Mémoires artistiques de Mlle Péan de La Roche-Jagu, écrits par elle-même/Chapitre XXIII

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CHAPITRE xxiii.


Une soirée à la salle Paganini.

Le troisième théâtre lyrique rouvrit de nouveau sous la direction de M. Séveste. À cette époque j’avais monté une soirée à la salle Paganini, afin de faire entendre un nouvel ouvrage. Je le priai de vouloir bien y assister, il me le promit, et en effet il y vint. J’avais distribué un assez grand nombre de billets, et, malgré cela, je craignais de ne pas avoir assez de monde, vu la pluie torrentielle qui n’avait cessé de tomber toute la journée. Mais je me trompais, car dès sept heures et demie cette immense salle Paganini fut pleine, et il y avait encore près de trois mille personnes qui se pressaient aux portes et qui ne pouvaient entrer. La queue des voitures prenait depuis la Chaussée-d’Antin jusqu’au boulevard Montmartre : jamais une affluence pareille ne s’était vue, on fut forcé de faire venir quinze hommes de plus que les gardes commandés. Plusieurs artistes furent arrêtés à la porte par la foule, qui les empêchait d’entrer. La première chanteuse fut blessée, un ténor presque étouffé, un autre passa par une fenêtre. Enfin, tous furent plus ou moins endommagés, il y en eut même qui se trouvèrent enfermés dans un cabinet sans pouvoir en sortir. Pendant que je les attendais, ne pouvant comprendre ce qui arrivait, des musiciens (si l’on peut leur donner ce titre), sortant de je ne sais où, prirent place aux pupitres qui étaient préparés, et voulurent jouer l’ouverture. À cet infernal tintamarre je m’avançai pour voir ce que c’était, et dus le faire cesser.

Le public murmurait, mais on comprend qu’il m’était impossible de donner mon œuvre, même une fois que mes artistes eurent pénétré, puisqu’ils se trouvaient la plupart hors d’état de chanter. Quant à moi, j’étais désespérée ! mais j’eus le courage, l’hiver suivant, de donner une soirée afin de faire entendre ce même opéra qui n’avait pu être exécuté ; cette fois il réussit très-bien. — Je priai M. Séveste d’entendre un de mes ouvrages ; il fut très-bienveillant pour moi et voulut bien admettre mon opéra (la Jeunesse de Lully) ; il reconnut que cet opéra si gai conviendrait à son théâtre, lorsque la fatalité, qui m’a poursuivie jusqu’à présent, m’enleva encore cette planche de salut. M. Séveste mourut d’une attaque d’apoplexie ; son frère, M. Jules Séveste, lui succéda et prit la direction du Théâtre-Lyrique (Encore une nouvelle démarche !). Je fus lui demander une audition ; il me dit : « Est-ce que les femmes savent composer ? — Mais il me semble que oui, lui répondis-je, lorsqu’il s’en trouve qui ont de l’imagination et qui ont fait de sérieuses études. — Eh bien ! reprit-il, si vous connaissez M. Adolphe Adam, voyez-le, et demandez-lui s’il veut venir entendre votre musique ; alors je vous donnerai mon jour pour une audition. Je fus donc (avec toute confiance) voir M. Adam, d’après les promesses qu’il m’avait faites précédemment et la lettre encourageante qu’il m’avait écrite. Il me promit d’assister à cette audition, et me pria de le prévenir deux ou trois jours d’avance de celui que M. Séveste aurait désigné. C’était ma partition du Jeune Militaire que je devais faire exécuter ; j’avais quelques artistes de l’Opéra pour interprètes. La veille, ils étaient tous réunis chez moi afin de répéter, lorsqu’on me remit la lettre suivante :

« Paris, le 9 juillet 1832.

Mademoiselle,

J’ai le regret de vous annoncer que l’audition de votre opéra ne pourra avoir lieu demain. Je suis dans la nécessité de me trouver à Saint-Cloud, où le séjour du président de la République rend ma présence indispensable au théâtre. Je m’empresse de vous prévenir de cette circonstance pour que vous puissiez éviter un dérangement aux personnes qui devaient concourir à cette soirée. — J’ai vu M. Adam et lui ai fait part du retard forcé que devait subir votre audition. Agréez de nouveau, Mademoiselle, mes regrets, etc.

Jules Séveste. »