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Mémoires amoureux (Félicien Fargèze)/1-07

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Texte établi par Adolphe TabarantRamsey (p. 87-110).
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CHAPITRE SEPTIÈME

Je retrouve Hubertine. Amours gâchées.
Retour à Saint-Brice. Je possède Agathe.
La pâle Mme Lorimier. Un coup de pied de Vénus.

Hubertine ! Deux années avaient passé sur son inoubliable baiser-morsure. Deux années, et le gamin de seize ans était devenu grand garçon, un homme. Vivait-elle encore sur la Brise-de-Mai ? La reconnaîtrais-je, et me reconnaîtrait-elle ? On m’indiqua le bateau. Isidore Caplin, sur le pont, fignolait un arrimage de charbon de bois. Je passai la planche, et dès que j’eus dit mon nom, le marinier manifesta beaucoup de joie, car il était un vieil ami de mon père. Il n’en revenait pas de lui voir un si grand fils.

— Félicien, pardi ! Je vous ai vu tout petiot. Et comment va le père ? Et l’oncle Pouchin, comment qu’il va ?

Je n’eus pas à le faire parler. Il me dit que Mme Caplin était au lit, soignant un mal de jambe, et qu’Hubertine, justement, venait d’aller pas loin, en commission. Elle était là ! J’allais la revoir ! Il m’offrit un verre d’une boisson fabriquée par lui, et tandis que nous bavardions je vis paraître une jeune fille toute blanche et rose, un vrai bouquet. Je la reconnus aussitôt, à peine grandie, mais plus en chair. Le joli visage et la pimpante tournure ! Riant aux éclats, elle accourait, poursuivie par un jeune gars en blouse verte. À ma vue, elle jeta un « oh ! » de surprise. Je la saluai, casquette en main, non moins troublé que le jour de notre rencontre dans la péniche.

— Monsieur Fargèze ! Comment ça peut-il se faire que vous soyez ici ?

La blouse verte la suivait sur les talons, un maigriot assez bien de figure, qui me dévisagea sans y mettre de malice.

— C’est son promis, me dit Caplin. On les mariera dans trois semaines.

Tout penaud, je serrai leurs mains. Je ne m’attendais pas à celle-là ! Hubertine à la veille des épousailles ! Qu’avais-je à faire ici ? Mais Caplin débouchait une bouteille de sa boisson, qui avait l’aspect et l’odeur de pissat de vache, et comme nous trinquions je reçus dans l’œil un chaud regard d’Hubertine. Je lui décochai le pareil. Son promis était gentillet, mais bête. Un bon nigaud. J’avalai sans sourciller la boisson mal avenante en me demandant ce que ce regard direct pouvait bien signifier. Je contai mon histoire, et que dès le surlendemain je partirais pour Saint-Brice. Elle allait descendre auprès de sa mère. « Au revoir, pas adieu », me dit-elle, soulignant cela d’une nouvelle œillade plus parlante encore. Je n’avais qu’à me retirer, ce que je fis en promettant au père Caplin de revenir.

Bien court était le temps qui me restait pour mener jusqu’au bout cette affaire. De retour au bureau, j’expliquai à Mme Boulard que j’étais allé porter une lettre à un marinier, de la part de mon oncle, et je me remis au travail. Jusqu’à sept heures je ne levai pas la tête. Je me rendais à la pension Dumesnil quand d’un coin d’ombre une silhouette féminine surgit : Hubertine. Elle guettait là mon passage. Nous nous embrassâmes comme deux amants longtemps séparés. Je lui jurai que son souvenir était resté dans mon cœur ; elle m’assura qu’il en était de même pour elle. Je n’avais plus rien du coquebin de Saint-Brice et je savais à présent comment on parle aux filles. Mais je n’eus pas le loisir de lui en dire long, car elle s’échappa comme elle s’était échappée il y avait deux ans, et d’une allure si vive que j’aurais eu mauvaise grâce de courir après elle. Se moquait-elle de moi ? Ses caresses m’avaient enflammé, et les démonstrations redoublées de Mme Fosson furent impuissantes à m’apporter le repos.

Au matin, je quittai ma chambre sans passer dans celle de ma voisine. Je ne fus pas plus aimable avec Germaine qui, du reste, n’en était pas à une galanterie près. Je venais de m’asseoir à mon bureau quand j’entendis un appel dans le corridor. Une gamine en sabots me tendait une lettre. L’adresse en était « à mosieu farregaize ». Je la décachetai. Était-ce possible ? Je lisais ces deux lignes de pauvre écriture : « Chère Félicien. Je veu vous donné ma virginité. Je seré où vous voudré ce soir. Répondai. Votre Hubertine. »

Je relisais et relisais. La folle imprudence de cette démarche, n’était-ce pas le plus beau gage d’amour ? Les doigts dans le nez, la gamine attendait une réponse. Je griffonnai : « Soyez à quatre heures au même endroit qu’hier. » Elle repartit au galop.

La virginité d’Hubertine ! Ce don charmant et sans prix, où pourrais-je le recueillir ? Pas chez moi, pas dans mon lit. Nombre d’hôtels consentaient la passe, mais j’ignorais lesquels. Ferions-nous l’amour à la belle étoile ? On jouissait d’une arrière-saison aux soirées douces. Un petit bois était proche, que connaissaient bien les amoureux pressés. Je ruminais ce projet quand, vers midi, le ciel tournant à l’orage, des torrents de pluie se déversèrent. Le lit de verdure devenait impraticable. Où aller ? J’y pensais à la table Dumesnil, où je fus distrait et grognon. Enfin, revenant au bureau, je me déterminai à louer une chambre, si misérable fût-elle, à l’auberge des mariniers qui avait été celle de la Berrichonne et de Balthasar.

Je travaillai mal. Je me disposais à sortir pour aller rejoindre Hubertine, comme j’en avais convenu, quand à mon vif émoi je la vis entrer, guidée par Germaine. Elle venait régler la facture de son père, simple prétexte. L’année d’avant, elle s’était présentée ainsi pour des règlements, à diverses reprises. Elle connaissait Germaine qui, observant notre émotion, ne fut pas sans deviner quelque chose. En souriant elle fit le geste de me menacer du doigt. Puis elle s’en alla, nous laissant seuls.

Que d’embrassades ! Mais Mme Boulard n’était pas loin, et je dus refréner mes ardeurs. Hubertine, qui se fût donnée sur place, dont mes baisers déjà violaient la gorge, m’expliqua qu’elle s’était arrangée pour sortir à neuf heures et ne rentrer qu’à onze. Où je voudrais, elle se rendrait. J’allais lui parler de l’auberge, quand une idée subite me vint. Ne pourrais-je demander à Germaine de nous prêter sa chambre ? Pour toute réponse Hubertine cacha sa brune tête dans ma poitrine. J’appelai Germaine, et tout fut convenu en franche camaraderie. Elle trouverait Hubertine à neuf heures, aux abords du chantier, et l’amènerait à la chambre, où je la rejoindrais. Jouer ce rôle l’amusait, et l’on eût dit que depuis trois mois nous couchions ensemble. Mme Boulard parut. Hubertine régla la facture et s’en retourna. « Tu t’en payes, Félicien », plaisanta la petite servante, qui pour la première fois employait avec moi le tutoiement.

Combien fébrile fut mon impatience jusqu’au soir ! Je comptais les minutes. J’abrégeai mon dîner, je trompai la vigilance de Claire, et, à huit heures et demie, je courus au chantier, me glissai chez Germaine et m’y couchai, attendant les délices offertes. Vaine attente ! Dix heures sonnèrent à une église, puis le quart sonna, puis la demie. Apostée dans la cour de la scierie, Germaine, à onze heures, crut pouvoir se libérer de sa fatigante faction.

Quelle déception cruelle ! Une impossibilité avait dû, au dernier moment, se dresser devant Hubertine. Je ne songeai pas un instant à me rabattre sur Germaine, qui, m’épargnant les commentaires, se coulait dans son lit. Je lui dis bonsoir et m’en allai. Je me couchai sans lumière. Claire m’appelant à travers la cloison, je la priai de me laisser dormir. À l’aube, je fus tiré du sommeil par sa caressante offensive, à laquelle je ne fis pas résistance. Les désirs dont j’avais brûlé pour ma virginale amie, elle en eut le copieux profit, et nous restâmes au lit jusqu’après huit heures. C’était ma dernière journée à Orléans et les préparatifs de mon départ allaient l’emplir.

Claire était repassée chez elle. Elle revint, me remit une petite boîte dans laquelle je trouvai une montre en argent et sa chaîne, une de ces giletières à glands qu’on voyait se pavaner sur les ventres bourgeois. La petite clef y pendillait. Les initiales F. F. avec la date, 1851, étaient gravées sur le couvercle. Je ne reçus pas sans gêne ce trop riche cadeau. Je la grondai. Elle ajusta la chaîne à mon gilet, jugea que l’effet en était beau, puis se pendit à mon cou. Cela se termina sur le bord du lit, où la chaîne et la montre reçurent le baptême de l’amour.

Je fis un saut chez les Boulard. Je troussais Germaine quand des pas dans le corridor brusquèrent notre plaisir. La gamine de la veille était là, un billet à la main.« Chère Félicien, pardonné-moi. Tout a manqué. Je viendré ce soir sans faute. Hubertine. » Je lus tout bas ces lignes à Germaine, qui me dit que sa chambre demeurait à ma disposition. « À la même heure et au même endroit, ce soir », répondis-je. Chère Hubertine ! J’étais radieux.

J’usai mon temps à faire la navette entre la pension et le bureau. Je comptai ma bourse. Je me trouvais à la tête de cent trente francs, étant compris mes soixante-dix francs d’octobre. Six beaux écus de cent sous furent mon remerciement à Germaine, qui ne les avait pas volés. Elle fut pourtant ébahie de cette largesse. J’avais abandonné ma chambre à Claire, qui emballait mon linge. Elle pleurait et j’étais las de la consoler. Je voulais me garder pour Hubertine.

Tous les Boulard avaient exigé que mon dernier dîner fût pris chez eux. Je ne pouvais refuser, mais je n’oubliais pas mon rendez-vous et je les prévins que je ne m’attarderais pas, car il fallait que je fusse reposé pour le voyage. Dès six heures le marchand de bois me fit asseoir à sa table. Les petits plats avaient été mis dans les grands. Des écrevisses, une matelote de carpes, un cuissot de chevreuil, des canetons aux truffes ! Sans parler de la suite, entremets et desserts. L’arrosement de cette fine chère dépassa toutes bornes. Je n’étais pas au rôti que déjà bourdonnait et bouillonnait ma tête. Le bordeaux acheva l’œuvre des bourgognes. Quand le vin de champagne pétilla dans les coupes, tout juste pouvais-je encore ingurgiter, sans qu’il me fût possible d’articuler une syllabe. Le buste fixe, j’écoutais Boulard me raconter sa vie, depuis ses débuts comme simple mousse, dans un chantier de Montargis. Sa forte voix m’arrivait sous le crâne en vibrations extraordinaires. Le café me nettoya les idées, mais me donna mal au cœur. Un plein verre de vieille eau-de-vie fut la conclusion du repas, et il me sembla que cette ardente coulée de lave me remettait d’aplomb.

Une horloge se dressait dans un coin. J’y lus neuf heures et quart. Si brumeux que fût mon esprit, je jugeai que j’étais en retard et qu’il me fallait partir. Germaine m’en avertissait en me heurtant le dos. Je me levai, très droit, tenant bien l’équilibre. Ayant fait mes adieux à tout le monde, je sortis avec cette vivacité d’allure qui caractérise l’homme soûl, mais sitôt que je fus dans la rue, sous la pluie qui ne cessait depuis la veille, le grand air me rompit les jambes et m’assena sur les tempes un coup terrible. Je chancelai, tentai de faire quelques pas et m’effondrai sur le pavé boueux. Tout tournait autour de moi, à des vitesses de vertige. Des nausées me venaient. Je me relevai, dégueulai sur une borne. J’atteignis la cour du chantier, et ce fut pour dégueuler encore. J’étais frais ! Je dégueulais de nouveau quand arriva vers moi, dans la nuit, une forme blanche qui était Germaine. Elle s’empressa, me tint la tête, que secouaient les hoquets du vomissement.

— Ça ne va pas. J’ai trop bu, éructai-je.

J’avais sérieusement allégé mon estomac, et je me sentis mieux. J’allai à la pompe, me lavai la bouche et le visage. Passant alors son bras sous le mien, Germaine me dirigea vers l’extrémité de la cour. Je marchais comme si mes pieds eussent chaussé des bottes de plomb. Un moment après, j’étais dans l’obscurité de la petite chambre, où depuis longtemps Hubertine m’attendait.

— On l’a fait trop boire, avertit Germaine. Il est un peu malade.

Elle ajouta :

— Ne faites pas de bruit. Je vous laisse. Il faut que je retourne à la cuisine.

J’étais tombé sur le lit, massivement. Je saisis Hubertine, visitai ses seins, ses fesses, ma main se dépêchant sous la chemise. Je me penchais sur elle, qui était à demi ployée, quand un violent haut-le-cœur me prit, si soudain qu’à peine eus-je le temps de me rejeter en arrière pour ne pas polluer le cher visage. Germaine était encore là. Elle me tendit une cuvette. Un flot jaillit, qui éclaboussa tout. Je retombai, je m’abattis, emporté dans la valse infernale de l’ivresse.

Quand je revins à moi, dans l’aigre puanteur de la chambre, le petit jour pointait aux vitres de la porte. Je me soulevai, hagard. Assise sur une chaise, Germaine sommeillait. Elle se réveilla, s’approcha du lit.

— Mon pauvre Félicien ! fit-elle avec une douceur triste, en me prenant la main.

J’éclatai en sanglots. Le sentiment de ma honte m’écrasait. Je me levai, baignai d’eau mon front lourd. Un muet merci — ma main dans la sienne — à la bonne fille, si simplement bonne, qui ne songeait pas à m’adresser le moindre reproche, et je m’esquivai. Anxieuse, Claire attendait mon retour. Elle fut effrayée de me voir si défait. Je lui dis qu’ayant immodérément bu, j’avais dû rester chez les Boulard. Elle me fit prendre un cordial. Je me glissai sous mes draps et m’anéantis dans le sommeil.

Je dormis jusqu’à neuf heures. J’étais reposé, mais non pas délivré du poids de ma honte, et je n’osais mesurer l’injure que j’avais faite à Hubertine, que ma dégradante conduite devait avoir dégoûtée de moi à tout jamais. Je partais à dix heures et demie. Il m’était impossible de la revoir afin d’implorer son pardon. Je ne pouvais non plus lui écrire. En vérité, je me faisais horreur.

La chair fut cependant plus forte que l’esprit, et j’accordai à Claire les amoureux adieux qu’elle implorait. Je possédai Hubertine à travers elle, avec des transports de passion qui ne m’égarèrent pas, car je versai des larmes en songeant à mes amours gâchées, des larmes que Claire crut versées pour elle et qu’avidement elle but. Je ne sortis de ses bras que pour sauter dans la diligence.

Elle me conduisit à Montargis. Là, j’en eus une autre qui faisait le service de Joigny, où pour la première fois je pris le chemin de fer. De Dijon à Saint-Brice, enfin, je roulai sous la bâche du courrier postal. Trente heures pour franchir une soixantaine de lieues ! J’arrivai harassé. Mon père et ma mère m’attendaient. L’accueil de ma mère fut tendre, mais celui de mon père me parut sévère. Je compris tout ce que ses lettres ne m’avaient pas dit, et combien il s’était senti mortifié par mon entrée chez Boulard. Mais nous n’étions pas à la maison qu’il avait abandonné cette sévérité de circonstance, assez peu dans son caractère. Chacun me jugeait changé à mon avantage, et ma mère elle-même, tout pâle de fatigue que je fusse, déclara que ces six mois m’avaient profité. Six mois seulement ! Ils me semblaient contenir un siècle. Je revoyais Saint-Brice avec des yeux qui n’étaient guère flatteurs. Comment avais-je pu si longtemps y vivre ?

Je fus à l’auberge Lureau, où je trouvai nombreuse compagnie. Morizot exagéra sa joie de me revoir :

— Tuons le veau gras ! L’enfant prodigue est de retour. Prenez une chaise et narrez-nous vos galants exploits.

J’avais menti, autrefois, en racontant des fornications imaginaires ; j’eus la pudeur de mentir encore en me bornant à dire que ces six mois avaient été pour moi vides, sans un incident qui valût d’être rapporté. Agathe fut très émue de me revoir, devint toute rouge et s’éclipsa. Elle n’avait rien perdu de sa belle ampleur, assez vulgaire. Quelle différence avec une Germaine, si fine et souple !

Je repris mes occupations auprès de mon père. Je ne bougeais des ateliers que sur le coup de cinq heures, où j’allais faire une monotone partie chez les Lureau. J’étais désaxé. Morizot m’ayant proposé d’être de moitié dans une expédition, non pas à Dijon, mais à Beaune, où il avait également des relations femelles, je déclinai l’invitation. Bien que mon abstinence commençât à dater, elle me pesait peu et pas une seule fois je n’avais eu recours aux expédients solitaires. Je n’en remarquai pas moins qu’Agathe ne tournait plus autour de nous, de moi. Je le dis à Morizot, qui prit un temps pour m’avouer qu’en mon absence il s’était passé quelque chose. Un jeune paysan que je devais connaître, un certain Bougret, profitant d’une maladie qui, en septembre, retint au lit maman Lureau, était devenu l’amoureux d’Agathe, couchant avec elle toutes les nuits. Maman Lureau, les ayant découverts, avait fait grand bruit et tapé dur. Bougret venait d’être enrôlé dans l’infanterie et se faisait tirer l’oreille pour consentir au mariage. On voulait me cacher cette histoire, mes relations avec la corpulente fille ne faisant de doute pour personne.

Je rassurai Morizot. Je n’étais pas jaloux d’Agathe, quoique d’avoir échoué là où un cul-terreux avait réussi n’allât pas sans m’humilier devant ma camarade d’enfance qui, me supposant informé, fuyait mes regards, honteuse et redoutant mes reproches.

Certain jour de décembre, mon père me chargea d’aller à Saint-Jean-de-Losne, notre chef-lieu de canton, pour y payer une machine à percer qu’il avait prise à l’essai. Je me fis de cette commission l’occasion d’une agréable promenade. Je suivais la principale rue de la petite ville quand un jeune homme très bien mis m’aborda.

— Comment vas-tu, Fargèze ?

Je restai d’abord interdit, ce qui le fit rire, mais ce rire me permit de l’identifier à un condisciple du lycée, Maurice Gorguet, de qui j’avais été le voisin de dortoir. Une épaisse moustache à l’impériale lui soulignait le nez, qu’il avait d’une longueur peu commune, et cette barre de poils le faisait très différent du Gorguet adolescent. Sa famille habitait momentanément Saint-Jean-de-Losne, M. Gorguet, son père, notaire à Beaune, ayant hérité d’une tante une propriété située à quelques minutes de là. J’eus beau m’en défendre, il voulut m’y amener. Nous rencontrâmes sur la route maître Gorguet, revenant de la chasse avec un lièvre et des perdrix. C’était un bonhomme de petite taille, bedonnant et rouge, l’air un peu rogue, qui néanmoins me fit fort bon accueil. Je fus présenté à Mme Gorguet, énorme femme, coquette, poudrée, mastiquée, façonnière, mais extrêmement aimable. Je croyais avoir sous les yeux tous les Gorguet, quand survint une jeune femme en vêtements de deuil, donnant la main à un petit garçon de trois à quatre ans. Grande, bien faite, brune et pâle, elle ouvrait d’admirables yeux noirs, de ces larges yeux dont on dit qu’ils dévorent le visage. La bouche crispée, le nez finement aquilin rappelaient les traits que les romanciers prêtent à leurs héroïnes farouchement passionnées. C’était la sœur de mon ami, Mme Lorimier, mariée toute jeune et veuve depuis un an. Je la saluai, non sans y aller de ma poussée de rougeur. Elle me rendit mon salut avec indifférence.

— Aimez-vous le lièvre, monsieur ? me demanda maître Gorguet.

Ma réponse fut presque balbutiante, ce milieu de bourgeoisie n’étant pas sans m’en imposer. Il fut convenu que je viendrais déjeuner le surlendemain, jour de dimanche. Et je repartis, accompagné par Maurice jusqu’à une demi-lieue de chez nous. Je rêvai, cette nuit-là, des yeux noirs de Mme Lorimier, ce qui fut fatal à la chasteté de mon repos. J’appris de Morizot qu’un Lorimier, propriétaire de la grande briqueterie, avec maison bourgeoise attenante, qu’on rencontrait à l’entrée de Saint-Jean-de-Losne, était mort l’an passé. Ce pouvait bien être le gendre de maître Gorguet. L’invitation à déjeuner me flattait, mais elle me causait des appréhensions assez vives, mes vêtements tranchant sur ceux de mon ami par leur inélégance. Je les fis revoir et passer au fer par un tailleur de Saint-Brice ; j’accablai de recommandations ma mère, afin qu’elle veillât au calamistrage de ma plus belle chemise, cadeau de Mme Fosson, sur quoi devait s’épanouir une cravate bleue, du genre gandin, que me prêta Morizot.

Ce fut un déjeuner charmant, à peine guindé, où la chère et les vins ne furent pas en même abondance que sur la table des Boulard, mais dont la tenue fit grande impression sur moi. J’étais assis en face de Mme Lorimier, tout occupée à donner la becquée à son petit garçon. Si parfois ses yeux jetaient des feux de mon côté, c’était comme s’ils eussent visé quelque objet au-delà, tant ils étaient absents. Elle écoutait distraitement son père, lancé dans des histoires de chasses. Puis Maurice évoqua nos années de bahut, imita les tics des pions, rappela nos jeux, célébra ma force exceptionnelle, sous la protection de laquelle il s’était mis plus d’une fois. Elle n’écoutait plus, distante, embrumée d’ennui.

Je n’eus pas à inviter mon ami, à titre de réciprocité, car il se disposait à partir pour Paris afin d’y commencer des études de droit. Je rentrai tout rêveur à Saint-Brice, emportant le souvenir de cette belle jeune femme, silencieuse et mélancolique. Les sens allaient me reprendre. Pourquoi ne m’accorderais-je pas avec Agathe ? Je n’en étais plus à lui manifester les sentiments amoureux qui, auparavant, excitaient ma verve lyrique, et sans doute pensait-elle que je ne lui pardonnais pas sa trahison. Elle ne faisait que rarement le service de la salle, se tenait confinée à la cuisine, comme par pénitence. Pourtant sa mère, après l’avoir bien rossée, la laissait tranquille, se considérant comme quitte envers elle de toute surveillance. L’oiseau envolé, à quoi bon la cage ? Tout était donc pour le mieux. Je ne serais que le successeur de Bougret, mais cela m’épargnerait l’amertume de faire honneur au pucelage d’Agathe après avoir ignominieusement accueilli celui d’Hubertine. Sans compter que le conducteur des ponts-et-chaussées tournait autour du pot, ce qui n’était pas sans m’agacer tout de bon.

Ce soir-là, j’arrivai de bonne heure à l’auberge. Maman Lureau me servit un cruchon de vin bourru, puis alla s’asseoir dans un coin de l’arrière-salle, où elle prit son tricot. La porte de la cuisine était entrouverte et j’aperçus Agathe à l’entrée de la cour, que commençait de noyer la nuit. Elle rinçait du linge ; sous prétexte d’uriner, j’y allai, lui dis bonsoir en passant et me tournai vers le mur.

— Bonsoir, Félicien, me répondit-elle d’une voix hésitante, la tête sur son baquet.

— Alors ? On se boude toujours ? insinuai-je en me retournant à demi.

Elle me regarda d’un air peiné.

— Je ne sais que te dire, Félicien. Est-ce moi qui te boude ?

Déjà j’étais contre elle, guidant d’intimes caresses auxquelles elle consentit si spontanément que j’en eus dans l’instant la conclusion. Elle en parut tout heureuse. Je revins boire. Les amis arrivèrent et nous nous mîmes à bavarder, commentant les nouvelles de la campagne d’Orient, opposant notre stratégie à celle de Canrobert. Un peu plus tard, tout le monde se levant pour partir, je retournai vers la cour. Agathe, à présent, préparait le dîner, trempait la soupe. Elle me sourit.

— Je viendrai te voir ce soir, lui dis-je. Veille à mettre l’échelle.

Elle fit oui, secouant la tête.

— Elle y sera, Félicien.

Nos parties d’après-dîner nous réunissaient de sept à neuf. À neuf heures et quart, après une feinte retraite, je vins sous la fenêtre d’Agathe. L’échelle était contre l’auvent de la grange, cette fameuse échelle que je n’avais pas osé gravir, il y avait de cela huit mois, et que Bougret devait certainement connaître. Je la dressai, j’atteignis lestement le dernier échelon. Agathe ouvrit la fenêtre et je sautai dans la chambre.

Il faisait froid. Elle courut à son lit et je m’y engageai derrière elle. Chère grosse Agathe ! L’expansion presque excessive de ses charmes n’allait pas me décevoir, et ce fut avec un luxurieux émoi que je pressai les rotondités amies qui m’étaient si mal connues et si familières. Embrasser et contenir toute cette chair, dans la tiédeur du lit, l’agréable exercice ! Bougret avait trop bien préparé les voies pour que je pusse hésiter sur le seuil, et tandis qu’elle sanglotait de bonheur, je la traitai avec le rude entrain que justifiait une privation hors de mesure. Je crois pouvoir dire que les sens ne la troublèrent jamais beaucoup ; mais d’être vraiment enfin ma bonne amie la transportait au septième ciel. Depuis le temps où, gamine, elle me montrait son derrière, elle ruminait, m’avoua-t-elle, l’idée de me montrer le surplus et de m’en offrir l’amusement.

Je me devais de lui reprocher Bougret, et que sa fleur s’en fût allée à cet intrus. Elle me jura qu’il l’avait prise de force chez lui, où elle était venue chercher des pommes de terre. Le lendemain, chez elle, elle s’était laissé reprendre en espérant le mariage. Et Bougret de faire de vagues promesses pour la reprendre encore. Elle me confia qu’au quatrième coup seulement il avait fendu l’abricot, en me donnant à entendre qu’avec moi ça n’eût pas traîné si longtemps.

Je renouvelai l’encerclement de cette solide masse, que roulait à sa fantaisie mon jeu surexcité. Agathe se remettait à sangloter, me collant de gros baisers auxquels je répondais en plongeant dans les profondeurs de sa gorge, afin d’échapper à sa face toute en eau. J’aurais volontiers sacrifié ma nuit à ces folâtres luttes, mais je craignais que ma mère ne s’inquiétât, et à onze heures je me retrouvais sur l’échelle, que j’allai replacer contre l’auvent.

Ma convention avec Agathe fut que je la préviendrais de mes visites nocturnes en sifflotant Le Chapeau de la Marguerite ou La Belle Dijonnaise, tandis que je jouais aux cartes avec mes amis. Mais je m’enhardis jusqu’à la joindre dans la cour, l’adossant pour des poussades à la muette. Même, il m’arriva de la visiter de jour, maman Lureau étant absente. Elle fermait l’auberge, et nous montions nous mettre au lit. Les clients pouvaient taper à la porte : on faisait l’amour.

Je voulus chasser, bien qu’on fût à quelques semaines de la fermeture. Mon père me prêta son fusil, sa poire à poudre, sa cartouchière. Ma mère, sur ses économies de ménage, me pourvut de tout l’accoutrement des disciples de saint Hubert, costume de drap couleur amadou, casquette de cuir bouilli, houseaux à tringle, et je payai sur ma bourse personnelle les vingt-cinq francs du permis. J’accompagnai d’excellents chasseurs à travers bois et vignes. Je tirai du lièvre, de la perdrix, et surtout des becfigues, qui foisonnaient cette année-là. Mais si joviaux que fussent mes compagnons, ils étaient d’un âge mal assorti au mien, et je préférais promener solitairement mon humeur bocagère, précédé d’un chien répondant au nom de Furet, jeune braque de bonne race qui battait les buissons. Je musais, chantais, sifflais, et si quelque bête à plume ou à poil venait se placer devant mon fusil, je l’abattais fort proprement, car je ne manquais pas d’adresse. Un matin des premiers jours de janvier, où la bise piquait dur sous un soleil chlorotique, je cheminais du côté de Saint-Jean-de-Losne quand j’aperçus la briqueterie dont m’avait parlé Morizot. Un coquet pavillon clos de murs se dressait un peu en retrait. Un instant je m’arrêtai en pensant à Mme Lorimier, et je m’éloignais quand je vis venir sur mon chemin un chasseur en qui je reconnus maître Gorguet. Pour lui, il n’aurait pu me reconnaître sous ma casquette à pattes, si je ne m’étais présenté. Je lui demandai des nouvelles de Maurice. Il était installé à Paris et se portait bien. Maître Gorguet m’expliqua que, de Beaune, il venait de temps à autre chez sa fille, Mme Lorimier. Aussi chassait-il par ici. Mme Lorimier restait à la maison de campagne de Saint-Jean-de-Losne, le séjour au grand air étant indispensable à son petit garçon, mais elle se rendait parfois à son ancienne demeure, qui était ce pavillon de la briqueterie. Elle s’y trouvait précisément et il allait rentrer avec elle.

Une calèche attendait dans la cour sablée. Je vis Mme Lorimier descendre du perron et s’avancer vers son père. Je m’inclinai, retirant ma casquette à pattes. Elle me tendit la main avec un gracieux sourire que je ne lui avais pas vu encore ! Ah ! ce sourire dans cette belle figure blanche !

— Venez donc nous voir, me dit maître Gorguet.

Je promis. Mme Lorimier conduisait la calèche. Elle me salua, caressa du fouet le cheval qui partit au petit trot.

Je ne chassai pas plus longtemps, Mme Lorimier hantant ma pensée. Les jours suivants, je revins rôder du côté de la briqueterie, quoique le gibier n’y abondât pas. Je revis la calèche, mais non sa conductrice, que j’attendis de longues heures à l’abri d’un boqueteau.

Pourquoi Mme Lorimier me préoccupait-elle à ce point ? Si bien faite qu’elle fût, je ne connaissais d’elle que son beau visage pâle. Cependant elle avivait singulièrement mes sens, et la pauvre Agathe en recueillit à son insu maint témoignage. Même dans mon lit, et tout repu que je fusse, je m’agitais comme un affamé d’amour.

Je ne la rencontrais pas sur le chemin de la briqueterie, mais il était écrit que je la reverrais à un endroit où je ne l’attendais guère : à nos ateliers, chez nous ! Quel ne fut pas mon étonnement, un matin, de voir la calèche s’arrêter devant notre porte et Mme Lorimier en descendre, d’ailleurs non moins étonnée que moi. Elle s’était si peu intéressée à l’ami de son frère qu’elle ignorait qui j’étais, et qu’en venant voir M. Fargèze, aux chantiers à bateaux, c’était mon père et moi qu’elle allait rencontrer. Elle voulait faire une commande, celle d’une barque de pêche, car le parc de la maison de maître Gorguet, à Saint-Jean-de-Losne, s’étendait jusqu’à la rivière, où une petite estacade se trouvait aménagée.

Je fus d’abord ennuyé de la recevoir en salopette de travail, mais j’eus l’intuition que je lui plaisais mieux ainsi. Elle s’entendit très bien avec mon père et j’eus d’elle des regards pleins de chaleur.

— J’avais promis à M. Gorguet d’aller le voir, lui dis-je. Vous voudrez bien m’excuser auprès de lui.

— Mon père n’est plus à Saint-Jean-de-Losne, me répondit-elle. J’y suis seule depuis quelques jours.

J’eus la sottise de croire que ceci cachait une invitation. Je me trompais. La barque devait être livrée rapidement. Par trois fois, sous des prétextes habiles — choix du bois des parements, tons de la peinture — je me rendis à la maison de Saint-Jean-de-Losne, et chaque fois Mme Lorimier m’y reçut entre deux portes, à peine plus cordialement qu’elle devait recevoir ses autres fournisseurs. Je renonçai à ces décevantes ruses. J’allais renoncer aussi à la placer charnellement entre Agathe et moi, quand, un jour, la calèche parut à l’entrée de nos chantiers. Tout emmitouflée, le visage perdu sous une vaste capeline, Mme Lorimier était vraiment « beauté fatale », comme on disait alors. Elle ne descendit pas, s’excusa de nous déranger encore. Elle venait nous prier de faire peindre sur la barque le nom dont elle la baptisait : Petite Yole. Elle pensait nous remettre une plaque de cuivre, gravée, portant le nom et l’adresse de son père, mais elle l’avait oubliée. Je m’empressai de me mettre à sa disposition pour l’aller prendre.

— Venez à la briqueterie, me dit-elle en m’enveloppant d’un regard de velours. C’est moins loin. J’y serai demain dans l’après-midi.

Je n’y manquai pas, comme bien on pense. À trois heures je poussais la grille du pavillon. Une sonnette tinta et Mme Lorimier elle-même se montra sous le porche. Elle me fit passer dans une grande pièce où pétillait un bon feu, éclairant une vaste cheminée de campagne. Très ému, je devais avoir l’air un peu gauche. J’avais fait une toilette qui sentait plus le jeune marié de village que le citadin endimanché.

— Excusez-moi de vous avoir si mal reçu à diverses reprises, fit-elle. Chez mon père, et quand il n’est pas là, je borne mes relations à deux ou trois dames de Saint-Jean-de-Losne. Je tiens à ne pas prêter aux ragots des domestiques.

Je ne trouvai rien à répondre à cette étrange excuse. Elle me pria de m’asseoir, me parla du bateau. Elle se plaisait à manier l’aviron, mais trouvait insipide la pêche, que son père, par contre, aimait beaucoup. La barque serait donc à deux fins.

— Le modèle que vous allez voir est à la fois robuste et léger, observai-je avec l’à-propos du constructeur.

— On m’a dit le plus grand bien des bateaux de M. Fargèze, déclara-t-elle.

La conversation s’engageait sur un terrain qui n’était pas plus dangereux pour l’un que pour l’autre. Elle dévia, et d’une façon que je n’aurais pu prévoir. Un moment Mme Lorimier me regarda, puis elle dit :

— Mais, monsieur, vous n’avez pas le même âge que mon frère ?

— À quelques semaines près. Il est de juin et je suis d’avril. Nous allons avoir dix-neuf ans.

Elle s’exclama :

— Quelle surprenante chose ! Je vous aurais bien donné deux ou trois ans de plus.

Je me mis à rire, et sans doute ce rire semblait-il signifier que mes dix-neuf ans ne laissaient pas de faire de moi un homme, car une vive rougeur anima cette blanche figure, dont tous les traits étaient fermement modelés. Mme Lorimier se leva, et l’objet de ma présence lui revint à l’esprit :

— Il faut que je vous remette cette plaque gravée. Voyons ? Où peut-elle être ?

Elle explora des tiroirs, visita une table encombrée de bibelots. Cette pièce était une salle à manger, mais déménagée à demi et fort en désordre.

— Tout est pêle-mêle dans cette maison, inhabitée depuis un an, où je ne viens que pour être plus près de mes tristes souvenirs. Aucun de mes domestiques ne m’y accompagne, et c’est la femme du gardien de la briqueterie qui se charge d’épousseter les meubles et de faire du feu.

Elle se souvint enfin que la plaque avait été posée sur un rayon où s’alignaient des poteries décoratives. Elle monta sur une chaise, mais à peine y fut-elle dressée qu’un basculement se produisit. Je la reçus dans mes bras. Dans mes bras ! Je la serrais à hauteur des jambes, si bien qu’elle retomba toute, en s’accrochant à moi.

J’allai prendre en plaisanterie cette chute heureusement prévenue, mais je vis Mme Lorimier, si rouge tout à l’heure, blêmir et battre des paupières. J’en fus saisi plus que je ne saurais le dire. Je me disposais à la faire asseoir quand, attirant ma tête, elle posa, appuya ses lèvres sur les miennes. Elle les y retint, et ses grands yeux étaient clos. Mais ce baiser qui m’arrivait sans que je m’y attendisse, je n’eus pas le temps de le lui rendre. Elle se recula, se remit debout. Elle s’était reprise avant que j’eusse fait le nécessaire pour la garder. Elle soufflait comme après une longue course. Elle me montra le rayon où la plaque gravée devait être.

— Je vous en prie, cherchez vous-même. Vous la trouverez certainement là.

Je l’y trouvai et la déposai sur une table. J’avais l’impression de jouer un rôle difficile. « Quel stupide puceau ! » devait penser de moi Mme Lorimier. Mes dix-neuf ans, les dix-neuf ans de son frère, ne la faisaient-ils pas hésiter ? Si j’avais écouté les romanciers dont je lisais les pauvres livres, je me serais jeté à ses pieds en lui avouant ma flamme. Elle demeurait hagarde et, ma foi, je voyais mal le moyen de dénouer cette situation délicate, j’entends de la dénouer avec honneur.

— Je vous en supplie, monsieur, fit-elle, retirez-vous.

Je ne pouvais qu’obéir. Je m’en allais, j’étais déjà près de la porte. Mme Lorimier s’écroulait sur une chaise. Mais je sentis le ridicule de cette défaite, et opérant un brusque retour, je la pris, l’embrassai longuement à pleine bouche. Elle défaillait. Elle me repoussa, murmurant : « Non ! Non ! Je ne veux pas ! Laissez-moi ! » Alors me vint à l’esprit cette réplique romanesque : « Vous êtes cruelle, madame ! Comment pourrais-je vous oublier à présent ? » Elle répéta, la voix mourante : « Laissez-moi ! Retirez-vous ! » Et je me retirai. Sans me retourner je traversai la cour, ouvris la grille. J’étais sur la route.

J’avais oublié la plaque ! Je dis à mon père que Mme Lorimier l’avait égarée. Je ressentais une surexcitation que je m’efforçais de ne pas rendre manifeste. Ma nuit fut fiévreuse. Sans doute Mme Lorimier allait-elle apporter cette plaque fugace, et de bon matin je sortis pour surveiller la route. À dix heures, la calèche apparaissait au sommet de la côte. Elle venait tout droit chez nous.

Quel visage ravagé Mme Lorimier me montra ! Elle me remit la plaque, puis sans diriger ses yeux vers moi :

— Monsieur, je vous en conjure, ne me jugez pas sur ce qui s’est passé hier.

Si interdit que je fusse, j’eus l’esprit de balbutier cette réponse :

— Madame, le souvenir de ce qui s’est passé restera toujours au plus profond de mon cœur.

Le tour en était déclamatoire, mais la pensée qu’elle exprimait, j’en atteste la sincérité. J’étais follement amoureux de Mme Lorimier.

— Au revoir, monsieur, me dit-elle, pâlement souriante et ne me dérobant plus ses regards.

La calèche repartit. Tout me portait à croire que ce roman d’amour n’irait pas au-delà de sa brève préface. Dix jours passèrent. La barque fut livrée, mais je ne parus pas à la maison de Saint-Jean-de-Losne. Peu après, dans la grande rue de Saint-Brice, la calèche me croisa. Je tirai un grand coup de casquette, et je vis s’incliner la capeline. Décidément, c’était bien fini.

La chasse allait fermer. Chaque matin, fusil en main, je faisais une longue tournée avec mon chien Furet, chasseur délicieux, mais insupportable compagnon, qui n’obéissait que devant le gibier et ne me prenait pas au sérieux quand je lui imposais une simple promenade. Un dimanche, comme je fouillais un bouquet d’arbres, j’entendis des abois auxquels Furet fit écho. Des coups de fusil crépitèrent. Au même instant un lièvre passa, qui faisait voir du pays à trois chiens lancés à sa poursuite. J’aperçus les chasseurs, assez éloignés encore. Ils venaient de ce côté et me télégraphiaient des signaux que je comprenais mal. Je vis alors Furet barrer la retraite au lièvre, l’amenant à si courte portée de mon arme que j’eus à peine le temps d’épauler. Je tirai et le lièvre fit un saut de carpe, criblé par mon plomb en pleine tête. L’ayant ramassé, je me dirigeai vers les survenants dans l’intention de le leur remettre, car je considérais qu’en conscience il ne m’appartenait pas.

— Mes compliments pour votre sang-froid, monsieur Fargèze, entendis-je crier par l’un d’eux, qui marchait en avant.

Je reconnus la voix de maître Gorguet. Il fut mieux qu’aimable, me présenta aux deux amis qui chassaient avec lui, et qu’il avait amenés de Beaune. J’eus beau m’en défendre, ils exigèrent que je gardasse le lièvre, et nous fîmes chemin de compagnie. Nous approchions de Saint-Jean-de-Losne et l’heure venait pour moi de regagner la maison.

— Vous êtes mon invité et j’entends que vous déjeuniez chez moi avec ces messieurs, déclara maître Gorguet, péremptoire.

Mes objections ne pesèrent pas lourd. Maître Gorguet décida qu’un domestique galoperait à cheval jusqu’à Saint-Brice, afin d’avertir mes parents. Nous fûmes bientôt chez lui, où Mme Gorguet ne se trouvait pas. On se mit à table et j’eus l’émotion de revoir Mme Lorimier, qui faisait les honneurs en l’absence de sa mère. Émotion partagée. Plus pâle que jamais, elle rougissait chaque fois que le service l’obligeait à s’occuper de moi comme des autres convives. Elle cherchait une attitude, se penchait vers son petit garçon, assis auprès d’elle. Elle le caressait, l’embrassait. La conversation fut un pot-pourri d’histoires cynégétiques. J’écoutais peu, ne parlais pas, tout à Mme Lorimier, qui devait sentir sur elle mon mutisme adorateur.

On passa au salon. Il arriva que maître Gorguet eut à montrer des papiers d’affaires à ses deux amis, qui le suivirent au premier étage. Mme Lorimier restait seule avec moi, une bonne ayant emmené l’enfant. Je lui pris la main, que je baisai sans qu’elle me la disputât. Mes lèvres allèrent aux siennes, et la pression de sa bouche répondit. « Venez à la briqueterie demain », chuchota-t-elle. Maître Gorguet et ses amis redescendaient. Je pris congé, mon chien, joyeux, bondissant sur la route. Je touchais au bonheur !

Le lendemain, je sortis à trois heures, et une demi-heure après j’étais devant le pavillon et j’en poussais la grille. Avec quelle nervosité ! Rangée dans la cour, la calèche annonçait la présence auguste. Mme Lorimier parut à la porte du perron et j’entrai. Aussitôt elle me fit un collier de ses bras et les miens l’enserrèrent. Mais je pensais : « Mme Lorimier n’est pas une Agathe Lureau, ni une Claire Fosson. Elle est si bien mise, elle a de si belles manières ! » Je n’osais froisser la soie de sa robe noire. Je ne savais pas encore que toute femme n’est que femme devant l’acte d’amour. Cette timidité me servit. Le jour qu’elle trébucha de la chaise, mon baiser répliquant au sien, elle avait dû voir en cette audace un geste à la Chérubin. La veille, en lui baisant la main, je la confirmai dans cette impression d’ingénuité sentimentale. Et c’est Chérubin qu’elle recevait chez elle, en dépit de ma stature d’athlète. Peut-être même se flattait-elle d’être l’initiatrice. Elle fixa sur moi son profond regard de nostalgique. « Si jeune ! murmura-t-elle. Ne devrions-nous pas réfléchir ? » Et puis, me baisant les yeux : « Réfléchir ? Il est bien tard ! »

Elle me fit passer dans la salle où nous nous étions vus l’autre fois. Nous nous assîmes sur un petit sopha et nos bouches se retrouvèrent. Mais l’hésitation à pousser plus avant n’était pas moins en moi qu’elle. Je palpai d’attisants contours ; je la sentais peu vêtue, toute prête. Elle répétait, me fixant encore : « Si jeune ! Si jeune ! » Je commençai pourtant de la dévêtir, dégrafant le corsage. Tels des globes de feu, ses beaux seins jaillirent. Ils palpitaient sous ma main comme des tourterelles. Elle se leva, ouvrit une chambre que prolongeait une alcôve à rideaux. Elle chancelait. Nous nous tînmes un moment sur le bord soyeux du lit. Elle me caressait, nous nous caressions avec une frénésie croissante. J’embrouillai, en les voulant délier, les cordons de sa robe. Elle les cassa net. La robe tomba, dans laquelle ses pieds s’embarrassèrent. Entre elle et sa nudité, entre sa nudité et moi, il n’y avait plus que l’épaisseur de la chemise. Elle dit : « Prends-moi ! Prends-moi vite ! » Veste quittée, bottes retirées, pantalon abattu : j’entrai dans le lit, contre elle, qui me ceignit les reins. Ah ! je ne différai pas la possession totale ! J’étais en elle, qui respirait à grand souffle. En elle ! La croupe en tumulte elle s’annelait si bien que je jetai ma semence avant d’avoir labouré. Mais ce n’était pas l’assouvissement, cela, et mon désir sortait entier du torrent que je n’avais pu contenir. Je me disais : « C’est Mme Lorimier que tu tiens ainsi, c’est cette belle femme pâle qui depuis trois mois te hante et tourmente ton sommeil. » La réalisation d’un tel rêve de luxure m’affolait, et je ne me descellai pas de cette chair convulsée qui appelait le spasme, cette chair de dame que pétrissaient mes mains nerveuses et qu’à plein cul j’amenais à moi. Ma bouche, enfin, recueillit le râle de son délire, et nous en demeurâmes là, tout frissonnants, nous regardant avec l’égarement de voyageurs qui viendraient de parcourir ensemble des paradis embrasés.

— Suis-je ton premier amour ? me demanda-t-elle en peignant de sa main les boucles de cheveux qui me couvraient le front.

Je n’osai dire la vérité, ni mentir, et ma muette réponse fut une pression passionnée. Elle voulut connaître mon petit nom et me dit le sien : Hermance. Je répétai : « Hermance ! Hermance ! » La préciosité du mot flattait ma vanité.

Combien passent vite ces minutes ardentes ! La nuit était venue que nous étions enlacés encore. Mme Lorimier s’effraya de son imprudence, la femme du gardien pouvant entrer à tout moment. Elle eut la fantaisie de me rhabiller elle-même et décida que nous nous reverrions le surlendemain.

Je sortis sans bruit, à l’allure naturelle d’une personne de service. Dès que j’eus passé la grille je me mis à courir, et c’est tout essoufflé que j’arrivai à la maison. Ma mère, il est vrai, ne s’inquiétait plus comme autrefois de mes absences.

Je me sentais intégralement heureux. Amant de la sœur de Maurice ! Hermance ! L’attente du surlendemain me fut longue. Dès deux heures j’étais à proximité de la briqueterie. À quatre heures, je m’y tenais encore et Mme Lorimier ne paraissait pas. J’allai vers Saint-Jean-de-Losne, au-devant de la calèche. Une femme que je reconnus pour une domestique de maître Gorguet passa près de moi. Je l’arrêtai. Elle m’apprit que le petit Lorimier était malade, souffrant d’une grosse fièvre, et que madame attendait le médecin. Je n’avais plus qu’à m’en retourner à Saint-Brice.

M’aviserait-elle d’un autre rendez-vous ? Trois jours de suite je me tins près de la briqueterie. J’étais d’autant plus navré que Bougret, le séducteur d’Agathe, était là, en permission de huit jours, qu’il occupait à secouer la belle, ce qui me contraignait à ne me rencontrer avec elle qu’à la dérobée.

Je vis enfin Mme Lorimier. Elle passa devant nos chantiers au petit trot de son cheval, dont les grelots sonnaient clair. Je reçus d’elle un regard enflammé. Elle s’étonna que j’eusse des nouvelles de son fils. Il allait mieux.

— Mon père est ici. Je sors peu. Mais à quatre heures demain, je me rendrai libre. Venez à la briqueterie. Au revoir !

Je la trouvai à l’heure dite. Elle me fit un accueil tendre, mais anxieux, car elle craignait que son père ne survînt. Elle ne pouvait donner que quelques instants à l’amour. Elle ne se dévêtit pas, releva sa robe à la soie craquante, roula les blancheurs de ses dessous, m’entrouvrit sous le pantalon fleuri de dentelle un étroit passage vers sa chair impatiente. Le viol de tout cela, quel délice ! Je ne me décidais pas à partir, et il fallut qu’en m’étreignant elle me ramenât jusqu’au perron. Maître Gorguet séjournerait une semaine encore à Saint-Jean-de-Losne. Elle me pria d’attendre jusqu’à son départ.

Une semaine ! J’allais me rejeter sur Agathe. Je ne me doutais pas de ce qui m’attendait. Un matin, en pissant, je ressentis un picotement insolite. Je ne m’en préoccupai pas outre mesure, vaquai comme d’habitude à mes petites débauches. Le picotement s’accentua, devint brûlure. Le lendemain, la douleur se fit si déchirante que je me retins d’uriner. Je m’inquiétai, fit un intime examen qui me renseigna sur la nature du mal. C’était la chaude-pisse, que je connaissais pour en avoir entendu parler cent fois, tantôt sur un ton de plaisanterie, tantôt comme d’une véritable torture. Un cadeau d’Agathe, qui le tenait de son Bougret ! Je ne lui en dis rien, me contentant d’interrompre mes relations avec elle. Je pensais vaincre la cuisson avec une pommade et j’en fus bientôt détrompé. L’inflammation vénérienne prit en quelques jours une telle virulence que j’en pleurais, serrant les dents pour ne pas crier. Non, en vérité, il ne devait pas y avoir de supplice pire. J’hésitais à en faire confidence à Morizot, un scrupule imbécile me retenant. Je consultai le Manuel de la Santé de Raspail, si populaire. Mon linge taché et mes allures bizarres avaient donné l’éveil à mes parents, mais mon père n’osait rien m’en dire, tant le préjugé du caractère honteux de ces maladies est ancré dans l’esprit des gens simples.

Je souffris secrètement ainsi, me bornant à des soins superficiels. Exaspéré, je finis par me retourner contre Agathe, qui ne s’expliquait pas l’interruption de mes visites. Elle s’étonna de l’accusation. Elle croyait n’avoir que des pertes, un peu d’échauffement, qu’elle soignait avec de l’eau de guimauve. Je jurai que Bougret aurait de mes nouvelles. Elle pleura et je n’insistai pas.

Que devenait Mme Lorimier ? Depuis près de deux semaines elle gardait le silence, et je m’en félicitais. Je m’abstenais de boire la bière ou le vin blanc. Cela me valut de malicieuses observations de Morizot, qu’un soir je renseignai enfin, alors que nous étions seuls à l’auberge. D’abord il en rit, pour me conseiller ensuite de ne pas traiter à la légère ce coup de pied de Vénus, dont je pourrais garder toute ma vie les traces. Il réfléchit un moment, puis :

— Je connais à Beaune un jeune apothicaire qui arrive en droite ligne du Quartier Latin. Allons le voir ensemble.

Nous y allâmes, dans ce même tape-cul qui nous avait menés à Dijon, et que l’agent voyer empruntait à bon compte à un fournisseur de travaux publics. Le pharmacien, un grand barbu rigolo, me fit passer dans son arrière-boutique, m’examina, me versa une première cuillerée de la fameuse potion de Chopart, à l’odeur écœurante, me remit un purgatif, du chiendent à prendre en tisane, une solution de sulfate de zinc, une petite seringue, tout en me racontant des histoires de filles poivrées, du temps qu’il était interne à Loucirne. Il me rassura d’ailleurs complètement.

Morizot m’emmena déjeuner chez un traiteur qui avait de bons vins, et je n’en bus que trop, singulière façon de soigner la chaude-pisse. Après quoi il me laissa pour courir à ses amours, où je n’étais pas à même de l’accompagner. Je le retrouverais deux heures plus tard. Je flânai dans la ville. Soudain, quelles ne furent pas ma surprise et mon émotion de voir, à quelques pas de moi, tenant par la main son petit garçon, Mme Lorimier ! Elle me vit aussi, parut gênée, détourna la tête. Tirant ma casquette, je vins à elle très respectueusement. Elle devança ma parole :

— Monsieur Fargèze, pourquoi ne m’avoir avoué que vous étiez atteint d’un vilain mal ? Pourquoi m’avoir infligé cette déception pénible ?

La foudre éclatant à mes pieds ne m’eût pas plus frappé de stupeur. Ainsi, j’étais déjà contaminé lors de ma seconde rencontre avec elle ! Pétrifié, je la regardais niaisement, cherchant le mot à dire. Je balbutiai cette excuse :

— Je ne savais pas, je vous assure… Je ne savais pas…

— Chacun me connaît ici, et je ne puis causer avec vous dans la rue, reprit-elle. Je fais confiance à votre discrétion. Adieu, monsieur Fargèze.

Des larmes lui perlaient aux yeux. Elle s’éloigna, entraînant l’enfant. Humilié, honteux, je demeurais planté sur place. Elle prit une autre rue, à droite. Je ne devais plus jamais la revoir.