Mémoires (Saint-Simon)/Tome 9/5

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CHAPITRE V.


Commencement de l’affaire qui a produit la constitution Unigenitus. — Bagatelles d’Espagne. — Maillebois resté otage à Lille, s’en sauve. — Étrange fin de l’abbé de La Bourlie à Londres. — Mariage de Lassai ; sa famille. — Enfants de M. du Maine en princes du sang à la chapelle. — Mort de la duchesse douairière d’Aumont ; son caractère. — Mort et famille de Mme de Châteauneuf. — Mon embarras à l’égard de Monseigneur et de sa cour intérieure.


Ce même mois de mars vit éclore les premiers commencements de l’affaire qui produisit la constitution Unigenitus si fatale à l’Église et à l’État, si honteuse à Rome, si funeste à la religion, si avantageuse aux jésuites, aux sulpiciens, aux ultramontains, aux ignorants, aux gens de néant, et surtout à tout genre de fripons et de scélérats, dont les suites, dirigées autant qu’il leur a été possible sur le modèle de celle de la révocation de l’édit de Nantes, ont mis le désordre, l’ignorance, la tromperie, la confusion partout, avec une violence qui dure encore, sous l’oppression de laquelle tout le royaume tremble et gémit, et qui, après plus de trente ans de la persécution la plus effrénée, en éprouve, en tout genre et en toutes professions, un poids qui s’étend à tout, et qui s’appesantit toujours. Je me garderai bien d’entreprendre une histoire théologique, ni même celle qui seroit bornée aux faits et aux procédés ; cette dernière partie seule composeroit plusieurs volumes. Il seroit à désirer qu’il y en eût moins de donnés au public sur la doctrine où bien des répétitions se trouvent multipliées, et qu’il y en eût davantage sur l’historique de la naissance, du cours et des progrès de cette terrible affaire ; de ses suites, de ses branches, de la conduite et des procédés des deux côtés ; des fortunes, même séculières, qui en sont nées, et qui en ont été ruinées ; et des effets si étendus et si prodigieux de l’ouverture de cette boîte de Pandore, si fort au delà des espérances des uns et de l’étonnement des autres, qui ont fait taire les lois, les tribunaux, les règles, pour faire place à une inquisition militaire qui ne cesse point d’inonder la France de lettres de cachet, et d’anéantir toute justice. Je me bornerai à ce peu d’historique qui s’est passé sous mes yeux, et quelquefois par mes mains, pour traiter cette matière comme j’ai tâché de traiter toutes les autres, et laisser ce que je n’ai ni vu ni appris des acteurs à des plumes plus instruites, meilleures et moins paresseuses.

Pour entendre ce peu qui de temps en temps sera rapporté d’une affaire qui a si principalement occupé tout le reste du règne de Louis XIV, la minorité de Louis XV et tout le règne, caché sous M. le Duc, et à découvert depuis sa chute, du cardinal Fleury, il faut se souvenir de bien des choses qui se trouvent éparses dans ces Mémoires, et qui seroient trop longues et trop ennuyeuses à répéter ici, mais qu’il faut remettre en deux mots sous les yeux, pour en donner le souvenir et le moyen de se les rappeler aisément dans les lieux épars où elles se trouvent rapportées. Il faut d’abord se remettre l’orage du quiétisme, la disgrâce de M. de Cambrai ; le danger des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, qui fut extrême et qui n’a fait que resserrer les liens de leur abandon à ce prélat ; le triumvirat contre lui ; la conduite secrète des jésuites, dont le gros et le ministère public se déclara contre lui, sans nuire, et le sanhédrin ténébreux et mystérieux le servit de toutes ses forces, l’union qui en résulta ; ce qui a été dit de Saint-Sulpice, de Bissy, évêque de Toul, puis de Meaux et cardinal ; enfin du P. Tellier, conséquemment de l’état de l’épiscopat soigneusement rempli de gens sans nom, sans lumières, de plusieurs sans conscience et sans honneur, et de quelques-uns publiquement vendus à l’ambition la plus déclarée, et à la servitude la plus parfaite du parti qui les pouvoit élever ; l’affaire de la Chine, la situation si fâcheuse des jésuites à cet égard, la part si personnelle que le P. Tellier y prenoit ; la haine des jésuites et la sienne particulière pour le cardinal de Noailles ; l’usage si heureux qu’ils ont toujours su faire du jansénisme ; enfin le caractère du cardinal de Noailles, et ce qu’on a vu de ceux du roi et de Mme de Maintenon.

Ces choses rappelées à l’esprit et à la mémoire, on se persuadera aisément de l’extrême désir du P. Tellier de sauver les jésuites de l’opprobre où leur condamnation sur la Chine les livroit, et d’abattre le cardinal de Noailles. Pour frapper deux si puissants coups il falloit une affaire éclatante, qui intéressât Rome en ce qu’elle a de plus sensible, et sur laquelle elle ne pût espérer qu’en la protection du P. Tellier. Il étoit sans cesse occupé d’en trouver les moyens et d’en ménager la conjoncture. L’affaire de la Chine, qui ne lui laissoit plus le temps de différer, précipita son entreprise, dans laquelle il n’eut pour conseil unique, à la totale exclusion de tous autres même jésuites, que les PP. Doucin et Lallemant, aussi fins, aussi faux, aussi profonds que lui, et dont les preuves étoient faites que les crimes ne leur coûtoient rien, jésuites aussi furieux que lui, et aussi emportés contre le cardinal de Noailles qui, pour quelques excès du P. Doucin, lui avoit fait ôter une pension du clergé, qu’il avoit attrapée d’un temps de faiblesse et de disgrâce des dernières années d’Harlay, archevêque de Paris. Ces deux jésuites demeuroient à Paris en leur maison professe, où le P. Tellier demeuroit aussi ; et tous trois par leur violence, leur profondeur et leur méchanceté étoient secrètement la terreur de tous les autres jésuites, jusqu’aux plus confits et les plus livrés aux vues, aux sentiments et aux intérêts de la société.

Les conjonctures aussi parurent favorables au P. Tellier. Il avoit par M. de Cambrai les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers ; il avoit Pontchartrain par opposition à son père ; et par basse politique il avoit d’Argenson ; par ces deux hommes il étoit maître de faire revenir au roi tout ce qui lui seroit utile sans y paroître. L’alliance et la liaison personnelle du cardinal de Noailles avec Mme de Maintenon ne l’embarrassoit plus. Elle étoit usée dans cet esprit changeant. Trois hommes avoient succédé auprès d’elle à M. de Chartres : l’évêque successeur et neveu à cause de Saint-Cyr, mais qui à vingt-sept ou vingt-huit ans, en étoit pour ainsi dire à recevoir encore du bonbon de sa main ; La Chétardie, curé de Saint-Sulpice, son confesseur, dont on a vu ailleurs l’extrême imbécillité, et Bissy, évêque de Meaux, que feu M. de Chartres lui avoit donné comme son Élisée, qu’elle avoit adopté sur le même pied, et qui, sans qu’elle s’en aperçût, étoit à vendre et dépendre corps et âme, pour sa fortune, aux jésuites, et plus particulièrement encore au P. Tellier et à ses deux acolytes. C’étoit une suite de ses menées secrètes à Rome pour la pourpre du temps qu’il étoit à Toul ; et il s’étoit d’autant plus attaché à eux, depuis sa translation à Meaux, que la confiance déclarée de Mme de Maintenon en lui le leur rendoit très-considérable, comme eux à lui, en supplément à Rome des moyens d’arriver, qui lui étoient retranchés par sa translation, qui faisoit cesser ses disputes avec M. de Lorraine. Quelque bien qu’il fût avec Mme de Maintenon, le siége et l’alliance du cardinal de Noailles avec elle, un reste de considération et de privance qu’elle ne pouvoit lui refuser, faisoit toujours peur à l’évêque de Meaux, qui par cet intérêt n’étoit pas moins ardent à la ruine du cardinal de Noailles que le P. Tellier même. Tous ces côtés assurés, l’épiscopat ne leur fit point de peur. Il faut se souvenir ici du crédit que feu M. de Chartres avoit emblé sur les nominations pendant les dernières années du P. de La Chaise, et de quels misérables sujets il l’avoit rempli, avec les meilleures intentions du monde, et le P. Tellier avoit renchéri par art et dessein en pernicieux choix. Ainsi, ils méprisèrent le gros, et ne doutèrent pas d’intimider et d’entraîner presque tous les autres.

Il ne faut pas oublier encore qu’avec toute l’aversion et la crainte de ceux de Saint-Sulpice, des jésuites, et la jalousie et la haine de ceux-ci pour ceux-là, ils convenoient entièrement sur tout ce qui regardoit jansénisme en détestation, et Rome en adoration : les uns par le plus puissant intérêt, les autres par la plus grossière ignorance. Ainsi, les jésuites menèrent en cette affaire Saint-Sulpice en laisse tant qu’il leur plut, les yeux bandés, et s’en servirent à tous les usages qu’ils voulurent.

Le plan dressé, et les mesures prises, il fut résolu d’exciter l’orage sans y paroître, et de le faire tomber sur un livre intitulé Réflexions morales sur le Nouveau Testament, par le P. Quesnel, et d’en choisir l’édition approuvée par le cardinal de Noailles, lors évêque-comte de Châlons. Quel étoit le P. Quesnel, dont il a été quelquefois mention dans ces Mémoires, et d’ailleurs si universellement connu, ce seroit chose superflue à expliquer. Ce livre avoit été approuvé par un grand nombre de prélats et de théologiens. Le célèbre Vialart, prédécesseur à Châlons du cardinal de Noailles, en avoit été un. Son successeur, avec qui toute l’Église de France avoit une grande vénération pour un prélat d’une si grande réputation de piété et de doctrine, ne balança pas, sur la même approbation, sans autre examen, et à donner la sienne à une nouvelle édition qui s’en fit. Il y avoit plus de quarante ans que ce livre édifioit toute l’Église sans avoir reçu la moindre contradiction. Bissy, évêque de Toul, qu’on a vu faire tant de figure et de fortune à ses dépens, l’avoit proposé à tout son diocèse ; et par un mandement publié, imprimé et fait exprès, avoit recommandé à tous ses curés d’en avoir chacun un exemplaire, en les assurant que, dans l’impossibilité où leur peu de moyens les mettoit d’avoir plusieurs livres, celui-là seul leur suffiroit pour y trouver, pour eux et pour l’instruction de leurs peuples, toute la doctrine et toute la piété qui leur étoient nécessaires. Le P. de La Chaise l’avoit toujours sur sa table ; et sur ce qu’au nom de l’auteur quelques personnes lui en parlèrent avec surprise, il leur répondit qu’il aimoit le bien et le bon, de quelque part qu’il vînt ; que ses occupations lui ôtaient le temps de faire des lectures ; que ce livre étoit une mine de doctrine et de piété excellente ; que c’étoit pour suppléer à son peu de loisir qu’il le vouloit toujours sous sa main, parce que, dès qu’il avoit quelques moments, il l’ouvroit, et qu’il y trouvoit toujours de quoi s’édifier et s’instruire.

Il sembloit qu’un livre si universellement lu et estimé, depuis un si grand nombre d’années, et dont la bonté et la sûreté étoit annoncée dès les premières pages par un si grand nombre d’approbateurs célèbres, eût dû être à couvert de tout dessein de l’attaquer ; mais l’exemple du succès obtenu contre le livre de la fréquente Communion, de M. Arnauld, plus illustre encore par le nom de son auteur, le nombre, la dignité, la réputation de ses approbateurs, l’applaudissement avec lequel il fut reçu et lu, avoit rassuré le P. Tellier contre de pareilles craintes, et il ne douta point de le faire attaquer coinjointement avec le cardinal de Noailles, comme l’ayant approuvé.

Pour un coup si hardi, il se servit de deux hommes les plus inconnus, les plus isolés, les plus infimes, pour qu’ils pussent être moins abordés, et plus dans sa parfaite dépendance. Champflour, évêque de la Rochelle, étoit l’ignorance et la grossièreté même, qui ne savoit qu’être follement ultramontain, qui avoit été exilé pour cela, lors des propositions du clergé de 1682, et que Saint-Sulpice et les jésuites réunis en faveur de ce martyr de leur cause favorite, avoit à la fin bombardé à la Rochelle. L’autre étoit Valderies de Lescure, moins ignorant, mais aussi grossier et aussi ultramontain que l’autre, aussi abandonné aux jésuites qui l’avoient fait évêque de Luçon, ardent, impétueux et boute-feu par sa nature : celui-ci pauvre et petit gentilhomme, l’autre le néant ; et tous deux noyés dans la plus parfaite obscurité et sans commerce avec personne.

Pour les dresser à ce qu’on leur voulut faire faire, on leur envoya un prêtre nommé Chalmet, élève de Saint-Sulpice, perfectionné à Cambrai, et bien instruit par le célèbre Fénelon, qui espéroit son retour, et tout ce qui le pouvoit suivre de plus flatteur, de la chute de celui de ses trois vainqueurs qui restoit, et de l’appui du P. Tellier, appuyé lui-même de ses anciens amis, mais qui ne pouvoient ouvrir la bouche en sa faveur. Ce Chalmet avoit de l’esprit et de la véhémence en pédant dur et ferré, livré aux maximes ultramontaines de Saint-Sulpice, dévoué à M. de Cambrai, et abandonné sans réserve aux jésuites, et en particulier au P. Tellier. Il s’en alla donc secrètement en Saintonge, s’établit tantôt à la Rochelle, tantôt à Luçon, et fort caché dans ces commencements, les fit aboucher souvent tous deux en sa présence, les endoctrina, mais si durement et si haut à la main qu’ils firent souvent leurs plaintes d’un précepteur si absolu, et les ont depuis très-souvent renouvelées, avec peu de jugement et de discrétion pour leur honneur.

Il leur fit faire un mandement en commun, portant condamnation du Nouveau Testament du P. Quesnel, de l’édition approuvée par le cardinal de Noailles, lors évêque-comte de Châlons, avec une censure si reconnoissable de ce prélat que personne ne l’y put méconnoître, comme fauteur d’hérétiques, et avec les plus vives couleurs, sans aucune sorte de ménagement. Cette pièce, qui étoit proprement un tocsin, n’étoit pas faite pour demeurer ensevelie dans les diocèses de Luçon et de la Rochelle. Elle fut non-seulement envoyée à Paris qu’on en inonda, mais, contre toute règle ecclésiastique et de police, affichée partout, et principalement aux portes de l’église et de l’archevêché de Paris, et ce fut par où le cardinal de Noailles et tout Paris en eurent la-première notion.

Ces deux évêques avoient chacun un neveu au séminaire de Saint-Sulpice, fort sots enfants pour leur âge, et aussi peu capables que leurs oncles de quoi que ce fût sans impulsion d’autrui, beaucoup moins d’une publication de ce mandement si nerveuse, si prompte, si hardie, qui marquoit un concert entre plusieurs. Le cardinal de Noailles, si étrangement outragé par deux évêques de campagne, commit la faute capitale d’imiter le chien qui mord la pierre qu’on lui jette, et qui laisse le bras qui l’a ruée. Il manda le supérieur du séminaire de Saint-Sulpice, à qui il ordonna de mettre dehors de sa maison ces deux jeunes gens, sitôt qu’il y seroit retourné. Le supérieur représenta le scandale d’un congé si subit, la vertu des deux ecclésiastiques, le tort que cela feroit à leur réputation. Rien ne fut écouté. Le curé de Saint-Sulpice, averti par le supérieur en arrivant de l’archevêché, espéra mieux de son crédit. Sa piété et sa simplicité n’étoient pas à l’abri de l’enflure que lui donnoit la confiance entière de Mme de Maintenon, et la considération mêlée de crainte qui en résultoit. Il courut à l’archevêché plein de cette confiance ; elle fut trompée. Il s’en revint plein d’indignation. Il fallut obéir sur-le-champ. Mais il arriva que Mme de Maintenon fut piquée du peu de considération que le cardinal de Noailles ayait montré pour son cher directeur, dont Bissy, évêque de Meaux, sut bien profiter.

Cette expulsion fît grand vacarme. Le cardinal rendit compte au roi de l’injure qu’il recevoit, et lui en demanda justice. Le roi entra dans sa peine, mais lui fit entendre qu’il avoit commencé par se la faire ; et la chose traîna par la lenteur naturelle du cardinal, et par le délai de ses audiences de huit jours en huit jours, qu’il ne crut pas devoir prévenir.

Pendant ces intervalles on aigrissoit le roi qui différoit toujours, mais qui aimoit et respectoit le cardinal. Le P. Tellier directement, et le Meaux par Mme de Maintenon, retenoient le roi que le cardinal ne pressoit que mollement, et qui ne doutoit pas d’obtenir justice d’une chose si criante ; tandis qu’on envoyoit aux deux évêques une lettre toute faite, pour le roi, à signer, qui la reçut par le P. Tellier, à qui elle fut adressée comme au ministre naturel de tous les évêques, et qui la présenta au roi comme une fonction de sa place qui ne se pouvoit refuser.

La lettre étoit également furieuse et adroite, et en commun des deux évêques. Il ne falloit que jeter les yeux dessus, car elle devint bientôt publique, pour voir que ces deux animaux mitrés n’y avoient eu de part que leur signature, et qu’elle étoit du plus habile et du plus délié courtisan, aussi bien que de l’écrivain le plus malicieusement emporté. Après avoir comblé le roi d’éloges, et l’avoir comparé à Constantin et à Théodose par son amour et sa protection pour l’Église, ils la lui demandoient non pour eux-mêmes prosternés à ses pieds, ni pour leurs neveux, mais pour l’Église, pour l’épiscopat, pour la liberté de la bonne doctrine, et justice de l’attentat par lequel le cardinal de Noailles prétendoit l’opprimer, en montrant par l’exemple fait sur leurs neveux ce que pouvoit attendre tout homme soupçonné de défendre la bonne cause, sans en être même convaincu, comme leurs neveux ne l’étoient pas de la distribution ni de l’affiche de leur mandement. Après une longue et forte prosopopée contre le P. Quesnel et ses Réflexions morales sur le Nouveau Testament, approuvées par le cardinal de Noailles, ils le représentèrent, ce cardinal, comme un ennemi de l’Église, du pape et du roi, tel que sous Constantin et ses premiers successeurs furent ces évêques de la ville impériale qui faisoient tout trembler sous leur autorité, et sous qui les évêques orthodoxes gémissoient. La lettre étoit longue et se soutenoit par tout le style, l’art qui perçoit à travers la ruse. Ce portrait si dissemblable au naturel, à la vie, aux mœurs, à la conduite du cardinal de Noailles, l’emportement de toute la pièce dévailoit à nu le mystère d’iniquité, et découvroit à plein qu’une lettre si hardie, si fine, si forte, n’avoit pas été composée à la Rochelle ni à Luçon, [mais] dans l’embarras de couvrir une attaque faite de gaieté de cœur, avec l’éclat le plus irrégulier et le plus injurieux, dont l’art étoit employé à profiter de l’expulsion des neveux du séminaire de Saint-Sulpice, pour irriter un roi si jaloux de son autorité et pour changer l’état de la question, se rendre agresseurs, et réduire le cardinal à la défensive.

C’est ce qui lui arriva en effet. Il avoit été bien reçu sur les plaintes des injures du mandement ; l’expulsion des neveux lui avoit été plutôt remise devant les yeux que reprochée ; mais quand il voulut porter ses plaintes de la lettre, le roi, qu’on avoit eu le temps d’aigrir et de préparer, revint sèchement aux neveux, avec un reproche amer de s’être fait justice au lieu de l’attendre de lui. Néanmoins, quoique pris à un hameçon si grossier, il demeura encore plus choqué de l’insolence des deux évêques. Il laissa voir au cardinal qu’il sentoit que la querelle sur le livre étoit aussi peu nécessaire que peu attendue, après un si long espace de la réputation non interrompue de cet ouvrage, et qu’ils lui en vouloient moins qu’à sa personne.

Ce fut une seconde et très-lourde faute du cardinal de n’avoir pas porté le mandement et la lettre à cette audience.

Pour peu qu’il en eût lu au roi quelques endroits principaux en injures et en adresse, qu’il eût su les paraphraser, profiter de la disposition du roi à cet égard, lui faire sentir la cabale, le désir de faire du bruit, et combien deux plats évêques de campagne étoient peu capables d’eux-mêmes d’enfanter ce dessein, et de l’exécuter avec tant d’art, d’éclat et de hauteur, il auroit déterminé le roi à imposer de façon que l’affaire auroit été dès là étouffée. Mais le cardinal lent, doux, peu né pour la cour et pour les affaires, plein de confiance en sa conscience et en ce qu’il étoit en soi et auprès du roi, se tint pour content d’avoir remis les choses, à la fin de son audience, où elles en étoient avant la lettre des deux évêques, et ne douta point de recevoir une satisfaction convenable, telle que le roi la lui avoit promise lorsqu’il lui en avoit parlé la première fois.

À son tour le P. Tellier eut son audience. Il y eut moyen de piquer le roi de nouveau sur son autorité, et sur la protection due à des prélats infimes et abandonnés, qui se trouvoient à la veille d’être persécutés pour la bonne doctrine. L’évêque de Meaux avoit de son côté travaillé auprès de Mme de Maintenon, de manière que, lorsque huit jours après le cardinal de Noailles revint à l’audience, il fut bien étonné que le roi lui fermât la bouche sur cette affaire, et lui déclarât que, puisque sans lui il s’étoit fait justice à lui-même, il n’avoit qu’à s’en tirer tout comme il voudroit sans l’y mêler davantage, et que c’étoit tout ce qu’il pouvoit de plus en sa faveur. C’étoit bien là où on en vouloit venir pour les deux évêques, qui ne s’étoient plaints que pour se soustraire à ce que méritoit l’injure qu’ils avoient faite, et qui, ainsi mis hors de cour, se trouvoient après une calomnie si publique, et sur la foi, égalés au cardinal de Noailles, malgré tant et de si grandes disproportions.

Dans ce fâcheux état, le cardinal dit au roi que, puisqu’il l’abandonnoit à la calomnie et à l’insulte, sans même avoir pu mériter ni deviner ce qui lui arrivoit, il le supplioit au moins de trouver bon qu’il se défendît ; et il se retira avec la sèche permission de faire tout ce qu’il jugeroit à propos.

Deux jours après il publia un mandement court et fort, par lequel il prétendit montrer diverses erreurs dans celui des deux évêques. Il l’y traita de libelles fait sous leur nom, dont il disoit assez peu à propos qu’il les croyoit incapables, s’éleva contre l’inquiétude du temps, sur la doctrine et sur la licence de quelques évêques de s’ingérer dans la moisson d’autrui, défendit sous les peines de droit la lecture de ce mandement qu’il flétrit en plusieurs manières. Il sembloit qu’il eût droit d’en user de la sorte, par l’abandon et par la permission du roi, et que c’étoit encore avec ménagement par rapport à la nature de la chose. Néanmoins ce fût un nouveau crime, qui lui fit envoyer défense d’aller à la cour s’il n’y étoit mandé.

Les deux évêques, c’est-à-dire ceux qui les mettoient en avant, profitant du succès de leur trame, écrivirent de nouveau. Hébert, de la congrégation de la Mission, avoit acquis une grande et juste réputation étant curé de Versailles. Le cardinal de Noailles lui avoit fait donner l’évêché d’Agen, nonobstant les constitutions de cette congrégation qui excluent leurs membres de l’épiscopat. Il faisoit merveilles dans son diocèse, où il étoit conprovincial des deux évêques. Il leur écrivit une excellente lettre, savante, fort pieuse, par laquelle il leur représenta, avec beaucoup de modestie épiscopale, le tort extrême qu’ils avoient de troubler l’Église, et d’attaquer personnellement le cardinal de Noailles.

Cependant ses ennemis ne dormoient pas et travailloient à lui en susciter d’autres. Il parut un mandement de Berger de Malissoles, évêque de Gap, moins grossier, mais aussi mordant, que le cardinal défendit par un autre, comme il avoit fait celui des deux évêques. Ensuite il écrivit une belle lettre à l’évêque d’Agen, contenant l’histoire de tout ce qui s’étoit passé, mais avec une mesure et une modestie qui la relevoit encore, et qui fut comme un manifeste de sa part qui fut distribué partout. L’affaire en elle-même avoit indigné tout ce qui n’étoit pas dévoué aux jésuites ou à la fortune, ou aveuglé de l’abus qui se faisoit du jansénisme pour décrier et perdre qui on vouloit. Ce manifeste acheva d’enlever ce qui restoit de gens neutres, et fit un tel effet que les agresseurs, qui pensoient déjà avoir étourdi le cardinal de Noailles, en furent effrayés, et ne songèrent que plus efficacement aux moyens de profiter de tous leurs avantages, et de le pousser en si beau chemin. J’en demeurerai là pour le présent, il est temps de rentrer en d’autres matières.

L’Espagne, comme je l’ai dit d’avance, produisit peu de choses cette année. Ses incroyables efforts l’avoient trop épuisée pour pouvoir profiter, par de nouveaux succès, de ceux qu’ils avoient produits contre toute espérance ; et les ennemis, battus contre la leur, après un court triomphe, n’étoient pas en état de se relever. Ils abandonnèrent Balaguer, où ils n’avoient que deux ou trois cents hommes, sur le bruit qu’il alloit être assiégé. Bientôt après, Muret, lieutenant général, prit la Seu-d’Urgel ; mais peu après, le gouverneur de Miranda-de-Duero, place importante sur la frontière de Portugal, se laissa corrompre, et vendit pour une grosse somme d’argent aux Portugois la place et mille hommes qu’il avoit dedans. Bientôt après, en Sicile, les Autrichiens se saisirent de Palerme.

Maillebois, fils de Desmarets, à qui sa femme et le cardinal Fleury ont longtemps depuis fait faire un si grand et si triste personnage, étoit toujours à Lille, depuis sa prise, demeuré par la capitulation en otage, avec un commissaire des guerres, de ce qui étoit dû aux magistrats et aux bourgeois de la ville. Ils surent que, pour en presser le payement, on étoit sur le point de les enfermer dans la citadelle, contre la teneur de la capitulation. Ils se sauvèrent, et gagnèrent Arras avec une escorte que le maréchal de Montesquiou envoya à mi-chemin au-devant d’eux. D’Arras, ils écrivirent au comte d’Albemarle, qui commandoit en Flandre pour les ennemis, et lui rendirent raison de leur conduite ; et de là Maillebois vint à la cour, où le roi l’entretint longtemps dans son cabinet, Desmarest seul en tiers. Il avoit rencontré en chemin Surville, en otage aussi à Tournai, d’où il avoit eu permission de faire un tour chez lui, et qui s’en retournoit à Tournai. Maillebois l’avertit de son aventure, lui fît peur d’être mis dans la citadelle de Tournai, tellement que Surville s’en retourna chez lui en Picardie, en attendant les ordres du roi là-dessus.

J’ai parlé ailleurs de l’abbé de La Bourlie, frère de Guiscard, qui, ayant plusieurs bénéfices et nul mécontentement, passa en Hollande et en Angleterre, promit merveilles aux Cévennes qu’il ne tint pas, et publia des libelles très-séditieux par le Languedoc. Traître à sa patrie, il ne fut pas plus fidèle à ceux à qui il s’étoit donné. Je ne sais de quoi il se mêla contre le ministère, mais à la fin de mars il fut arrêté à Londres, dans le parc de Saint-James, par ordre de la reine, pour des commerces suspects. Conduit chez Saint-Jean, secrétaire d’État, il se saisit d’un canif qu’il trouva sur une table de l’antichambre, sans qu’on s’en aperçût ; il entra dans le cabinet où il étoit attendu par les ducs d’Ormond, de Buckingham et d’Argyle, et par les deux secrétaires d’État Harley et Saint-Jean. Le premier l’interrogea. Au lieu de lui répondre, il lui donna deux coups de canif dans le ventre, qui heureusement ne firent que glisser légèrement. On se jeta sur ce galant homme, qui reçut trois coups d’épée ; il fallut le lier pour le panser à la prison de Newgate, où on le mena. Il demanda à parler en particulier au duc d’Ormond, qui y fut. Ce malheureux y mourut peu de jours après, sans avoir voulu prendre de nourriture ni parler, et des blessures qu’il se fit.

Lassai maria, en ce temps-ci, son fils à sa sœur. Leur nom est Madaillan, trop connu dans l’histoire de la vie du fameux duc d’Épernon sur la fin. Lassai avoit fait toutes sortes de métiers, dont Mme la Duchesse a fait une chanson qui les décrit d’une manière très-plaisante et peu flatteuse. Elle ne se doutoit pas alors de ce qui lui est arrivé depuis avec son fils.

Le père avoit été marié plusieurs fois, et mal toutes. Il épousa en secondes noces la fille d’un apothicaire, que le duc Charles IV de Lorraine avoit voulu épouser aussi, et dont il ne put être empêché que par force. Lassai la perdit, et, dans le désespoir de son amour, il se retira dans la plus grande solitude auprès des Incurables, et dans une grande dévotion. Quelques années le consolèrent. L’ennui le prit, il ajusta sa maison et chercha à se remettre dans le monde. Il avoit de l’esprit, de la lecture, de la valeur ; il avoit peu servi, et fait après le noble de province, avant sa retraite. Le voyage des princes de Conti en Hongrie lui parut propre pour en sortir tout à fait. Comme ils y allèrent contre le gré du roi, ils étoient fort seuls. Tout leur fut bon ; Lassai les suivit. Au retour, l’un étant mort, l’autre exilé à Chantilly, Lassai s’attacha à M. le Duc, se fourra dans ses parties obscures, y fut acteur commode, s’intrigua vainement, mais tant qu’il put. Il épousa une bâtarde de M. le Prince, qui mourut folle quelques années après. Il fréquenta la cour sans avoir jamais pu en être.

Son fils servit et fut brigadier d’infanterie, non sans talent et avec beaucoup d’esprit. Par son père il se trouva attaché à la maison de Condé. Avec un visage de singe, il étoit parfaitement bien fait. Il plut à Mme la Duchesse vers ce temps-ci de son mariage avec sa tante ; elle le trouva sous sa main ; la liaison entre eux se fit la plus intime, et la plus étrangement publique. Il devint à visage découvert le maître de Mme la Duchesse et le directeur de toutes ses affaires. Il y eut bien quelque voile de gaze là-dessus pendant le reste de la vie du roi, qui ne laissa pas de le voir, mais qui, dans ses fins, laissoit aller bien des choses, de peur de se fâcher et de se donner de la peine ; mais après lui il n’y eut plus de mesure. Cela se retrouvera en son temps.

C’est ce qui fit son père chevalier de l’ordre, en la promotion de 1724, si abondante en étranges choix. Lassai père a vécu très-vieux, fade et abandonné adulateur du cardinal Fleury, qui avaloit ses louanges à longs traits et lui en savoit le meilleur gré du monde. Ce pauvre flatteur se cramponnoit au monde qu’il fatiguoit, et mourut enfin en homme qui avoit quitté Dieu pour le monde. Il avoit eu une fille de son premier mariage, qui épousa le dernier de cette ancienne et illustre race des Coligny, de laquelle il sera parlé dans la suite. De la fille de l’apothicaire il eut son fils, et de la bâtarde de M. le Prince et de la Montalois, dont Mme de Sévigné parle si plaisamment dans ses lettres, il eut une fille qu’il maria au fils de M. d’O. Elle fut galante, et après folle, et mourut à l’hôtel de Condé. Elle ne laissa qu’une fille, belle comme le jour, à qui Lassai, plein de millions et sans enfants ni parents, donna prodigieusement, pour épouser le fils du duc de Villars-Brancas, dont la noce se fit chez Mme la Duchesse, comme de sa petite-nièce bâtarde. C’est peut-être une des moindres infamies où ce duc de Villars-Brancas soit tombé.

Les enfants de M. du Maine triomphèrent toute la semaine sainte en rang de princes du sang. La joie de M. et de Mme du Maine en fut grande, la complaisance que le roi en prit extrême, le scandale encore plus fort.

La duchesse douairière d’Aumont mourut le jour de Pâques, assez brusquement, à soixante et un ans, veuve depuis sept ans, et peu regrettée dans sa famille. Elle étoit sœur aînée des duchesses de Ventadour et de La Ferté, et n’eut d’enfants que le duc d’Humières. C’étoit une grande et grosse femme, qui avoit eu plus de grande mine que de beauté ; impérieuse, méchante, difficile à vivre, grande joueuse, grande dévote à directeurs. Elle avoit été fort du grand monde et de la cour, où elle ne paraissoit plus depuis beaucoup d’années ; elle étoit riche et fut très-attachée à son bien. Le roi lui donnoit dix mille livres de pension. Il envoya un gentilhomme ordinaire faire compliment aux ducs d’Humières et d’Aumont, et aux duchesses de Ventadour, La Ferté, Aumont et d’Humières. Monseigneur, Mgr [le duc] et Mme la duchesse de Bourgogne, M. [le duc] et Mme la duchesse de Berry, et Madame, allèrent voir la duchesse de Ventadour. J’ai parlé ailleurs de la suppression de la visite aux duchesses et princesses étrangères ; celle-ci fut donnée à la place de gouvernante des enfants de France, et de fille de la maréchale de La Mothe qui avoit été la leur. Madame y fut par amitié, et comme ayant été sa dame d’honneur.

Mme de Châteauneuf mourut quelques semaines après, à cinquante-cinq ans, à Versailles où elle n’avoit presque bougé de sa chambre, et y avoit passé sa vie fort seule. Elle étoit d’une prodigieuse grosseur, la meilleure femme du monde, et veuve depuis onze ans du secrétaire d’État, et mère de La Vrillière. Elle étoit fille de Fourcy, conseiller au grand conseil, et d’une sœur d’un premier lit d’Armenonville, depuis garde des sceaux, qui avoit plus de vingt ans plus que lui, et qui se remaria à Pelletier, depuis ministre d’État et contrôleur général des finances, qui fit la fortune d’Armenonville.

Cette année le dimanche de Pâques échut au 5 avril. Le mercredi suivant 8, Monseigneur, au sortir du conseil, alla dîner à Meudon en parvulo, et y mena Mme la duchesse de Bourgogne tête à tête. On a expliqué ailleurs ce que c’étoit que ces parvulo. Les courtisans avoient demandé pour Meudon, où le voyage devoit être de huit jours, jusqu’à celui de Marly annoncé pour le mercredi suivant Je m’en étois allé dès le lundi saint, pour me trouver à Marly le même jour que le roi. Les Meudons m’embarrassoient étrangement. Depuis cette rare crédulité de Monseigneur qui a été rapportée, et que Mme la duchesse de Bourgogne l’avoit dépersuadé, jusqu’à lui en avoir fait honte, je n’avois osé me commettre à Meudon : c’étoit pour moi un lieu infesté de démons. Mme la Duchesse, délivrée des bienséances de sa première année, y retournoit régner, et y menoit Mlles ses filles ; d’Antin y gouvernoit ; Mlle de Lislebonne et sa sœur y dominoient à découvert ; c’étoient mes ennemis personnels ; ils gouvernoient Monseigneur ; c’étoit bien certainement à eux à qui je devois cet inepte et hardi godant qu’ils avoient donné à Monseigneur, et qui l’avoit mis dans une si grande colère. Capable de prendre à celui-là, et eux capables d’oser l’inventer, et y réussir en plein, à quoi ne pouvois-je point m’attendre ! tout ce qui étoit là à leurs pieds ne songeant qu’à leur plaire, et ne pouvant espérer que par eux ; par conséquent moi tout à en craindre, dès qu’il conviendroit à des ennemis si autorisés de me susciter quelque nouvelle noirceur sur leur terrain ; Mlle Choin, la vraie tenante, en mesures extrêmes et en tous ménagements pour eux, fée invisible dont on n’approchoit point, et moi moins que personne, et qui en étant inconnu ne pouvois rien espérer d’elle, et du Mont pour toute ressource, lequel sans force et sans esprit. Je ne pouvois douter qu’ils ne me voulussent perdre après l’échantillon que j’en avois éprouvé ; et ce qui les excitoit contre moi n’étoit pas de nature à s’émousser, beaucoup moins à pouvoir jamais me raccommoder avec eux. Ce qui s’étoit passé à l’égard de feu M. le Duc et de Mme la Duchesse, les choses de rang à l’égard des deux Lorraines et de leur oncle le Vaudemont ; l’affaire de Rome pour d’Antin, et de nouveau sa prétention d’Épernon ; les choses de Flandre, ma liaison intime avec ce qu’ils ne songeoient qu’à anéantir, Mgr [le duc] et Mme la duchesse de Bourgogne, M. [le duc] et Mme la duchesse d’Orléans, les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers ; la part qu’ils me donnoient au mariage de M. le duc de Berry qui avoit comblé leur rage, c’en étoit trop, et sans aucun contre-poids, pour ne me pas faire regarder cette cour comme hérissée pour moi de dangers et d’abîmes.

Je poussois donc le temps avec l’épaule sur les voyages de Meudon, embarrassé de Monseigneur et du monde, en ne m’y présentant jamais, beaucoup plus en peine d’y hasarder des voyages. Si ce continuel présent me causoit ces soucis, combien de réflexions plus fâcheuses : la perspective d’un avenir qui s’avançoit tous les jours, qui mettroit Monseigneur sur le trône, et qui, à travers le chamaillis de ce qui le gouvernoit et le voudroit dominer alors à l’exclusion des autres, porteroit très-certainement sur le trône avec lui les uns ou les autres de ces mêmes ennemis qui ne respiroient que ma perte, et à qui elle ne coûteroit alors que le vouloir ! Faute de mieux, je me soutenois de courage. Je me disois qu’on n’éprouvoit jamais ni tout le bien ni tout le mal qu’on avoit, à ce qu’il sembloit, le plus de raison de prévoir. J’espérois ainsi, contre toute espérance, de l’incertitude attachée aux choses de cette vie, et je coulois le temps ainsi à l’égard de l’avenir, mais dans le dernier embarras sur le présent pour Meudon.

J’allai donc rêver et me délasser à mon aise, pendant cette quinzaine de Pâques, loin du monde et de la cour, qui, à celle de Monseigneur près, n’avoit pour moi rien que de riant ; mais cette épine, et sans remède, m’étoit cruellement poignante, lorsqu’il plut à Dieu de m’en délivrer au moment le plus inattendu. Je n’avois à la Ferté que M. de Saint-Louis, vieux brigadier de cavalerie fort estimé du roi, de M. de Turenne et de tout ce qui l’avoit vu servir, retiré depuis trente ans dans l’abbatial de la Trappe, où il menoit une vie fort sainte ; et un gentilhomme de Normandie qui avoit été capitaine dans mon régiment, et qui m’étoit fort attaché. Je m’étois promené avec eux tout le matin du samedi 11, veille de la Quasimodo, et j’étois entré seul dans mon cabinet un peu avant le dîner, lorsqu’un courrier, que Mme de Saint-Simon m’envoya, m’y rendit une lettre d’elle qui m’apprit la maladie de Monseigneur.