Mémoires artistiques de Mlle Péan de La Roche-Jagu, écrits par elle-même/Chapitre XVII

La bibliothèque libre.
◄  XVI.
XVIII.  ►

CHAPITRE xvii.


Je revois mon pays natal.

J’arrivai le 30 décembre, à 10 heures du soir. Mon amie s’était informée de l’heure à laquelle arriverait la diligence ; on lui dit que ce serait entre onze heures et minuit, de sorte que je ne trouvai personne au bureau. On me remit un billet de sa part, où elle me disait qu’elle serait là, à l’heure indiquée, pour me presser sur son cœur.

J’avais omis de prendre un passeport, et, rendue aux portes de la ville, l’on fit des difficultés à me laisser entrer : j’avais beau dire que j’étais une enfant de la ville. Heureusement que j’avais dans mon portefeuille mon diplôme, comme membre de l’Athénée des Arts, ce qui leva tous les doutes, et on me laissa passer. Je pris alors un commissionnaire pour transporter mes effets. Je fus reçue à bras ouverts par la mère et le père de mon amie ; on prévint de suite cette dernière de mon arrivée ; elle quitta avec empressement la soirée où elle était, et notre bonheur à toutes deux fut bien grand de nous revoir.

Elle me fit servir à souper, et nous restâmes à causer jusqu’à deux heures du matin. Je ne pensais plus à ma fatigue, tant j’étais heureuse de pouvoir m’épancher avec cette excellente amie. — Le lendemain, dès que j’eus fait ma toilette, je sortis pour aller voir quelques-unes de mes bonnes amies, ainsi que ma famille. Je n’oubliai pas le bon M. Lesage ; ne le trouvant pas, je lui laissai un mot. Il se rendit en toute hâte chez mon amie pour me voir. Ah ! mon cher Monsieur, lui dis-je, ce n’est certes pour vous faire un reproche de m’avoir fait aller à Paris ; mais que de peines et de tribulations n’ai-je pas eues ! — C’est vrai, ma chère enfant, me dit-il ; mais quel est l’auteur qui soit arrivé sans en avoir éprouvé ? Je suis certain, moi, que vous parviendrez ; il ne vous manquait que de faire de bonnes et profondes études. Vous les avez faites maintenant ! Le courage et la persévérance ne vous ont jamais abandonnée. Ainsi donc, confiance et espérance. Il me tarde, ajouta-t-il, de voir vos nouveaux travaux, et je me mets à votre disposition pour vous accompagner au théâtre, afin de suivre les répétitions.

Les journaux de Brest avaient annoncé mon arrivée, les deux chefs d’orchestre du théâtre vinrent me rendre visite, et prendre connaissance de ma partition. — Je n’avais point passé d’écrit avec la directrice, elle ne voulut plus me donner les 400 fr. qu’elle m’avait promis à Paris et qu’elle devait me remettre à Brest, pour la copie de ma partition. Comme je n’étais guère pourvue de fonds, j’en fus vivement contrariée, mais j’espérais en avoir un peu par le concert que j’avais l’intention de donner.

Mon opéra fut mis en répétition. Lorsque j’y allais, j’étais toujours accompagnée de mon bon papa Lesage, ainsi que de la femme de chambre de mon amie (bonne et excellente fille qui a montré pour moi un dévouement admirable, et à qui je serais bien heureuse un jour de donner une marque de ma vive reconnaissance) ; elle a rompu bien des lances pour moi, ainsi que toi, ma chère Fanny. Ou n’est jamais prophète dans son pays (comme dit le proverbe). Les cancans d’une ville de province allaient leur train. On prétendait que mon ouvrage ne devait rien valoir, puisqu’il n’avait point été joué à l’Opéra-Comique (belle conclusion). Ma pauvre amie rentrait souvent désespérée de ce qu’elle avait entendu dire par l’un et par l’autre ; à cela, je partais d’un éclat de rire, et tâchais de la remonter. Presque tous les professeurs me décriaient, ils craignaient que je ne voulusse me fixer à Brest pour professer. La chose était assurément loin de ma pensée.

Quinze jours avant ma première représentation, les places étaient toutes louées ; la curiosité ne pouvait manquer d’être excitée, que ce soit par intérêt ou non, le fait est que la salle était pleine. – J’avoue que ce jour je ne riai pas du tout, et que je partageai un instant les craintes de mon amie. Il n’y a point de loges grillées à Brest, de sorte que je fus forcée d’en prendre une qui se trouvait dans le milieu, en me mettant dans le fond, on ne pouvait me voir. Ma bonne Fanny était sur le devant, avec sa charmante petite fille : cette bonne petite que j’aime tant, me voyant un peu émue, ne faisait que m’embrasser, me disant : N’ayez pas peur, bonne amie, ça ira bien. Ne me parle pas, lui dis-je, chère petite, ou tu vas me faire pleurer. Malgré la grande envie que j’en avais, je ne pus cependant m’empêcher de rire, de voir tous les yeux et toutes les lorgnettes dirigés sur ma loge, comme si l’on pouvait me voir ; cela, à travers mes craintes, m’amusait beaucoup.