Mémoires artistiques de Mlle Péan de La Roche-Jagu, écrits par elle-même/Chapitre XIV’

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CHAPITRE xiii.


Simple et Coquette et la Jeunesse de Lully, au ThéâtreLyrique. — La bague de ma mère.

Des musiciens de l’Opéra, ainsi que de l’Opéra-Comique, qui devaient former mon orchestre, ne purent me donner les répétitions pour lesquelles ils s’étaient d’abord engagés. C’est inouï, les peines et le mal que je me suis donnés pour organiser un orchestre en si peu de temps. Je fus forcée d’avoir recours aux musiciens de régiments qui m’ont manqué de parole, et ce n’est que le matin même, j’en frémis encore d’y penser ! qu’une seule répétition d’orchestre a pu avoir lieu, et pour deux opéras !… Comment reculer ?… il n’y avait plus moyen ; j’aurais mille fois préféré que cette représentation ne se donnât point. Mais plus d’un motif m’y forçait, et le plus puissant encore était celui-ci : Une personne très-haut placée (que par discrétion je ne dois point nommer) avait eu l’extrême bonté, connaissant l’embarras où je me trouvais (les fonds me manquant pour l’exécution de cette soirée), de m’obtenir de S. M. l’Empereur un encouragement de 500 fr. En ne donnant point cette représentation, j’aurais donc cru manquer à la reconnaissance si vive que je devais à ce généreux protecteur, ainsi qu’à la profonde gratitude que je dois et veux toujours conserver à S. M. l’Empereur.

Les billets ne m’ayant été remis du théâtre que fort peu de jours avant la soirée, il a été impossible d’en placer. Je m’en remis donc à la grâce de Dieu.

La salle était fort bien garnie, malheureusement ma bourse n’a pas été de même ; les frais énormes ont emporté bien plus que la caisse ne contenait. Quand je pense que j’ai donné 160 fr. pour les deux décors que l’on a mis ( ainsi de suite des autres frais). J’étais loin d’être tranquille, car mes artistes aussi étaient faibles ; ce n’était point ceux que j’avais l’année précédente aux Italiens. Mademoiselle Robert seule, avait une voix ravissante ; c’était son début, elle avait très-peur, et a été si mal secondée. Moi qui connais son talent, je crois pouvoir lui prédire une place sur l’une de nos scènes lyriques.

Enfin, l’opéra Simple et Coquette, est joué. J’avais donné le matin 132 francs pour l’orchestre, le soir je devais en remettre 200 autres. Un musicien vint au foyer me les demander ; mais je n’avais plus en ma possession que 160 francs, il manquait 40 francs, il retourna le dire à l’orchestre. Les musiciens se refusent alors de jouer dans mon second opéra ; de rechef il vint me porter ces paroles qui me firent rougir pour eux !… « Allez les supplier de ma part, dis-je à ce monsieur ; peuvent-ils me laisser dans une position aussi critique ?… — J’en suis désolé, reprit-il, c’est leur dernier’mot, ils vont s’en aller ! » — Le pas que M. Mérante et mademoiselle Louise Marquet dansaient en ce moment avec un si grand succès était près de finir ; c’était la Jeunesse de Lully, qui devait suivre. On ne peut décrire une semblable position à celle où je me trouvais ; il faut avoir passé par une si cruelle épreuve pour la sentir. Qu’allait dire le public s’il voyait les musiciens partir ?… Oh ! Monsieur, m’écriai-je douloureusement, et tirant vivement de mon doigt une bague d’or contenant les cheveux de ma bonne mère :

Prenez cette bague en gage, c’est tout ce qui me reste de ma pauvre mère ! elle n’a pas la valeur de 40 francs, mais pour moi, elle est sans prix !… Conservez-la, je vous en supplie ! Hélas ! je n’ai pu encore, en ce moment où je trace cette pénible scène, la retirer des mains de ce brave Monsieur qui veut bien me la garder, et c’est un service dont je lui garderai un étemel souvenir.