Mémoires artistiques de Mlle Péan de La Roche-Jagu, écrits par elle-même/Chapitre XIV

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CHAPITRE xiv.


À qui le jouera mieux.

M. le comte de Las Cases, dont la bienveillante bonté ne s’est jamais ralentie afin de tâcher de me faire réussir, me donna une lettre pour ce nouveau directeur. Je la lui portai et lui demandai une audition. Il me l’accorda et me dit qu’il m’écrirait le jour où son comité serait prêt. Après quelque temps d’attente, je reçus une lettre de son secrétaire, qui me priait, de la part de M. Basset, d’envoyer deux morceaux de ma partition, afin de voir s’il y aurait lieu à m’accorder une audition. Je vis bien par là que quelqu’un m’avait desservie près de lui ; son prédécesseur m’avait rendue méfiante. — Ne voulant donc pas être dupe, je lui préparai une innocente ruse qui me réussit : je pris deux morceaux de ma partition (la Jeunesse de Lully), j’écrivis mon nom sur un papier et le mis dans une des feuilles de musique que je cachetai. Ensuite je fis un rouleau et l’envoyai au secrétaire, qui me dit que sous huit jours je pourrais me présenter pour avoir la réponse. La semaine s’étant écoulée, je me rendis chez le secrétaire, qui, lorsqu’il m’aperçut, prit un air contraint et embarrassé. — Eh bien ! Monsieur, lui dis-je en souriant, on n’a pas trouvé sans doute, je le vois à votre air, ma musique digne d’obtenir une audition ? J’en étais très-persuadée d’avance. — Et pourquoi en étiez-vous certaine d’avance, Mademoiselle, reprit-il un peu sèchement ; en effet, on l’a examinée, et on la trouve mauvaise. — Oh ! c’est parce qu’on savait que c’était de moi, lui dis-je, et la prévention était là. — Vous êtes dans l’erreur, Mademoiselle, car on ne nomme jamais l’auteur. — Il me semble pourtant, Monsieur, que ce rouleau n’a point été défait, et je vais à l’instant vous en donner la preuve convaincante, puisque j’ai mis mon nom dans une des pages. Voyons si elle a été décachetée. J’ouvris le rouleau, et lui montrai, à sa grande stupéfaction, que ladite page n’avait point été décachetée. Je le priai alors de dire à M. Basset que je n’étais pas assez simple pour croire ce qu’il me disait, et que cela me décidait à donner une audition publique de mon opéra (la Jeunesse de Lully) comme j’en avais donné une du Jeune Militaire ou la Trahison, opéra que M. Crosnier avait refusé comme étant inexécutable, et que le public, le seul et véritable juge, avait daigné accueillir favorablement.

Je me rendis chez Mlle de Roissy, qui rit beaucoup du tour que je venais de jouer, et qui me dit de lui donner le rôle du nouvel opéra que je voulais faire entendre, et qu’elle s’en chargerait encore avec plaisir. — C’est une personne pleine de cœur et d’excellentes qualités ; fille d’un médecin, elle avait reçu une fort belle éducation ; ayant éprouvé des malheurs, elle fut contrainte d’entrer au théâtre. Je me suis liée d’une vive amitié avec elle et sa bonne mère ; les trouvant à chaque instant de la journée toujours seules chez elles, s’occupant comme de bonnes femmes de ménage. Cet intérieur m’a été très-agréable, et je regrette vivement qu’elles soient fixées aujourd’hui en Italie.