Mémoires artistiques de Mlle Péan de La Roche-Jagu, écrits par elle-même/Chapitre XII’

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CHAPITRE xii.


Une femme perfide. – Ma Providence.

Le lendemain matin, je reçus un assez grand nombre de visites ; on me serrait vivement la main ; d’un autre côté, on déplorait la perte que je venais de faire. Une de mes amies entra ; après m’avoir embrassée, elle me dit qu’elle était furieuse ; qu’au théâtre, elle avait parlé à quelques-unes des dames qui avaient été assez bonnes, pour me venir en aide, et que ces dames étaient fort mécontentes, d’avoir eu des places au quatrième. Elle leur dit qu’elle allait m’en faire part, étant très assurée d’avance, que cela ne pouvait point venir de moi, mais bien de la personne qui avait eu en mains tous les billets. Oui, répondirent-elles, c’est bien de cette personne que nous les tenons ; mais c’est par l’ordre de mademoiselle de la Roche-Jagu, qui lui a défendu, nous a-t-elle dit, de nous donner des premières loges. — Oh ! quelle femme ! me suis-je écriée ; je puis avoir assurément bien des défauts, mais l’ingratitude n’entrera jamais dans mon cœur. – La sonnette se fait entendre : c’est cette femme qui entre. « Eh bien ! chère, me dit-elle, comment avez-vous passé la nuit ? quant à moi, je n’ai pu dormir, vous m’avez tant tourmentée. » Je me retins encore, et lui répondis très froidement. À cet instant, une autre personne entra ; l’apercevant, elle se lève soudain, et me dit : adieu, à bientôt… Elle entendait au loin l’orage gronder, car cette dernière personne m’avoua aussi toutes les faussetés qu’elle avait imaginées, afin de nous fâcher ensemble. Alors, prenant vivement ma plume, je traçai ces mots ! « Madame, veuillez ne plus prendre la peine de descendre chez moi, ma porte vous est interdite. » Je lui envoyai immédiatement ce billet par mon concierge. Aussitôt, s’empressant de se rendre dans la boutique du crêmier (c’est lui qui me sous-loue mon appartement), elle lui dit, que je venais de perdre 1, 400 francs et qu’elle voulait le prévenir, afin qu’il me donnât congé, car désormais, je ne pourrais plus le payer. Ce brave homme la mit à la porte, et ne voulut point l’écouter.

Je pensais sans cesse à cette bonne dame A…, à ce qu’elle m’avait donné avec tant de générosité ; et qu’il m’en coûtait de la revoir, de lui avouer que j’avais tout perdu !… Mais je ne la connaissais point encore, cette femme unique, cet ange sur terre ! Dans l’après midi, elle vint me voir. Je me jetai dans ses bras en pleurant. « Calmez-vous, mon chéri, dit-elle, Dieu ne nous abandonnera pas. — Hélas ! Madame, comment ferai-je pour vous payer, je n’ai même plus de pain !… – Je ne vous abandonnerai pas, me répondit-elle ; soyez tranquille, je ferai toutes les démarches possibles, pour vous être utile, et ne désespérons pas ; je chercherai de l’argent, enfin je vous soutiendrai le plus que je pourrai. Maintenant, voyons ce qui vous reste à payer, sans me compter je veux être la dernière. — Merci, mon Dieu, m’écriai-je, quelle Providence vous avez daigné m’envoyer !… »

Mes deux chanteurs, messieurs Marval et Jubelin, vinrent le lendemain me demander les 400 francs pour leur cachet. « Veuillez, je vous prie, attendre un peu, leur dis-je. » Ils firent quelques difficultés, et malgré leurs promesses, et la position dans laquelle ils me voyaient plongée, c’est pénible à dire, ils m’envoyèrent dès le lendemain les huissiers.

Madame Langeval avait chanté par amitié pour moi, et dans tous les cas, cette artiste de cœur aurait été désolée de faire une chose semblable. – Je pus réunir 300 francs de ce qui me restait ; mais il manquait encore 100 francs. Je leur distribuai à chacun 150 francs, et leur dis que c’était mon dernier morceau de pain que je leur donnais, et que j’espérais qu’ils ne me tourmenteraient pas pour le peu que je restais leur devoir ; qu’il ne perdraient rien ; que plus tard je finirais de les solder. Au bout de trois semaines, ils recommencèrent leurs menaces (j’ai conservé les lettres). – Madame A…, ou pour mieux dire ma Providence, n’avait cessé chaque jour de s’occuper de moi, et avait frappé à tant de portes qu’elle avait amassé une petite somme. Elle me fit payer de suite ces hommes d’argent. Cependant, je devais deux termes : mon brave propriétaire ne me tourmentait pas, mais j’étais entre mon bon et mon mauvais génie, car la femme perfide ne me perdait point de vue : il n’y a pas de calomnie que je n’apprenais journellement qu’elle ne fît sur moi. Elle en dit tant, qu’à la fin, le crêmier me donna congé. Je ne savais où donner de la tête !…

L’hiver se faisait sentir et je me trouvais dans une position des plus critiques, ne gagnant rien, et étant à la charge de cette bonne dame A… Quelle anxiété !… Je voulus essayer de monter une nouvelle représentation au Théâtre-Italien : dans une saison convenable, je pouvais espérer une bonne recette. Je fis la demande de la salle, mais on exigea de suite le dépôt de 1, 000 francs. J’étais loin de les avoir, puisque j’en devais bien davantage. Alors, M. de Saint-Salvi m’engagea à faire faire des billets, et à en placer pour cette somme ; que de cette manière, je serais certaine, à l’avance, de mes frais. Je suivis son conseil, et plusieurs dames s’empressèrent de patronner cette soirée ; mais c’était chose difficile de placer des billets sans qu’on la vît affichée. On n’avait pu encore réunir les premiers 1, 000 francs, et le temps s’écoulait. Déjà la date était mise sur les billets, néanmoins je fus obligée de reculer la représentation, ce qui même m’a occasionné beaucoup de désagrément. En effet, ayant oublié de les prévenir, quelques personnes se sont présentées un jour où jouait Mme Ristori, mais j’ai une lettre de M. de Saint-Salvi, qui, à cette occasion, me met à couvert des soupçons qu’auraient pu avoir sur mon compte ces personnes que j’avais omis de prévenir.

Nous étions à la fin de mai, et j’allais me voir forcée de renoncer à cette représentation, lorsque je fus recommandée au bon docteur R…, qui parla en ma faveur à M. Camille Doucet, pour tâcher d’obtenir la salle de l’Odéon à la fermeture. M. Camille Doucet, toujours bienveillant et dont, pour ma part, j’ai eu si souvent à me louer, ne s’y opposa pas. Je me rendis à l’Odéon, mais encore un désappointement !… Le dernier coup de vent qu’il fit, un jour d’orage dont on se souvient encore, endommagea la toiture de ce théâtre, et je le trouvai rempli d’ouvriers. Je parlai à M. Tisserant, qui me montra la plus grande bienveillance, et me témoigna son vif regret de ne pouvoir m’être utile dans cette circonstance. Voyant combien j’en étais peinée, il m’engagea à aller au Théâtre-Lyrique qui devait sous peu fermer. Je me retournai donc de ce côté. Mon mauvais génie m’y a poussée sans doute, comme on va le voir.