Mémoires (Saint-Simon)/Tome 9/14

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CHAPITRE XIV.


Splendeur du duc de Beauvilliers. — Causes, outre l’amitié, de sa confiance entière en moi. — Discussion de la cour entre lui et moi. — Torcy. — Desmarets. — La Vrillière. — Voysin. — Pontchartrain père et fils. — Caractère de Pontchartrain. — Je sauve Pontchartrain perdu. — Je conçois le dessein d’une réconciliation sincère entre le duc de Beauvilliers et le chancelier. — Singulier hasard sur le jansénisme. — Pontchartrain sauvé par le duc de Beauvilliers. — — Conversation sur les Pontchartrain avec Beringhen, premier écuyer. — Son caractère. — Union et concert le plus intime entre les ducs et les duchesses de Beauvilliers, Chevreuse et Saint-Simon. — Conduite du dernier avec le Dauphin, et sa façon d’y être. — Mon sentiment sur le jansénisme, les jansénistes et les jésuites.


Le duc de Beauvilliers jouissoit avec splendeur de l’état si changé de son pupille ; il étoit affranchi des inquiétudes de la cour de Monseigneur, et des mesures à l’égard du roi par la confiance que ce monarque donnoit à son petit-fils, et la solidité qu’y ajoutoit le goût et l’intérêt de Mme de Maintenon ravie d’aise pour sa Dauphine, et d’avoir un Dauphin sur lequel elle pouvoit sûrement compter dans tous les temps. Beauvilliers commençoit donc à marcher plus tête levée, à cacher moins que le temps étoit venu de commencer à compter avec lui ; il montroit un maintien plus dégagé et une liberté moins mesurée ; ses propos avec moi plus fermes et à lui tout à fait étrangers. J’aperçus un changement inespéré dont je ne le croyois pas susceptible ; je vis un homme consolidé, nerveux, actif, allant droit au fait et se dépouillant des entraves. Il repassa toute la cour avec moi sans se hérisser de ma franchise sur les portraits, et sans disputer avec moi. Il se souvenoit que je lui avois toujours parlé juste dans tous les temps, l’expérience lui avoit appris que j’en savois plus que lui en connoissances de gens, que sa charité et son enfermerie élaignoient de voir et d’apprendre. Mon avis sur Harcourt ; ma prédiction sur l’abbé de Polignac suivie de l’effet si peu croyable ; celle de la campagne de Lille, si précisément accomplie en effets prodigieux, ne lui étoient point sortis de l’esprit, et avoient ployé le sien à tout mon égard. Il étoit sûr de mon secret, j’ose dire de ma vérité et de ma probité ; il ne pouvoit douter de toute ma confiance, de mon dévouement, de mon attachement pour lui sans réserve et à toute épreuve, et d’une amitié de toute préférence depuis plus de seize ans que j’étois à la cour, et que mon désir de son alliance nous avoit étroitement unis. Il me parloit donc sans réserve, et la disproportion d’âge et de fortune n’en mettoit plus dans l’épanchement entier sur toutes les matières, qui étoit pleinement réciproque et continuel.

Cet examen entre lui et moi de toute la cour alloit à discuter qui il étoit bon d’approcher ou d’éloigner du Dauphin. La ville eut aussi son tour, c’est-à-dire la robe, non pas pour approcher ou écarter des gens que leur état n’en rendoit pas susceptibles, mais pour nous concerter tous deux, car il m’avoit mis à cette portée, et placer au Dauphin du bien de ceux que nous estimerions propres aux emplois, et au contraire sur les autres. Quatre ou cinq longues conversations près à près, que nous eûmes tête à tête, ce que je remarque parce que le duc de Chevreuse ne s’y trouva pas, achevèrent à peu près cette importante matière.

Suivit un autre tête-à-tête où le duc se déboutonna sur tous ceux qui avoient part aux affaires. Je l’avois averti il y avoit déjà longtemps de l’intime liaison que je voyois se former entre d’Antin et Torcy. La Bouzols, sœur du dernier, d’une figure hideuse, mais pleine de charmes, d’esprit, et forte en intrigue, et de tout temps en toute intimité avec Mme la Duchesse, en étoit le principal instrument. Celle qui commençoit à se montrer entre d’Antin et Mlle de Tourbes qui ne fit que croître, et qui dura autant que leur vie, y servit encore puissamment. C’étoit un autre démon d’esprit et qui aimoit à dominer, amie intime de Torcy, de sa sœur, peu à ses frères le maréchal et l’abbé d’Estrées, tout à Mme la Duchesse de toute leur vie. Rien n’étoit plus opposé au duc de Beauvilliers que cette cabale de Mme la Duchesse qui palpitoit encore, et que d’Antin personnellement. Le duc et Torcy étoient éloignés l’un de l’autre, mais en gens sages et mesurés ; l’écorce entre eux étoit conservée ; le duc de Chevreuse la ménageoit quoique aussi refroidi que son beau-frère ; l’idée de la cour ne s’en apercevoit pas, elle étoit accoutumée à l’union singulière de toute la famille de Colbert ; elle avoit été témoin de celle des deux ducs avec Pomponne depuis son retour jusqu’à sa mort, qui étoit de toute confiance. La communication d’affaires et les bienséances voiloient au monde prévenu et jusqu’aux plus éveillés le fond de leur situation ensemble, et eux-mêmes avoient soin d’entretenir ce voile par le dehors de leur conduite ; mais le fond le voici.

On a vu quelle étoit l’extrême piété du duc de Beauvilliers, et quel aussi son abandon pour Mme Guyon, surtout pour M. de Cambrai, et pour tout ce petit troupeau, qui l’avoit pensé perdre plus d’une fois sans l’en avoir pu détacher le moins du monde, conséquemment pour les jésuites et pour la partie sulpicienne qui n’avoient jamais abandonné M. de Cambrai dans aucun temps. De là un aveuglement sur les matières de Rome et sur le jansénisme, qui ne lui permettoit pas de rien voir ni de rien entendre. Plus le roi avançoit en âge, plus sa faiblesse, toujours sans contre-poids sur ces matières qu’il ignoroit profondément, se trouvoit en proie aux jésuites et aux directeurs de Mme de Maintenon par elle ; plus donc Rome d’une part, les jésuites de l’autre, gagnoient de terrain, et plus M. de Beauvilliers y donnoit à bride abattue, et c’étoit principalement depuis la mort de Pomponne que le grand cours de ces choses avoit commencé, et sans cesse s’étoit augmenté. Torcy pensoit là-dessus tout différemment. Il connoissoit l’inestimable prix de la conservation des droits de la couronne, de celle des libertés de l’école, et de celles de l’Église gallicane ; il ne connoissoit pas moins les ruses des jésuites et la grossièreté des sulpiciens. Il étoit donc souvent opposé sur ces matières au duc de Beauvilliers au conseil. Il étoit extrêmement instruit, avoit beaucoup d’esprit, d’honneur, de probité, de lumières ; mais sage, retenu, timide même, il ne disoit que ce qu’il falloit dire avec douceur et mesure, respect même, mais il le disoit bien, parce qu’il avoit le don de la parole et celui encore de l’écriture ; presque toujours encore la raison étoit de son côté. M. de Beauvilliers, dont le rang d’opiner étoit le pénultième des ministres, suait de l’encre d’entendre Torcy, et plus encore à réfuter son avis qui entraînoit plus que très-souvent les autres ministres. Il sentoit qu’il alloit essuyer le feu du chancelier qui opinoit immédiatement après lui, et qui ne le ménageoit pas, quelquefois même jusqu’à l’indécence, tellement qu’il regardoit Torcy comme un avec le chancelier sur ces matières, et qui lui fournissoit des armes dont le chancelier se servoit contre lui avec impétuosité, et en général ajoutoit aux raisons de Torcy le poids de son esprit, de sa liberté, de son autorité. Cela s’appeloit chez M. de Beauvilliers être janséniste, et être janséniste étoit chez lui quelque chose de plus odieux et de plus dangereux qu’être protestant.

Torcy avoit encore deux crimes envers lui : l’un de n’avoir jamais eu de liaison avec M. de Cambrai ; l’autre d’être mari de Mme de Torcy, qui avoit en effet un véritable pouvoir sur lui, qui du cœur passoit à l’esprit. Elle en avoit beaucoup elle-même, et savoit beaucoup aussi. Avec cela, libre et peu capable de cacher ses sentiments, qui étoient tout à fait conformes à son nom. Ce n’étoit pas pourtant qu’elle fût imprudente, encore moins qu’elle affichât rien, mais on la démêloit. C’étoit donc aux yeux de M. de Beauvilliers une manière d’hérétique qui pervertissoit son mari, et qui le tenoit de trop près et de trop court pour espérer de le convertir, même de le rendre moins opposé, ou plus complaisant.

M. de Chevreuse, malgré son abjuration de Port-Royal où il avoit été élevé, n’étoit pas si outré que son beau-frère. C’étoit un composé fort bizarre à cet égard. Non moins abandonné à Mme Guyon, à M. de Cambrai surtout, et à toute sa gnose, il avoit retenu de son éducation une aversion parfaite des jésuites qu’il cachoit avec soin, où je le surpris plus d’une fois, et qu’il ne me désavoua pas avec le secret et la confiance qui étoit établie entre nous ; par conséquent, toujours en garde contre eux, et comme plus foncier que M. de Beauvilliers, moins livré aux entreprises de Rome ; je dis moins parce qu’il étoit encore beaucoup. Ces gens de Port-Royal qu’il avoit abdiqués, l’estime et l’affection pour eux n’avoit pu s’effacer en lui. Il me l’a avoué de presque tous, et néanmoins en spéculation à eux, il leur étoit contraire en pratique. Ce composé ne peut s’expliquer, mais il étoit tel que je le représente. Cette façon d’être, jointe avec sa douceur naturelle, son esprit compassé et si naturellement tourné à être amiable compositeur [1], le défaut d’occasion d’opinions contraires au conseil, où il n’entroit pas, quoique effectivement et véritablement ministre, l’écartoient moins de Torcy que le duc de Beauvilliers, et l’appliquoient à conserver tous les dehors entre eux, n’y pouvant davantage.

Torcy, qui sentoit parfaitement tout ce que le monde ne voyoit pas dans cet intérieur de famille, n’avoit pas tort de vouloir s’appuyer de d’Antin, et celui-ci, qui frappoit en dessous à la porte du conseil, avoit raison de se lier à un homme dont la place lui pouvoit donner des moyens de se la faire ouvrir. En même temps moi, qui connoissois cet intérieur, je ne fus pas surpris que le duc de Beauvilliers, discutant les ministres avec moi, mît Torcy le premier sur le tapis, et m’en parlât comme d’un homme qu’il étoit absolument nécessaire de remercier.

Lié où il étoit et dans une place qui ne me donnoit ni rapport avec lui ni aucun besoin de lui, je ne le connoissois alors que comme on connoit tout le monde ; je n’allois jamais chez lui ; lui aussi ne m’avoit jamais fait aucune avance, quoique nous eussions des amis communs. Je n’étois pas content de lui sur M. le duc d’Orléans, et s’il faut tout dire, son indifférence pour moi m’avoit déplu. Je n’entrepris donc pas sa défense avec M. de Beauvilliers, qui passa outre et me demanda qui je pensois qu’on put mettre en sa place.

Amelot étoit bien le meilleur, mais il étoit trop lié à la princesse des Ursins, trop bien par conséquent avec Mme de Maintenon pour que ce fût l’homme de M. de Beauvilliers, ni le mien par rapport à M. le duc d’Orléans, que je voulois unir de plus en plus avec le Dauphin : je proposai donc Saint-Contest qui étoit fort de mes amis, et d’amitié de père en fils. C’étoit un homme de beaucoup d’esprit et du plus délié, sous un extérieur épais, appliqué, travailleur, et qui, avec les manières les plus pleinement bourgeoises, connoissoit pourtant le monde, la cour et les gens extrêmement bien, et qui dans son intendance de Metz avoit toujours réussi dans les affaires ou les négociations qu’il avoit eues fort souvent avec l’électeur palatin, celui de Trêves, le duc de Lorraine, et plusieurs petits princes de ses environs ; il étoit doux, liant, insinuant, et savoit aller à ses fins avec adresse et en contentant ceux avec qui il avoit à traiter, M. de Beauvilliers le connoissoit et le goûtoit assez, et il approuva beaucoup ma pensée, en sorte que cela demeura comme arrêté entre nous.

Desmarets nous fit disputer. Le duc en étoit, comme je l’ai remarqué, à n’oser plus lui parler de rien. Il ne pouvoit donc se dissimuler son humeur intraitable, ni l’excès de son ingratitude, mais ces défauts ne touchoient point à la religion. Il ne donnoit nul soupçon de jansénisme, et il étoit bien loin encore de revenir au monde lors de la disgrâce de l’archevêque de Cambrai : net sur des points à l’égard du duc si capitaux, d’autres le sauvoient. Il étoit neveu de Colbert, élevé dans les finances, à son école ; il en avoit pris, à ce que l’on pensoit, les principes et les maximes. Il passoit pour l’homme le plus capable en finances ; enfin, M. de Beauvilliers l’avoit ramené sur l’eau à force de sueurs, de temps et de rames, et quel qu’il l’éprouvât, il ne put se résoudre à détruire son ouvrage, et tout ce que j’alléguai ne fit que blanchir. Il ne trouva jamais mieux à mettre en sa place ; et il se ferma à l’y laisser.

Nous fûmes aisément du même avis sur La Vrillière. Il convint avec moi que pour ce que ce secrétaire d’État faisoit, et quand même il seroit chargé de plus, il le faisoit très-bien, et qu’il n’y avoit point à chercher mieux.

Voysin nous parut également à tous deux nécessaire a renvoyer : nulle capacité, probité de cour, connoissance de personne, dureté, et rusticité, créature de Mme de Maintenon jusqu’au dernier abandon. Je voulus sonder le duc sur Chamillart, et je fus édifié, touché même de sa réponse : il me dit qu’il étoit son ami depuis quarante ans, et que cette liaison il l’avoit resserrée lui-même par le mariage de sa nièce avec son fils ; qu’il connoissoit sa probité à toute épreuve, et ses lumières fort au-dessus de l’idée qu’on en avoit prise ; mais qu’il croyoit le Dauphin un obstacle invincible à son retour ; d’ailleurs que Chamillart avoit deux défauts qu’il croyoit incompatibles avec le bien de l’État et dont il le savoit incorrigible, avec lesquels il se feroit un grand scrupule de le replacer : une opiniâtreté invincible dont il me conta des traits qui m’étonnèrent, quelque connoissance que j’eusse de cette opiniâtreté, dont j’ai rapporté quelques-uns, et des amis sur lesquels il étoit incapable de revenir, et dont l’entêtement étoit extrêmement dangereux. De ce dernier j’en avois une parfaite expérience qui se trouve répandue ici en plus d’un endroit. Je fus affligé avec d’autant plus d’amertume que je fus convaincu, et qu’il fallut me détacher du plaisir extrême de contribuer à remettre un ami en selle ; ce qui, en effet, n’étoit plus possible avec ce que j’ai expliqué des choses de Flandre, indépendamment de tout le reste. Je proposai donc La Houssaye que je ne connoissois point, mais par ce qu’il m’étoit revenu de sa conduite dans l’intendance d’Alsace où il étoit, et il falloit un intendant de frontières et de troupes, et M. de Beauvilliers l’approuva.

Je trouvai sur Pontchartrain les dispositions les plus funestes et qui pouvoient le plus flatter celles qu’il avoit méritées de moi, mais qui m’épouvantèrent parce qu’il avoit un père à qui j’étois lié d’amitié, de reconnoissance et de confiance la plus intime, une mère que j’aimois et respectois véritablement, et que sa femme si proche de la mienne et si parfaitement unie avec elle, lui avoit laissé des enfants. Je vis leur sort, je vis le chancelier, ou éconduit, ou retiré de lui-même avec le poignard dans le cœur, et survivre à sa prodigieuse fortune, en proie à l’horreur de son fils, et au néant de ses petits-fils. J’avois caché mon ressentiment et ses causes, et plus au duc de Beauvilliers qu’à personne, dans la situation où je le connoissois avec le chancelier.

Il s’ouvrit à moi sur le père et sur le fils plus qu’il n’avoit fait encore, car il s’ouvrit tout à fait. Rome, le jansénisme, et plus que tout, la différence extrême de sentiment sur la personne et la doctrine de M. de Cambrai, avoit achevé de cimenter le mur qui avoit commencé à s’élever entre le duc et lui dès son son arrivée à la tête des finances. Les escarmouches au conseil étoient continuelles. Outre ce que j’en ai touché ici, il n’y a pas longtemps, le chancelier s’y aidoit souvent d’une légèreté qui lui étoit naturelle, et qui mettoit les rieurs de son côté. Il passoit quelquefois jusqu’à porter des bottes indécentes et parfois scandaleuses, qui déconcertoient une gravité qui, sur ces matières, avoit rarement raison. Ailleurs le chancelier n’étoit pas plus mesuré ; ils avoient même été plus d’une fois jusqu’à cesser de se rendre les devoirs communs de la civilité réciproque, et quoiqu’ils n’en fussent pas là alors, ils n’en étoient pas mieux ensemble, quoique le duc de Chevreuse et le chancelier fussent toujours demeurés amis. L’éclat ancien qui n’avoit fait qu’augmenter depuis avoit engagé dès lors le duc de Beauvilliers de retirer de la marine ceux qu’il y protégoit, et qu’il y avoit mis du temps de Colbert et de Seignelay. Les blessures étoient devenues si continuelles et si profondes que ces deux hommes ne se pouvoient pardonner, et que leur haine étoit publique. Le duc, avec toute sa piété et ses mesures, se permettoit à cet égard plus de choses qu’il n’en étoit naturellement capable. Sûr du roi et de son pupille dans les matières qui formoient leurs disputes, il se défendoit ordinairement avec hauteur et jetoit quelquefois au chancelier des choses et des faits qui l’embarrassoient, et le poussoit alors avec hardiesse. J’appris alors mille détails làdessus du duc de Beauvilliers, que ses mesures si resserrées m’avoient cachées jusque-là, et que le chancelier n’avoit eu garde de me dire par considération pour moi dans la plus qu’intime liaison où il me savoit avec le duc, non par manque de confiance, car il m’en disoit assez tous les jours pour ne me laisser pas ignorer l’état où ils étoient ensemble. Bien que la séparation intérieure de Pontchartrain d’avec son père passât souvent jusqu’à l’extérieur, et que les mesures qu’il gardoit avec M. de Beauvilliers fussent les plus respectueuses, il ne l’en aimoit pas mieux au fond, et ce fond étoit bien aperçu.

L’entreprise d’Écosse que j’ai racontée en son lieu, et dont la triste issue lui fut justement imputée, lui étoit devenue un péché irrémissible auprès des ducs de Beauvilliers et de Chevreuse qui en avoit été l’auteur et le promoteur ; d’ailleurs son pernicieux caractère achevoit de le leur rendre odieux. On en a vu quelque chose, t. IV, p. 377, combien peu la Dauphine le ménageoit auprès du roi, et que le roi, si en garde en faveur de ses ministres, la laissoit dire avec complaisance. Mais il ne sera pas inutile de le faire connoître davantage : comme il est depuis longtemps tout à fait mort au monde, j’en parlerai, quoique vivant encore, comme d’un homme qui n’est plus.

Sa taille étoit ordinaire, son visage long, mafflé [2], fort lippu, dégoûtant, gâté, de petite vérole qui lui avoit crevé un œil. Celui de verre, dont il l’avoit remplacé, étoit toujours pleurant, et lui donnoit une physionomie fausse, rude, refrognée, qui faisoit peur d’abord, mais pas tant encore qu’il en devoit faire. Il avoit de l’esprit mais parfaitement de travers, et avec quelques lettres et quelque teinture d’histoire ; appliqué, sachant bien sa marine, assez travailleur, et le vouloit paroître beaucoup plus qu’il ne l’étoit. Son naturel pervers, que rien n’avoit pu adoucir ni redresser le moins du monde, perçoit partout ; il aimoit le mal pour le mal, et prenoit un plaisir singulier à en faire. Si quelquefois il faisoit du bien, c’étoit une vanterie qui en faisoit perdre tout le mérite, et qui devenoit synonyme au reproche ; encore l’avoit-il fait acheter chèrement par les refus, les difficultés dont il étoit hérissé pour tout, jusque pour les choses les plus communes, et par les manières de le faire qui piquoient, qui insultoient même, et qui lui faisoient des ennemis de presque tous ceux qu’il prétendoit obliger. Avec cela, noir, traître, et s’en applaudissoit ; fin à scruter, à suivre, à apprendre et surtout à nuire. Pédant en régent de collége avec tous les défauts et tout le dégoût d’un homme né dans le ministère et gâté à l’excès.

Son commerce étoit insupportable par l’autorité brutale qu’il y usurpoit, et par ses infatigables questions ; il se croyoit tout dû, et il exigeoit tout avec toute l’insolence d’un maître dur. Il s’établissoit le gouverneur de la conduite de chacun, et il en exigeoit compte ; malheur à qui l’y avoit accoutumé par besoin, par lâcheté ; c’étoit une chaîne qui ne pouvoit se rompre qu’en rompant avec lui. Outre qu’il étoit méchant, il étoit malin encore, et persécuteur jusqu’aux enfers, quand il en vouloit aux gens ; ses propos ne démentoient point les désagréments dont il étoit chamarré. Ils étoient éternellement divisés en trois points, et sans cesse demandoit, en s’applaudissant, s’il se faisoit bien entendre ; avec qui que ce fût, maître de la conversation, interrompant, questionnant, prenant la parole et le ton, avec des ris forcés à tous moments qui donnoient envie de pleurer. Une expression pénible, maussade, pleine de répétitions, avec un air de supériorité d’état et d’esprit qui faisoit vomir et qui révoltoit en même temps. Curieux de savoir le dedans et le dessous de toutes les familles et des intrigues, envieux et jaloux de tout, et dans sa marine comme un comité sur ses galériens. Aucun officier, même général, même pour des riens, n’étoit à couvert de ses sorties en pleine audience publique, et nul homme ni femme de la cour de ses airs d’autorité. Il disoit aux gens les choses les plus désagréables avec volupté, et réprimandoit durement en maître d’école sous prétexte d’amitié et en forme d’avis.

Son délice étoit de tendre des panneaux, et la joie de son cœur de rendre de mauvais offices. En garde surtout contre son père et sa mère et leurs amis, et contre toutes les grâces et tous les plaisirs qu’ils pouvoient désirer de lui, il s’en piquoit même, pour ne pas paroître sous leur férule, au point que le chancelier et la chancelière s’étoient fait une règle de ne lui rien demander ni recommander, et ne s’en cachoient point, parce que la négative étoit certaine. En général, il triomphoit de refuser et de faire mystère des choses même les plus futiles, surtout d’être hérissé de difficultés sur les choses qui en souffroient le moins. L’importance lui tournoit la tête, son ver rongeur étoit de n’être point ministre : d’ailleurs incapable de société, d’amusement de conversation ordinaire ; toujours plein de ses fonctions, de ses occupations, et avec qui que ce fût, homme et femme, roi de ses moments et de ses heures, et le tyran de sa famille et de ses familiers. Sa première femme, si parfaite en tout, en mourut à la fin à force de vertu. La seconde l’a vengée.

On a vu sa conduite avec le comte de Toulouse, d’O et le maréchal d’Estrées. Les femmes des deux derniers l’avoient perdu auprès de Mme la Dauphine et auprès du Dauphin tout ce qui avoit pu l’approcher. Mme de Maintenon, qui aimoit fort sa première femme, et qui a toujours conservé du goût et de la considération personnelle pour la chancelière, ne le pouvoit supporter. Il ne tenoit auprès du roi que par l’amusement malicieux des délations de Paris, qui étoit de son département, et qui lui avoit causé force prises avec Argenson, lieutenant de police, qu’il vouloit tenir petit garçon sous lui. Argenson en savoit plus que lui ; il s’étoit habilement saisi de la confiance du roi, et par elle du secret de la Bastille et des choses importantes de Paris ; il les avoit enlevées à Pontchartrain, à qui en habile homme il n’avoit laissé que les délations des sottises des femmes et des folies des jeunes gens. Il s’étoit ainsi déchargé sur lui de l’odieux de sa charge, surtout des lettres courantes de cachet et se conservoit le mérite envers beaucoup de gens considérables de tous états d’avoir sauvé leurs proches de ses griffes, soit en faisant en sorte de lui en souffler les aventures, ou en diminuant et raccommodant auprès du roi ce qu’il y avoit gâté. Les jésuites, sulpiciens, etc., regardoient Argenson comme leur appui fidèle, et le servoient comme tel auprès du roi et de Mme de Maintenon ; tandis que, comme on l’a déjà dit, ils n’avoient que de l’aversion pour Pontchartrain, tant il les servoit de mauvaise grâce, et n’imputoient la chasse qu’il ne cessoit de faire aux moindres soupçons de jansénisme, qu’au plaisir qu’il prenoit à faire du mal. La singularité d’un si détestable caractère m’a engagé à m’y étendre ; la suite en fera voir encore davantage la nécessité. Avec tant de vices et d’insolence, il étoit d’une vérité à surprendre sur sa naissance ; il n’en disoit pas le tout, mais bien qu’ils étoient de petits bourgeois de Montfort-l’Amaury, et assez pour désespérer La Vrillière, qui étoit glorieux là-dessus fort mal à propos. J’en ai quelquefois vu des scènes très-plaisantes entre eux deux. Comme secrétaire d’État, l’orgueil même.

Le duc de Beauvilliers m’allégua la plupart de ces choses, et j’en sentois à mesure la vérité. Il m’en fit des plaintes amères ; et les parades que j’y donnai ne furent reçues que très faiblement. Je le vis si arrêté dans sa résolution, que je ne jugeai pas à-propos de heurter par une résistance opiniâtre ; je glissai donc, et ne butai qu’à laisser une queue pour pouvoir traiter encore un chapitre si délicat. Cela donnoit lieu à reposer ses idées, et à moi, qui les avois aisément prises, du temps pour le tourner et tâcher de les changer ; nous parlâmes donc d’autre chose, et Pontchar-train ne revint sur le tapis entre nous deux de trois à quatre jours.

Ce fut le duc qui m’écarta à une promenade du roi pour en faire une avec lui tête à tête, et qui reprit aussitôt ce chapitre, et je vis bien qu’il le faisoit à dessein. Le mien étoit tout préparé ; le sien étoit de m’emporter par une foule de raisons, qui toutes n’étoient que trop bonnes ; je lui laissai dire tout ce qu’il voulut. Il me pressa sur beaucoup de choses et de faits de Pontchartrain : son humeur étrange, sa malice, ses mauvais offices, sa satisfaction à faire du mal, son plaisir à nuire, sa mauvaise grâce à faire du bien, et sa peine à-bien faire, sa passion de s’étendre et d’usurper, son attention à tout abaisser devant lui, l’aversion publique, ses procédés indignes avec un nombre infini de gens de tous états et des plus considérables. Il ne m’apprenoit rien sur tout cela, et de ce dernier point j’en avois l’expérience la plus étrange et la plus fraîche. Ce ne fut pas sans combat intérieur que je l’étouffai dans une crise si décisive.

Quand il en eut bien dit, je lui répondis que n’ayant ni la force de crédit ni la volonté, quand bien même j’aurois la puissance, de m’opposer jamais en quoi que ce fût à lui, je ne pouvois pourtant me résoudre à lui abandonner le fils du chancelier, tout imparfoit, et plus encore, que je le reconnoissois. Je lui parlai d’une manière touchante de mon attachement plein de reconnoissance pour le père, et de ma tendresse pour les petits-fils.

Cette manière de résister à un homme naturellement bon et plein de sentiments le rendit rêveur. Je m’aperçus qu’il commençoit à flotter entre la peine de me voir si ferme et une sorte de satisfaction de la cause que je lui venois d’avouer et de paraphraser. Il ne laissa pas d’insister encore, et moi de répondre sur le même ton sans l’aigrir par des négatives fausses et grossières, mais en lui demandant s’il croyoit Pontchartrain entièrement incorrigible ; il ne répliqua point, je me tus, et il demeura un peu de temps en silence, et comme en méditation à part soi.

Il en sortit par me dire qu’avec toutes mes défenses, et qui n’étoient d’aloi que pour moi seul, il vouloit bien me dire que Pontchartrain étoit actuellement en un péril très-grand ; que pour l’amour de moi, puisque je m’obstinois si fort à le protéger, il vouloit encore bien me dire que le Dauphin ne le pouvoit souffrir ; que la Dauphine avoit juré sa perte, poussée par tout ce qui l’approchoit, par le cri public, par son propre dégoût, par Mme de Maintenon même, qui, d’ancienneté brouillée avec le père, ne pouvoit personnellement supporter le fils par une aversion particulière que ses manières et tout ce qui lui en revenoit lui avoient donnée ; que le roi seul paraissoit plus indifférent là-dessus, mais sentir bien tous les défauts de Pontchartrain, et ne sembloit pas préparer une grande résistance à tant et de telles batteries prêtes à jouer. Le duc ajouta que pour lui, s’il étoit sensible à la vengeance, je pouvois bien juger de ce qu’il penseroit et feroit ; mais qu’au défaut d’une affection que le christianisme lui défendoit, il étoit poussé par tout ce qu’il voyoit, et par tout ce qu’il lui revenoit chaque jour de Pontchartrain ; que sa chute, pour laquelle il n’avoit seulement qu’à laisser faire, il ne la pouvoit regarder que comme un bien public et avantageux à l’État, que pensant de la sorte, c’étoit à Pontchartrain, s’il en avoit le loisir, à changer si promptement de conduite, qu’il le convainquît qu’il étoit corrigible, après quoi on verroit ce qu’il seroit à propos de faire à son égard.

Comme nous nous parlions toujours sous le plus sûr secret et sans mesures, je lui demandai si ce qu’il me disoit là étoit une menace d’une chose possible par celles qui existoient, ou un orage tout formé, et des desseins pris et prêts à éclore. Il me répondit nettement que c’étoit le dernier. J’en frémis, et n’osant le presser sur le détail de cette affaire, je me contentai de le conjurer d’accorder un court loisir avant que de perdre un homme au moins si instruit de sa marine, et que son successeur encore feroit peut-être regretter.

Je n’ai point su quel il étoit, mais j’ai cru que Desmarets pouvait(être le désigné. Il avoit très-bien pris avec le roi, mieux encore avec Mme de Maintenon, par les charmes de la finance, et le goût qu’elle commençoit à prendre pour sa femme, quoique revenu en place malgré la fée qui vouloit Voysin, mais dont la place de secrétaire d’État de Chamillart, qu’elle lui avoit fait donner, l’avoit dépiquée. Desmarets avoit pour soi Mme la Dauphine, par les manéges de sa femme, et par les soins qu’il avoit de plaire pécuniairement à tout ce qui l’approchoit véritablement. On a vu plus haut que son humeur féroce et son ingratitude n’avoit pu déprendre de lui les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, et les causes de leur persévérance ; et c’est ce groupe de choses qui m’a persuadé que c’étoit Desmarets qu’ils vouloient porter à la plénitude des charges de son oncle Colbert.

Sur mes instances que je rendis les plus pressantes, M. de Beauvilliers me permit d’avertir Pontchartrain de dominer son humeur dans ses audiences et avec tout le monde, de rapporter devant le roi avec moins de penchant au mal, de rendre compte au conseil des dépêches des affaires dont il étoit chargé avec un goût moins enclin à la sévérité, de lui en spécifier quelques-unes en particulier, que le duc m’expliqua, où ses manières dures et enclines au mal, tant en ce conseil qu’en ses audiences, et même dans son travail tête à tête avec le roi où Mme de Maintenon étoit toujours présente, avoient fait de fâcheuses impressions, et étoient vivement revenues ; mais il me défendit d’aller plus loin ; et de lui laisser apercevoir d’où je pouvois être instruit. Je rendis grâces au duc de Beauvilliers, comme d’une obligation du premier ordre, de ce qu’il vouloit bien que je fisse, et je le conjurai de nouveau de suspendre l’orage jusqu’à ce qu’il eût vu le fruit de ces avis. Il ne voulut s’engager à rien ; je crus apercevoir qu’il craignoit le plaisir de la vengeance, que ce principe le fit rendre un peu à mes instances, et qu’il résista par là même et par modestie, à la satisfaction de me laisser voir combien il influoit sur le sort de Pontchartrain. De cela même je m’ouvris à l’espérance. Ainsi finit cette importante conversation.

Elle me donna lieu à de grandes réflexions. Outre celles que j’ai déjà expliquées sur l’état du chancelier et de ses petits-fils, son fils chassé, je sentis encore que ce coup paré, si tant étoit que j’en pusse venir à bout, ils ne seroient encore en aucune assurance. Pontchartrain, fait comme il étoit, ne pourroit se contenir longtemps ; ses rechutes deviendroient mortelles, avec cette horreur générale qu’il avoit si justement encourue, et cet éloignement extrême, pour ne rien dire de plus, toujours subsistant entre son père et le duc de Beauvilliers, dans la posture nouvelle et stable où se trouvoit alors ce dernier. Toute ma vie j’avois désiré avec la passion la plus vive de les voir solidement réconciliés, mais comme on désire quelquefois des choses imaginaires et impossibles. Deux hommes en tout si dissemblables, excepté en probité et en amour de l’État, n’avoient rien en quoi ils pussent compatir ensemble. Leurs liaisons, leurs vues, leurs sentiments, leurs tempéraments se trouvoient tellement contraires qu’il ne s’y pouvoit rien ajouter, et jusqu’à la religion dans deux très-hommes de bien, de la façon dont ils la prenoient l’un et l’autre, leur étoit devenue un très-puissant motif d’aversion. Cependant, par la face nouvelle que la cour avoit prise, je voyois le chancelier et son fils perdus sans cette réconciliation sincère, et sa nécessité me parut si démontrée que, quelque impossible et chimérique quelle me semblât, je me mis dans la tête d’y oser travailler. Sans ce remède unique, je ne voyois aucun moyen de subsister pour le chancelier, dans la nouvelle et durable face que la cour avoit prise, et je ne trouvois d’épine dans le riant de ma situation particulière que la peine extrême, et qui troubloit toute ma joie, de voir mes deux plus intimes amis en état ensemble que l’un infailliblement seroit perdu et anéanti par l’autre. Il ne falloit pas un motif moins puissant pour me faire entreprendre un ouvrage si voisin de l’impossible, et que l’extrême nécessité cessa lors, pour la première fois, de me laisser envisager comme une folie.

Dès le soir même, après que les soupeurs se furent retirés de chez Pontchartrain, j’entrai chez lui, où je n’allois plus familièrement, et même très-rarement. L’heure ajouta à sa surprise ; je lui dis, d’abordée et d’un air grave et froid, que quoique ma coutume ne fût pas de lui faire des leçons, et que j’eusse lieu d’en être encore plus éloigné que jamais, j’avois pourtant des choses à lui dire dont je ne pouvois me dispenser ; qu’il ne me demandât ni de mes raisons ni d’où je prenois ce que j’avois à lui dire ; qu’il se contentât d’apprendre qu’il ne pouvoit m’écouter avec trop d’attention, ni prendre trop de soin d’en profiter sans délai. Après une préface si énergique, je lui dis, comme si j’en avois été l’auteur, tout ce que j’avois permission de lui dire, et cela tout de suite comme une leçon apprise par cœur. Je fus écouté avec toute l’attention que demandoit ma préface et la matière qui la suivit. Pontchartrain sentit aisément que les faits singuliers que je lui spécifiai ne pouvoient m’être venus que d’endroits importants. Il voulut s’excuser sur certaines choses, sur d’autres il avoua, et accusa son humeur. Je répondis qu’avec moi tout cela étoit inutile, que son affaire étoit de profiter de ce qu’il venoit d’entendre, la mienne de m’aller coucher, et là-dessus je le quittai aussi brusquement que je l’avois abordé. Je rendis compte le lendemain de ce que j’avois dit à Pontchartrain au duc de Beauvilliers. Il augmenta ma frayeur par ce qu’il me laissa voir de l’imminence de la chute, et néanmoins il convint d’attendre ce que produiroit ma remontrance.

À quelques jours de là, me promenant après minuit en tiers avec le Dauphin et l’abbé de Polignac, la conversation tomba sur le gouvernement de Hollande, sur sa tolérance de toutes les sectes, et bientôt sur le jansénisme. L’adroit abbé n’en perdit pas l’occasion, et dit tout ce qu’il falloit pour plaire. Le Dauphin me donna lieu d’entrer assez dans la conversation. Je parlai suivant mes sentiments et sans affectation. La promenade se poussa tard par le plus beau temps du monde, et je quittai le Dauphin comme il alloit rentrer au château. J’expliquerai ailleurs ce que je pense sur cette matière, parce qu’elle entrera dans plus d’une chose dans la suite, et ma façon de voir et d’être avec le Dauphin. Dès le lendemain matin M. de Beauvilliers me prit dans le salon, et me conta que le Dauphin venoit de lui dire avec beaucoup de joie que, à des discours qu’il m’avoit ouï tenir le soir précédent à sa promenade, il me croyoit éloigné du jansénisme, et tout de suite me demanda de quoi il avoit été question, que le Dauphin n’avoit pas eu le temps de lui expliquer. Il me dit, après lui en avoir rendu compte, qu’il avoit tout à fait confirmé le Dauphin dans cette opinion sur moi, et cela mit en effet sa confiance pour moi au large sur toutes sortes de chapitres, et voilà ce que font les hasards.

Il fit encore qu’à ces propos le duc me dit tout de suite que le Dauphin soupçonnoit fort Pontchartrain de jansénisme, lui qui faisoit sa cour au roi du zèle de cette persécution. La délicatesse de M. de Beauvilliers étoit là-dessus si étrange, qu’après ce qu’il m’avoit dit lui-même que les jésuites et les sulpiciens imputoient au goût malfaisant de Pontchartrain la persécution qu’il faisoit aux jansénistes, je ne le pus faire revenir de ses soupçons là-dessus, qu’en lui répondant de Pontchartrain sur ce chapitre, et que, différent en tout d’avec son père, ils étoient aussi parfaitement divisés sur les jésuites et l’Oratoire. La fréquentation de Pontchartrain, lors de la mort de sa femme, avec le P. de La Tour, général de l’Oratoire, et encore quelque mois après, avoit répandu ces soupçons ; mais j’assurai le duc, comme il étoit vrai, que Pontchartrain avec la dernière indécence avoit quitté le commerce du P. de La Tour, comme une chemise sale, et n’en avoit pas ouï parler depuis. Nous nous revîmes le même jour sur le soir. Dans l’entre-deux, M. de Beauvilliers, sur ma parole, avoit répondu de Pontchartrain au Dauphin sur le jansénisme. Il me le confia, et ce fut le premier bon office qu’il lui rendit auprès de ce prince. De là, le duc me dit qu’il n’entendoit pas deux choses, Pontchartrain étant tel là-dessus que je lui avois si fort assuré : l’une qu’il étoit très-suspect aux jésuites, l’autre comment l’affaire d’un ecclésiastique d’Orléans étoit si mal entre ses mains ; que les jésuites attribuoient à son goût de faire du mal sa facilité à maltraiter les jansénistes que l’on exiloit, ou qu’on ôtait de places, et n’en étoient pas moins en garde contre lui, parce qu’il leur étoit aussi contraire qu’il lui étoit possible ; et que cet ecclésiastique si opposé aux jansénistes, et qui tiroit de là tout son appui, ne pouvoit être plus mal servi qu’il étoit de Pontchartrain, pour l’union d’un bénéfice, qui étoit néanmoins très-essentielle au bon parti. Il s’échauffa assez là-dessus, et de lui-même me permit d’avertir Pontchartrain, mais comme de moi-même, de la disposition des jésuites à son égard ; qu’il lui importoit fort de la changer par une conduite opposée ; et sur cet ecclésiastique de lui dire, non plus comme de moi-même, mais de sa part à lui comme en avis, de rapporter son affaire au premier conseil des dépêches, d’y donner un tour favorable, et d’ajouter que cela lui étoit plus important qu’il ne pensoit.

Je fis ce même soir, vers le minuit, une seconde visite à Pontchartrain, toute semblable à la première, dont l’heure et le ton ne le surprit pas moins, et bien plus encore que la première pour les choses. Il s’étoit peut-être douté à la première d’où lui venoient mes avis. À cette seconde, il ne put plus l’ignorer. C’étoit en insolence le premier homme du monde, lorsqu’il ne craignoit point les gens ; et le premier aussi en bassesse, où personne ne le surpassoit, à proportion de son besoin et de sa frayeur. Ainsi on peut juger de tout ce qu’il me pria de dire à M. de Beauvilliers, de quelle façon il se mit à en user avec les jésuites, et comment tourna l’affaire de l’ecclésiastique d’Orléans.

M. de Beauvilliers en fut si content, qu’il voulut bien que je lui disse, mais comme de moi-même, le péril en gros où il étoit auprès du Dauphin, et les moyens de le rapprocher peu à peu, tous opposés à son génie et à ses manières accoutumées. Le duc alla jusqu’à me charger de lui dire qu’il lui ménageroit des occasions de travailler avec le Dauphin, qu’il l’en avertiroit d’avance et de la façon de s’y conduire.

Je revis donc aussitôt Pontchartrain pour la troisième fois ; je ne vis jamais homme si transporté. Il se crut noyé et sauvé au même instant, et les protestations qu’il me fit, tant pour M. de Beauvilliers que pour moi, furent infinies. Sur mon compte, je sus bien qu’en penser, puisque c’étoit trois semaines après qu’il m’eût envoyé Daubenton ; aussi les reçus-je pour moi avec le froid le plus dédaigneux, et je lui fis sentir, au choix de mon peu de paroles, la nullité de part que sa personne devoit prendre au salut inespéré que je lui procurois.

Le duc tint parole ; Pontchartrain fut averti et instruit ; et, comme M. de Beauvilliers ne voulut pas s’y montrer, je fus toujours le canal entre eux sous le plus entier secret. Pontchartrain travailla chez le Dauphin ; le duc avoit préparé les choses. Le prince fut content. Cela dura le reste du voyage de Marly, qui, d’une tirade, nous conduisit à Fontainebleau sans retourner à Versailles, à cause du mauvais air.

Dans ces entrefaites et sur la fin de Marly, je pris en particulier le premier écuyer, non pour lui confier quoi que ce soit de ce qui vient d’être raconté, mais pour m’en servir à ma manière au dessein de réconciliation que j’avois conçu.

C’étoit un grand homme, froid, de peu d’esprit, de beaucoup de sens, fort sage, fort sûr, fort mesuré, qui, à force d’être né et d’avoir passé sa vie à la cour, fils d’un homme qui étoit maître passé et dans une considération singulière, et lui dans les cabinets les plus secrets de Le Tellier, Louvois et Barbezieux, dont il étoit si proche par sa femme, et qui l’avoient admis à tout avec eux, avoit acquis une grande connoissance de la cour et du monde, y étoit fort compté, s’y étoit mêlé de beaucoup de choses, et y étoit enfin devenu une espèce de personnage. Il étoit de tout temps fort bien avec le roi, il avoit des particuliers quelquefois avec lui ; et il avoit eu l’art d’être fort bien avec tous les ministres, et intimement avec le chancelier, qui avoit beaucoup de créance en lui. J’ai parlé de lui à l’occasion de la mort de Monseigneur, duquel il espéroit beaucoup, et rien de la cour nouvelle, avec qui il n’avoit nulle liaison, même quelque chose de moins avec les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, par l’ancien chrême des Louvois, si opposés à tout ce qui étoit Colbert, et tous leurs commerces et leurs allures tout à fait différentes.

Je crus donc que c’étoit le seul homme dont je pusse m’aider pour attaquer le chancelier sur sa conduite avec le duc de Beauvilliers. Je lui dis qu’ami au point où je l’étois de M. de Beauvilliers et du chancelier, je voyois de tout temps leur éloignement avec une peine extrême, que jusqu’alors je m’étois contenté de m’en affliger en moi-même ; mais que, dans la face nouvelle que la cour venoit de prendre, et qui se fortifioit de jour en jour, je ne pouvois dormir en repos comme j’avois fait tant que leur inimitié n’avoit pu être fatale à aucun des deux ; que le Dauphin devenoit rapidement le maître des affaires, et par lui son gouverneur, qui le seroit sans mesure lorsque son pupille auroit succédé au roi ; que le danger présent étoit grand par la haine publique que Pontchartrain avoit encourue ; et s’il subsistoit le reste de ce règne, ce qui me paraissoit bien difficile, il me sembloit impossible qu’il pût durer au delà ; que, tombant, je ne voyois pas ce que pourroit devenir le père d’un homme chassé dans une cour où tout le crédit seroit contre lui, où il survivroit à sa fortune et à soi-même, et où la décence ni sa propre humeur ne pourroit lui permettre d’y rester et d’y hasarder de se voir chasser lui-même sur quelque aventure de Rome et de jansénisme, et se voir bombarder un garde des sceaux ; qu’en vain s’appuyoit-il sur l’autorité de sa place, sur son esprit, sur sa capacité, sur sa réputation, puisque ce ne seroit pas lui qu’on attaqueroit, mais son fils qui n’avoit aucun de ces boucliers, qui s’étoit rendu la bête de tout le monde, et dont la chute auroit les applaudissements publics.

Beringhen connoissoit parfaitement Pontchartrain ; il m’avoua la vérité de ce que je lui représentois, sa crainte extrême de ce que je prévoyois, et me pressa de travailler à une réconciliation si capitale à la fortune du père et du fils, comme le seul homme qui la pût entreprendre par l’amitié et la confiance que le duc et le chancelier avoient également et entièrement pour moi. Je lui répondis que c’étoit toute ma passion, mais que je travaillerois en vain tant que le chancelier s’escarmoucheroit avec le duc sans cesse au conseil, et ne se mesureroit pas ailleurs à son égard ; qu’il nourrissoit ainsi une haine, pour parler nettement, de longue main enracinée, qu’il l’augmentoit tous les jours loin de songer à l’émousser, en quoi pourtant consistoit son salut et celui de sa famille ; que c’étoit à lui, Beringhen, son ami, et qui ne lui seroit point suspect sur M. de Beau-villiers avec qui il savoit bien qu’il n’avoit point de liaison, à lui ouvrir les yeux sur le danger de voir périr toute la fortune prodigieuse qu’il avoit faite ; et de lui faire comprendre qu’elle valoit bien la peine de se contraindre, et de ployer à la nécessité des temps ; qu’après qu’il l’auroit rendu capable d’un vrai changement de conduite à cet égard, je verrois à tâcher de le mettre à profit auprès de M. de Beauvilliers, et peu à peu les rapprocher, et de là les réconcilier enfin si je pouvois.

Le premier écuyer, ou timide comme il l’étoit naturellement, ou désespérant de faire entendre raison au chancelier vif et décidé comme il le connoissoit, ou véritablement court de temps, me dit qu’il en auroit peu pour parler suffisamment au chancelier qui n’étoit point à Marly, qui n’y venoit que pour les conseils, et qui ces jours-là s’en retournoit dîner à Versailles, et les autres jours se tenoit à Pontchartrain ; qu’il avoit demandé congé au roi de s’en aller dans quelques jours chez lui à Armainvilliers, et qu’il y passeroit presque tout le voyage de Fontainebleau, où la cour alloit incessamment. Il finit par me presser de nouveau de travailler à une aussi bonne œuvre que nul autre que moi ne pouvoit exécuter, et moi par l’exhorter de parler au moins avant de partir, et de parler sans ménagement. La suite de ceci se verra bientôt à Fontainebleau ; avant d’y conduire la cour, il faut reprendre des choses qui ont précédé ce voyage.

On a pu voir épars en plusieurs endroits de ces Mémoires à quel degré d’intimité et de toute confiance j’étois arrivé avec le duc de Beauvilliers, avec le duc de Chevreuse, et avec les duchesses leurs femmes. Tout cela vivoit dans la même amitié avec Mme de Saint-Simon, et ce qui étoit peut-être unique pour des personnes si généralement cachées et compassées, dans la confiance et la liberté la plus entière, fondées sur l’estime de sa vertu, et l’expérience de la sagesse et de la bonté de son esprit et de sa conduite, plus encore s’il se peut que sur ce qu’elle m’étoit, et de ce qu’ils savoient que j’étois pour elle. Il faut donc comprendre que ces trois couples faisoient un groupe qui ne se cachoit rien, qui se consultoit tout, qui en ce genre étoit inaccessible à quiconque, et dont le commerce étoit non-seulement continuel, mais de tous les jours, et souvent de plus d’une fois par jour quand nous étions dans les mêmes lieux, et il étoit fort rare que nous en fussions séparés, parce que Vaucresson étoit fort proche, et que je ne sortois presque point de la cour, ni Mme de Saint-Simon non plus. Cette union anciennement prise, mais liée et augmentée par degrés, en étoit à ce dernier bien longtemps avant la mort de Monseigneur, comme divers traits de ces Mémoires auront pu le faire remarquer.

Dans cet état, M. de Beauvilliers ne cessoit depuis longtemps de faire naître de l’estime, de l’amitié, du goût pour moi en son pupille, sur l’esprit et le cœur duquel il pouvoit tout. Il n’en perdit aucune occasion pendant plusieurs années. On a vu que j’en sentis l’effet à l’occasion de l’ambassade de Rome, et un autre si grandement marqué à son arrivée de la campagne de Lille. L’état triste où il fut après si longtemps ajouta aux mesures que le sage gouverneur me prescrivit toujours. On se souvient de la situation où la cabale de Meudon tenoit ce prince, et combien le roi même demeura aliéné de lui, en sus de ce qu’il en étoit auparavant par la vie si recluse et si resserrée de son petit-fils, qui l’avoit dès lors mis fort à gauche avec Monseigneur. On ne doutoit dans aucun de ces temps que le duc de Beauvilliers ne possédât ce jeune prince ; on ignoroit bien le fond de mon intimité avec le duc, mais la liaison étoit trop forte, et le commerce trop continuel et trop libre avec des gens aussi enfermés, pour n’avoir pas percé.

Être en mesure et en garde infinie étoit le caractère dominant du duc. La haine de Mme de Maintenon, et les secousses qu’il avoit éprouvées du roi même, augmentoient encore les entraves de sa timidité naturelle. Il craignoit les soupçons de circonvenir son pupille, il craignoit la jalousie et les regards perçants qui s’étoient fixés sur moi depuis ce choix pour Rome. Il vouloit me mettre peu à peu dans la confiance du jeune prince, mais il ne vouloit pas qu’il en parût rien. Il redoubla encore de précautions depuis la campagne de Lille où je m’étois si hautement déclaré et dont je fus perdu un temps. Je rappelle toutes ces époques et ces faits épars dans ces Mémoires, pour les remettre tous à la fois sous les yeux, et montrer les raisons de la conduite que le duc de Beauvilliers me fit observer, de concert avec le prince.

Je ne le voyois chez lui, aux heures de cour que rarement et courtement, assez pour qu’il ne parût rien d’affecté, assez peu pour qu’on ne pût soupçonner non-seulement privance, mais même aucun dessein de m’approcher de lui ; en tout plus de négligence que de cour. Par cette raison le prince me distinguoit peu chez lui, et ne me donnoit guère au delà de ce qu’il avoit accoutumé aux gens de ma sorte ; mais souvent un coup d’œil expressif, un sourire à la dérobée m’en disoit tout ce que j’en désirois savoir.

Outre la transcendance d’être sans cesse porté avec étude par le duc de Beauvilliers auprès de lui, et encore par le duc de Chevreuse, du caractère dont étoit ce prince, ce qu’il paraissoit du mien par le tissu de la conduite ordinaire de toute ma vie étoit un avantage peu commun pour lui plaire. Il aimoit une vie appliquée, égale, unie, il estimoit l’union dans les familles, il considéroit les amitiés qui faisoient honneur ; et de celles-là, on a vu que j’y fus toujours heureux. Ma jeunesse n’avoit rien eu de ce qui eût pu l’étranger ou l’arrêter. Toutes mes liaisons particulières s’étoient trouvées avec des personnes qui presque toutes lui étoient agréables ou directement ou par quelque recoin ; mes inimitiés ou mes éloignements, avec celles qui pour la plupart étoient en opposition avec lui, et très-ordinairement directe, ce qui étoit arrivé naturellement et sans aucun art. J’étois bien de toute ma vie avec les jésuites, quoique sans liaison qu’avec un seul à la fois, mais liaison unique jusqu’à la mort du dernier qui survécut le feu roi ; ils me comptoient parmi leurs amis, comme on l’a vu du P. Tellier, et comme on le verra davantage. Je l’avois été intime, comme on l’a vu aussi, de l’évêque de Chartres, Godet. C’étoient là des boucliers sûrs contre le dangereux soupçon de jansénisme ; et ce que j’ai rapporté de cette conversation avec le Dauphin et l’abbé de Polignac en tiers, dans les jardins de Marly, mit le sceau à l’assurance. Ma façon d’être à cet égard reviendra trop souvent dans les suites pour ne mériter pas d’être expliquée, puisque l’occasion s’en présente si naturellement.

Le célèbre abbé de la Trappe a été ma boussole là-dessus, comme sur bien d’autres choses dont je désirerois infiniment avoir eu la pratique comme la théorie.

Je tiens tout parti détestable dans l’Église et dans l’État. Il n’y a de parti que celui de Jésus-Christ. Je tiens aussi pour hérétiques les cinq fameuses propositions directes et indirectes, et pour tel tout livre sans exception qui les contient. Je crois aussi qu’il y a des personnes qui les tiennent bonnes et vraies, qui sont unies entre elles et qui font un parti. Ainsi, de tous les côtés, je ne suis pas janséniste.

D’autre part, je suis attaché intimement, et plus encore par conscience que par la plus saine politique, à ce que très-mal à propos on connoît sous le nom de libertés de l’Église gallicane, puisque ces libertés ne sont ni priviléges, ni concessions, ni usurpations, ni libertés même d’usage et de tolérance, mais la pratique constante de l’Église universelle, que celle de France a jalousement conservée et défendue contre les entreprises et les usurpations de la cour de Rome, qui ont inondé et asservi toutes les autres et fait par ses prétentions un mal infini à la religion. Je dis la cour de Rome, par respect pour l’évêque de Rome, à qui seul le nom de pape est demeuré, qui est de foi le chef de l’Église, le successeur de saint Pierre, le premier évêque, avec supériorité et juridiction de droit divin sur tous les autres quels qu’ils soient, et à qui appartient seul la sollicitude et la surveillance sur toutes les Églises du monde comme étant le vicaire de Jésus-Christ par excellence, c’est-à-dire le premier de tous ses vicaires qui sont les évêques. À quoi j’ajoute que je tiens l’Église de Rome pour la mère et la maîtresse de toutes les autres, avec laquelle il faut être en communion ; maîtresse, magistra, et non pas domina ; ni le pape, le seul évêque, ni l’évêque universel, ordinaire et diocésain de tous les diocèses, ni ayant seul le pouvoir épiscopal duquel il émane dans les autres évêques, comme l’inquisition, que je tiens abominable devant Dieu et exécrable aux hommes, le veut donner comme de foi.

Je crois la signature du fameux formulaire une très-pernicieuse invention, tolérable toutefois en s’y tenant exactement suivant la paix de Clément IX, autrement insoutenable. Il résulte que je suis fort éloigné de croire le pape infaillible, en quelque sens qu’on le prenne, ni supérieur, ni même égal aux conciles œcuméniques, auxquels seuls appartient de définir les articles de foi, et de ne pouvoir errer sur elle.

Sur Port-Royal, je pense tout comme le feu roi s’en expliqua à Maréchal en soupirant (t. VI, p. 128), que ce que les derniers siècles ont produit de plus saint, de plus pur, de plus savant, de plus instructif, de plus pratique, et néanmoins de plus élevé, mais de plus lumineux et de plus clair, est sorti de cette école, et de ce qu’on connoît sous le nom de Port-Royal ; que le nom de jansénisme et de janséniste est un pot au noir de l’usage le plus commode pour perdre qui on veut, et que d’un millier de personnes à qui on le jette, il n’y en a peut-être pas deux qui le méritent ; que ne point croire ce qu’il plaît à la cour de Rome de prétendre sur le spirituel, et même sur le temporel, ou mener une vie simple, retirée, laborieuse, serrée, ou être uni avec des personnes de cette sorte, c’en est assez pour encourir la tache de janséniste ; et que cette étendue de soupçons mal fondés, mais si commode et si utile à qui l’inspire et en profite, est une plaie cruelle à la religion, à la société, à l’État.

Je suis persuadé que les jésuites sont d’un excellent usage en les tenant à celui que saint Ignace a établi. La compagnie est trop nombreuse pour ne renfermer pas beaucoup de saints, et de ceux-là j’en ai connu, mais aussi pour n’en contenir pas bien d’autres. Leur politique et leur jalousie a causé, et cause encore de grands maux ; leur piété, leur application à l’instruction de la jeunesse et l’étendue de leurs lumières et de leur savoir, fait aussi de grands biens.

C’en est assez pour un homme de mon état, ce seroit en sortir, et des bornes de ce qui est traité ici, que descendre dans plus de détails ; mais ce n’est pas trop pour les choses dont les récits nécessaires s’approchent. Ce que je viens d’expliquer ne contentera pas ceux qui prétendent que le jansénisme et les jansénistes sont une hérésie et des hérétiques imaginaires, et satisfera sûrement encore moins ceux à qui la prévention, l’ignorance ou l’intérêt en font voir partout. Ce qui m’a infiniment surpris, est comment la prévention qui mettoit M. de Beauvilliers de ce dernier côté lui a pu permettre de s’accommoder de moi au point qu’il a fait, et sans le moindre nuage, toute sa vie, avec la franchise entière que j’ai toujours eue avec lui là-dessus, comme sur tous mes autres sentiments sur toutes autres manières.




  1. On appelait amiable compositeur l’arbitre qui terminait un différend entre les parties à des conditions équitables, sans recourir à la rigueur de la justice.
  2. Qui a de grosses joues.