Mémoires artistiques de Mlle Péan de La Roche-Jagu, écrits par elle-même/Chapitre IV

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CHAPITRE iv.


Premier coup d’archet.

Le jour de l’exécution arriva enfin ; dès le matin, on porta les instruments et les pupîtres. Je rangeai mes cahiers sur ces derniers ; je dansais, je courais d’un salon à l’autre, j’étais ivre de joie. À sept heures, tout le monde était à son poste. Les pièces de notre appartement étaient combles, ainsi que la rue où nous demeurions. Le coiffeur de mon père, qui logeait en face de notre maison, fit ce jour-là un belle journée, car il loua chez lui des places fort cher. J’avais entendu dire souvent que le premier coup d’archet que l’on entendait à l’Opéra causait toujours une vive sensation, mais, lorsque je suis venue dans la capitale, je l’ai comparé avec celui que j’ai entendu pour mon opéra ; celui-là m’avait occasionné une trop forte émotion pour que jamais une autre pût produire rien de semblable. Pendant que l’on exécutait l’ouverture, j’avais un tremblement nerveux et j’étais suffoquée par les larmes que je retenais !… Aussi, bonne Fanny, lorsqu’après le premier acte chanté tu vins si joyeuse me serrer la main, je me hâtai de te dire : – Chère amie, pas un mot, ne me dis rien, ou je vais me mettre à pleurer !…

Après l’opéra, en s’en allant, chacun nous faisait son compliment de bon ou de mauvais aloi, car déjà bien des personnes avaient la petitesse d’être jalouses du talent en herbe que je pouvais avoir. Quant à mes bons et excellents parents, ils étaient transportés de joie et désiraient voir mon opéra représenté sur le théâtre de Brest ; mais moi je n’en avais point le désir, parce que je sentais parfaitement que bien des choses m’avaient choqué les oreilles dans mon orchestration, choses que je ne pouvais définir.

Le bon M. Lesage, auquel j’en fis part, me dit qu’il ne me manquait qu’une chose : de profondes et sérieuses études d’harmonie ; il trouvait que les mélodies abondaient dans mon ouvrage ; il engagea vivement mon père à m’envoyer à Paris prendre des leçons de nos premiers maîtres.

Quant à moi, ce n’était plus que mon unique rêve, et Dieu est témoin que je ne voyais alors pour seul but dans ce projet que la noble et juste ambition de rendre à mes excellents parents l’aisance qu’ils avaient eu le malheur de perdre, et de leur témoigner ainsi ma vive reconnaissance.

En province, on ne peut se douter de tout ce qu’un malheureux auteur a d’obstacles à surmonter : on croit qu’au bout d’une année on va admettre d’emblée au théâtre tous les ouvrages qu’il pourra faire, s’ils sont bons. Détrompez-vous. On n’arrive que par l’intrigue, la coterie et à l’aide de ce vil métal (comme l’appelle M. Scribe), l’or. Versez-en à pleines mains : que l’on vous trouvera du talent… que de gracieux saluts vous recevrez. Au lieu que si un auteur se présente modestement avec une sorte de timidité (compagne presque toujours du vrai mérite), on le toise de la tête aux pieds, on s’inquiète fort peu s’il a vraiment du mérite, on le renvoie impitoyablement à l’indéfini !… Il se retire le cœur gonflé, il passe une journée de désespoir ! Mais la ferme et vrai vocation qu’il sent en lui relève bientôt son courage un moment abattu. Il voit au loin une riante aurore, et se remet à son travail avec un plus grand zèle, une plus vive ardeur encore…

Cependant, mes parents prirent une détermination, et mon voyage à Paris fut décidé. Mon père réalisa quelques débris de notre ancienne prospérité, et ma bonne mère et moi nous partîmes, car elle n’eût confié son enfant à personne, et j’eusse renoncé mille fois à mon art chéri plutôt que de la quitter.

Nos adieux à mon pauvre père furent cruels ! Hélas ! nous ne devions plus le revoir ! Une sorte de pressentiment m’en avertit, car je pleurai une partie de la route.