Mémoires artistiques de Mlle Péan de La Roche-Jagu, écrits par elle-même/Chapitre XXI

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CHAPITRE xxi.


Jalousie.

J’en reviens à ma soirée donnée à l’École lyrique. J’avais pour interpréter mes rôles les élèves du Conservatoire, ne pouvant payer un orchestre ; je laisse à penser la peine que j’ai eue, avant de réunir 40 musiciens de bonne volonté. Que de courses !… personne pour me seconder ! Je courais une partie de la journée (et cela à pied, pour ménager même mes six sous d’omnibus ) ; l’autre partie, je la consacrais aux répétitions, et le soir, jusqu’à minuit, une heure, j’écrivais, afin de pouvoir placer mes billets. Pendant un mois, voilà la vie que je menais, chaque fois que je montais des représentations. — Mon chef d’orchestre (que je ne nommerai point) m’avait déjà joué un vilain tour. Ne voulant pas que je réussisse, il m’avertit l’avant-veille seulement où ma soirée devait avoir lieu, qu’il ne pourra plus me donner ses musiciens. De cette manière, il pensait qu’on ne pourrait reculer la soirée, et que je serais forcée de faire jouer mon opéra au piano simplement, et qu’alors on ne manquerait pas de dire : qu’une femme n’est point capable d’instrumenter. Mais il se trompait : je ne me laisse pas ainsi abattre, et je lui dis : « Si votre intention est véritablement de conduire l’orchestre et de me donner les musiciens que vous m’avez promis, je remets ma soirée à un mois. » Il me fit beaucoup d’objections sur cette remise ; mais, me voyant fermement déterminée, il me dit que je pouvais compter sur lui.

Je passe alors la nuit à écrire aux personnes qui avaient pris des billets, et les préviens que la représentation est remise à un mois. — M. Carafa avait eu la bonté de m’accorder une douzaine de musiciens du Gymnase musical. Le jour était fixé pour le samedi, et les musiciens commandés, pour répéter, les mercredi et vendredi. Mon chef d’orchestre arrive avec ses musiciens, mais je suis très-surprise de ne point voir venir ceux du Gymnase (qui déjà plusieurs fois avaient joué dans mon orchestre). On attend jusqu’à huit heures, et le chef d’orchestre me dit alors : « Vous voyez bien, Mademoiselle, que l’on ne pourra pas répéter, et que vous serez forcée de faire accompagner au piano. — Non, Monsieur, lui répondis-je ; nous allons répéter comme nous le pourrons, ce soir ; et vendredi, nous serons au complet. — Les musiciens du Gymnase ne viendront point, reprit-il, je l’ai su ; ainsi comment ferez-vous ? — Avec de l’argent, Monsieur, je me procurerai les instrumentistes qui me manquent. » — De l’argent !… C’est que je n’en avais point ! Comment faire ?… Je passe une nuit des plus agitées ; je me lève, sans avoir encore rien arrêté dans ma pauvre tête. Je me rends ainsi au Conservatoire, où mes artistes m’avaient donné rendez-vous pour une répétition au piano. Et bien ! avez-vous trouvé vos musiciens, me demandèrent-ils ? Oui, oui, leur répondis-je. Je n’étais guère à ma répétition, quand tout à coup Dieu me vint en aide ; je les expédie le plus vite possible, en leur disant : À demain la répétition générale ; soyez exacts, je vous prie. Alors réunissant tout mon courage, je me rends à la caserne du faubourg Poissonnière, et là, je demande à parler au chef de musique. Par bonheur, il s’y trouvait. L’on m’introduit près de lui, j’étais toute émue ; je lui dis : « Monsieur, je n’ai point l’honneur d’être connue de vous, et pourtant je viens vous demander un bien grand service. » Je déploie une affiche, et, là lui mettant sous les yeux, je le prie de la lire ; il fut d’abord un peu étonné ; mais à mesure qu’il la lisait, il souriait et commençait à comprendre ce que je désirais. « Ah ! Mademoiselle, me dit-il, il vous faut des musiciens ? — Oui, Monsieur, vous avez deviné. — Et combien ? — Je n’ose vous le dire !… Voici la liste des instruments qui me sont indispensables. — Je suis heureux, reprit-il très-gracieusement, de pouvoir être utile à une artiste, et vous pouvez être certaine que demain, heure militaire, nous serons à l’École lyrique ; je regrette seulement que vous ne soyez pas venue me trouver plus tôt, afin d’avoir plusieurs répétitions ; mais nous ferons de notre mieux. » Je ne savais comment lui témoigner ma vive reconnaissance. Il vint me reconduire, et nous traversâmes la cour, où il y avait bien deux cents soldats que je n’avais même pas remarqués, lorsque j’y étais passée un moment auparavant. Si je n’avais pas été surexcitée, comme je l’étais, moi, si timide, je n’aurais jamais eu le courage de faire une chose semblable. — Le lendemain soir, mon orchestre est complet. Mon chef d’orchestre en est fort surpris, et de fort mauvaise humeur. Mais il n’y avait plus moyen de reculer. — C’était bien peu qu’une seule répétition. Aussi l’exécution s’en est-elle ressentie. Malgré cela, j’ai encore réussi cette fois, et le public m’a rappelée. — Deux jours après, je reçus une lettre d’une personne qui m’était inconnue, et qui me priait d’agréer les vers que je transcris ici :

Je connais donc enfin l’œuvre de ton génie !
Lully, ce noble enfant, cygne de l’Ausonie,
Qui, sous le bonnet blanc d’un chétif marmiton,
Cachait le feu sacré qu’il reçut d’Apollon.
Pour t’applaudir, et bravant la neige et la glace,
Et par un vent de bise à vous geler sur place,
À ton nouveau succès, heureux de prendre part
Je me rendis en hâte au quartier Rocbechouart.
De tes admirateurs, une épaisse cohorte,
Empressés comme moi, barrait déjà la porte,
Et là chacun voulait, avec la même ardeur,
En plaignant tes ennuis, juger de ton bonheur,

Et te dédommager en te rendant justice !
Gloire à toi, qui sus vaincre un coupable artifice,
Malgré les vains efforts de tes rivaux jaloux,
Tu viens d’en triompher à la face de tous.
Honneur, cent fois honneur à ces femmes d’élite[1],
Donnant par leur appui l’essor à ton mérite,
Et qui viennent de joindre, à mille autres vertus,
Celle de patronner un chef-d’œuvre de plus,
Adorateur des arts, j’admirai ta musique,
Gracieuse toujours et souvent magnifique,
Ces arpéges brillants, ces aigrettes de sons,
Ces accords merveilleux, variés et féconds,
Les modulations de là harpe divine
Se mêlant au doux chant d’une voix enfantine ;
Ces morceaux pleins de goût, si riches d’avenir,
Et, qu’en les écoutant, on voudrait retenir.
L’air seul : Mariez-nous, ferait ta renommée !…
Tant il est revissant !… Mon âme était charmée,
Et mon cœur tout ému se sentait tressaillir.
Après un tel début ne crains plus de faillir,
Car il en est plus d’un que la gloire environne,
Et dont tu ne dois pas envier la couronne.
L’intrigue ou la fortune a fait bien des succès !
Qu’un travail assidu soutienne tes progrès !
Si tu te vois en butte aux traits de la satire,
Reçois-les sans trembler, fais résonner ta lyre.

Ces traits par les méchants, le plus souvent lancés
Contre le vrai talent, sont bientôt émoussés.
Mais ne t’offense point d’une critique sage,
Un salutaire avis est loin d’être un outrage :
Profite des conseils, accueille avec respect
La leçon du censeur équitable et discret.
Vit-on jamais, saisi d’une crainte frivole,
L’Enfant chéri des arts monter au Capitole ?
S’il manque de courage, où donc est sa vertu ?
Quelle gloire attend-il s’il n’a pas combattu ?
Marche avec confiance, en dépit de l’envie.
Une chute souvent du succès est suivie !
Si tu heurtes tes pieds aux cailloux du chemin,
Tu peux sur un plus doux passer le lendemain.
C’est parun filet d’eau qu’un grand fleuve commence,
Et l’on arrive à tout par la persévérance.
La gloire a ses douleurs ; combien dans des greniers,
Des larmes du génie ont trempé leurs lauriers !
Et ne savons-nous pas que de Gluck ici-même,
La cabale a flétri le mérite suprême !
Enfin pour toi le ciel est devenu serein.
Tes juges ont rendu leur arrêt souverain ;
Et comme un enchanteur dans ses métamorphoses,
Ils ont caché tes pleurs sous des bouquets de roses.

James Populus,
Jurisconsulte, Président et Membre de plusieurs
Académies et Sociétés savantes.

  1. Quelques dames de la Société avaient patronné cette soirée.