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Mémoires amoureux (Félicien Fargèze)/1-09

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Texte établi par Adolphe TabarantRamsey (p. 129-138).
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CHAPITRE NEUVIÈME

Mois d’ennui à Saint-Brice. Je tire au sort.
Je pars pour Paris. Fifine et Lolotte.

Le voyage à Paris devait m’être fatal. C’en fut fait de ma résignation à demeurer dans ce trou de Bourgogne, qu’avait ainsi qualifié le gabelou Maillefeu. Non ! Non ! Je ne subirais pas à perpétuité cette existence d’écureuil en cage. Paris ! Je ne voulais pas plus entendre parler de Dijon que de Saint-Brice. Paris ! Paris ! Cent fois par jour je disais mon intention d’y aller vivre. Je la criais à ma mère qui en gémissait. Mon père, à qui je l’exprimais plus discrètement, me répliquait que si ces messieurs de la Compagnie des Quatre Canaux lui demandaient de retourner à Paris, il leur ferait bien sa révérence. Je devins insupportable à tout le monde. Morizot ayant plaisanté les airs de mirliflore que je prenais, disait-il, depuis que je m’étais promené cinq minutes sur le boulevard, je me fâchai, m’emportai, quittai l’auberge Lureau en jurant de n’y plus remettre les pieds. J’y revins dès le lendemain, et Morizot, que j’embrassai, en fut si heureux qu’il se soûla jusqu’à rouler sous la table.

Comment n’y serais-je pas revenu, à cette familière auberge, alors qu’elle était mon unique dérivatif à l’ennui ? Quatre ou cinq fois par jour j’en passais le seuil. Les semaines, les mois, s’étiraient ainsi. J’avais renoncé à ces périodiques escapades à Dijon auxquelles Morizot demeurait fidèle. Il ne m’eût pas été désagréable d’y retrouver Fifine et son petit derrière, mais je reculais devant l’obligation d’avouer si pauvre intrigue à Morizot. Je me résignais donc à ma prison de Saint-Brice, où tout au moins je disposais de ma grosse Agathe. Je ne dissimulais plus rien de mes rapports avec elle. D’un clin d’œil je la prévenais, ou d’un sifflotement. Elle se rendait, moi la suivant, à la cuisine ou dans la cour, prête au service et prenant posture. Quelquefois, de bon matin, je la surprenais dans son lit, roulée, beurrée sous les draps tièdes. La mère Lureau m’entendait monter, s’éloignait et ne reparaissait plus.

De me voir mener une telle vie de basse gouape, mes parents se désolaient, sans trop m’adresser de reproches. Qu’auraient-ils pu me dire ? Je les aimais de tout mon cœur. J’étais d’une correction filiale irréprochable. Je savais, quand il le fallait, donner le coup de collier qui, au bureau, faisait l’admiration des clients. Ils n’en souffraient pas moins de constater que mon avenir pourrissait dans sa fleur, et j’en souffrais trop moi-même pour qu’il me fût possible de les rassurer. Le pressentiment d’une séparation prochaine, définitive, créait entre nous un sourd malaise. La joie ne connaissait plus le chemin de notre maison. Je sortais avec mon chien en me proposant d’aller à travers bois, et puis je revenais après un instant, le front las, non sans avoir fait passer ma maussaderie sur le pauvre animal. Je lisais, et les premières pages lues, j’envoyais promener le livre. Confidences, de Lamartine, romans de George Sand, d’Émile Souvestre, de Gérard de Nerval. J’ébauchais des poèmes, parfois assez joliment venus, dont je déchirais le manuscrit avant que l’encre en fût sèche.

Vint le jour du tirage au sort. Je fus à Saint-Jean-de-Losne, où je pris part aux bruyantes réjouissances des conscrits. Je coiffai le haut chapeau de soie à longs poils, d’où cascadait un flot de rubans tricolores. Les gars de Saint-Brice, qui me connaissaient bien, se montraient fiers de moi. Je tirai de la boîte le numéro 169, qui était bon, et je l’épinglai à mon couvre-chef en manière de cocarde. On me remit un certificat de libération. Le sieur Fargèze, Félicien, inscrit au tableau de recensement de l’arrondissement de Beaune, classe 1856, n’était pas compris dans le contingent. Je fêtai ma chance en la noyant sous les libations traditionnelles. Il y eut banquet, suivi de bal, et je me battis avec cinq ou six rustres qui, tout saignants, en appelèrent dix autres que je m’apprêtais à descendre quand les gendarmes intervinrent. Tout s’arrangea. J’entraînai dans les champs une grande fille rousse avec qui je dansais et la servis sans beaucoup de politesse. Enfin, vers les dix heures du soir, ivre à ne plus tenir debout, je me retrouvai je ne sais comment à Saint-Brice et j’allai frapper à l’auberge, où clignotait la lueur d’une chandelle. Ce fut la mère Lureau qui m’ouvrit.

— Bougret est là, me dit-elle.

Je la repoussai, criant : « Bougret, je m’en fous ! » J’allais faire des bêtises quand une main solide s’empara de mon bras, la main de mon père qui, inquiet, les autres conscrits étant depuis longtemps rentrés, m’attendait sur la place. Je me laissai ramener par lui, et douze heures de sommeil dissipèrent mon ivresse.

Il fallait en finir. Je m’avisai d’écrire à Maillefeu, le suppliant de me dénicher à Paris un emploi quelconque, dans son administration ou ailleurs. Il fut quinze jours sans me répondre et je ne comptais plus sur lui quand m’arriva sa lettre. Un an s’était écoulé depuis mon bref séjour dans la capitale. Le gabelou avait épousé Jeanine, la fille de l’hôtelier Buizard. Il allait être père. Il me disait avoir cherché quelque chose pour moi, mais sans succès. Il n’était pas impossible d’obtenir, à l’octroi municipal, de petits emplois de surnuméraire, mais après concours seulement. Cependant on pouvait être admis au surnumérariat provisoire, pour peu qu’on fût appuyé. Il n’osait m’offrir de m’y faire admettre, car c’était accepter de travailler longtemps sans rétribution, mais il se tenait à ma disposition et ferait volontiers le nécessaire.

Je sautai sur cette offre réticente avec une avide précipitation. J’écrivis à Maillefeu que peu m’importait d’être rétribué pourvu que je fusse à Paris. Je lui dictai presque les termes d’une lettre que je pourrais faire lire chez moi. Perspective d’un emploi avantageux à l’octroi, proposition précise de surnumérariat, avec rétribution rapide. Mon affaire était sûre, lui disais-je, s’il consentait à forcer la note. Il y consentit, répondit si exactement à mes vues que mon père ne put rien objecter. La correspondance entre Maillefeu et moi se poursuivit, l’excellent garçon faisant diligence auprès de ses chefs pour que je fusse pourvu d’un surnumérariat à titre précaire, ce qui était un expédient courant dans l’administration. Il eut rapidement gain de cause et je pus serrer de près la question de mon départ.

Ma mère en larmes, mon père conciliant, se résignaient à me laisser partir pour Paris. Il convient de noter que nos chantiers étaient en plein chômage, les affaires subissant partout un marasme dont on n’entrevoyait pas le terme. Nous avions dû débaucher la moitié de nos ouvriers. Mon absence ne créerait donc aucun embarras à mon père, qui se disait qu’à Paris je pourrais enfin m’orienter vers une situation sérieuse. En attendant, et durant tout mon stage de surnuméraire à l’octroi, il m’assurerait une mensualité de quatre-vingt-dix francs. Il ne m’en fallait pas plus. Le temps de préparer ma malle et je quitterais Saint-Brice. À Paris, je descendrais « Aux Amis de la Marine », où Buizard me réservait une chambre et la pension.

Je vécus la bonne moitié de ces derniers jours à la table de l’auberge ou dans le lit d’Agathe. Inconsolable, ma bonne amie pleurait sans trêve, me faisant promettre de ne pas l’oublier. Et le lundi 8 juin 1857, dans l’après-midi, je fus accompagné par mon père, ma mère et Morizot, à la voiture qui allait me conduire à Auxonne. J’y trouverais le train pour Dijon, où j’attendrais près de trois heures celui de la ligne centrale. À six heures du matin je frapperais de mes talons le pavé de Paris.

Nul incident ne marqua la première partie de mon voyage. Dès que je fus dans le train, je me sentis tout dégagé. Le nez à l’étroite fenêtre, je sifflais les plus joyeux airs de mon répertoire. Il faisait grand jour encore, à sept heures et demie, quand j’arrivai à Dijon. Tenant mon sac de nuit, je me préparais à m’asseoir dans un coin pour y casser la croûte, quand j’entendis l’appel d’une voix de femme : « Monsieur Fargèze ! » Quelle ne fut pas ma surprise de reconnaître Fifine, qui sautillait au-delà de la barrière. Fifine ! J’étais à cent lieues de penser à elle, dont je n’avais pas eu de nouvelles depuis dix-huit mois. Elle n’avait pas changé, toujours maigre et proprette, les cheveux bien ratissés sous la résille. Elle ne semblait nullement étonnée de me voir.

— Toi ici, Fifine ? Et comment vas-tu ?

— Je vais bien, merci. Et vous ?

Je passai la barrière. Nous nous serrâmes les mains, en amis. Aussitôt, et comme si notre séparation eût été de la veille, elle me raconta mille et mille histoires avec sa coutumière volubilité. Elle avait eu un tablier déchiré par un clou de cette barrière, l’autre jour ; elle avait bien manqué d’aller à une foire du voisinage où l’on devait tirer un feu d’artifice ; les soldats d’Orient étant revenus couverts de poux, on brûlait leurs guenilles en dehors de la ville ; on venait de vider le canal, et le poisson avait été pour rien au marché. Elle me dit aussi que Poirier, pris par les reins, était depuis janvier à l’hôpital.

Je lui offris d’entrer chez un marchand de vins, et ce fut elle qui, tout en babillant, me dirigea vers un débit, rue du Débarcadère, où nous nous assîmes devant une bouteille de rouge. Je disposais de plus de deux heures avant le départ du train. Ne pouvions-nous aller faire l’amour dans quelque garni ? Je lui proposai et elle accepta joyeusement.

— Vous n’avez qu’à venir dans ma chambre. Elle est belle, ma chambre. C’est ici, dans la maison.

Cela simplifiait tout. Je l’accompagnai au premier étage, où elle entra dans une grande pièce dont un lit à rideaux occupait un coin. Mais il y avait quelqu’un, dans ce lit, une très jeune fille, charmante tête blonde qu’éclairaient de grands yeux bleus. Je m’arrêtai, tout interdit, interrogeant muettement Fifine.

— Elle s’est mise au lit de bonne heure, parce qu’elle a dansé toute la nuit, se borna-t-elle à me dire.

Et, m’amenant auprès du chevet :

— Lolotte, dis-lui bonjour.

Une voix angélique se fit entendre, tandis qu’un sourire animait la plus fraîche bouche du monde.

— Bonjour, monsieur.

Cela ne m’expliquait pas grand-chose. Fifine voulut bien ajouter que son amie Lolotte ne travaillait pas depuis quelque temps, un bourgeois lui donnant des quinze francs par semaine pour une fois qu’il la voyait ; que sa mère la pourchassait partout, la menaçant du commissaire, vu qu’elle n’avait que dix-sept ans. Or, tout en parlant, elle se déshabillait, enlevait sa chemise.

— Ça ne gêne pas Lolotte, allez, vous pouvez venir, conclut-elle en s’allongeant sur le lit.

J’hésitais, intimidé par les malicieux regards de la jolie blonde. « Ça vous ennuie qu’elle vous voie faire ? » dit Fifine. Lolotte se mit à rire : « Je ne regarderai pas. Je vais me retourner. » Ainsi fit-elle, se plaquant vers le mur en roulant de la croupe. Je vins alors m’étendre auprès de Fifine, qui s’empara de moi avec l’alerte brusquerie que je lui connaissais. Elle me séparait de Lolotte, mais comme je l’enfermais dans mes bras, je rencontrai de rondes fesses qui n’étaient pas les siennes. Ces fesses ne se défendaient pas, se tendaient, répondaient à ma caresse. Un frisson de concupiscence me parcourut. Souple et serpentine, Fifine se tortillait contre moi, ma main continuant de visiter l’autre chair, palpant ces formes inconnues, se glissant dans l’intimité de leurs plis, et je n’apaisai mon trouble extrême qu’en m’abandonnant à ma maigre amie et à ses ruses mouvantes. D’ailleurs elle avait surpris mon manège, car à présent j’amenais à moi Lolotte, soudain devenue toute pâle et s’associant au plaisir qu’elle me faisait goûter.

— Elle est encore plus chaude que moi, fit-elle dans un rire, en cabriolant hors du lit.

La tête me tournait un peu, tant la secousse nerveuse avait été vive. Lolotte me souriait, jolie à damner tous les saints. Fifine vit où allaient mes yeux et, rabattant le drap, relevant la chemise de son amie, me fit admirer le plus agréable corps que j’eusse vu jusque-là, une gorgerette pointante, un ventre lisse comme marbre, où frisottait une légère toison fauve. La complaisance de Fifine irait-elle jusqu’à me permettre de posséder tout cela ? Dans une heure il me faudrait repasser la barrière de la gare. Mais l’amour creuse et je n’avais pas dîné. Ma mère avait placé dans mon sac d’abondantes provisions de bouche, poulet rôti, pâté, gâteaux, sans oublier deux bouteilles d’excellents vins de Beaune. Je les déballai et Fifine, nudité sautillante, installa le tout sur la table. Lolotte s’était levée. On dîna. Les deux bouteilles furent vidées et la chambre s’emplit d’éclats de rire. Le temps pressait. N’emporterais-je de Lolotte que le souvenir d’un énervant pelotage ? Fifine se recoucha, m’appela, me manœuvra, féline, me bouleversa par cette acrobatie sexuelle qui m’avait attaché à sa maigreur laide. Je résistais, ne voulant pas tout lui devoir, et Lolotte sembla le comprendre, s’approcha, permit à ma main des explorations précises, Fifine l’attirant à elle et confondant étroitement nos chairs en rumeur.

Quelques minutes plus tard, nous dormions côte à côte, le vin et l’amour ayant eu raison de nous. Quand je me réveillai, depuis plus d’une heure le train que je devais prendre roulait vers Paris. Bah ! Le premier convoi du matin étant à huit heures, j’allais achever la nuit auprès de Fifine et de Lolotte, et à sept heures, Fifine se rendant à son travail, je ferais mes adieux aux deux amies. Elles dormaient encore, mais je me tins éveillé, tourmenté par la présence de la désirable Lolotte, couchée au-delà de Fifine et que je visitais de la nuque aux cuisses. Le désir me tenaillait d’une autre visite, plus directe. Passant sur elle, qui entrouvrit les yeux, j’allai droit à un angle humide dont elle ne me disputa pas le chemin. Adorable Lolotte ! Une indicible félicité me fut donnée, qu’elle partagea sans doute, ses savoureuses lèvres se greffant aux miennes. Nous nous rendormîmes dans les bras l’un de l’autre, où nous surprit bientôt Fifine, si amusée du tableau que son rire nous réveilla. Elle ne comprenait pas que nous ayons pu nous gêner pour elle. Je l’embrassai, mais pour bien montrer qu’elle était sans jalousie elle s’en alla dès six heures et demie, nous laissant seuls. Je lui avais remis, en souvenir, un louis de dix francs tout neuf, cadeau de ma mère.

Elle n’avait pas refermé la porte qu’une étreinte me soudait à Lolotte, que je pus investir enfin tout à mon aise. Mais comme je goûtais le bonheur de la tenir expirante, l’heure fuyait et je devais renoncer au train du matin, reporter à l’après-midi un départ qui ne me préoccupait plus. Je m’abandonnais à cette merveilleuse fortune. Je contemplais Lolotte sans pouvoir me détacher d’elle. La tête renversée sur l’oreiller, elle me disait : « Cela me peine que vous vous en alliez. Emmenez-moi. » Je sus qu’elle s’appelait Charlotte Prieur. Elle était depuis trois mois dans sa dix-huitième année. Battue par sa mère, elle travaillait à de la broderie, lorsqu’elle travaillait. « Emmenez-moi, répétait-elle, emmenez-moi. » Petite Lolotte ! Je lui donnai des sous pour qu’elle descendît acheter notre déjeuner. Elle dressa la table. À midi reparut Fifine, qui ne s’étonna pas de me revoir. Mais sitôt après le repas, et Fifine repartie, nous nous recouchâmes. Trois heures sonnaient quand je m’accordai quelque répit. Je décidai de prendre le train de cinq heures. Auparavant, j’irais faire un tour en ville. Lolotte m’accompagnerait et je la prierais de choisir dans une boutique le cadeau qui lui plairait le mieux.

— Emmenez-moi, je serai sage, continuait-elle à dire. Emmenez-moi !

Après tout, pourquoi ne l’emmènerais-je pas ? Je lui louerais une chambre, je la verrais chaque jour, je la promènerais sur les boulevards, nous irions ensemble dans les théâtres. Je cacherais cette liaison à Maillefeu et aux Buizard, et mes parents n’en sauraient rien. Ma bourse était amplement garnie. En dehors de ma mensualité de quatre-vingt-dix francs, j’avais reçu six louis de mon père, quinze écus de ma mère — en cachette — et je disposais d’économies dépassant soixante francs. Je réfléchissais à cela sur la poitrine satinée de Lolotte. Oui, pourquoi ne l’emmènerais-je pas ?

— Je t’emmène, lui dis-je. As-tu ce qu’il te faut pour partir ?

Elle battit des mains, m’embrassa. « Je ne tiendrai pas beaucoup de place. Je vous aimerai bien. » Elle n’avait ici que deux chemises, deux paires de bas, un caraco, un mantelet de ville, des bottines fines, le tout en bon état, plutôt coquet. Mais pas de chapeau. Je lui en achèterais un, puis un sac de nuit, quelques autres petites choses. Nous partirions par le dernier train du soir, celui que j’aurais dû prendre la veille. Nous dînerions avec Fifine, bien entendu. Que dirait-elle de cela, Fifine ?

Lolotte me prodiguait de tendres promesses. « Je serai votre petite femme. Je ne vous ferai pas de misères. » À six heures Fifine arriva et je lui dis notre projet. Elle n’en manifesta ni étonnement ni dépit. « Emmenez-la, pardi. Si ça ne va pas, elle en sera quitte pour revenir. » Elle s’offrit à préparer le dîner pendant que nous ferions nos emplettes. Nous voilà donc sortis, Lolotte et moi. Dans la rue, bras à bras, comme deux galants, nous regardions les boutiques. Nous arrivions à la porte Guillaume lorsque Lolotte jeta un cri : « Ma mère ! » Elle se dégagea de moi, partit au galop, et je vis une femme courir après elle, l’atteindre, crier, frapper, prendre à témoin les passants. Ensuite il n’y eut plus rien. Les passants s’étaient dispersés, Lolotte et sa mère ayant disparu. Lolotte avait-elle pu fuir ? J’attendis en vain quelque temps et, désolé, je retournai chez Fifine qui, m’ayant écouté, s’amusa de l’histoire et me rassura.

— Elle va revenir. Elle se fait souvent prendre et toujours elle s’échappe. Sa mère ne sait pas qu’elle loge ici.

Cependant, comme à huit heures elle n’était pas là, Fifine mit le couvert et nous dînâmes sans gaîté, n’échangeant que quelques paroles. « Elle va revenir », persistait à dire Fifine, et j’attendais. Jusqu’après dix heures nous veillâmes à la fenêtre. Le train du soir partit. À minuit enfin, aucun espoir n’étant plus permis, Fifine se coucha et je m’étendis à ses côtés.

Mais le repos que je souhaitais me fut refusé par elle, qui se fit câline et frôleuse. D’abord j’eus l’impression qu’elle se contenait pour ne pas pleurer, cachant sa figure. Jalouse ? Je n’eus pas le temps d’en décider, car déjà reparaissait sa gaminerie naturelle. Je revis la Fifine capricante et bouffonne, s’agitant dans le lit à la manière d’un farfadet. Elle alerta mes sens par ses contorsions lubriques, la petite parade du cul à l’envers n’étant pas oubliée. Il me fallut me rendre, céder à son effréné mécanisme, et je laissai dans ses bras le reste de mes forces. Même, au cours de la nuit, réveillé par un dernier aiguillon, ce fut moi qui requis la gymnastique lascive de son petit derrière. Je pensais à Lolotte, et je crois que la pauvre Fifine s’en doutait un peu.

Je ne pouvais différer de nouveau mon départ. À sept heures, Fifine devant s’en aller, je descendis avec elle. Je lui dis adieu, glissai dans sa poche un écu. Le train partait à huit heures. Planté devant l’entrée des voyageurs, je regardais vers le haut de la rue du Débarcadère, d’où pouvait survenir Lolotte. Je ne montai dans le wagon qu’au tout dernier moment. Le voyage me parut interminable. À quatre heures de l’après-midi j’arrivais à Paris, et une demi-heure plus tard je descendais d’un fiacre devant l’hôtel des « Amis de la Marine », où depuis trente-six heures j’étais attendu.