit pas à lui nuire auprès du roi. J’en dirai un trait entre plusieurs. Un soir que Pontchartrain sortoit de travailler avec le roi, elle entra du grand cabinet dans la chambre. Mme de Saint-Simon la suivoit avec une ou deux dames. Elle avisa, auprès de la place où Pontchartrain avoit été, de gros vilains crachats pleins de tabac : « Ah ! voilà qui est effroyable ! dit-elle au roi ; c’est votre vilain borgne ; il n’y a que lui qui puisse faire de ces horreurs-là, » et de là à lui tomber dessus de toutes les façons. Le roi la laissa dire, puis lui montrant Mme de Saint-Simon, l’avertit que sa présence la devoit retenir. « Bon ! répondit-elle, elle ne le dira pas comme moi ; mais je suis sûre qu’elle en pense tout de même. Eh ! qui est-ce qui en pense autrement ? » Là-dessus le roi sourit, et se leva pour passer au souper. Le nouveau Dauphin n’en pensoit guère mieux, ni tout ce qui l’approchoit. C’étoit donc une meule de plus attachée au cou du père, qui en sentoit tout le poids, et Mme de Maintenon, de longue main brouillée avec le père comme on l’a vu en son temps, n’amait pas mieux le fils que la princesse.

La Vrillière étoit aimé parce qu’il faisoit plaisir de bonne grâce aux rares occasions que sa charge lui en pouvoit fournir, mais qui n’avoit que des provinces sans autre département [1]. Lui et sa femme ensemble, et chacun à part, étoient très-bien avec Monseigneur ; amis intimes de du Mont, et parvenus auprès de Mlle Choin à une amitié de confiance, à quoi le premier écuyer et Bignon encore plus les avoient fort servis. La perte fut donc extrême. Il ne tenoit d’ailleurs qu’au chancelier, avec qui il vivoit comme un fils ; et cette liaison si naturelle m’avoit été un obstacle à l’approcher du duc de Beauvilliers, à quoi j’avois vainement travaillé. Mme de Mailly, sa belle-mère, n’avoit pas les reins assez forts pour le soutenir. Il avoit un malheur domestique qu’il eut la sagesse d’ignorer seul à la cour, et ce malheur creusoit sa ruine. Mme de La Vrillière, en butte à Mme la Dauphine, triomphoit d’elle en folle depuis bien des années sans ménagement. Il y avoit eu jusqu’à des scènes, et Mme la Dauphine ne haïssait rien au monde tant qu’elle. Tout cela présageoit un triste avenir.

Voysin, sans nulle autre protection que celle de Mme de Maintenon, sans art, sans tour, sans ménagement pour personne, enfoncé dans ses papiers, enivré de sa faveur, sec, pour ne pas dire brutal, en ses réponses, et insolent dans ses lettres, n’avoit pour lui que le manége de sa femme ; et tous deux nulle liaison avec la nouvelle cour, trop nouveaux pour s’être fait des amis, et le mari peu propre à s’en faire, peut-être moins à en conserver, avec une place la plus enviée de toutes, et la moins difficile à y trouver un successeur.

Torcy, doux et mesuré, avoit pour soi la longue expérience des affaires, et le secret de l’État et des postes, beaucoup d’amis et point d’ennemis alors. Il étoit cousin germain des duchesses de Chevreuse et de Beauvilliers, et gendre de Pomponne, pour qui MM. de Chevreuse et de Beauvilliers avoient une confiance entière, et une estime qui alloit à la vénération. D’ailleurs, sans liaison avec Monseigneur, ni avec la cabale frappée. Une telle position sembloit heureuse à l’égard de la nouvelle cour, mais ce n’étoit qu’une écorce. Au fond, Torcy n’étoit qu’en bienséance avec les ducs et les duchesses de Chevreuse et de Beauvilliers ; ni la parenté, ni le commerce continuel et indispensable d’affaires, n’avoient pu fondre les glaces qui s’étoient mises entre eux. Ils ne se voyoient que par nécessité d’affaires ou de bienséance, et cette froide bienséance n’étoit pas même poussée bien loin. Torcy et sa femme vivoient dans la plus parfaite union. Mme de Torcy, avec de l’humeur et de la hauteur, ne daignoit pas voiler assez ses sentiments. Son nom les rendoit encore plus suspects ; et quelque chose de plus que du crédit qu’elle avoit pris sur son mari le rendoit coupable d’après elle, et conséquemment aux yeux des deux ducs dangereux dans le ministère. Il ne fléchissoit point au conseil sur les matières de Rome, où tout en douceur il soutenoit avec force et capacité les avis que le chancelier embrassoit après, et qui donnoient lieu à ses prises avec le duc de Beauvilliers, qui y souffroit beaucoup des raisons détaillées de l’un, soutenues de la force et de l’autorité de l’autre. Mme de Torcy étoit moins aimée que Torcy, et plutôt éloignée qu’approchée de la nouvelle Dauphine pour qui elle ne s’étoit jamais contrainte, encore moins pour qui que ce fût. Elle ne laissoit pas d’avoir des amis, ainsi que Torcy, mais dont pas un n’étoit d’aucune ressource pour le futur que sa sœur par Mme la Duchesse, qui pût leur faire regretter Monseigneur.

Desmarets avoit assez longtemps tâté de la plus profonde disgrâce pour avoir pu faire d’utiles réflexions, et il avoit été ramené sur l’eau avec tant de travail et de peine qu’il devoit avoir appris à connoître les amis de sa personne, et à discerner ceux que les places donnent toujours, mais qui ne durent qu’autant qu’elles. Il avoit assez d’esprit et de sens pour que rien lui manquât de ce côté pour la conduite, et cependant il en manqua tout à fait. Le ministère l’enivra. Il se crut l’Atlas qui soutenoit le monde, et dont l’État ne pouvoit se passer ; il se laissa séduire par les nouveaux amis de cour, et il compta pour rien ceux de sa disgrâce.

On a vu ailleurs que mon père, et moi à son exemple, avions été des principaux, et que je l’avois fort servi auprès de Chamillart, et pour rentrer dans les finances, et pour lui succéder dans la place de contrôleur général. On a vu qu’il ne l’ignoroit pas, et tout ce qui se passa là-dessus entre lui et moi. Avec la déclaration que je lui avois faite, et que je tins exactement, il devoit donc être doublement à son aise avec moi. Néanmoins je m’aperçus bientôt qu’il se refroidissoit ; je suivis d’un œil sa conduite à mon égard pour ne me pas méprendre entre ce qui pouvoit être accidentel dans un homme chargé d’affaires épineuses, et ce que j’en soupçonnois. Mes soupçons devinrent une évidence qui me firent retirer de lui tout à fait, sans toutefois faire semblant de rien. Les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers s’aperçurent de cette retraite ; ils m’en parlèrent, ils me pressèrent ; je leur avouai le fait et la cause. Ils essayèrent de me persuader que Desmarets étoit le même pour moi, et qu’il ne falloit pas prendre garde au froid et à la distinction que lui donnoient ses tristes occupations. Ils m’exhortèrent souvent d’aller chez lui, je les laissois dire et ne changeois rien à ce que je m’étois proposé. À la fin, lassés de mon opiniâtreté, pendant le dernier voyage de Fontainebleau ils me prirent un matin et me menèrent dîner chez Desmarets. Je résistai ; ils le voulurent : j’obéis, et leur dis qu’ils auroient donc le plaisir d’être convaincus par eux-mêmes. En effet, le froid et l’inapplication furent si marqués pour moi, que les deux ducs piqués me l’avouèrent, et convinrent que j’avois raison de cesser de le voir.

Eux-mêmes ne tardèrent pas d’éprouver la même chose. L’honneur d’être leur cousin germain étoit le plus grand relief de Desmarets, et leur situation un appui pour lui et une décoration infinie. La relation nécessaire d’affaires avec eux étoit un autre lien. Enfin c’étoient ceux qui, à force de bras par Chamillart et par eux-mêmes, l’avoient tiré d’opprobre, et remis en honneur et dans le ministère. Malgré tant de raisons si majeures d’attachement et d’union, il les mit au même point où j’étois avec lui. Ils ne se voyoient que de loin à loin par une rare bienséance, et fort peu de communication d’affairés qui ne se pouvoit éviter entièrement avec le duc de Beauvilliers, de qui je sus vers ces temps-ci que lui ni le duc de Chevreuse ne lui parloient plus de rien, et qu’ils étoient hors de toute portée avec lui.

Il alla jusqu’à persécuter ouvertement le vidame d’Amiens, et les chevau-légers à cause du vidame, qui rompit ouvertement avec lui. Il n’en usa pas mieux avec Torcy, sa mère et sa sœur, dont il avoit été le commensal, depuis ses premiers retours de Maillebois jusqu’à son entrée dans le ministère, et il les poussa tous trois à ne le plus voir du tout. Le chancelier, qui à la vérité n’avoit pas été heureux pour lui, mais qui avoit rompu auprès du roi les premières glaces pour le rappeler aux finances du temps qu’il étoit contrôleur général, étoit le seul de tous les ministres qui ne fût pas payé, en sorte qu’il n’eut rien à se reprocher du côté de l’ingratitude, dans une place, et avec une humeur féroce dont il n’étoit pas maître, qui le rendoit redoutable aux femmes même, et d’une paresse qui ralentissoit tout.

Une conduite si dépravée ne lui donnoit pas beau jeu pour l’avenir, et son peu d’accès auprès de Monseigneur et de son intime cour ne lui faisoit rien perdre à ce qui venoit de disparaître. Telle étoit à la mort de Monseigneur la situation des ministres. Il faut venir maintenant à celle du duc de Beauvilliers, et de ceux qui trouvèrent leur ressource dans ce grand changement, et voir après les effets de ces contrastes.

Peu de gens parurent sur la scène du premier coup d’œil. Ceux-là mêmes ne purent être guère aperçus, hors les principaux ou les plus marqués, par les mesures politiques dont ils se couvrirent ; mais on peut juger qu’il y eut presse d’avoir part avec ces principaux, et avec ceux des autres qui purent être reconnus. On peut imaginer encore quels furent les sentiments du duc de Beauvilliers, le seul homme peut-être pour lequel Monseigneur avoit conçu une véritable aversion, jusqu’à ne l’avoir pu dissimuler, laquelle étoit sans cesse bien soigneusement fomentée. En échange, Beauvilliers voyoit l’élévation inespérée d’un pupille qui se faisoit un plaisir secret de l’être encore, et un honneur public de le montrer, sans que rien eût pu le faire changer là-dessus. L’honnête homme dans l’amour de l’État, l’homme de bien dans le désir du progrès de la vertu, et sous ce puissant auspice un autre M. de Cambrai dans Beauvilliers, se voyoit à portée de servir utilement l’État et la vertu, de préparer le retour de ce cher archevêque, et de le faire un jour son coopérateur en tout. À travers la candeur et la piété la plus pure, un reste d’humanité inséparable de l’homme faisant goûter à celui-ci un élargissement de cœur et d’esprit imprévu, un aise pour des desseins utiles qui désormais se remplissoient comme d’eux-mêmes, une sorte de dictature enfin d’autant plus savoureuse qu’elle étoit plus rare et plus pleine, moins attendue et moins contredite, et qui par lui se répandoit sur les siens, et sur ceux de son choix. Persécuté au milieu de la plus éclatante fortune, et, comme on l’a vu ici en plus d’un endroit, poussé quelquefois jusqu’au dernier bord du précipice, il se trouvoit tout d’un coup fondé sur le plus ferme rocher ; et peut-être ne regarda-t-il pas sans quelque complaisance ces mêmes vagues, de la violence desquelles il avoit pensé être emporté quelquefois, ne pouvoir plus que se briser à ses pieds. Son âme toutefois parut toujours dans la même assiette ; même sagesse, même modération, même attention, même douceur, même accès, même politesse, même tranquillité, sans le moindre élan d’élévation, de distraction, d’empressement. Une autre cause plus digne de lui le combloit d’allégresse. Sûr du fond du nouveau Dauphin, il prévit son triomphe sur les esprits et sur les cœurs dès qu’il seroit affranchi et en sa place, et ce fut sur quoi il s’abandonna secrètement avec nous à sa sensibilité. Chevreuse, un avec lui dans tous les temps de leur vie, s’éjouit avec lui de la même joie, et y en trouva les mêmes motifs, et leurs familles s’applaudirent d’un consolidement de fortune et d’éclat qui ne tarda pas à paroître. Mais celui de tous à qui cet événement devint le plus sensible fut Fénelon, archevêque de Cambrai. Quelle préparation ! Quelle approche d’un triomphe sûr et complet, et quel puissant rayon de lumière vint à percer tout à coup une demeure de ténèbres ! Confiné depuis douze ans dans son diocèse, ce prélat y vieillissoit sous le poids inutile de ses espérances, et voyoit les années s’écouler dans une égalité qui ne pouvoit que le désespérer. Toujours odieux au roi, à qui personne n’osoit prononcer son nom, même en choses indifférentes ; plus odieux à Mme de Maintenon, parce qu’elle l’avoit perdu ; plus en butte que nul autre à la terrible cabale qui disposoit de Monseigneur, il n’avoit de ressource qu’en l’inaltérable amitié de son pupille, devenu lui-même victime de cette cabale, et qui, selon le cours ordinaire de la nature, le devoit être trop longtemps pour que le précepteur pût se flatter d’y survivre, ni par conséquent de sortir de son état de mort au monde. En un clin d’œil, ce pupille devient Dauphin ; en un autre, comme on va le voir, il parvient à une sorte d’avant-règne. Quelle transition pour un ambitieux ! On l’a déjà fait connoître lors de sa disgrâce. Son fameux Télémaque, qui l’approfondit plus que tout et la rendit incurable, le peint d’après nature. C’étoient les thèmes de son pupille qu’on déroba, qu’on joignit, qu’on publia à son insu dans la force de son affaire. M. de Noailles, qui, comme on l’a vu, ne vouloit rien moins que toutes les places du duc de Beauvilliers, disoit au roi alors et à qui voulut l’entendre, qu’il falloit être ennemi de sa personne pour l’avoir composé. Quoique si avancés ici dans la connoissance d’un prélat qui a fait, jusque du fond de sa disgrâce, tant de peur, et une figure en tout état si singulière, il ne sera pas inutile d’en dire encore un mot ici.

Plus coquet que toutes les femmes, mais en solide et non en misères, sa passion étoit de plaire, et il avoit autant de soin de captiver les valets que les maîtres, et les plus petites gens que les personnages. Il avoit pour cela des talents faits exprès, une douceur, une insinuation, des grâces naturelles et qui couloient de source, un esprit facile, ingénieux, fleuri, agréable, dont il tenoit, pour ainsi dire, le robinet, pour en verser la qualité et la quantité exactement convenables à chaque chose et à chaque personne. Il se proportionnoit et se faisoit tout à tous ; une figure fort singulière, mais noble, frappante, perçante, attirante ; un abord facile à tous ; une conversation aisée, légère et toujours décente, un commerce enchanteur ; une piété facile, égale, qui n’effarouchoit point et se faisoit respecter ; une libéralité bien entendue ; une magnificence qui n’insulte point, et qui se versoit sur les officiers et les soldats, qui embrassoit une vaste hospitalité, et qui, pour la table, les meubles et les équipages, demeuroit dans les justes bornes de sa place ; également officieux et modeste, secret dans les assistances qui se pouvoient cacher et qui étoient sans nombre, leste et délié sur les autres jusqu’à devenir l’obligé de ceux à qui il les donnoit, et à le persuader ; jamais empressé, jamais de compliments, mais une politesse qui, en embrassant tout, étoit toujours mesurée et proportionnée, en sorte qu’il sembloit à chacun qu’elle n’étoit que pour lui, avec cette précision dans laquelle il excelloit singulièrement. Adroit surtout dans l’art de porter les souffrances, il en usurpoit un mérite qui donnoit tout l’éclat au sien, et qui en portoit l’admiration et le dévouement pour lui dans le cœur de tous les habitants des Pays-Bas quels qu’ils fussent, et de toutes les dominations qui les partageoient, dont il avoit l’amour et la vénération. Il jouissoit, en attendant un autre genre de vie, qu’il ne perdit jamais de vue, de toute la douceur de celle-ci, qu’il eût peut-être regrettée dans l’éclat après lequel il soupira toujours, et il en jouissoit avec une paix si apparente que qui n’eût su ce qu’il avoit été, et ce qu’il pouvoit devenir encore, aucun même de ceux qui l’approchoient le plus, et qui le voyoient avec le plus de familiarité, ne s’en seroit jamais aperçu.

Parmi tant d’extérieur pour le monde, il n’en étoit pas moins appliqué à tous les devoirs d’un évêque qui n’auroit eu que son diocèse à gouverner, et qui n’en auroit été distrait par aucune autre chose. Visites d’hôpitaux, dispensation large mais judicieuse d’aumônes, clergé, communautés, rien ne lui échappoit. Il disoit tous les jours la messe dans sa chapelle, officioit souvent, suffisoit à toutes ses fonctions épiscopales sans se faire jamais suppléer, prêchoit quelquefois. Il trouvoit du temps pour tout, et n’avoit point l’air occupé. Sa maison ouverte, et sa table de même, avoit l’air de celle d’un gouverneur de Flandre, et tout à la fois d’un palais vraiment épiscopal ; et toujours beaucoup de gens de guerre distingués, et beaucoup d’officiers particuliers, sains, malades, blessés, logés chez lui, défrayés et servis comme s’il n’y en eût eu qu’un seul ; et lui ordinairement présent aux consultations des médecins et des chirurgiens, faisant d’ailleurs, auprès des malades et des blessés les fonctions de pasteur le plus charitable, et souvent par les maisons et par les hôpitaux ; et tout cela sans oubli, sans petitesse, et toujours prévenant, avec les mains ouvertes. Aussi était-il adoré de tous. Ce merveilleux dehors n’étoit pourtant pas tout lui-même.

Sans entreprendre de le sonder, on peut dire hardiment qu’il n’étoit pas sans soins et sans recherche de tout ce qui pouvoit le raccrocher et le conduire aux premières places. Intimement uni à cette partie des jésuites à la tête desquels étoit le P. Tellier, qui ne l’avoient jamais abandonné, et qui l’avoient soutenu jusque par delà leurs forces, il occupa ses dernières années à faire des écrits qui, vivement relevés par le P. Quesnel et plusieurs autres, ne firent que serrer les nœuds d’une union utile par où il espéra d’émousser l’aigreur du roi. Le silence dans l’Église étoit le partage naturel d’un évêque dont la doctrine avoit, après tant de bruit et de disputes, été solennellement condamnée. Il avoit trop d’esprit pour ne le pas sentir ; mais il eut trop d’ambition pour ne compter pas pour rien tant de voix élevées contre l’auteur d’un dogme proscrit et ses écrits dogmatiques, et beaucoup d’autres qui ne l’épargnèrent pas sur le motif que le monde éclairé entrevoyoit assez.

Il marcha vers son but sans se détourner ni à droite ni à gauche ; il donna lieu à ses amis d’oser nommer son nom quelquefois, il flatta Rome pour lui si ingrate, il se fit considérer par toute la société des jésuites comme un prélat d’un grand usage, en faveur duquel rien ne devoit être épargné. Il vint à bout de se concilier La Chétardie, curé de Saint-Sulpice, directeur imbécile et même gouverneur de Mme de Maintenon.

Parmi ces combats de plume, Fénelon, uniforme dans la douceur de sa conduite et dans sa passion de se faire aimer, se garda bien de s’engager dans une guerre d’action. Les Pays-Bas fourmilloient de jansénistes ou de gens réputés tels. En particulier son diocèse et Cambrai même en étoit plein. L’un et l’autre leur furent des lieux de constant asile et de paix. Heureux et contents d’y trouver du repos sous un ennemi de plume, ils ne s’émurent de rien à l’égard de leur archevêque qui, bien que si contraire à leur doctrine, leur laissoit toute sorte de tranquillité. Ils se reposèrent sur d’autres de leur défense dogmatique, et ne donnèrent point d’atteinte à l’amour général que tous portoient à Fénelon. Par une conduite si déliée, il ne perdit rien du mérite d’un prélat doux et pacifique, ni des espérances d’un évêque dont l’Église devoit tout se promettre ; et dont l’intérêt étoit de tout faire pour lui.

Telle étoit la position de l’archevêque de Cambrai, lorsqu’il apprit la mort de Monseigneur, l’essor de son disciple, l’autorité de ses amis. Jamais liaison ne fut plus forte ni plus inaltérable que celle de ce petit troupeau à part. Elle étoit fondée sur une confiance intime et fidèle, qui elle-même l’étoit, à leur avis, sur l’amour de Dieu et de son Église. Ils étoient presque tous gens d’une grande vertu, grands et petits, à fort peu près qui en avoient l’écorce qui étoit prise par les autres pour la vertu même. Tous n’avoient qu’un but qu’aucune disgrâce ne put déranger, tous qu’une marche compassée et cadencée vers ce but, qui étoit le retour de Cambrai leur maître, et cependant de ne vivre et ne respirer que pour lui, de ne penser et de n’agir que sur ses principes, et de recevoir ses avis en tout genre comme les oracles de Dieu même dont il étoit le canal. Que ne peut point un enchantement de cette nature, qui ayant saisi le cœur des plus honnêtes gens, l’esprit de gens qui en avoient beaucoup, le goût et la plus ardente amitié des personnes les plus fidèles, s’est encore divinisé en eux par l’opinion ferme, ancienne, constante, qu’en cela consiste piété, vertu, gloire de Dieu, soutien de l’Église, et le salut particulier de leurs âmes, à quoi de bonne foi tout étoit postposé chez eux ! Par ce développement on voit sans peine quel puissant ressort étoit l’archevêque de Cambrai à l’égard des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers et de leurs épouses, qui tous quatre n’étoient qu’un cœur, une âme, un sentiment, une pensée. Ce fut peut-être cette considération unique qui empêcha la retraite du duc de Beauvilliers à la mort de ses enfants, et lorsqu’il eut achevé l’établissement intérieur de sa famille, enfin aux diverses occasions où on l’a vu ici si près d’être perdu. Le duc de Chevreuse et lui avoient un goût et un penchant entier à la retraite. Il y étoit si entier que leur vie en tenoit une proximité tout à fait indécente à leurs emplois ; mais l’ardeur de leurs désirs d’être utiles à la gloire de Dieu, à l’Église, à leur propre salut, le leur fit croire de la meilleure foi du monde attaché à demeurer en des places qui pussent ne rien laisser échapper sur le retour de leur père spirituel. Il ne leur fallut pas une raison à leur avis moins transcendante pour essayer tout, glisser sur tout et conjurer les orages, pour n’avoir pas à se reprocher un jour le crime de s’être rendus inutiles à une œuvre à leurs yeux si principale, dont les occasions leur pouvoient être présentées par les ressorts inconnus de la Providence, encore que, depuis si longtemps, ils n’y eussent pu entrevoir le moindre jour.

Le changement subit arrivé par la mort de Monseigneur leur parut cette grande opération de la Providence, expresse pour M. de Cambrai, si persévéramment attendue, sans savoir d’où ni comment elle s’accompliroit, la récompense du juste qui vit de la foi, qui espère contre toute espérance, et qui est délivré au moment le plus imprévu. Ce n’est pas que je leur aie ouï rien dire de tout cela ; mais qui les voyoit comme moi dans leur intérieur, y voyoit une telle conformité dans tout le tissu de leur vie, de leur conduite, de leurs sentiments que leur attribuer ceux-là, c’est moins les scruter que les avoir bien connus. Serrés sur tout ce qui pouvoit approcher ces matières, renfermés entre eux autres anciens disciples, avec une discrétion et une fidélité merveilleuse, sans faire ni admettre aucuns prosélytes dans la crainte de s’en repentir, ils ne jouissoient qu’ensemble d’une vraie liberté, et cette liberté leur étoit si douce qu’ils la préféroient à tout ; de là, plus que de toute autre chose, cette union plus que fraternelle des ducs et des duchesses de Chevreuse et de Beauvilliers ; de là le mariage du duc de Mortemart, fils de la disciple sans peur, sans mesure, sans contrainte ; de là les retraites impénétrables de la fin de chaque semaine à Vaucresson, avec un très-petit nombre de disciples trayés, obscurs et qui s’y succédoient les uns aux autres ; de là cette clôture de monastère qui les suivoit au milieu de la cour ; de là cet attachement au delà de tout au nouveau Dauphin, soigneusement élevé et entretenu dans les mêmes sentiments. Ils le regardoient comme un autre Esdras, comme le restaurateur du temple et du peuple de Dieu après la captivité.

Dans ce petit troupeau étoit une disciple des premiers temps formée par M. Bertau, qui tenoit des assemblées à l’abbaye de Montmartre, où elle ayait été instruite dès sa jeunesse, où elle alloit toutes les semaines avec M. de Noailles qui sut bien s’en retirer à temps : c’étoit la duchesse de Béthune, qui avoit toujours augmenté depuis en vertu, et qui avoit été trouvée digne par Mme Guyon d’être sa favorite. C’étoit par excellence la grande âme, devant qui M. de Cambrai même étoit en respect, et qui n’y étoit à son tour que par humilité et par différence de sexe. Cette confraternité avoit fait de la fille du surintendant Fouquet l’amie la plus intime des trois filles de Colbert et de ses gendres, qui la regardoient avec la plus grande vénération.

Le duc de Béthune, son mari, n’étoit qu’un frère coupe-choux qu’on toléroit à cause d’elle ; mais le duc de Charost, son fils, recueillit tous les fruits de la béatitude de sa sainte mère. Une probité exacte, beaucoup d’honneur, et tout ce qu’il y pouvoit ajouter de vertu à force de bras, mais rehaussée de tout l’abandon à M. de Cambrai qui se pouvoit espérer du fils de la disciple mère, faisoit le fond du caractère de ce fils, d’ailleurs incrusté d’une ambition extrême, de jalousie à proportion, d’un grand amour du monde dans lequel il étoit fort répandu, et auquel il étoit fort propre ; l’esprit du grand monde, aucun d’affaires, nulle instruction de quelque genre que ce fût, pas même de dévotion, excepté celle qui étoit particulière au petit troupeau, et d’un mouvement de corps incroyable ; fidèle à ses amis et fort capable d’amitié, et secret à surprendre à travers cette insupportable affluence de paroles, héréditaire chez lui de père en fils. Il a peut-être été le seul qui ait su joindre une profession publique de dévotion de toute sa vie avec le commerce étroit des libertins de son temps, et l’amitié de la plupart, qui tous le recherchoient et l’avoient tant qu’ils pouvoient dans leurs parties où il n’y avoit pas de débauche, et non-seulement sans se moquer de ses pratiques si contraires aux leurs (je dis la meilleure compagnie et la plus brillante de la cour et des armées), mais avec liberté et confiance, retenus même par considération pour lui, et sans que leur gaieté ni leur liberté en fût altérée. Il étoit de fort bonne compagnie et bon convive, avec de la valeur, de la gaieté et des propos et des expressions souvent fort plaisantes. La vivacité de son tempérament lui donnoit des passions auxquelles sa piété donnoit un frein pénible, mais qui en prenoit le dessus à force de bras, et qui fournissoient souvent avec lui à la plaisanterie.

M. de Beauvilliers avoit fort souhaité autrefois que Charost et moi liassions ensemble ; et cette liaison qui s’étoit faite avoit réussi jusqu’à la plus grande intimité, qui a toujours duré depuis entre nous. Je n’ai jamais connu M. de Cambrai que de visage ; j’étois à peine entré dans le monde lors du déclin de sa faveur ; je ne me suis jamais présenté aux mystères du petit troupeau. C’étoit donc être bien inférieur au duc de Charost à l’égard des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, dont on lui verra bientôt recueillir le fruit, et néanmoins il en étoit demeuré avec eux à la confiance de leur gnose [2], tandis que je l’avois entière sur tout ce qui regardoit l’État, la cour et la conduite du Dauphin. Sur leur gnose, ils ne m’en parloient pas ; mais ils étoient à cœur ouvert avec moi sur leur attachement et leur admiration de M. de Cambrai, sur les désirs et les mesures de son retour. Dampierre et Vaucresson m’étoient ouverts en tout temps ; les condisciples obscurs y paraissoient librement devant moi, et y conversoient de même ; et j’étois l’unique, non initié en leur gnose, dans ce genre de confiance et de liberté avec eux. Il y avoit déjà bien des années que je m’étois aperçu qu’il s’en falloit tout que Charost ne fût aussi avant que moi dans leur confiance, par bien des choses dont il se plaignoit à moi de leur réserve, que je lui laissois ignorer qu’ils m’avoient confiées ; et je ne vis pas depuis qu’il avançât là-dessus avec eux, tandis qu’ils me disoient et consultoient avec moi toutes choses.

Dans ma surprise de cette différence d’un homme si fort mon ancien d’âge et de cette sorte d’amitié si puissante avec eux, j’en ai souvent cherché les causes. Son activité étoit toute de corps ; il étoit bien plus répandu que moi dans le monde, mais il savoit peu et ne suivoit guère ce qui s’y passoit de secret et d’important. Il ignoroit donc les machines de la cour, que me découvroient ma liaison avec les acteurs principaux des deux sexes, et mon application à démêler, à savoir et à suivre journellement toutes ces sortes de choses toujours curieuses, ordinairement utiles, et souvent d’un grand usage.

Mme de Saint-Simon étoit aussi tout à fait dans la confiance de MM. et de Mmes de Chevreuse et de Beauvilliers, qui avoient une grande opinion de sa vertu, de sa conduite, du caractère de son esprit. J’avois avec eux la liberté de leur tout dire, qui n’eût pas sié de même à la dévotion du duc de Charost ; enfin j’avois eu les occasions, qu’on a vues ici, de les avertir de choses fort peu apparentes et de la plus extrême importance, qu’ils n’avoient même pu croire que par les événements ; et cela avoit mis le dernier degré à leur ouverture sur tout avec moi, dont ils avoient de plus éprouvé en tout la plus constante et la plus fidèle amitié de toute préférence.

Ce fut donc une joie bien douce et bien pure de me trouver le seul homme de la cour dans l’amitié la plus intime, et dans la plus entière confiance de ce qui, privativement à tout autre, et sans crainte de revers, alloit figurer si grandement à la cour, et si puissamment sur le nouveau Dauphin qui alloit donner le ton à toutes choses. Plus ma liaison intime étoit connue avec les deux ducs, et plus je me tins en garde contre tout extérieur trop satisfoit, et plus encore important, et plus j’eus soin que ma conduite et ma vie se continssent dans tout leur ordinaire à tous égards.

Dans ce grand changement de scène il ne parut donc d’abord que deux personnages en posture d’en profiter : le duc de Beauvilliers, et par lui le duc de Chevreuse, et un troisième en éloignement, l’archevêque de Cambrai. Tout rit aux deux premiers tout à coup, tout s’empressa autour d’eux, et chacun avoit été de leurs amis dans tous les temps. Mais en eux les courtisans n’eurent pas affaire à ces champignons de nouveaux ministres tirés en un moment de la poussière, et placés au timon de l’État, ignorants également d’affaires et de cour, également enorgueillis et enivrés, incapables de résister, rarement même de se défier de ces sortes de souplesses, et qui ont la fatuité d’attribuer à leur mérite ce qui n’est prostitué qu’à la faveur. Ceux-ci, sans rien changer à la modestie de leur extérieur, ni à l’arrangement de leur vie, ne pensèrent qu’à se dérober le plus qu’il leur fut possible aux bassesses entassées à leurs pieds, à faire usage de leurs amis d’épreuve, à se fortifier près du roi par une assiduité redoublée, à s’ancrer de plus en plus près de leur Dauphin, à le conduire à paroître ce qu’il étoit, sans avoir surtout l’air de le conduire, et pour faire que, tant du côté de l’estime et des cœurs que de celui de l’autorité, il différât entièrement de son père.

Ils n’oublièrent pas de tâcher à s’approcher de la Dauphine, du moins à ne la pas écarter d’eux. Elle l’étoit par une grande opposition d’inclinations et de conduite ; elle l’étoit encore par Mme de Maintenon. Leur vertu, austère à son gré parce qu’elle n’en connoissoit que l’écorce, lui faisoit peur par leur influence sur le Dauphin ; elle les craignoit encore plus directement par un endroit plus délicat, qui étoit celui-là même qui la devoit véritablement attacher à eux, si, avec tout son esprit, elle eût su discerner les effets de la vraie piété, de la vraie vertu, de la vraie sagesse, qui [sont] d’étouffer et de cacher, avec le plus grand soin et les plus extrêmes précautions, dont j’ai vu souvent ces deux ducs très-occupés, ce qui peut altérer la paix et la tranquillité du mariage. Ainsi, elle trembloit des avis fâcheux, du lieu même de sa plus ancienne sûreté. Toutes ces raisons avoient mis un froid et un malaise, que tout l’esprit et la faveur de Mme de Lévi n’avoit pu vaincre, et dont ces deux seigneurs et leurs épouses s’étoient aperçus de bonne heure, à travers les ménagements et la considération que la princesse ne pouvoit leur refuser, mais dont les sentiments étoient soigneusement entretenus par les Noailles et par la comtesse de Roucy, autant que celle-ci le pouvoit, qui, en communiant tous les huit jours, ne pardonna jamais au duc de Beauvilliers ni aux siens d’avoir opiné contre elle dans ce grand procès qu’elle gagna devant le roi contre M. d’Ambres, dont j’ai parlé ailleurs, et dans lequel Mme de Maintenon, contre sa coutume, se déclara si puissamment pour elle et pour la duchesse d’Arpajon, sa mère.

Le printemps, qui est la saison de l’assemblée des armées, fit apercevoir bien distinctement à Cambrai le changement qui étoit arrivé à la cour. Cambrai devint la seule route de toutes les différentes parties de la Flandre. Tout ce qui y servoit de gens de la cour, d’officiers généraux et même d’officiers moins connus, y passèrent tous et s’y arrêtèrent le plus qu’il leur fut possible. L’archevêque y eut une telle cour, et si empressée, qu’à travers sa joie, il en fut peiné, dans la crainte du retentissement et du mauvais effet qu’il en craignoit du côté du roi. On peut juger avec quelle affabilité, quelle modestie, quel discernement il reçut tant d’hommages, et le bon gré que se surent les raffinés qui de longue main l’avoient vu et ménagé dans leurs voyages en Flandre.

Cela fit grand bruit en effet ; mais le prélat se conduisit si dextrement que le roi ni Mme de Maintenon ne témoignèrent rien de ce concours, qu’ils voulurent apparemment ignorer. À l’égard des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, le roi, accoutumé à les aimer, à les estimer, à y avoir sa confiance, jusque dans les rudes traverses qu’ils avoient quelquefois essuyées, ne put s’effaroucher de leur éclat nouveau, soit qu’il ne perçât pas jusqu’à lui, chose bien difficile à croire, soit plutôt qu’il ne pût être détourné de ses sentiments pour eux. Mme de Maintenon aussi ne montra rien là-dessus.

Il y avoit déjà des années que le duc de Beauvilliers avoit initié le duc de Chevreuse auprès du Dauphin, et qu’il l’avoit accoutumé à le considérer comme une seule chose avec lui. Le liant naturel et la douceur de l’esprit de Chevreuse, son savoir et sa manière de savoir et de s’expliquer, ses vues fleuries quoique sujettes à se perdre, furent des qualités faites exprès pour plaire à ce jeune prince avec lequel il avoit souvent de longs tête-à-tête, et qui le mirent si avant dans sa confiance que M. de Beauvilliers s’en servit souvent pour des choses qu’il crut plus à propos de faire présenter par son beau-frère que par lui-même. Comme ils n’étoient qu’un, tout entre eux marchoit par le même esprit, couloit des mêmes principes, tendoit au même but, et se référoit entre eux deux ; en sorte que le prince avoit un seul conducteur en deux différentes personnes, et qu’il avoit pris beaucoup de goût et de confiance au duc de Chevreuse, qui depuis longtemps étoit bien reçu à lui dire tout ce qu’il pensoit de lui et ce qu’il désiroit sur sa conduite, et toujours avec des intermèdes d’histoire, de science et de piété ; mais la supériorité en confiance, en amitié, et toute la déférence, étoit demeurée entière au duc de Beauvilliers.

On peut croire que ces deux hommes ne laissoient pas refroidir dans le prince ses vifs sentiments pour l’archevêque de Cambrai. Le confesseur étoit d’intelligence avec eux sur cet article, et en totale déférence sur tous autres ; et jusqu’alors il n’y avoit pas eu de quatrième admis en cet intime intérieur du prince. Le premier soin des deux ducs fut de le porter à des mesures encore plus grandes, à un air de respect et de soumission encore plus marqué, à une assiduité de courtisan à l’égard du roi si naturellement jaloux, et déjà éprouvé tel en diverses occasions par son petit-fils.

Secondé à souhait par son adroite épouse, en possession elle-même de toute privance avec le roi et du cœur de Mme de Maintenon, il redoubla ses soins auprès d’elle, qui, dans le transport de trouver un Dauphin sur qui sûrement compter, au lieu d’un autre qui ne l’aimoit point, se livra à lui, et par cela même lui livra le roi. Les premiers quinze jours rendirent sensible à tout ce qui étoit à Marly un changement si extraordinaire dans le roi, si réservé pour ses enfants légitimes, et si fort roi avec eux.

Plus au large par un si grand pas fait, le Dauphin s’enhardit avec le monde qu’il redoutoit du vivant de Monseigneur, parce que, quelque grand qu’il fût, il en essuyoit les brocards applaudis. C’est ce qui lui donnoit cette timidité qui le renfermoit dans son cabinet, parce que ce n’étoit que là qu’il se trouvoit à l’abri et à son aise ; c’est ce qui le faisoit paroître sauvage et le faisoit craindre pour l’avenir, tandis qu’en butte à son père, peut-être alors au roi même, contraint d’ailleurs par sa vertu ; en butte à une cabale audacieuse, ennemie, intéressée à l’être, et à ses dépendances qui formoient le gros et le fort de la cour, gens avec qui il avoit continuellement à vivre ; enfin en butte au monde en général, comme monde, il menoit une vie d’autant plus obscure qu’elle étoit plus nécessairement éclairée, et d’autant plus cruelle qu’il n’en envisageoit point de fin.

Le roi revenu pleinement à lui, l’insolente cabale tout à fait dissipée par la mort d’un père presque ennemi dont il prenoit la place, le monde en respect, en attention, en empressement, les personnages les plus opposés en air de servitude, ce même gros de la cour en soumission et en crainte, l’enjoué et le frivole, partie non médiocre d’une grande cour, à ses pieds par son épouse, certain d’ailleurs de ses démarches par Mme de Maintenon, on vit ce prince timide, sauvage, concentré, cette vertu précise, ce savoir déplacé, cet homme engoncé, étranger dans sa maison, contraint de tout, embarrassé partout ; on le vit, dis-je, se montrer par degrés, se déployer peu à peu, se donner au monde avec mesure, y être libre, majestueux, gai, agréable, tenir le salon de Marly dans des temps coupés, présider au cercle rassemblé autour de lui comme la divinité du temple qui sent et qui reçoit avec bonté les hommages des mortels auxquels il est accoutumé, et les récompenser de ses douces influences.

Peu à peu la chasse ne fut plus l’entretien que du laisser-courre, ou du moment du retour. Une conversation aisée, mais instructive et adressée avec choix et justesse, charma le sage courtisan et fit admirer les autres. Des morceaux d’histoire convenables, amenés sans art des occasions naturelles, des applications désirables, mais toujours discrètes et simplement présentées sans les faire, des intermèdes aisés, quelquefois même plaisants, tout de source et sans recherche, des traits échappés de science mais rarement, et comme dardés de plénitude involontaire ; firent tout à la fois ouvrir les yeux, les oreilles et les cœurs. Le Dauphin devint un autre prince de Conti. La soif de faire sa cour eut en plusieurs moins de part à l’empressement de l’environner dès qu’il paraissoit, que celle de l’entendre et d’y puiser une instruction délicieuse par l’agrément et la douceur d’une éloquence naturelle qui n’avoit rien de recherché, la justesse en tout, et plus que cela la consolation, si nécessaire et si désirée, de se voir un maître futur si capable de l’être par son fonds, et par l’usage qu’il montroit qu’il en sauroit faire.

Gracieux partout, plein d’attention au rang, à la naissance, à l’âge, à l’acquit de chacun, choses depuis si longtemps, honnies et confondues avec le plus vil peuple de la cour, régulier à rendre à chacune de ces choses ce qui leur étoit dû de politesse, et ce qui s’y en pouvoit ajouter avec dignité, grave mais sans rides, et en même temps gai et aisé ; il est incroyable avec quelle étonnante rapidité l’admiration de l’esprit, l’estime du sens, l’amour du cœur et toutes les espérances furent entraînées, avec quelle roideur les fausses idées qu’on s’en étoit faites et voulu faire furent précipitées, et quel fut l’impétueux tourbillon du changement qui se fit généralement à son égard.

La joie publique faisoit qu’on ne s’en pouvoit taire, et qu’on se demandoit les uns aux autres si c’étoit bien là le même homme, et si ce qu’on voyoit étoit songe ou réalité. Cheverny, qui fut un de ceux à qui la question s’adressa, n’y laissa rien à repartir. Il répondit que la cause de tant de surprise étoit de ce qu’on ne connoissoit point ce prince, qu’on n’avoit même pas voulu connoître ; que pour lui il le trouvoit tel qu’il l’avoit toujours connu et vu dans son particulier ; que, maintenant que la liberté lui étoit venue de se montrer dans tout son naturel, et aux autres de l’y voir, il paraissoit ce qu’il avoit toujours été ; et que cette justice lui seroit rendue quand l’expérience de la continuité apprendroit cette vérité.

De la cour à Paris, et de Paris au fond de toutes les provinces, cette réputation vola avec tant de promptitude que ce peu de gens anciennement attachés au Dauphin en étoient à se demander les uns aux autres s’ils pouvoient en croire ce qui leur revenoit de toutes parts. Quelque fondé que fût un si prodigieux succès, il ne faut pas croire qu’il fût dû tout entier aux merveilles du jeune prince. Deux choses y contribuèrent beaucoup : les mesures immenses et si étrangement poussées de cette cabale dont j’ai tant parlé, à décrier ce prince sur toutes sortes de points, et depuis Lille toujours soutenues pour former contre lui une voix publique dont ils pussent s’appuyer auprès de Monseigneur, et en cueillir les fruits qu’ils s’en étoient proposés dès le départ pour cette campagne, que le complot de l’y perdre avoit été fait ; et le contraste de l’élastique à la chute du poids qui lui écrasoit les épaules, après lequel on le vit redressé, l’étonnement extrême que produisit ce même contraste entre l’opinion qu’on en avoit conçue et ce qu’on ne pouvoit s’empêcher de voir, et le sentiment de joie intime de chacun, par son plus sensible intérêt, de voir poindre une aurore qui d’éjà s’avançoit, et qui promettoit tant d’ordre et de bonheur après une si longue confusion et tant de ténèbres.

Mme de Maintenon, ravie de ces applaudissements, par amitié pour sa Dauphine, et par son propre intérêt de pouvoit compter sur un Dauphin qui commençoit à faire l’espérance et les délices publiques, s’appliqua à en presser tout l’usage qu’elle put auprès du roi. Quelque admiration qu’elle voulût montrer pour tout ce qui étoit de son goût et de sa volonté, et quelques mesures qu’elle gardât avec tous ses ministres, leur despotisme, et leur manière de l’exercer, lui déplaisoit beaucoup. Ses plus familiers avoient découvert en des occasions rares ses plus secrets sentiments là-dessus (qu’Harcourt avoit beaucoup fortifiés en elle), tantôt par des demi-mots de ridicule bien assenés où elle excelloit, quelquefois par quelques paroles plus sérieuses, bien qu’également étranglées, sur le mauvais de ce gouvernement. Elle crut donc se procurer un avantage, à l’État un bien, au roi un soulagement, de faire en sorte qu’il s’accoutumât à faire préparer les matières par le Dauphin, à lui en laisser expédier quelques-unes, et peu à peu ainsi à se décharger sur lui du gros et du plus pesant des affaires, dont il s’étoit toujours montré si capable, et dans lesquelles il étoit initié, puisqu’il étoit de tous les conseils, où il parloit depuis longtemps avec beaucoup de justesse et de discernement. Elle compta que cette nouveauté rendroit les ministres plus appliqués, plus laborieux, surtout plus traitables et plus circonspects. Vouloir et faire, sur les choses intérieures et qui par leur nature pouvoient s’amener de loin par degrés avec adresse, fut toujours pour elle une seule et même chose.

Le roi, déjà plus enclin à son petit-fils, étoit moins en garde des applaudissements qu’il recevoit sous ses yeux, qu’il ne l’avoit paru sur ceux de ses premières campagnes. Bloin et les autres valets intérieurs, dévoués à M. de Vendôme, n’avoient plus cet objet ni Monseigneur en croupe. Ils étoient en crainte et en tremblement ; et M. du Maine, destitué de leur appui, n’osoit plus ouvrir la bouche ni hasarder que Mme de Maintenon le découvrît contraire. Ainsi le roi étoit sans ces puissants contre-poids, qui avoient tant manégé auparavant dans ses heures les plus secrètes et les plus libres.

La sage et flexible conduite de ce respectueux et assidu petit-fils l’avoit préparé à se rendre facile aux insinuations de Mme de Maintenon, tellement que, quelque accoutumé que l’on commençât d’être à la complaisance que le roi prenoit dans le Dauphin, toute la cour fut étrangement surprise de ce que, l’ayant retenu un matin seul dans son cabinet assez longtemps, il ordonna le même jour à ses ministres d’aller travailler chez le Dauphin toutes les fois qu’il les manderoit, et sans être mandés encore, de lui aller rendre compte de toutes les affaires, dont une fois pour toutes il leur auroit ordonné de le faire.

Il n’est pas aisé de rendre le mouvement prodigieux que fit à la cour un ordre si directement opposé au goût, à l’esprit, aux maximes, à l’usage du roi, si constant jusqu’alors, qui, par cela même, marquoit une confiance pour le Dauphin qui n’alloit à rien moins qu’à lui remettre tacitement une grande partie de la disposition des affaires. Ce fut un coup de foudre sur les ministres, dont ils se trouvèrent tellement étourdis qu’ils n’en purent cacher l’étonnement ni le déconcerteroient.

Ce fut un ordre en effet bien amer pour des hommes qui, tirés de la poussière et tout à coup portés à la plus sûre et à la plus suprême puissance, étoient si accoutumés à régner en plein sous le nom du roi, auquel ils osoient même substituer quelquefois le leur, en usage tranquille et sans contredit de faire et de défaire les fortunes, d’attaquer avec succès les plus hautes, d’être les maîtres des plus patrimoniales de tout le monde, de disposer avec toute autorité du dedans et du dehors de l’État, de dispenser à leur gré toute considération, tout châtiment, toute récompense, de décider de tout hardiment par un le roi le veut, de sécurité entière même à l’égard de leurs confrères, desquels qui que ce fût n’osoit ouvrir la bouche au roi de rien qui put regarder leur personne, leur famille ni leur administration, sous peine d’en devenir aussitôt la victime exemplaire pour quiconque l’eût hasardé, par conséquent en toute liberté de taire, de dire, de tourner toutes choses au roi comme il leur convenoit, en un mot, rois d’effet, et presque de représentation. Quelle chute pour de tels hommes que d’avoir à compter sur tout avec un prince qui avoit Mme de Maintenon à lui, et qui auprès du roi étoit devenu plus fort qu’eux dans leur propre tripot ; un prince qui n’avoit plus rien entre lui et le trône : qui étoit capable, laborieux, éclairé, avec un esprit juste et supérieur ; qui avoit acquis sur un grand fonds tout fait depuis qu’il étoit dans le conseil ; à qui rien ne manquoit pour les éclairer ; qui, avec ces qualités, avoit le cœur bon, étoit juste, aimoit l’ordre ; qui avoit du discernement, de l’attention, de l’application à suivre et à démêler ; qui savoit tourner et approfondir ; qui ne se payoit que de choses et point de langage ; qui vouloit déterminément le bien pour le bien ; qui pesoit tout au poids de sa conscience ; qui, par un accès facile et une curiosité de dessein et de maximes, seroit instruit par force canaux ; qui sauroit comparer et apprécier les choses, se défier et se confier à propos par un juste discernement et une application sage, et en garde contre les surprises de toutes parts ; qui ayant le cœur du roi, avoit aussi son oreille à toute heure ; et qui, outre les impressions qu’il prendroit d’eux pour quand il seroit leur maître, se trouvoit dès lors en état de confondre le faux et le double, et de porter une lumière aussi pénétrante qu’inconnue dans l’épaisseur de ces ténèbres qu’ils avoient formées et épaissies avec tant d’art, et qu’ils entretenoient de même.

L’élévation du prince et l’état de la cour ne comportoit plus le remède des cabales ; et la joie publique d’un ordre qui rendoit ces rois à la condition des sujets, qui donnoit un frein à leur pouvoir, et une ressource à l’abus qu’ils en faisoient, ne leur laissoit aucune ressource. Ils n’eurent donc d’autre parti à prendre que de ployer les épaules à leur tour, ces épaules roidies à la consistance du fer. Ils allèrent, tous avec un air de condamnés, protester au Dauphin une obéissance forcée et une joie feinte de l’ordre qu’ils avoient reçu.

Le prince n’eut pas peine à démêler ce qu’eux-mêmes en avoient tant à cacher. Il les reçut avec un air de bonté et de considération, il entra avec eux dans le détail de leurs journées pour leur donner les heures les moins incommodes à la nécessité du travail et de l’expédition, et pour cette première soumission n’entra pas avec eux en affaires ; mais ne différa pas de commencer à travailler chez lui avec eux.

Torcy, Voysin et Desmarets furent ceux sur qui le poids en tomba, par l’importance de leurs départements. Le chancelier, qui n’en avoit point, n’y eut que faire. Son fils, voyant les autres y travailler assidûment, auroit bien voulu y être mandé aussi. Il espéroit s’approcher par là du prince, et il étoit fort touché de l’air important ; mais sa marine étoit à bas, et les délations du détail de Paris, dont il amusoit le roi tous les lundis aux dépens de tout le monde, et dont Argenson lui avoit adroitement laissé usurper tout l’odieux, n’étoient ni du goût du Dauphin, ni chose à laquelle il voulût perdre son temps. D’ailleurs la personne de Pontchartrain lui étoit désagréable, comme on le verra bientôt, et il ne put parvenir à être mandé, ni trouver sans cela de quoi oser aller rendre compte, dont il fut fort mortifié. La Vrillière n’avoit que le détail courant de ses provinces, par conséquent point de matière pour ce travail ; le département de sa charge étoit la religion prétendue réformée, et tout ce qui regardoit les huguenots. Tout cela étoit tombé depuis les suites de la révocation de l’édit de Nantes, tellement qu’il n’avoit point de département.

Ce seroit ici le lieu de parler de la situation dans laquelle je me trouvai incontinent avec le Dauphin, et la confiance intime sur le présent et l’avenir, et toutes les mesures qui y étoient relatives, où je fus admis entre le duc de Beauvilliers et le Dauphin, et le duc de Chevreuse. La matière est curieuse et intéressante, mais elle mèneroit trop loin à la suite de la longue parenthèse que la mort de Monseigneur et ses suites, et que l’affaire de d’Antin et de l’édit qu’elle produisit, a mis au courant. Il le faut reprendre jusqu’au voyage de Fontainebleau. Je reviendrai après à ce que, pour le présent, je diffère.


  1. Voyez, dans les notes à la fin du volume, quels étaient les départements des secrétaires d’État dans l’ancienne monarchie.
  2. Le mot gnose, tiré du grec, signifie la science par excellence ; de là le nom de gnostiques donné à des hérétiques qui prétendaient qu’il y avait deux christianismes : l’un pour le peuple, l’autre pour les initiés.