Mémoires artistiques de Mlle Péan de La Roche-Jagu, écrits par elle-même/Chapitre II

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CHAPITRE II.


Premières inspirations.

Mes maîtres furent donc restreints : je n’eus que les indispensables. Celui que l’on congédia et qui me fit tant de peine fut mon professeur de piano. Je travaillais toujours cet instrument, c’est-à-dire que je composais. Tous les matins je faisais une romance. Un soir, au moment où j’allais me coucher, ma bonne mère me dit : Comme la romance que tu as faite aujourd’hui est jolie. Je ne suis pas de ton avis, lui répondis-je ; il me semble qu’elle est très-mauvaise, et même, je dirai plus, ridicule. — Comment cela ? — Par la raison qu’elle est trop surchargée de fioritures : cette composition est faite pour un cadre plus grand. Je ne sais !… mais je sens en moi une chose que je ne puis définir, c’est comme un chaos dans ma tête ; je voudrais faire quelque chose de plus grandiose. Je ne sais, enfin !… Ma mère reprit en riant : Oui, quelque chose, comme un opéra, par exemple !… Un opéra ! m’écriai-je, un opéra !… mais oui, tu as raison. Oh ! oui, je sens que je puis le faire !… — Allons, allons, ma fille, calme-toi, tu es folle. — Non, je ne suis point folle ; et voilà le chaos que j’avais dans la tête et qui, aujourd’hui, n’en est plus un pour moi !… — Mais, qui te donnera un poème ? — C’est vrai ! Il faudra pourtant que j’en trouve un ; et je ne vais même pas me coucher, bonne mère, avant d’aller chercher une comédie dans la bibliothèque. Celle-ci se trouvait justement près de l’appartement de mon père ; aussi, dans la crainte de l’éveiller, pris-je le premier livre qui me tomba sous la main : c’était une charmante comédie : la Gageure imprévue. Je la lus avec avidité ; mais toute jolie qu’elle était, elle ne pouvait nullement être mise en opéra-comique. Je me décidai donc à remettre au lendemain une plus heureuse découverte.

Je ne fus pas paresseuse, ce jour-là, à me lever ; et dès que je vis mon père parti pour son bureau, je bouleversai la bibliothèque ; j’avais de la peine à trouver une comédie qui prêtât à la musique. Enfin, je m’arrêtai à une, intitulée : le Tuteur dupé (de Cailhava). Je fus un moment un peu déconcertée, car je n’avais pensé à faire qu’un petit acte, et cette comédie était de cinq. Je fis cette réflexion à ma mère ; mais, tout à coup, je pensais que la comédie du Barbier de Séville avait été réduite et arrangée en opéra-comique. Je ne reculai donc pas devant cet immense travail.

J’envoyai chercher la brochure du Barbier, et je coupai moi-même (avec cet excellent modèle) ma comédie en trois actes, et traçai les morceaux de musique. Mais le plus difficile n’était pas fait ; où trouver un poète pour faire les vers ? J’attendis avec impatience le retour de mon père. Je n’osai pas moi-même lui dire mon gigantesque projet, pensant qu’il allait se moquer de moi, ce qui ne manqua pas en effet. – Voyant pourtant que j’avais une si ferme détermination, il me promit de chercher quelqu’un qui voulût bien se charger de ce travail. Chaque fois que mon père rentrait, je lui demandais : l’as-tu trouvé ? Pas encore, me répondait-il en riant. Je me mettais à pleurer. – Au bout de dix jours d’attente, je tombai malade de désespoir. Mon père, alors, s’empressa de faire plus sérieusement la recherche de ce poète tant désiré, et vint enfin m’annoncer son heureuse découverte, en ajoutant que dès le lendemain on allait se mettre à la besogne pour moi, et que ce ne serait pas très-long à arranger.

Cette bonne nouvelle me transporta de joie et me rendit promptement la santé.

J’attendis quinze grands jours, et je reçus mon manuscrit, justement un jour où il y avait une grande fête dans la ville ; tout le monde s’y portait, moi seule, je n’aurais pu y prendre part, et je suppliai ma bonne mère de ne pas me forcer à y assister, et de me laisser commencer mon opéra. Le désir de son enfant était toujours le sien.