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Mémoires biographiques et philosophiques d’un astronome/Mémoires 3

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Mémoires biographiques et philosophiques d'un astronome Voir et modifier les données sur Wikidata
Flammarion Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 38-46).
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iii

L’école primaire. — Pensées d’enfant. — La mort. — Les militaires. — Les corrections corporelles. — Première bibliothèque. — La révolution de 1848 ; les arbres de la liberté. — Sensibilité et raison. — Le docteur Reverchon.

Dans cette sixième année, et dans celles qui suivirent, septième et huitième, je fis mes classes de français avec un véritable plaisir, grammaire, orthographe, arithmétique, histoire sainte, histoire de France, géographie, et je commençai à lire différents livres, ne trouvant presque aucun jeu intéressant, et songeant parfois à des sujets hors de mon âge, tels que le suivant, par exemple.

Les enfants pensent-ils à la mort ?

Ou, pour être plus exact, à partir de quel âge l’homme pense-t-il à la mort ?

J’avais sept ans, lorsque je me trouvai sur le chemin suivi par un enterrement. Le cercueil était porté sur deux brancards par quatre hommes. Des parents accompagnaient le mort avec des signes de profonde tristesse. Je demandai à un camarade plus grand que moi ce que c’était.

— C’est un mort, pardi ! me répondit-il d’un air assez dégagé.

Je m’informai un peu plus, et j’appris que c’était un homme qui avait cessé de vivre, que l’on portait à l’église, puis au cimetière pour l’enterrer.

— Cesser de vivre ! m’écriai-je en moi-même : ce n’est pas possible.

Et j’ajoutai à mon camarade, interloqué :

— Est-ce que je mourrai aussi ?

— Naturellement, répliqua-t-il, tout le monde meurt.

— Ce n’est pas vrai, répliquai-je de mon côté, on ne doit pas mourir.

J’y rêvai plusieurs jours, plusieurs semaines, plusieurs mois. La conviction que la mort n’existe pas a continué de dominer mon esprit, quoique je sache depuis longtemps qu’il meurt un être humain à chaque seconde sur l’ensemble de notre planète. C’est un mystère à résoudre, et l’on n’y est guère plus avancé à soixante ans qu’à sept ans. Mais l’idée innée reste la même. Nous ne pouvons pas être détruits.

Un autre souvenir, bien précis, date à peu près de la même époque. Des régiments passaient quelque-fois à Montigny, avec des billets de logement pour leur étape. Nous avions toujours un officier à recevoir, et ma mère mettait tous ses soins à la table et au logement. Une belle après-midi d’été, après le départ de l’officier qui était arrivé le matin et qui se rendait au café près duquel la musique devait se faire entendre, je demandai à ma mère ce que c’étaient que les soldats et à quoi ils servaient. « À défendre la patrie », me fut-il répondu. Ayant reçu ensuite la définition de la patrie, j’appris qu’il y avait aussi des soldats en Allemagne, en Angleterre, en Espagne, en Italie, et dans tous les pays, et qu’ils faisaient constamment des exercices pour défendre la patrie. « Contre qui ? demandai-je. — Contre les ennemis. — Quels ennemis ? — Les étrangers. — Alors, maman, nous sommes les étrangers des Allemands et leurs ennemis ? Nous sommes les étrangers des Belges, des Suisses, des Piémontais et leurs ennemis. — Oui, mon enfant, la société est organisée comme cela depuis longtemps. — Tiens ! ajoutai-je, comme c’est drôle d’être ainsi divisés ! Les hommes apprennent à se tuer entre eux. Mais pourquoi fait-on de la musique ? — Tu le demanderas à ton grand-père, qui a été tambour, et il te répondra que Napoléon tenait beaucoup à ce qu’on se batte en musique ».

Alors aussi je m’efforçai de comprendre comment les nations sont nécessairement ennemies les unes des autres et je n’y parvins pas. Je n’y suis pas encore parvenu aujourd’hui. La musique reste toujours pour moi ce qu’il y a de plus intéressant dans tout l’appareil militaire.

Je me disais aussi que, s’il s’agit de résoudre une question d’intérêt ou de rivalité, le droit du plus fort ne prouve rien et reste étranger à la justice, et je ne comprenais pas plus les coups de poing que les duels.

Les hommes naissent avec le sentiment de la justice. Ce n’est pas l’éducation qui imprime ce sentiment dans le cœur des enfants : ils le possèdent naturellement, intuitivement, et souvent l’éducation le fausse en y ajoutant des justices de convention. Un enfant comprendra toujours qu’il reçoit une correction, s’il l’a méritée ; en revanche, il ne pardonnera jamais une correction imméritée. Dans les classes, comme dans les jeux, les injustices le révoltent. Pour moi, à ce propos, je puis remarquer que les corrections corporelles m’ont toujours paru odieuses et que je souffrais énormément d’assister parfois aux punitions, aux coups de baguette que l’on donnait à tour de bras avec de grands joncs flexibles sur la main tendue, tout en admettant que les mauvais élèves méritaient des punitions. J’ai vu cela, en frémissant d’horreur, à l’école communale de Montigny et à la maîtrise de Langres. Je n’en ai jamais reçu qu’une fois, et même en diminutif, non à l’école, mais à la maison. (Je ne parle pas des fessées données par ma mère, quoique j’en aie reçu plus d’une, car elle avait la main leste, et j’étais d’une vivacité extrême entre mes heures d’études.) Mais, un jour, mon père m’obligea à tendre la main pour y recevoir des coups de règle. Il croyait que j’avais cassé une casserole de terre et je lui soutenais que non. J’avais sept ou huit ans. Cette casserole, d’un beau vert émaillé, était bien ébréchée, mais je n’y étais pour rien. Je reçus la correction avec une telle impression de fureur interne, que je ne l’ai jamais oubliée, et que, plus de quarante ans après, ce misérable tableau enfantin s’est représenté devant mes yeux au lit de mort de mon père. Les enfants sont, avant tout, parfaitement justes, pour eux-mêmes et pour les autres. Les animaux aussi, d’ailleurs.

Peut-être aussi, en certains cas, ont-ils trop de mémoire. Nous devrions ne nous souvenir que des heures fleuries et ensoleillées, et oublier les nuages qui, d’ailleurs, ont passé… comme des nuages.

J’avais l’esprit d’observation assez développé. Il me semble, du reste, que tous les enfants en sont doués, plus ou moins. Le coteau du château, qui aboutissait à notre maison, avait une petite source, dont le filet d’eau était assez fort après les pluies. J’en avais conclu que les sources ont les pluies pour origine. D’autre part, ayant souvent vu, chez mon grand-père maternel, des roues de moulin actionnées par le cours d’un ruisseau, j’avais construit avec du bois léger de boîtes d’allumettes une roue que j’avais installée au-dessous de la source après avoir fait une rigole et détourné l’eau en forme de petit bief. Ma sœur et mon frère s’y amusaient avec moi, et nous simulions même la meunerie en apportant de petits sacs de blé, en écrasant les grains, en fabriquant de la farine et en faisant de petits pains que l’on mettait cuire au four les jours où ma mère pétrissait et cuisait notre pain quotidien dans la chambre à four contiguë à notre maison. Ces jours étaient des jours de régal, surtout par les bonnes pommes cuites dans une enveloppe de pâte légère et succulente.

Les années 1848 et 1849 ont marqué le réveil des chants populaires et patriotiques, et je leur dois d’avoir appris la musique de très bonne heure. L’instituteur organisa, à l’issue de certaines classes, des leçons de solfège dans lesquelles je ne tardai pas à avoir le premier rang, grâce à une jolie voix de soprano. Aux grands jours, toute l’école célébrait les gloires de la patrie par la Marseillaise et le Chant du départ. La commune avait réorganisé la garde nationale avec une importante musique, d’air militaire, et les enfants de l’école avaient pris l’habitude de l’accompagner. De temps en temps aussi des régiments s’arrêtaient une journée à Montigny, comme étape entre Bourbonne et Langres ; nous allions à leur rencontre jusqu’à l’entrée du village, et la vraie musique militaire faisait entendre ses éclatantes fanfares. Dans l’après-midi, en face l’hôtel du colonel, un concert était donné, et je m’étais arrangé de façon à toujours tenir le carton musical devant le chef d’orchestre. J’avais alors six à sept ans. Jusqu’à l’âge de onze ans, je chantai à l’église, en compagnie de l’instituteur et du curé, toutes les messes, toutes les vêpres, tous les services. Il paraît que je chantais avec une telle conviction que ma voix perçante traversait toute l’église, depuis l’autel jusqu’au portail, même dans les hymnes lugubres du Dies iræ et du Miserere, des services de morts, où des voix profondes de basse-taille eussent été mieux à leur place.

Parmi les souvenirs de cette époque, je ne voudrais pas oublier la plantation solennelle des arbres de la liberté. À Montigny, c’était un jeune peuplier, au pied duquel je vis avec étonnement répandre des sacs d’avoine. Le maire, le conseil municipal, les pompiers, la garde nationale avec la musique, tambours, grosse caisse, cymbales, entouraient l’arbre symbolique, près duquel M. le curé pontifiait en habit de chœur, prononçant des prières spéciales et chantant des strophes auxquelles répondait l’instituteur. La cérémonie fut terminée par l’aspersion d’eau bénite et la bénédiction. Cet arbre ne dura pas longtemps. À l’avènement de l’Empire, on fut invité à les renverser tous (environ 60 000 en France), parce qu’ils rappelaient la République ; celui de Montigny, du reste, ne pouvait subsister, car il était planté sur la côte, juste à l’endroit où l’on a bâti en 1853 une nouvelle mairie remplaçant l’ancienne, devenue insuffisante. Ces arbres de la Liberté de la seconde République n’étaient qu’une pâle image de la glorieuse effervescence populaire de 1792, qui avait voulu associer la nature à l’ère nouvelle de l’humanité.

Les jeudis, au temps de la fenaison, et quelquefois les autres jours après l’école, on allait dans les prés voir faire les foins. Les peupliers agitaient doucement leur tremblant feuillage, une atmosphère parfumée nous enveloppait, l’eau de la source était calme et limpide, on retournait les javelles, on faisait les bottes de foin, on les empilait sur la charrette, on les ramenait à la grange, tandis que le soleil se couchait dans un ciel d’or. La nature était belle, et la vie champêtre était douce dans la simplicité patriarcale.

Il y avait à Montigny un jeune et charmant médecin, le docteur Reverchon, né à Paris en 1825, qui venait souvent à la maison et, prenant plaisir à satisfaire ma curiosité toujours en éveil, m’emmenait avec lui dans son cabriolet visiter les pays d’alentour, où l’appelaient ses consultations. Avec lui, je visitai les sources de la Meuse, dont Walferdin, correspondant d’Arago, prenait la température avec des thermomètres de son invention ; les bains de Bourbonne, qui remontent aux Romains ; le vieux château de Clefmont, où l’on buvait encore du vin de la comète de 1811 ; les riches et fertiles campagnes du Bassigny ; les fermes des environs, habitées et cultivées presque toutes par des Flammarion. Le docteur avait un caractère fort enjoué, chantant agréablement la chansonnette comique. Il me semble que sa gaité naturelle l’a fort bien dirigé dans la vie, car aujourd’hui encore, il ne l’a pas perdue, et je lui envoie, dans son agreste retraite de Nogent, le souvenir d’heures délicieuses de mon enfance, qu’il a largement contribué à embellir.

Je n’ai jamais aimé souffrir, même des dents. Un jour qu’une dent de lait devait m’être arrachée, je m’y refusai de toute mon énergie, jetant des cris arrosés de larmes amères. « Voyons ! fit l’aimable docteur que je regarde ta dent, je suis sûr qu’il n’y aura pas besoin de l’arracher. » L’ayant examinée : « Ah ! dit-il, ce sera pourtant nécessaire. » Je me mis à crier de plus belle. « Non, ajouta-t-il, on ne l’arrachera pas. Tiens la voilà ! » Il me l’avait cueillie des deux doigts, sans que je m’en aperçusse, et il me démontra que je pleurais pour rien. Alors, je me mis à rire, ayant encore les yeux pleins de larmes. C’était le soleil avec la pluie.

Je me dis que nous exagérons sans doute parfois beaucoup nos maux, par l’imagination, et qu’il serait mieux d’être plus raisonnables. Il ne faut pas avoir trop de sensibilité.

La vaillance physique n’est pas pour moi un sujet d’admiration[1], le plaisir de l’étude calme et tranquille m’a constamment dominé, et les querelleurs m’ont toujours paru des sortes d’animaux venimeux.

Je ne pourrais être ni militaire, ni duelliste, ni chirurgien, ni boucher. La vue du sang me fait horreur. En aucun genre la lutte ne me plaît ; la vie me paraît assez courte et assez intéressante en elle-même pour qu’on la passe tranquillement. Je n’appartiens pas à la catégorie des hommes qui recherchent le danger, et j’avouerai même que la plupart du temps je ne les admire pas. La superbe audace des spadassins modernes me fait également défaut, et non seulement je ne suis pas agressif, mais même, quoique j’aie toujours eu le courage de mes opinions, je ne les défends presque jamais dans aucune discussion, laissant ce soin à la plume, s’il y a lieu. Je ne crois guère, d’ailleurs, que les discussions convainquent jamais l’un ou l’autre des antagonistes. En général, chacun garde ses idées.

  1. L’excellent docteur Reverchon, âgé aujourd’hui de quatre-vingt-six ans, doyen des médecins de la Haute-Marne et président de leur Association, semble me contredire. Voici le billet qu’il m’écrivait après la lecture des pages précédentes :

    « Mon cher Flammarion,

    « Je viens de lire l’affectueux souvenir que vous me conservez : j’en suis très honoré et fort heureux.

    « Je me remémore quelquefois le péril auquel vous avez échappé, quand j’habitais Montigny. Vous y êtes tombé très malade, atteint d’une congestion pulmonaire. Je vous avais trouvé le visage vultueux, la respiration difficile, précipitée, la température élevée, engorgement du poumon. État général grave. Une intervention radicale devenait impérieuse : il y avait menace de mort imminente.

    « Une seule indication me parut précise : la saignée.

    « Je vous dis ; Mon enfant, il faut que je te tire du sang avec ma lancette, ne t’effraie pas » ; et alors, vous me tendîtes sans hésiter votre petit bras, et le péril fut conjuré par révulsif intus et extra.

    « Vous avez montré un courage extraordinaire chez un si jeune malade.

    « Votre vieil ami,

    « Dr Reverchon. »

    J’avais sept ans, et je m’en souviens comme d’hier. Je me vois encore tournant une bobine dans la main et regardant mon sang couler. Ma mère paraissait très alarmée. Dans ma convalescence, une petite fille de mon âge vint me distraire avec des images découpées et coloriées par elle. Elle s’appelait Antoinette Chapitel, était d’une gentillesse charmante, et… j’en devins amoureux. Quelques années après, j’eus le premier grand chagrin de ma vie : cette gracieuse amie mourut à l’âge de dix ans.