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Mémoires biographiques et philosophiques d’un astronome/Mémoires 2

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Mémoires biographiques et philosophiques d'un astronome Voir et modifier les données sur Wikidata
Flammarion Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 20-37).
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ii

Premières années. — Souvenirs astronomiques. — Deux éclipses de soleil. — Voyage en Bourgogne. Tanlay, Saint-Vinnemer, le Canal de Bourgogne, l’Armançon. — La pêche aux écrevisses. — L’abbé Collin. — Autrefois et aujourd’hui. — L’établissement des chemins de fer.

Parmi mes plus anciens souvenirs d’enfance, je dois citer deux spectacles astronomiques, aussi rares qu’imposants, dont j’eus l’avantage d’être témoin aux débuts mêmes de ma vie deux éclipses de soleil.

La première est celle du 9 octobre 1847. Elle était annulaire le long d’une zone tracée du Havre à Colmar, passant justement sur la Haute-Marne, et s’est produite le matin. Devant notre maison, tournée à l’est, comme je l’ai dit, ma mère avait placé un seau d’eau, et c’est là qu’elle nous fit observer l’éclipse, comme dans un miroir. Je dis « nous », car nous étions deux, moi, le plus grand, âgé de cinq ans et demi, et ma sœur Berthe, âgée de trois ans ; mais nous n’étions guère plus hauts que le seau d’eau. Le spectacle d’une éclipse presque totale de soleil impressionne même les enfants. On voit l’écran noir de la lune s’avancer lentement, graduellement, inexorablement, devant le disque lumineux, la belle lumière du jour diminuer peu à peu, devenir blafarde et sinistre, menacer de s’éteindre à jamais. Autour de nous, quelques bonnes femmes parlaient de la fin du monde, faisaient des signes de croix, disaient leur chapelet. Au moment central de l’éclipse, la lune se place entièrement devant le soleil dont il ne reste qu’un anneau lumineux rayonnant tout autour. Tableau prodigieux, au sein du ciel pur, et vraiment inoubliable. Mais ce qui frappe plus encore peut-être, c’est de constater que l’événement céleste a été calculé et prévu par les savants. Même à l’âge de cinq ans, ce fait ne peut manquer de produire une impression profonde sur l’esprit, et, pour ma part, je ne l’ai jamais oublié.

La seconde éclipse dont j’ai été témoin arriva le 28 juillet 1851. Totale en Allemagne, elle devait être environ de 60 centièmes à Montigny. Elle se produisit dans l’après-midi d’une chaude journée d’été, et nous l’observâmes, non plus du devant de la maison, mais non loin du pignon du nord, et également dans un seau d’eau et, de plus, à l’aide de verres noircis à la fumée d’une chandelle. Cette fois-ci, nous étions trois enfants : l’aîné, de neuf ans, sa sœur de sept ans, et son petit frère, de cinq ans. L’émotion que j’avais ressentie lors du premier phénomène se renouvela, plus intense encore, et je n’eus cessé ni arrêt d’en avoir l’explication les jours suivants par l’instituteur.

Il trouva, je ne sais où, un livre de cosmographie, qui ne me parut pas très clair et que, désespérant de comprendre, je me mis à copier page par page. Les signes cabalistiques des planètes et du zodiaque m’intriguaient fort. Je copiai notamment les trois figures des systèmes de Ptolémée, de Copernic et de Tycho-Brahé, et j’appris les descriptions essentielles. Je sus alors que la Terre tourne sur elle-même en vingt-quatre heures et autour du Soleil en 365 jours un quart, et je commençai à concevoir qu’elle ne peut pas tomber, question que je posais sans cesse depuis que l’on m’avait affirmé qu’elle était isolée dans l’espace et ne repose sur rien. Mais je me sentais profondément ému et rempli d’admiration, à la pensée que les savants pouvaient calculer d’avance la marche des astres dans le ciel.

La période de 1842 à 1851 a été remarquable par trois célèbres éclipses visibles en France : 8 juillet 1842 ; 9 octobre 1847 ; 28 juillet 1851. J’ai pris plus tard la première comme origine des cycles que j’ai publiés dans mes ouvrages et que les livres copient depuis très servilement, sans se douter, probablement, de son origine ; mais je ne l’ai pas observée moi-même, car elle a eu lieu le 8 juillet… et je n’étais âgé que de 4 mois et 11 jours. Cette éclipse totale de soleil de 1842 a coïncidé, comme on le voit, avec l’année de ma naissance.

J’ai dit plus haut que ma mère avait des goûts un peu aristocratiques et rêvait pour moi une situation non vulgaire. Le seul fait d’avoir montré un phénomène céleste à ses enfants indique déjà en elle une supériorité intellectuelle. Il est probable que, dans tout le pays, elle est la seule qui ait donné cette leçon de cosmographie. Mais, comme caractère, elle était très pratique, se contentant, d’ailleurs, du cadre des
Une éclipse de soleil (9 octobre 1847).
enseignements de l’Église, et il serait difficile de trouver un rapport d’atavisme entre son esprit et le mien.

Mes parents tenaient à ce que je reçoive une solide instruction ; mais ils tenaient surtout à une éducation sévère. Le respect des parents, l’obéissance, le sentiment du devoir, l’honnêteté absolue dans les plus petites choses étaient des principes sans discussion possible. Les anciennes mœurs de la province se continuaient. Les enfants ne devaient pas manquer de souhaiter les fêtes, de réciter des compliments, d’écrire aux aïeux. Ces lettres de fêtes, ces devoirs envers les parents et les directeurs de la vie, je les ai toujours ponctuellement accomplis, jusqu’à vingt, trente ans et plus, et, en fait, jusqu’à la mort des anciens.

La maison était fort hospitalière et, de temps en temps, les personnages importants du pays étaient réunis autour de la table, bien garnie de mets savoureux préparés par ma mère, excellente et fine cuisinière, justement fière de ses talents. Après les repas, au lieu de ces toasts ennuyeux qui nous sont venus d’Angleterre, chacun devait chanter une chanson, et chacun s’en acquittait de son mieux. On nous envoyait coucher avant la fin.

Mon père était plutôt sceptique, en fait de religion, mais ma mère était absolument convaincue des enseignements de l’Église catholique et considérait les juifs, les protestants, les libres-penseurs, comme des païens. Il n’y avait rien pour elle qui put être supérieur à la dignité sacerdotale. Il était, d’ailleurs, de tradition, depuis l’époque du château, qu’un enfant de Montigny devait être prêtre, et de fait, il y eut toujours, dans le diocèse de Langres, un prêtre en exercice né à Montigny. Que son fils fût curé, puis évêque, peut-être, c’était la plus grande gloire qu’elle pouvait rêver, position respectée de tous et d’une situation sûre. C’était aussi une garantie assez logique pour l’éternité future, car le paradis, l’enfer et le purgatoire étaient pour elle d’incontestables articles de foi, et jusqu’à sa dernière heure elle a vécu dans cette conviction.

Dès l’âge de cinq ans, elle m’emmena avec elle à la messe et aux vêpres, tous les dimanches, sans exception, et je fus placé, non avec le commun des fidèles, mais à côté du curé, puis ensuite, je servis la messe régulièrement, non seulement le dimanche, mais encore à toutes les cérémonies, mariages ou enterrements. Nous verrons bientôt que je ne tardai pas à apprendre le latin.

N’ai-je pas parlé tout à l’heure de mon premier voyage, fait à l’âge de six ans ? Mes parents avaient un cousin très proche, M. Collin, vétérinaire à Montigny, qui m’avait pris en affection ; sa femme et lui me considéraient un peu comme leur enfant. Une charmante fille devait leur naître, plus tard ; mais, déjà mariés depuis longtemps, ils ne comptaient plus sur les joies de la famille et m’avaient en quelque sorte adopté. On avait décidé que, puisque j’étais le premier de ma classe et avais reçu « la croix d’honneur », on me récompenserait par un voyage de vacances, en une contrée fort pittoresque de la Bourgogne, non loin de Tonnerre.

Le frère de M. Collin était curé d’un gracieux village du département de l’Yonne, de Saint-Vinnemer, assis au versant sud de la colline de Tanlay, sur les bords du canal de Bourgogne et de l’Armançon : et ce fut là le but du voyage. Quel voyage ! Quelle nouveauté ! Quelle joie ! Quelles découvertes ! Il me semble, en y repensant, que six ans, c’est la plus belle année de la vie.

Ni grand, ni petit, j’avais la taille moyenne de mon âge. Mon costume était une blouse bleu-ciel avec un ceinturon de cuir serré à la taille, manchettes et collet blanc rabattu, pantalon blanc. Casquette rarement sur la tête. Chevelure blonde et opulente, bouclée, que ma mère avait pris l’habitude de couper à la nouvelle lune. Cette couleur tourna au châtain vers l’âge de vingt ans. Détail qui peut intéresser quelques parents, je n’ai jamais rien mis sur ma tête pour dormir, je la garde généralement découverte, même en plein air, et j’ai conservé jusqu’à présent une chevelure abondante et toujours bouclée.

Nous partîmes, un beau jour d’été, de grand matin, dans le petit cabriolet de mon cousin, lui, sa femme, et moi entre eux deux, dans la direction de Chaumont, par une route ensoleillée, traversant trois villages de dénominations bizarres et de sonorité exotique : Is — Mandres — Biêles. La servante, Sœurette, qui est restée soixante-treize ans dans la famille Collin (morte récemment, en 1906, à l’âge de 93 ans), avait mis dans la voiture d’excellentes provisions, notamment des gaufres, des brioches et des confitures, sans oublier du bon vin de Coiffy pour nous servir en cas de besoin. Sait-on à quoi on peut être exposé en voyage ?

C’était le temps des moissons. Que la campagne était superbe ! Que d’oiseaux ! Que de fleurs ! Que de papillons ! Et quels parfums, surtout lorsqu’on traversait les bois !

Nous arrivâmes à Chaumont vers midi. C’est la première ville que je voyais, et ce qui me frappa dès l’entrée, ce sont ses pavés, qui faisaient un tapage retentissant sous les pas du cheval et les roues du cabriolet ! J’étais tout heureux de me trouver au chef-lieu du département, avec préfecture, tribunal, lycée, et tout ce qui s’en suit. Mes yeux ne se lassaient pas de regarder chaque maison, chaque porte, chaque fenêtre. Mais nous entrons, avec la voiture, dans une grande cour. C’était la demeure d’un collègue de mon cousin, le vétérinaire de Chaumont. Je crois me souvenir qu’il s’appelait Lemoine. On ne tarda pas à se mettre à table, et l’on vanta mes succès, ma croix, mes livres, car j’avais déjà une bibliothèque d’au moins vingt volumes.

— Ah ! tu as une bibliothèque, mon petit frisé ! fit notre hôte, eh bien, je t’en félicite, et avant de prendre ta soupe, je vais te faire l’honneur de te montrer la mienne. Viens avec moi.

Il allume une chandelle et, à mon grand étonnement, me fait descendre un escalier. (Nous étions au rez-de-chaussée.)

— C’est drôle, me disais-je, de ne pas avoir ses livres auprès de lui.

Il me conduit à la cave. Mon cousin nous avait suivis.

— Tiens ! la voilà, fit-il, ma bibliothèque, en me montrant d’un geste noble et grandiose une série de rayons meublés régulièrement de bouteilles innombrables. Voici notre bourgogne ; voici le bordeaux ; là du champagne ; ici des liqueurs eau-de-vie de marc du pays, kirsch des Vosges, cassis de Dijon, etc.

J’avoue que je fus aussi vexé que stupéfait. J’étais encore crédule, et je l’avais suivi avec conviction. Il me sembla qu’il se moquait de moi, et à six ans, on a, me semble-t-il, autant d’amour-propre que de crédulité. Je restai bouche bée et ne me ressaisis qu’au-dessus de l’escalier.

— Eh bien ! fit-il, avec ses bouteilles à la main et sous le bras, qu’est-ce que tu penses ?

— J’aime mieux la mienne, répondis-je avec dignité.

— Mange ta soupe, ajouta-t-il, et à ton dessert tu auras du vin pur.

Cet amateur du fruit de la vigne était un fort excellent homme, mais sa plaisanterie m’avait paru manquer de respect aux livres, pour lesquels je ressentais une vénération inattaquable et que je considérais déjà comme la plus haute manifestation de la pensée humaine. Pendant tout le reste du repas, il se montra plein d’attentions pour le jeune et fier écolier.

Après une halte de trois heures, autant pour le cheval que pour nous, on se remit en route dans la direction de Châteauvillain, pour entrer bientôt dans la Côte-d’Or et arriver à Courban à l’entrée de la nuit. Souper et coucher. Le lendemain matin, dès le lever du soleil, nous étions en route de nouveau, et nous arrivions à Châtillon-sur-Seine à l’heure du déjeuner. Quels charmants paysages nous avions traversés ! Je voyais un nouveau département : la Côte-d’Or, et les vignes se multipliaient autour de nous. Nous avions traversé la Marne avant d’entrer à Chaumont et l’Aube avant d’arriver à Courban. Rien ne vaut les voyages pour apprendre la géographie.

— Tiens ! la voilà, ma bibliothèque.

L’hôtel où nous nous arrêtâmes et où, selon l’expression de l’époque, on logeait « à pied et à cheval », donnait sur une grande place. Soleil magnifique. On commanda le déjeuner, et en attendant qu’il fût prêt, je demandai à mes aimables cousins si on ne pouvait pas aller voir la Seine : la Seine qui allait passer par Paris ! On m’y conduisit ; je trempai mes mains dans l’eau du célèbre fleuve qui n’est là qu’une petite rivière et j’émis la proposition de remonter cette rivière jusqu’à sa source.

On me répondit que c’était trop loin et pas du tout sur notre chemin. Le déjeuner au restaurant me parut merveilleux. C’était bien meilleur qu’à Montigny. C’est la première fois que je mangeai des figues fraîches, et je leur trouvai un suc délicieux. Comme tout est bon hors de chez soi, et que le voyage de la vie est exquis, lorsqu’on n’a rien vu et qu’on ne sait rien !

On se remit en voiture sans retard, car il s’agissait d’arriver à destination avant la fin du jour. Sous l’illumination d’un ardent soleil, nous traversâmes les sites pittoresques de la Côte-d’Or, pour arriver au département de l’Yonne et à Ancy-le-Franc, et là, nous pensions toucher le but. À la sortie de ce village, célèbre par son château historique, une bifurcation de route nous engagea à demander notre chemin à des moissonneurs.

— En avons-nous encore pour longtemps ? ajoutâmes-nous.

— Oh ! non, répliquèrent-ils, une petite demi-heure.

Cette demi-heure passée, comme nous n’apercevions pas du tout le clocher de Saint-Vinnemer et commencions à sentir de légers tiraillements d’estomac, nous renouvelâmes la même question à un paysan rencontré sur la route :

— En avons-nous encore pour longtemps ?

— Oh ! non, une petite demi-heure.

Cette seconde demi-heure passée, nous n’arrivions toujours pas, et nous renouvelâmes la question.

— Vous en avez pour une petite demi-heure, répondit le brave rural.

Je partis d’un tel éclat de rire qu’il m’apostropha en termes véhéments, si rudes, si bizarres, que je me mis à rire de plus belle et sans pouvoir m’arrêter. Il prétendit que nous nous moquions de lui tous les trois et que nous savions aussi bien que lui où nous étions. Ne connaissant pas l’origine de mon éclat de rire et l’appliquant exclusivement à sa personne, il était dans son droit de se fâcher ainsi. Que de querelles sont venues de malentendus analogues ! On ne se comprend pas, on part d’impressions contraires qui s’enveniment peu à peu, et l’on finit par se battre, quand il n’y a qu’à rire.

Enfin, nous arrivâmes, et nous trouvâmes devant la porte du presbytère l’abbé Collin et sa gouvernante, déjà inquiets sur notre sort. Je tirai du coffre mon paquet de livres et mes cahiers car j’avais des devoirs de vacances à faire et l’on me conduisit à ma petite chambre.

Deux jours nous avaient suffi pour faire 130 kilomètres. Quel bon petit cheval nous avions là ! Les chemins de fer n’étaient pas encore en usage ; et la vapeur ne s’était pas substituée au Pégase sans ailes. On s’imaginait aller très vite. Ne sommes-nous pas, d’ailleurs, toujours disposés à penser que nous avons atteint la limite du progrès ? On ne devine pas les réserves qui sommeillent dans l’inconnu de l’avenir. Avant l’invention des chemins de fer, on admirait la vitesse des transports et des moyens de communication. Voici, comme curiosité, à ce propos, ce qu’on peut lire sous la signature d’Arago, dans l’Annuaire du Bureau des Longitudes de 1825. C’est une comparaison, justement élogieuse d’ailleurs, entre les moyens de communication en usage à soixante ans d’intervalle, entre 1766 et 1825.

En 1766, vingt-sept coches partaient chaque jour de Paris pour diverses provinces ; ils contenaient environ 270 voyageurs.

Maintenant, près de trois cents voitures sont dirigées par la capitale sur les départements. Ces voitures peuvent conduire plus de trois mille voyageurs.

Le prix du dernier bail de la ferme des Messageries, avant 1792, était de cent mille francs.

Le produit annuel de la taxe sur les voitures publiques est maintenant de près de quatre millions. Vers 1766, un voyageur payait trente francs pour se rendre de Paris à Lyon par le coche. Il y arrivait le dixième jour. Aujourd’hui, pour un prix moyen de soixante-douze francs, il arrive en moins de trois jours.

Le carrosse de Rouen mettait autrefois trois jours à s’y rendre : on payait quinze francs par place. On paye encore quinze francs aujourd’hui, mais on n’est que douze ou treize heures en chemin.

En 1766, on ne trouvait à Paris que quatorze établissements de roulage, maintenant on en compte soixante-quatre.

Ajoutons à cette petite statistique qu’en 1840 la diligence, pesant, toute chargée, 4 500 kilogrammes, emportait avec elle seize voyageurs à la vitesse de dix kilomètres à l’heure. Et puis, il y avait les montées, les chevaux de renfort, les ralentissements inévitables.

Il en était de même en 1848.

Actuellement, la locomotive, pesant, avec son tender en charge, environ 110 000 kilogrammes, traîne des trains de 300 à 400 000 kilos, à la vitesse de 100 kilomètres à l’heure, et plus.

Au lieu de mettre douze heures pour aller de Paris à Rouen, on y arrive en moins de deux heures, et au lieu de dix jours pour Lyon, on y arrive en dix heures. Au lieu de treize voyageurs par départ, c’est par centaines qu’on les compte.

Le nombre des voyageurs, en France seulement, est maintenant de 434 millions par an, et les recettes totales des diverses compagnies s’élèvent à 1 milliard 515 millions.

On peut dire qu’il n’y a aucune comparaison possible entre les voyages actuels et ceux qui précédèrent les chemins de fer. Cette invention a radicalement renouvelé la face du monde. Cependant, personne ne s’est douté de la transformation prodigieuse que la vapeur allait opérer. Dans son discours de 1838 à la Chambre des députés, Arago lui-même n’a-t-il pas déclaré que le transit diminuerait plutôt, et que deux tringles de fer posées de Paris à Bordeaux ne changeraient pas grand’chose aux habitudes !

C’est là une petite image du Progrès. Et nous devions profiter de la circonstance pour la ressusciter un instant.

Que dirions-nous aujourd’hui des aréoplanes !

Nous voici donc arrivés au but de notre voyage.

L’abbé Collin était un petit homme d’une quarantaine d’années, se tenant droit comme un i pour ne pas perdre un pouce de sa taille, les yeux noirs, vifs, pétillants de malice, le crâne à peu près chauve, ne portant jamais de chapeau, recevant le soleil et la pluie sur la tête et sur la soutane, se consacrant aux devoirs de son ministère, faisant le bien partout où il pouvait, d’un désintéressement absolu, aimant la bonne chère, buvant sec le vin blanc de Chablis, récolté non loin de là, véritable curé de Bourgogne, passant la vie aussi agréablement que possible en rendant service à tout le monde. Une année de disette, il avait pendant un mois entier fait cuire du pain dans son four pour tout le village. Le presbytère était une ancienne maison contiguë à l’église, à rez-de-chaussée seulement, avec perron donnant sur un jardin exposé à l’ouest, au milieu duquel une charmille abritait une salle de bains. Treilles de chasselas, vue étendue sur la campagne. Il y avait, tout contre le jardin, une vigne, de quoi faire une ou deux pièces de vin, et un verger avec arbres fruitiers de bon rapport, d’excellentes prunes de mirabelle et de reines-Claude. Pommes et poires.

Dans la famille de l’abbé Collin, on était curé de père en fils, ce qui est plutôt rare. Son père, en effet, avait été curé constitutionnel sous la Révolution, s’était marié et avait eu des enfants. L’éducation de mon aimable et spirituel cousin avait été à la fois chrétienne et rationaliste, et aucun préjugé ne paraissait le gêner. Il m’a même semblé, plus tard, qu’il était d’un tempérament assez ardent.

La journée commençait par la messe de six heures, que je servais dévotement. À sept heures et demie, déjeuner d’une soupe au lait. Ensuite devoirs, jusqu’à dix heures. Puis on allait généralement se promener le long du canal de Bourgogne. Après le déjeuner, excursions aux environs, aux châteaux de Tanlay et d’Ancy-le-Franc, qui se complètent l’un par l’autre Tanlay pour le style extérieur, Ancy-le-Franc pour l’ameublement intérieur. On allait parfois jusqu’à Tonnerre.

L’une des distractions les plus amusantes était la pêche aux écrevisses, dans l’Armançon. Ces jours-là, je partais à neuf heures, avec un camarade déjà vieux, car il avait bien le double de mon âge, et à onze heures nous revenions toujours avec une centaine de ces délicieux crustacés, qui n’attendaient que nous pour avoir l’honneur de figurer en haute couleur écarlate sur la table du curé. Nous nous servions pour cela d’une douzaine de balances, que l’on garnissait de quelques morceaux de mauvaise viande prise en passant à la boucherie, et que l’on disposait le long du bord de la rivière parmi les herbes, de cinq en cinq mètres environ. À peine la douzième balance était-elle posée qu’en revenant à la première on y trouvait déjà deux ou trois écrevisses occupées à tâter l’appât. On les cueillait à la main, on les mettait dans un panier, on continuait à la file, et la première tournée donnait une vingtaine de sujets seulement, car nous ne conservions que les grosses, celles de six, sept, ou huit ans, rejetant les petites dans la rivière.

Après cinq ou six tournées, c’est-à-dire en une heure et demie à peu près, nous avions notre centaine, et les deux paniers étaient pleins. Au déjeuner, tout cela était consommé avec un vrai plaisir, arrosé de bon vin blanc de Bourgogne, et agrémenté de mille remarques sur la gourmandise de ces crustacés, sur les trous du ruisseau dans lesquels on avait glissé, sur les pinces et les coups de queue, sans oublier les sauterelles et les papillons que l’on avait essayé de prendre.

L’après-midi, on allait souvent pêcher à la ligne dans l’Armançon. Goujons et ablettes mordaient assez bien. Mais j’y étais le plus maladroit, pensant à autre chose, regardant le miroir de l’eau reflétant le paysage, ou levant la tête pour suivre les oiseaux, trouvant le temps long, lisant quelquefois un livre, que j’avais mis dans ma poche. La passion de la pêche ne peut naître que chez des esprits d’une patience à toute épreuve et dont l’imagination n’a pas d’ailes trop frétillantes.

Depuis cette lointaine époque, j’ai revu souvent ce majestueux et tranquille canal de Bourgogne, bordé de ses hauts peupliers, et cette onduleuse rivière glissant à travers les prairies, avec ses saules, ses oseraies et ses noisetiers. Il n’y a plus d’écrevisses ni dans le canal, ni dans la rivière, et la rivière a certainement perdu le quart de son eau. J’en causais ces jours derniers avec mon érudit ami le président Cunisset-Carnot, de Dijon, et son impression est la même sur la diminution de l’eau des rivières en général, et de l’Armançon en particulier. Tout change, tout passe, tout se modifie, même pendant la vie si courte d’un seul homme.

Ces campagnes étaient alors silencieuses et parfaitement calmes. Maintenant, elles sont traversées par la ligne du chemin de fer de Paris-Lyon-Méditerranée, que l’on construisait précisément à l’époque dont je parle. Non loin de Saint-Vinnemer, vers Lezines, on perçait un tunnel sous la colline, et l’on m’y fit descendre par un puits. Ma première impression fut que les chemins de fer étaient vraiment construits en fer et sous la terre. On en parlait plutôt comme d’une curiosité qué comme d’un événement de grand avenir ; on disait qu’on irait bientôt à Dijon en quatre heures et à Paris en dix heures, mais on ne souhaitait pas avoir une gare dans son voisinage. Trois grands hommes, qui exerçaient alors une importante action politique, Thiers, Arago et Lamartine, n’y croyaient pas, et pensaient bien ne jamais se servir de ce mode de locomotion. Quelques années après, en 1855, on construisit la ligne de Paris à Bâle, passant par Langres, où je faisais mes études classiques, et je vis que, là non plus, on ne devinait en aucune façon l’importance économique et sociale de l’invention. Au lieu de faire passer la ligne par les plateaux et par Langres même, on préféra lui faire suivre la vallée et passer à côté, au-dessous, sans contact avec elle, le long de la vallée de la Marne[1]. Le conseil municipal de Montigny pensa de même, si bien que la gare en est à cinq kilomètres.

Ce premier voyage m’avait offert de charmantes vacances en pleine nature, en plein éveil de curiosité enfantine, en pleine vérité. On n’aurait pas pu dire de cette première envolée hors du nid, ce que mon ami Alphonse Daudet a écrit sur la sienne : « Premier voyage, premier mensonge. » C’étaient là de simples vacances, à la fois reposantes et instructives, et à ma rentrée à Montigny, j’étais tout prêt à reprendre l’école avec une nouvelle ardeur. J’entrai dans la classe des grands, et ne tardai pas à conquérir les premières places.

  1. Depuis l’établissement du chemin de fer qui touche Chaumont et laisse Langres à distance, la population de Chaumont a graduellement augmenté et celle de Langres a graduellement diminué.