Aller au contenu

Mémoires biographiques et philosophiques d’un astronome/Mémoires 4

La bibliothèque libre.
Mémoires biographiques et philosophiques d'un astronome Voir et modifier les données sur Wikidata
Flammarion Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 47-62).
◄  III.
V.  ►

iv

Paysages enchanteurs. — Collines géologiques. — Les fossiles, le déluge et Voltaire. — Les petits oiseaux et les raquettes. — La bonté des aïeux. — Tristesse des souvenirs. — La sorcellerie en Lorraine.

Je travaillais constamment, lisant beaucoup, en dehors de mes devoirs de classe, pour le seul plaisir d’apprendre, écrivant de temps en temps à mon grand-père, à ma grand’mère, à mes oncles et tantes, à des parents âgés. En août et septembre, les vacances s’imposaient. Elles se passaient tous les ans chez mon grand-père maternel, dans un petit village voisin de Bourmont, Illoud, étendu le long d’un ruisseau gazouillant qui, de mémoire d’homme, n’a jamais gelé. La vallée est étroite et semble perdue au sein des collines. J’avais, au premier étage, une petite chambre donnant sur le ruisseau et un verger, et j’aimais y écrire mes devoirs les jours de pluie ; autrement, j’étais toujours dehors. On ne peut faire un seul pas sans grimper. Les beaux jours, on n’était guère à la maison que pour dormir, l’oreille bercée par le gazouillement du ruisseau, car dès le matin on partait à la Côte, à la « Côte-la-Biche », pour ne rentrer qu’à la nuit, après avoir joyeusement dîné à midi dans la baraque pleine d’odeurs champêtres.

Cette petite côte est tout simplement un bijou de la nature. Ses pentes sont couvertes de vignes, les hauteurs sont couronnées de petits bois peuplés d’oiseaux, les terrains supérieurs que l’on traverse pour y arriver sont incultes, tapissés de thym et de serpolet broutés par de petits lièvres, râblés et dodus, qui bondissent en vous voyant venir ; en haut les broussailles ou les bois, au-dessous les vignes, plus bas les champs, puis des prés bordant les rives du ruisseau. L’altitude est de 470 mètres. D’en haut la vue s’étend au loin, sur toute la vallée verdoyante de la Meuse, jusqu’à Clefmont, jusqu’à Montigny, jusqu’à Bourbonne, jusqu’aux Vosges, et, au premier plan, au delà de la rivière, se dresse triomphale la noble silhouette de la petite ville de Bourmont, qui semble une citadelle avancée dominant les marches de la Lorraine voisine. On en aura une idée par la photographie reproduite ici : la Meuse est cachée par les maisons du village qui s’étend au pied du coteau, le village de Saint-Thiébaut. La vue est charmée par la grandeur et l’élégance du panorama, l’oreille par le chant des oiseaux, le souffle du vent, le bruissement des insectes, l’odorat par le parfum des plantes et de la terre. C’est un paradis, surtout pour un enfant contemplatif. Notre enfance laisse quelque chose d’elle-même aux demeures, aux choses, aux paysages, sur lesquels ont rayonné nos jours de joie sans ombre, de rêves enfantins et de pure innocence, comme une fleur communique son parfum aux objets qu’elle a touchés.

En bas, le ruisseau, qui coule toujours, le tic-tac du moulin, ce « moulin Lomon » de la carte de l’État-Major, bâti par mon grand-père en 1823, et les méandres du ruisseau à travers les prairies fleuries. Et les sauterelles sautillantes, et les papillons, fleurs vivantes, et les buissons pleins de nids !

Vue de Bourmont, prise de la Côte-la-Biche.

De plus, ce sol est un enseignement. Il n’est pas nécessaire de beaucoup chercher pour ramasser des spécimens variés de curieux fossiles. On y trouve d’abord, en quantité remarquable, des « quilles » de toutes grandeurs, depuis un et deux centimètres jusqu’à quinze et vingt de longueur. Ces « quilles » noires et pointues sont appelées « pierres du tonnerre » par les vignerons. On les a considérées aussi comme des jeux de la Nature, des concrétions pierreuses, des stalactites, des dents de poissons, et quelquefois aussi on leur a donné le nom de « griffes du diable ». Elles sont si nombreuses qu’il n’y a pour ainsi dire qu’à se baisser pour en prendre. Ma curiosité native s’y intéressa passionnément jusqu’au jour où j’en connus l’origine. Ces pierres coniques pointues sont tout ce qui reste d’un mollusque céphalopode marin très répandu dans les mers de la période jurassique : ce sont des rostres de bélemnites. Il y en avait tant, qu’on les rencontre par tas énormes (on peut voir dans les collections géologiques du Muséum de Paris une plaque de schiste provenant du lias d’Angleterre, sur laquelle on compte plus de neuf cents rostres de bélemnites réunis dans un espace de cinquante centimètres carrés). Ces morceaux étaient d’ailleurs d’une conservation facile sur le fond de la mer, lequel, soulevé depuis, les a portés avec le sol sur lequel nous marchons aujourd’hui à quatre et cinq cents mètres de hauteur (pour ne parler que de nos pays). Avec ces rostres de bélemnites, les fossiles les plus communs que la nature place elle-même dans le panier d’une collection d’enfant, sont les térébratules et les rhynchonelles. Un peu moins grosses que des noyaux d’abricots, ces coquilles pétrifiées offrent des formes qui ne sont pas sans élégance. Les premières sont allongées en amandes, l’une des deux valves empiétant sur l’autre par son sommet : les secondes ont les deux valves emboîtées sur des plans différents par des échancrures hermétiquement fermées. On les trouve parfois aussi en telles quantités que des blocs de pierre de plusieurs kilogrammes sont entièrement formés d’une agglomération exclusive de ces coquilles juxtaposées, et que l’on peut facilement les détacher les unes des autres, car elles ne sont reliées entre elles par aucun mastic. Les térébratules et les rhynchonelles étaient des mollusques brachiopodes très répandus dans les mers jurassiques. Elles sont si communes que le ballast de la voie ferrée de

Fossiles des environs de Bourmont. (Une ammonite, un bélemnite, deux térébratules, deux rhynchonelles.).
Langres à Neufchâteau en est pour ainsi dire pavé par places, notamment au pied de Bourmont la vie rapide de nos jours humains circule sur les momies de millions d’êtres pétrifiés qui nous rappellent ces lointaines époques dont personne ne verra le retour.

Les hommes vivent là-dessus sans se douter de rien. Je sentais qu’il est plus agréable d’être instruit qu’ignorant, et je cherchais toujours à apprendre. La Meuse prend sa source dans ces coteaux, sur les versants desquels on trouve aussi des gryphées, des ammonites, des peignes, des polypiers, et coule, depuis les premiers âges de l’humanité, sur ce sol que la mer jurassique recouvrait de ses ondes.

Les ammonites datent de la même époque, et nous les recherchions avec plus d’avidité encore à cause de leur beauté artistique. Pour ma part, j’étais arrivé, vers l’âge de quatorze ans, à posséder une collection de plus de cent spécimens des fossiles de la période jurassique, et ce fut là l’origine de mon ouvrage Le Monde avant l’apparition de l’homme, dont je commençai la rédaction à l’âge de quinze ans.

Lorsque je questionnais sur ces fossiles, je recevais les réponses les plus contradictoires. En général, on les attribuait au déluge. Mais je ne pouvais concevoir que les eaux eussent jamais pu recouvrir ces terrains, dont l’altitude surpasse 400 mètres : cette eau, que serait-elle devenue ? Elle aurait dû recouvrir, au même niveau, le globe entier, et non seulement à ce niveau, mais encore à celui des Alpes, des Pyrénées, et, dit la Bible, « des plus hautes montagnes de la Terre ». Il ne pouvait y avoir là qu’une légende, le souvenir d’un bouleversement géologique. Mais, comment expliquer la présence de ces débris d’animaux marins sur les montagnes ?

Si la mer n’est pas montée là, il faut que le sol se soit soulevé. La logique ne peut sortir de ce dilemme.

J’avais à Illoud un cousin d’un certain âge, tisserand, assez érudit, voltairien fieffé, qui ne jurait que par Voltaire et Camille Desmoulins, et qui croyait

Habitants de la Haute-Marne à l’époque de la mer Jurassique.
savoir d’où venaient ces coquilles qu’il n’avait sans doute jamais regardées de près.
Les unes étaient de simples jeux de la Nature ; les autres avaient été oubliées par des pèlerins. Comme je restais un peu

sceptique sur une pareille explication, il m’apporta un jour triomphalement un volume de Voltaire, le tome 30 de la belle édition de ses Œuvres complètes en 70 volumes publiés à Paris en 1825, et me fit lire à la page 566 les lignes suivantes :

« Est-ce d’ailleurs une idée tout à fait romanesque de penser à la foule innombrable des pèlerins qui partaient à pied de Saint-Jacques, en Galice, et de toutes les provinces pour aller à Rome, chargés de coquilles à leurs bonnets ? Il en venait de Syrie, d’Égypte, de Grèce, comme de Pologne et d’Autriche. Le nombre des Romipèdes a été mille fois plus considérable que celui des hagi qui ont visité la Mecque et Médine, parce qu’on n’était pas forcé d’aller par caravanes. »

Cette plaisanterie de Voltaire revient plusieurs fois dans ses ouvrages, et il a l’air de l’avoir présentée sérieusement à ses innombrables lecteurs. Le philosophe de Ferney ne veut à aucun prix que les fossiles témoignent du séjour de la mer dans les contrées où on les trouve.

« Je ne nie pas, ajoute-t-il, qu’on ne rencontre à cent milles de la mer quelques huitres pétrifiées, des conques de Vénus, des univalves, des productions qui ressemblent parfaitement aux productions marines ; mais est-on bien sûr que le sol de la mer ne peut enfanter ces fossiles ? La formation des agates herborisées ne doit-elle pas nous faire suspendre notre jugement ? Un arbre n’a point produit l’agate qui représente parfaitement un arbre ; la mer peut parfaitement n’avoir point produit ces coquilles fossiles qui ressemblent à des habitations de petits animaux marins. »

Toute cette petite guerre est évidemment dirigée contre le déluge biblique. Mais comment l’auteur du Dictionnaire philosophique n’a-t-il pas pensé que le sol des montagnes a pu se soulever ?

La France à l'époque de la mer Jurassique.

Je n’ai pas besoin d’ajouter ici que ces fossiles sont parfaitement expliqués aujourd’hui et que les différentes époques géologiques qui se sont succédé sont déterminées par leurs terrains de sédiments superposés. Au temps où vivaient ces coquilles, ces crustacés, ces mollusques, ces poissons, la France était presque entièrement recouverte par la mer jurassique. Il n’y avait encore d’émergés que les terrains primaires et secondaires anciens, les quartz, les schistes, le silurien, le dévonien, le carbonifère et le triasique, c’est-à-dire les Pyrénées, les Alpes, les Cévennes, avec le massif central de l’Auvergne, la Bretagne, les Vosges, le Luxembourg. La mer couvrait de ses eaux les contrées où devaient fleurir plus tard Paris, Troyes, Chaumont, Langres, Dijon, Orléans, Tours, Bourges, Bordeaux, Toulouse, Avignon, Genève, Reims, Rouen, Dieppe, Boulogne, Douvres, Londres. C’était tout un autre monde que le nôtre. Le fond de la mer s’est ensuite soulevé lentement et a porté à plusieurs centaines de mètres de hauteur les restes des êtres qui y étaient restés et s’étaient fossilisés.

Ces événements préhistoriques se passaient il y a plusieurs millions d’années.

Je regardais ces fossiles avec un intérêt d’autant plus grand que je n’en avais pas encore l’explication, et je faisais une collection des plus beaux spécimens, surtout des rhynchonelles blanches, dures, polies, qui sont de véritables petits bijoux de marbre. Le frère de ma mère, mon oncle Charles, toujours sur la montagne, avec son fusil en bandoulière et sa carnassière gonflée, m’en apportait assez souvent, et mon grand-père aussi, en y mêlant un peu de tout, des pierres trouées, ou de formes bizarres, qui n’avaient rien de fossile.

On me faisait aussi cueillir sur la montagne des plantes parfumées qui auraient pu former les premières pages d’une intéressante instruction botanique, science qui est loin d’être devenue populaire, comme elle le mériterait.

Les fleurs sauvages donnent au miel des abeilles de la montagne un arôme particulier ; un cousin de mon grand-père avait une vingtaine de ruches dont il prétendait que les abeilles le connaissaient toutes. Le fait est qu’il jouait avec les essaims comme avec des tourbillons inoffensifs, et qu’il me fit observer un jour le départ d’une reine avec toute sa colonie sans craindre pour moi aucune piqûre.

Existe-t-il sur la terre des êtres plus adorables pour les enfants qu’un grand-père et une grand’mère ? Ils vous admirent sans cesse, vous choient, vous contemplent, vous font sauter sur leurs genoux, vous chantent de belles chansons, vous racontent des histoires épouvantables, vous mettent sur leurs épaules pour vous grandir, vous tiennent par la main dans les mauvais pas, vous couchent avec précaution dans un lit bien bordé, vous donnent des friandises au dessert. Pour eux, vous avez toujours raison, et les espiègleries les plus folles sont pardonnées d’avance. On n’est jamais grondé. C’est qu’ils n’ont pas, comme les parents, le souci de l’avenir de ces chers petits êtres. C’est qu’ils prennent les choses moins au sérieux, parce qu’ils ont beaucoup vu. C’est qu’ils s’amusent eux-mêmes des naïvetés d’un âge si lointain du leur. Pour moi, je ne quittais pour ainsi dire pas mon grand-père pendant les vacances. Il m’emmenait presque tous les matins dans la montagne. Je le regardais arranger la vigne, piocher dans les cailloux, rogner les arbres avec le sécateur, couper les raisins au jour de la vendange, en compagnie des bandes joyeuses et chantantes des vendangeurs, faire le vin dans les grandes cuves avec son fils, mon oncle Charles, goûter au vin nouveau, si sucré, distiller les marcs à l’alambic pour son eau-de-vie dont il était assez amoureux, mettre des cercles aux tonneaux avec un bruit sonore. Oh ! l’admirable son des coups de maillet sur les cuves vides !…

Il m’avait appris à fabriquer des raquettes, à les tendre dans les bois et à récolter les petits oiseaux qui s’y faisaient prendre. Vous connaissez les raquettes ? Rien n’est plus simple. On coupe dans le bois une longue branche flexible de noisetier, de coudrier, on perce le gros bout d’un petit trou, dans lequel on peut faire entrer une cheville sans l’enfoncer, on attache une ficelle à l’autre bout, on couche cette branche en demi-cercle, on fait passer la ficelle, qui est double, par le petit trou, et on pose la cheville en la maintenant par la ficelle. Ces raquettes, ainsi tendues en arcs, sont placées le long d’un sentier de distance en distance, le côté de la cheville en dehors, la raquette dissimulée entre les arbres. Pour amorcer les oiseaux, on suspend généralement une petite touffe de baies rouges au bout du cerceau, au-dessus de la cheville. L’oiseau passe, pose ses petites pattes sur la cheville qui, n’étant pas solide, tombe sous le poids de l’oiseau, dont les pattes restent prises dans la ficelle, ramenée subitement contre le bois par la tension de l’arc. Cette ficelle est terminée par un petit bout de bois qui l’empêche de traverser le trou.

Cette tendue de raquettes est faite le matin vers sept heures. Un peu avant le déjeuner, vers onze heures, on va visiter le sentier, et l’on trouve là de quoi se régaler grives, mésanges, rouges-gorges, linottes, fauvettes, pinsons, chardonnerets, becfigues, pauvres petits êtres pendus par les pattes et qui cherchent inutilement à s’envoler. On leur serre le bec pour les étouffer immédiatement, et on les met dans sa petite gibecière. Les enfants sont-ils durs, indifférents à la douleur des bêtes ? Je le croirais volontiers, car ils taquinent les chiens et les chats en les faisant souvent souffrir, et sans aucun remords ; ils voient les écrevisses jetées vivantes dans l’eau bouillante, et ne le regrettent point ; la cuisinière de l’abbé Collin disait souvent : « Les écrevisses aiment à être cuites vivantes, l’anguille demande à être écorchée vive, le lapin préfère attendre », et nul de nous ne s’étonnait de ces locutions.

Il est bien certain que ni moi, ni aucun de mes camarades, n’avons jamais plaint ces petits oiseaux destinés à être rôtis au beurre et à chatouiller délicatement tout à l’heure les nerfs de l’odorat et du goût ; au contraire, c’était un vrai plaisir de sentir ces corps chauds frémissant en mourant dans nos petites mains. On ne pense pas qu’ils souffrent. Si je le faisais aujourd’hui, cette occupation me serait certainement très désagréable, et je ne sais même pas si je pourrais m’adonner à cet exercice, quoique nous sachions tous fort bien que les oiseaux, les poulets, les moutons, les bœufs, les pièces de gibier, les poissons, et tous les animaux servis sur notre table sont tués dans ce but. Il est probable que, si l’on analysait les choses, on serait végétarien, car nous sommes tous des assassins sans le savoir.

Né en 1791, mon grand-père avait vu toute son enfance se développer pendant l’épopée napoléonienne. Il avait vingt-quatre ans aux jours de Waterloo, et trente ans à la mort de l’Empereur. Son admiration pour le glorieux conquérant était sans bornes. C’est un fait historique assez curieux que presque tous les contemporains de Napoléon l’ont non seulement admiré, mais encore aimé. Les anecdotes ne tarissaient pas sur la vie du grand homme. C’était presque un dieu. Ses images ornaient les principales pièces de la maison. Il y avait notamment deux grands cadres représentant le retour des cendres, en 1840 : l’exhumation du cercueil à Sainte-Hélène, et l’arrivée aux Champs-Élysées, devant lesquels mon grand-père lançait presque toujours un juron à l’adresse des Anglais, avec une larme dans les yeux. Il racontait que les ongles des pieds avaient continué de pousser après la mort de l’Empereur et avaient même percé le bout des bottes, que sa barbe avait également poussé, que s’il allait jamais à Paris, sa première visite serait pour le tombeau des Invalides. L’histoire l’intéressait. Il avait en horreur trois cardinaux, Richelieu, Mazarin et Dubois, et ne manquait guère une occasion de ronchonner contre « ces bougres de calotins ». Quand ma pieuse mère était là, elle ne savait comment le faire taire et arrêter ces troubles à mon éducation. Mais il ne tardait pas à revenir au fameux siège de Lamothe, à la destruction de cette dernière place forte de Lorraine, là, derrière Bourmont, dont le souvenir semblait encore lui être présent, quoique datant de l’an 1644, et à traiter ce brigand de Mazarin de la plus verte façon.

La Lorraine est là, en effet, tout près, et si, en 1790, trente communes ont été prises à la Bourgogne pour former le département de la Haute-Marne, trente-et-une ont été prises à la Lorraine, qui en est comme l’antipode. La sorcellerie sévit fort, autrefois, en Lorraine, et l’on y observe encore aujourd’hui des croyances superstitieuses assez profondes. Dans ce seul duché, on brûla, en vingt ans, de 1585 à 1604, plus de quatre cents sorciers s’accusant de crimes imaginaires ! On ne sait peut-être pas que c’est un habitant de La Marche, Thomas Gaudel, qui arrêta cette folie. Comme ceux que les sorciers dénonçaient étaient condamnés à la torture et avouaient ces crimes imaginaires en montant au bûcher, il eut l’excellente idée de dénoncer tous les magistrats présents à l’audience, depuis le procureur général jusqu’au greffier. Ces juges se calmèrent, et les savants du Bassigny furent à peu près d’accord pour devenir plus raisonnables et plus Bourguignons. La Marche forme avec Bourmont et Montigny un triangle équilatéral qui encadre à peu près le Bassigny meusien.

Mon grand-père était fort adroit de ses mains et faisait à peu près tout par lui-même : menuiserie, ébénisterie, charpente, tonneaux, cuves, roues de moulin, tables, chaises, serrures même. Je me sers actuellement, comme secrétaire classe-papiers, d’un meuble en cerisier, à nombreux tiroirs, qu’il a fabriqué vers 1830 et qui, sans être lourd, est d’une belle solidité. C’est là qu’il enfermait ses papiers précieux et ses écus, que je lui voyais mordre pour les éprouver, se défiant sans doute de la fausse monnaie de plomb. Il avait les dents belles et solides.

Oui, les enfants aiment les causeries de l’aïeul, les caresses de l’aïeule. Pour moi, cet amour était un tel culte que leur mort n’a pu m’être annoncée qu’à la suite de mille ménagements, et qu’il m’a toujours été absolument impossible d’aller visiter leur tombe au petit cimetière d’Illoud. Longtemps avant d’y arriver, mes yeux s’emplissent de larmes qui les voilent entièrement, et mes jambes ne me soutiennent plus. C’est là une impression nerveuse contre laquelle j’ai essayé de lutter plusieurs fois sans pouvoir aboutir à aucun résultat. C’est absurde, c’est même contradictoire, mais c’est ainsi.

Les joies lumineuses de notre enfance deviennent des tristesses invincibles et insurmontables, lorsque nous nous retrouvons aux lieux enchantés de ces bonheurs disparus, après le départ pour le monde inconnu, de tous ceux que nous avons aimés en ces jours exquis. Ils dorment là, dans le cimetière. Les collines sont aussi belles, les prairies aussi verdoyantes, le ciel aussi pur, la lumière aussi douce, le village aussi est là, tout ensoleillé ; il n’y a rien de changé, — et tout est changé ! Il vaudrait mieux n’avoir jamais senti, n’avoir jamais eu de bonheur, n’avoir jamais aimé.