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Mémoires d'un père pour servir à l'instruction de ses enfants (LDB, 1891)/II

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LIVRE II





La tranquillité, le silence du hameau d’Abloville, où j’écris ces mémoires, me rappellent le calme que rendit à mon âme le village de Saint-Bonet[1]. Le paysage n’en étoit pas aussi riant, aussi fertile ; le merisier et le pommier n’y ombrageoient pas les moissons de leurs rameaux chargés de fruits ; mais la nature y avoit aussi sa parure et son abondance. La treille y formoit ses portiques, le verger ses salons, le gazon ses tapis ; le coq y avoit sa cour d’amour, la poule sa jeune famille ; le châtaignier avec assez de majesté y déployoit son ombre et y répandoit ses largesses ; les champs, les prés, les bois, les troupeaux, la culture, la pêche des étangs, les grandes scènes de la campagne y étoient assez intéressantes pour occuper une âme oisive. La mienne, après le long travail de mes études et le cruel assaut de la mort de mon père, avoit besoin de ce repos.

Mon curé avoit quelques livres analogues à son état, qui alloit être le mien. Je me destinois à la chaire ; il y dirigeoit mes lectures ; il me faisoit goûter celle des livres saints, et, dans les pères de l’Église, il me montroit de bons exemples de l’éloquence évangélique. L’esprit de ce vieillard, naturellement gai, ne l’étoit avec moi qu’autant qu’il le falloit pour effacer tous les jours quelque teinte de ma noire mélancolie. Insensiblement, elle se dissipa, et je devins accessible à la joie. Elle venoit deux fois par mois présider, avec l’amitié, aux dîners que faisoient ensemble les curés de ce voisinage, et qu’ils se donnoient tour à tour. Admis à ces festins, ce fut là que je pris par émulation le goût de notre poésie. Presque tous ces curés faisoient des vers françois et s’invitoient par des épîtres, dont l’enjouement et le naturel me charmoient. Je fis, à leur imitation, quelques essais auxquels ils daignèrent sourire. Heureuse société de poètes, où l’on n’étoit point envieux, où l’on n’étoit point difficile, et où chacun étoit content de soi-même et des autres, comme si c’eût été un cercle d’Horaces et d’Anacréons !

Ce loisir n’étoit pas le but de mon voyage, et je n’oubliois pas que je m’étois approché de Limoges pour y aller prendre la tonsure ; mais l’évêque[2] ne la donnoit en cérémonie qu’une fois l’an, et le moment en étoit passé. Il falloit ou l’attendre, ou bien solliciter une faveur particulière. J’aimai mieux me soumettre à la règle commune ; en voici la raison. La cérémonie de la tonsure étoit tous les ans précédée d’une retraite chez les sulpiciens, lesquels observoient, disoit-on, le caractère des candidats, leurs dispositions naturelles, les qualités et les talens qu’ils annonçoient, pour en rendre compte à l’évêque. J’avois besoin d’être recommandé, et pour cela d’être aperçu, nommé, distingué dans la foule. Nécessité l’ingénieuse me conseilla de me ménager cette occasion d’être connu des sulpiciens et de mon évêque ; mais six mois d’attente et de séjour chez mon pauvre curé lui auroient été trop onéreux. Heureusement, un bon gentilhomme de ses amis et de ses voisins, le marquis de Linars[3], me fit témoigner, par son prieur, l’extrême désir qu’il avoit que je voulusse donner ce temps de mon repos à un petit chevalier de Malte, l’un de ses fils, aimable enfant, mais dont l’instruction avoit été jusque-là négligée. Je fis consentir mon curé, et puis je consentis moi-même à ce qui m’étoit proposé. Je n’ai qu’à me louer des marques de bienveillance et d’estime dont je fus honoré dans cette maison distinguée, où toute la noblesse du pays abondoit. La marquise elle-même, Mortemart de naissance, élevée à Paris, un peu haute de caractère, étoit bonne et simple avec moi, parce que j’étois auprès d’elle naturel avec bienséance et respectueux sans façon, caractère qui m’a toujours mis à mon aise dans le monde, et dont jamais personne n’a été mécontent.

Quand vint le temps d’aller recevoir la tonsure, je me rendis au séminaire, et je m’y trouvai en retraite, sous les yeux de trois sulpiciens, avec une douzaine d’aspirans comme moi. Le recueillement, le silence, qui régnoient parmi nous, et les exercices de piété dont on nous occupoit, me parurent d’abord peu favorables à mes vues ; mais, lorsque je désespérois de pouvoir me faire connoître, l’occasion s’en offrit d’elle-même. Nous avions, deux fois le jour, une heure de récréation dans un petit jardin planté de tilleuls en allées ; mes camarades s’y amusoient à jouer au petit palet, et moi, à qui le jeu ne plaisoit pas, je me promenois seul. Un jour, l’un de nos directeurs vint à moi, et me demanda pourquoi je m’isolois et ne me tenois pas en société avec mes camarades. Je lui répondis que j’étois le moins jeune, et qu’à mon âge on étoit bien aise d’avoir quelques momens à soi pour recueillir, classer et ranger ses idées ; que j’aimois à me rendre compte de mes études, de mes lectures, et qu’ayant le malheur de manquer de mémoire, je ne pouvois y suppléer qu’à force de méditation. Cette réponse engagea l’entretien. Mon sulpicien voulut savoir où j’avois fait mes classes, quel système j’avois soutenu dans mes thèses, et pour quel genre de lecture je me sentois le plus de goût. Je répondis à tout cela. Vous pensez bien qu’un directeur du séminaire de Limoges ne s’attendoit pas, en interrogeant un écolier de dix-huit ans, à trouver en lui un grand fonds de connoissances, et que mon petit magasin dut lui paroître un petit trésor.

Je présumai bien du succès de mon début, lorsque le soir, à l’heure de la promenade, au lieu d’un sulpicien j’en vis arriver deux. Ce fut là que le fruit de mes lectures de Clermont acquit une valeur réelle. J’avois dit que mon goût de prédilection étoit pour l’éloquence, et j’avois rapidement nommé ceux de nos orateurs chrétiens que j’admirois le plus. On me remit sur cette voie. Il fallut les analyser, marquer distinctement leurs divers caractères, citer de chacun les endroits qui m’avoient le plus frappé d’étonnement, ou rempli d’émotion, ou ravi par l’éclat et le charme de l’éloquence. Les deux hommes dont je parlai avec le plus d’enthousiasme furent Bourdaloue et Massillon ; mais le temps me manqua pour me développer ; ce ne fut que le lendemain que j’amplifiai leur éloge. J’avois tous leurs plans dans ma tête ; les extraits que j’avois écrits de leurs sermons m’étoient présens ; leurs exordes, leurs divisions, leurs plus beaux traits, jusqu’à leurs textes, me revenoient en foule. Ah ! je puis dire que ce jour-là ma mémoire me servit bien ; au lieu des deux sulpiciens de la veille, j’en avois trois pour auditeurs, et tous les trois, après m’avoir écouté en silence, s’en allèrent comme étourdis.

Le reste de nos entretiens (car ils ne me quittèrent plus aux heures de la promenade) s’étendit plus vaguement sur les plus belles oraisons funèbres de Bossuet et de Fléchier, sur quelques sermons de La Rue[4], sur le petit recueil de ceux de Cheminais[5], que je savois presque par cœur. Ensuite je ne sais comment on parla des poètes. Je convins que j’en avois lu quelques-uns, et je nommai le grand Corneille. « Et le tendre Racine, me demanda l’un des sulpiciens, l’avez-vous lu ? — Oui, je m’en accuse, lui dis-je ; mais Massillon l’avait lu avant moi, et c’est de lui qu’il avoit appris à parler au cœur avec tant d’onction et de charme. Et pensez-vous, lui demandai-je, que Fénelon, l’auteur du Télémaque, n’eût pas lu et relu vingt fois dans l’Énéide les amours de Didon ? »

À propos de Virgile, on en vint aux livres classiques ; et ces messieurs, qui ne savoient pas combien, grâce à mon infortune, je devois être imbu de cette vieille latinité, furent surpris de voir comme j’en étois plein. Vous croyez bien que je me donnois tout le plaisir de la répandre. Je n’en tarissois point. Vers et prose couloient de source, et j’avois encore l’air de n’en pas citer davantage de peur de les en accabler.

Je finis par un étalage de ma fraîche érudition de Saint-Bonet. Les livres de Moïse et ceux de Salomon avoient déjà passé sur le tapis ; j’en étois aux saints pères lorsque arriva le jour d’aller recevoir la tonsure. Ce jour-là donc, après notre initiation à l’état ecclésiastique, nous allâmes, conduits par nos trois directeurs, rendre nos devoirs à l’évêque. Il nous reçut tous avec une égale bonté ; mais, au moment que je me retirois avec mes camarades, il me fit rappeler. Le cœur me tressaillit.

« Mon enfant, me dit-il, vous ne m’êtes pas inconnu ; votre mère vous a recommandé à moi. C’est une digne femme que votre mère, et j’en fais grand cas. Où vous proposez-vous d’aller achever vos études ? » Je répondis que je n’avois encore aucun dessein pris là-dessus ; que je venois d’avoir le malheur de perdre mon père ; que ma famille, nombreuse et pauvre, attendoit tout de moi, et que j’allois tâcher de voir quelle université pourroit me procurer, durant le cours de mes études, le moyen d’exister et d’aller au secours de ma mère et de nos enfans. « Et de vos enfans ? reprit-il, attendri de cette expression. — Oui, Monseigneur, je suis pour eux un second père ; et, si je ne meurs à la peine, je me suis bien promis d’en remplir les devoirs. — Écoutez, me dit-il, j’ai pour ami l’archevêque de Bourges[6], l’un de nos plus dignes prélats ; je puis vous adresser à lui ; et, s’il veut bien, comme je l’espère, avoir égard à ma recommandation, vous n’aurez plus, pour vous et pour votre famille, qu’à mériter qu’il vous protège, en usant bien des dons que le Ciel vous a faits. » Je rendis grâces à mon évêque de ses bonnes intentions ; mais je lui demandai le temps d’en instruire ma mère et de la consulter, ne doutant pas qu’elle n’y fût sensible autant que je l’étois moi-même.

Mon bon curé, de qui j’allai prendre congé, fut transporté de joie en apprenant ce qu’il appeloit un coup du Ciel en ma faveur. Qu’auroit-il dit, s’il avoit pu prévoir que cet archevêque de Bourges seroit grand aumônier, cardinal, ministre de la feuille des bénéfices, et que l’éloquence, à laquelle j’avois dessein de me vouer, alloit avoir sous ce ministère les occasions les plus intéressantes de se signaler à la cour ? Il est certain que, pour un jeune ecclésiastique qui, avec beaucoup d’ambition, auroit eu assez de talens, il s’ouvroit devant moi une belle carrière. Une vaine délicatesse, une plus vaine illusion m’empêcha d’y entrer. J’ai eu lieu d’admirer plus d’une fois comment se noue et se dénoue la trame de nos destinées, et de combien de fils déliés et fragiles le tissu en est composé.

Arrivé à Linars, j’écrivis à ma mère que je venois de prendre la tonsure sous de favorables auspices ; que j’avois reçu de l’évêque les plus touchantes marques de bonté ; qu’au plus tôt j’irois l’en instruire. Le même jour je reçus d’elle un exprès avec une lettre presque effacée de ses larmes. « Est-il vrai, me demandoit-elle, que vous avez fait la folie de vous engager dans la compagnie du comte de Linars, frère du marquis, et capitaine au régiment d’Enghien[7] ? Si vous avez eu ce malheur, marquez-le-moi ; je vendrai tout le peu que j’ai pour dégager mon fils. Ô mon Dieu ! est-ce bien là le fils que vous m’aviez donné ! »

Jugez du désespoir où je tombai en lisant cette lettre. La mienne avoit fait un détour pour arriver à Bort ; ma mère ne la recevroit que dans deux jours, et je la voyois désolée. Je lui écrivis bien vite que ce qu’on lui avoit dit étoit un horrible mensonge ; que cette coupable folie ne m’étoit jamais venue dans la pensée ; que j’avois le cœur déchiré du chagrin qu’elle en éprouvoit ; que je lui demandois pardon d’en être la cause innocente ; mais qu’elle auroit dû me connoître assez pour ne pas croire à cette absurde calomnie, et que j’irois incessamment lui faire voir que ma conduite n’étoit ni celle d’un libertin, ni celle d’un jeune insensé. L’exprès repartit sur-le-champ ; mais, tant que je pus compter les heures où ma mère n’étoit pas encore détrompée, je fus au supplice moi-même.

Il y avoit, s’il m’en souvient, seize lieues de Linars à Bort ; et, quoique j’eusse conjuré l’exprès d’aller toute la nuit, comment pouvois-je croire qu’il n’eût pas pris quelque repos ? Il me fut impossible d’en prendre aucun, et je n’avois cessé de baigner mon lit de mes larmes, en songeant à celles que ma mère versoit pour moi, lorsque j’entendis dans la cour un bruit de chevaux. Je me lève. C’étoit le comte de Linars qui arrivoit. Je ne me donnai pas le temps de m’habiller pour aller au-devant de lui ; mais il me prévint ; et, en venant à moi en homme désolé : « Ah ! Monsieur, me dit-il, combien va me rendre coupable à vos yeux l’imprudence d’un badinage qui a mis la désolation dans votre famille, et dans le cœur de votre mère une douleur que je n’ai pu calmer ! Elle vous croit engagé avec moi. Elle est venue tout éplorée se jeter à mes pieds, et m’offrir, pour vous dégager, sa croix d’or, son anneau, sa bourse, et tout ce qu’elle avoit au monde. J’ai eu beau l’assurer que cet engagement n’existoit point, j’ai eu beau le lui protester, elle a pris tout cela pour un refus de le lui rendre. Elle est encore dans les pleurs. Partez incessamment, allez la rassurer vous-même. — Eh ! Monsieur le comte, lui demandai-je, qui a pu donner lieu à ce bruit funeste ? — Moi, Monsieur, me dit-il ; j’en suis au désespoir ; je vous en demande pardon. Le besoin de lever de nouvelles recrues m’avoit conduit dans votre ville. J’y ai trouvé quelques jeunes gens, vos camarades de collège, qui avoient envie de s’engager, mais qui délibéroient encore. J’ai vu que, pour les décider, il ne falloit que votre exemple. J’ai succombé à la tentation de leur dire qu’ils vous auroient pour camarade, que je vous avois engagé, et le bruit s’en est répandu. — Ah ! Monsieur, m’écriai-je avec indignation, se peut-il qu’un pareil mensonge soit sorti de la bouche d’un homme tel que vous ! — Accablez-moi, me dit-il, je mérite les reproches les plus honteux ; mais cette ruse, dont je n’ai pas senti la conséquence, m’a fait connoître un naturel de mère comme je n’en ai jamais vu. Allez la consoler ; elle a besoin de vous revoir. »

Le marquis de Linars, à qui son frère avoua sa faute et tout le mal qu’il m’avoit fait, me donna un cheval, un guide, et le lendemain je partis ; mais je partis avec la fièvre, car mon sang s’étoit allumé ; et sur le soir le redoublement me prit dans le moment où, par des chemins de traverse, mon guide m’avoit égaré. Je frissonnois sur mon cheval, et la nuit alloit me gagner dans une heure, en rase campagne, lorsque je vis un homme qui traversoit mon chemin. Je l’appelai pour savoir où j’étois, et s’il y avoit loin de là au village où mon guide croyoit aller. « Vous en êtes à plus de trois lieues, me dit-il, et vous n’êtes pas sur la route. » Mais, en me répondant, il m’avoit reconnu : c’étoit un garçon de ma ville. « Est-ce vous ? me dit-il en me nommant ; et par quel hasard vous trouvé-je à l’heure qu’il est dans ces bruyères ? Vous avez l’air malade ! Où allez-vous donc passer la nuit ? — Et vous ? lui demandai-je. Moi, dit-il, je vais voir un oncle à moi dans un village qui n’est pas loin d’ici. — Et votre oncle, ajoutai-je, voudroit-il bien me donner l’asile dans sa maison jusqu’à demain, car j’ai grand besoin de repos ? — Chez lui, me dit-il, vous serez mal logé, mais vous y serez bien reçu. » Je m’y laissai conduire, et j’y trouvai du pain et du lait pour mon guide, du foin pour mon cheval, et pour moi un bon lit de paille fraîche et de l’eau panée pour mon souper. Il ne m’en falloit pas davantage, car j’étois dans l’accès, et il fut assez fort.

Le lendemain à mon réveil (car j’avois dormi quelques heures) j’appris que ce village étoit une paroisse. C’étoit le jour de l’Assomption, et, quoique bien malade, je voulus aller à la messe. Un jeune abbé dans cette église étoit un objet d’attention. Le curé m’aperçut ; et, après la messe, il me pria de venir dans la sacristie. « Est-il possible, me dit-il après avoir appris mon aventure, que, dans un village où je suis, un ecclésiastique ait couché sur la paille ? » Il me mena chez lui, et jamais l’hospitalité ne fut plus cordialement ni plus noblement exercée. J’étois affaibli par la diète et la fatigue du voyage ; il voulut me fortifier ; et, persuadé que ma fièvre n’étoit que dans le sang et non dans les humeurs, il prétendit qu’un chyle abondant, frais et doux en seroit le remède. Il ne se trompoit point. Il me fit dîner avec lui. Jamais je n’ai mangé une si excellente soupe. Sa nièce l’avoit faite ; sa nièce, à dix-huit ans, ressembloit à ces vierges du Corrège ou de Raphaël. Je n’ai jamais vu dans le regard plus de douceur ni plus de charmes. Elle fut ma garde-malade tandis que le curé disoit les vêpres à l’église ; et, tout malade que j’étois, je ne fus pas insensible à ses soins. « Mon oncle, me dit-elle, ne veut pas vous laisser partir dans l’état où vous êtes. Il y a, dit-elle, six grandes lieues d’ici à Bort. Il veut, avant de vous mettre en chemin, que vous ayez repris des forces. Et pourquoi vous presser ? N’êtes-vous pas bien avec nous ? Vous aurez un bon lit ; je le ferai moi-même. Je vous porterai vos bouillons, ou, si vous l’aimez mieux, du lait écumant d’une chèvre que je trais de ma main ; vous nous arrivez pâle, et nous voulons absolument vous renvoyer couleur de rose. Ah ! lui dis-je, Mademoiselle, il me seroit bien doux d’attendre près de vous la santé ; mais si vous saviez à quel point ma mère est en peine de moi ! combien elle est impatiente de me revoir ! et combien je dois être impatient moi-même de me retrouver dans ses bras ! — Plus vous l’aimez, et plus elle vous aime, plus vous devez, me dit-elle, lui épargner la douleur de vous revoir dans cet état. Une sœur a plus de courage ; et moi je suis ici comme une sœur pour vous. — On le croiroit, lui dis-je, à ce tendre intérêt que vous voulez bien prendre à moi. — Assurément, dit-elle, vous nous intéressez ; et cela est bien naturel, mon oncle et moi nous avons l’âme compatissante pour tout le monde ; mais nous ne voyons pas souvent des malades faits comme vous. » Le curé revint de l’église. Il exigea de moi de renvoyer mon cheval et mon guide, et voulut prendre sur lui le soin de me faire mener chez moi.

Dans une situation tranquille, je me serois trouvé enchanté dans ce presbytère, comme Renaud dans le palais d’Armide, car ma naïve Marcelline étoit une Armide pour moi ; et plus elle étoit innocente, plus je la trouvois dangereuse. Mais, quoique ma mère dût être détrompée par mes deux lettres, rien ne m’auroit retenu loin d’elle au delà du jour où, l’accès de ma fièvre ayant été plus foible, et me sentant un peu remis par deux nuits d’assez bon sommeil, je pus remonter à cheval.

Ma sœur (c’étoit le nom que Marcelline s’étoit donné, et que je lui donnois moi-même lorsque nous étions tête à tête) ne me vit pas au moment de partir sans un saisissement de cœur qu’elle ne put dissimuler. « Adieu, Monsieur l’abbé, me dit-elle devant son oncle ; prenez soin de votre santé ; ne nous oubliez pas, et embrassez bien tendrement pour moi madame votre mère ; dites-lui que je l’aime bien. »

À ces mots, ses yeux se mouillèrent, et, comme elle se retiroit pour nous cacher ses pleurs : « Vous voyez, me dit le curé, ce nom de mère l’attendrit ; c’est qu’il n’y a pas longtemps qu’elle a perdu la sienne. Adieu, Monsieur, je vous dis comme elle, ne nous oubliez pas ; nous parlerons souvent de vous. »

Je trouvai ma mère pleinement rassurée sur ma conduite ; mais, en me voyant, elle fut alarmée sur ma santé. Je calmai ses inquiétudes, et, en effet, je me sentois bien mieux, grâce au régime auquel le curé m’avoit mis. Nous lui écrivîmes l’un et l’autre pour le remercier de ses bontés hospitalières, et, en lui renvoyant sa jument, sur laquelle j’étois venu, nous accompagnâmes nos lettres de quelques modestes présens, parmi lesquels ma mère glissa pour Marcelline une parure simple et de peu valeur, mais élégante et de bon goût. Après quoi, ma santé se rétablissant à vue d’œil, nous ne fûmes plus, l’un et l’autre, occupés que de mes affaires.

La protection de l’évêque, sa recommandation, la perspective qu’elle m’offroit, parurent à ma mère tout ce qu’il y avoit de plus heureux pour moi, et je pensois alors comme elle. Mon étoile (et je dis à présent, mon heureuse étoile) me fit changer d’opinion. Cet incident m’oblige encore à revenir sur le passé.

J’ai lieu de croire que, depuis l’examen du préfet de Clermont, les jésuites avoient jeté les yeux sur moi. Deux de mes condisciples, et des plus distingués, étoient déjà pris dans leurs filets. Il étoit possible qu’on voulût m’y attirer, et un fait assez curieux, dont j’ai gardé la souvenance, me persuade au moins qu’on y avoit pensé.

Dans le peu de loisirs que j’avois à Clermont, je m’étois fait un amusement du dessin, et, comme j’en avois le goût, l’on m’en supposoit le talent. J’avois l’œil juste et la main sûre ; il n’en falloit pas davantage pour l’objet qui me fit un jour appeler auprès du recteur. « Mon enfant, me dit-il, je sais que vous vous amusez à dessiner l’architecture, et je vous ai choisi pour me lever un plan : c’est celui de notre collège ; examinez bien l’édifice, et, après en avoir exactement tracé l’enceinte, figurez-en l’élévation. Apportez-y le plus grand soin, car votre ouvrage sera mis sous les yeux du roi. »

Tout fier de cette commission, j’allai m’en acquitter, et j’y mis, comme l’on peut croire, l’attention la plus scrupuleuse ; mais, pour avoir voulu trop bien faire, je fis très mal. L’une des ailes du bâtiment avoit un étage, et l’autre aile n’en avoit point. Je trouvai cette inégalité choquante, et je la corrigeai en élevant une aile comme l’autre. « Eh ! mon enfant, qu’avez-vous fait ? me dit le recteur. — J’ai rendu, lui dis-je, mon père, l’édifice régulier. Et c’est précisément ce qu’il ne falloit pas. Ce plan est destiné à montrer le contraire, d’abord au père confesseur, et, par son entremise, au ministre et au roi lui-même : car il s’agit d’obtenir des fonds pour élever l’étage qui manque à l’une des deux ailes. » Je m’en allai bien vite corriger ma bévue, et, quand le recteur fut content « Voulez-vous bien, mon père, me permettre, lui dis-je, une observation ? Ce collège qu’on vient de vous bâtir est beau, mais il n’y a point d’église. Vous y dites la messe dans une salle basse. Est-ce que dans le plan on auroit oublié l’église ? » Le jésuite sourit de ma naïveté. « Votre observation, me dit-il, est très juste ; mais vous avez dû remarquer aussi que nous n’avons point de jardin. — Et c’est aussi de quoi je me suis étonné. — N’en soyez plus en peine ; nous aurons l’un et l’autre. — Comment cela, mon père ? je n’y vois point d’emplacement. — Quoi ! vous ne voyez pas en dehors du fer à cheval qui ferme l’enceinte du collège, vous ne voyez pas cette église des Pères augustins, et ce jardin dans leur couvent ? — Eh bien ! mon père ? — Eh bien ! ce jardin, cette église, seront les nôtres, et c’est la Providence qui semble les avoir placés si près de nous. — Mais, mon père, les augustins n’auront donc plus ni jardin, ni église ? — Au contraire, ils auront une église plus belle et un jardin encore plus vaste : nous ne leur ferons aucun tort, à Dieu ne plaise ! et, en les délogeant, nous saurons les dédommager. — Vous délogerez donc les Pères augustins ? — Oui, mon enfant, et leur maison sera, pour nos vieillards, une infirmerie, un hospice, car il faut bien que nos vieillards aient une maison de repos. — Rien n’est plus juste, assurément ; mais je cherche où vous logerez les Pères augustins. — N’en ayez point d’inquiétude ils auront le couvent, l’église et le jardin des Pères cordeliers. N’y seront-ils pas à leur aise, et beaucoup mieux qu’ils ne sont là ? — Fort bien ! mais que deviennent les Pères cordeliers ? — Je me suis attendu à cette objection, et il est juste que j’y réponde : Clermont et Mont-Ferrand faisoient deux villes autrefois ; maintenant elles n’en font qu’une, et Mont-Ferrand n’est plus qu’un faubourg de Clermont : aussi dit-on Clermont-Ferrand. Or, vous saurez qu’à Mont-Ferrand les cordeliers ont un couvent superbe, et vous concevez bien qu’il n’est pas nécessaire qu’une ville ait deux couvens de cordeliers. Donc, en faisant passer ceux de Clermont à Mont-Ferrand on ne fait du mal à personne, et nous voilà, sans préjudice pour autrui, possesseurs de l’église, du jardin, du couvent de ces bons Pères augustins, qui nous sauront gré de l’échange, car il en faut toujours agir en bons voisins. Au reste, mon enfant, ce que je vous confie est encore le secret de la société ; mais vous n’y êtes pas étranger, et je me plais, dès à présent, à vous regarder comme étant l’un des nôtres. »

Tel fut, autant qu’il m’en souvient, ce dialogue, où Blaise Pascal auroit trouvé le mot pour rire, et qui ne me parut que sincère et naïf. Ce que j’en infère aujourd’hui, c’est que ce ne fut pas sans intention préméditée que le professeur de rhétorique de Clermont, le P. Nolhac[8], en passant par ma ville pour aller à Toulouse, vint me demander à dîner.

Ma bonne mère, qui ne se doutoit point de sa mission, non plus que moi, le reçut de son mieux ; et, pendant le dîner, il la rendit heureuse, en lui exagérant mes succès dans l’art d’enseigner. À l’entendre, mes écoliers étoient distingués dans leurs classes, et il étoit aisé de reconnoître, en lisant les devoirs, ceux qui avoient passé sous mes yeux. Je trouvois bien dans cette flatterie une politesse excessive, mais je n’en voyois pas le but.

Vers la fin du repas, ma mère, selon l’usage du pays, nous ayant laissés seuls à table, mon jésuite fut à son aise. « À présent, me dit-il, parlons de vos projets. Que vous proposez-vous, et quelle route allez-vous prendre ? » Je lui confiai les avances que mon évêque m’avoit faites, et le dessein où nous étions, ma mère et moi, d’en profiter. Il m’écouta d’un air pensif et dédaigneux. « Je ne sais pas, me dit-il enfin, ce que vous trouvez de flatteur et de séduisant dans ces offres. Pour moi, je n’y vois rien qui soit digne de vous. D’abord le titre de docteur de Bourges est décrié au point d’en être ridicule ; et, au lieu d’y prendre des grades, vous allez vous y dégrader. Ensuite… mais ceci est un article trop délicat pour y toucher. Il est des vérités qu’on ne peut dire qu’à son ami intime, et je n’ai pas avec vous le droit de m’expliquer si librement. » Cette réticence discrète eut l’effet qu’il en attendoit. « Expliquez-vous, mon père, et soyez sûr, lui dis-je, que je vous saurai gré de m’avoir parlé à cœur ouvert. — Vous le voulez, dit-il, et en effet je sens que, dans un moment aussi critique, je ferois mal de vous dissimuler ce que je pense d’une affaire où je ne vois pour vous rien d’assuré que des dégoûts. — Et quels dégoûts ? lui demandai-je avec étonnement.

— Votre évêque, poursuivit-il, est le meilleur homme du monde ; ses intentions sont droites, et il ne vous veut que du bien, j’en suis persuadé. Mais quel bien pense-t-il vous faire en vous mettant sous la dépendance et à la merci de cet archevêque de Bourges ? Durant vos cinq années de théologie et de séminaire, vous serez à sa pension et vous vivrez de ses bienfaits ; je veux croire aussi qu’il aidera votre famille de quelques secours charitables (ces mots me glacèrent les sens) ; mais, vous et votre mère, êtes-vous faits pour être sur la liste de ses aumônes ? et en êtes-vous réduits là ? — Assurément non, m’écriai-je. — C’est pourtant là, et pour longtemps peut-être, ce que l’on vous propose, ce que l’on vous fait espérer. — Il me semble, lui dis-je, que l’Église a des biens dont la dispensation est remise aux évêques, des biens qu’ils n’ont pas droit de posséder eux-mêmes, et dont seulement ils disposent ; et ces biens-là, ces bénéfices, on peut les recevoir de leurs mains sans rougir. — Vraiment, c’est là, me dit-il, l’appât dont ils agacent l’ambition des jeunes gens. Mais quand et à quel prix leur viennent ces biens qu’ils attendent ? Vous ne connoissez pas l’esprit de domination et d’empire qu’exercent sur leurs protégés ces tardifs et lents bienfaiteurs. Leur crainte est qu’on ne leur échappe ; et ils prolongent le plus longtemps qu’ils peuvent l’état de dépendance et d’asservissement où ils tiennent ces malheureux. Ils donnent aisément et libéralement à la faveur, à la naissance ; mais, si le mérite infortuné en obtient jamais quelque grâce, il l’achète bien chèrement ! — Vous me montrez, lui dis-je, bien des ronces et des épines où je ne voyois que des fleurs ; mais, dans ma situation, chargé d’une famille qu’il faut que je soutienne, et qui a besoin de mon appui, que me conseillez-vous de faire ? — Je vous conseille, me dit-il, de vous mettre en position de vous protéger vous-même, et non pas d’être protégé. Je connois un état où tout homme qui se distingue a du crédit et des amis puissans. Cet état, c’est le mien. Toutes les voies de la fortune et de l’ambition nous sont personnellement interdites ; mais elles sont toutes ouvertes à tout ce qui nous appartient. — Vous me conseillez donc de me faire jésuite ? — Oui, sans doute ! et bientôt, par des moyens qui nous sont connus, votre mère sera tranquille, ses enfans seront élevés, l’État lui-même en prendra soin ; et, lorsque arrivera le temps de les pourvoir, il n’est point de facilités que nos relations ne vous donnent. Voilà pourquoi la fleur de la jeunesse de nos collèges ambitionne et sollicite l’avantage d’être reçue dans cette société puissante ; voilà pourquoi les chefs des plus grandes maisons veulent y être affiliés. — J’ai regardé, lui dis-je, votre société comme une source de lumières ; et, pour un homme qui veut s’instruire et développer ses talens, je me suis dit cent fois qu’il n’y avoit rien de mieux que de vivre au milieu de vous ; mais dans vos règlemens deux choses me répugnent : la longueur du noviciat et l’obligation de commencer par enseigner les basses classes. — Pour le noviciat, me dit-il, ce sont deux ans d’épreuve qu’il faut subir : la loi en est invariable ; mais, pour les basses classes, je crois pouvoir répondre que vous en serez dispensé. » En discourant ainsi, nous buvions d’un vin capiteux. La tête du jésuite s’exaltoit en jactance de la considération dont jouissoit sa compagnie, et de l’éclat qui en rejaillissoit sur les individus. « Rien, disoit-il, n’est comparable aux agrémens dont jouit dans le monde un jésuite, homme de mérite : tous les accès lui sont faciles ; partout l’accueil le plus favorable, le plus flatteur, lui est assuré. » Son éloquence fut si pressante qu’à la fin elle m’entraîna.

« Me voilà décidé, lui dis-je, à remercier mon évêque. Le reste demande un peu plus de réflexion. Mais je compte aller à Toulouse ; et là, si ma mère y consent, j’achèverai de suivre vos conseils. »

Je communiquai à ma mère les observations du jésuite sur le désagrément d’aller à Bourges me constituer le pensionnaire de l’archevêque. Elle eut la même délicatesse et la même fierté que moi, et nos deux lettres à mon évêque furent écrites dans cet esprit. Il ne me manquoit plus que de la consulter sur le dessein de me faire jésuite. Je n’en eus jamais le courage. Ni sa foiblesse ni la mienne n’auroient pu soutenir cette consultation : pour la raisonner de sang-froid, il falloit être éloigné l’un de l’autre. Je me réservai de lui écrire, et je me rendis à Toulouse, irrésolu moi-même encore sur ce que j’allois devenir. Dirai-je qu’en chemin je manquai encore ma fortune ?

Un muletier d’Aurillac, qui passoit sa vie sur le chemin de Clermont à Toulouse, voulut bien se charger de moi. J’allois sur l’un de ses mulets, et lui, le plus souvent à pied, cheminoit à côté de moi. « Monsieur l’abbé, me dit-il, vous serez obligé de passer chez moi quelques jours, car mes affaires m’y arrêtent. Au nom de Dieu, employez ce temps-là à guérir ma fille de sa folle dévotion. Je n’ai qu’elle, et pas pour un diable elle ne veut se marier. Son entêtement me désole. » La commission étoit délicate ; je ne la trouvai que plaisante, je m’en chargeai volontiers.

Je me figurois, je l’avoue, comme une bien pauvre demeure celle d’un homme qui trottoit sans relâche à la suite de ses mulets, ayant tantôt la pluie, tantôt la neige sur le corps, et par les chemins les plus rudes. Je ne fus donc pas peu surpris lorsque, en rentrant chez lui, je vis une maison commode, bien meublée, d’une propreté singulière, et qu’une espèce de sœur grise, jeune, fraîche, bien faite, vint au-devant de Pierre (c’étoit le nom du muletier) et l’embrassa en l’appelant son père. Le souper qu’elle nous fit servir n’avoit pas moins l’air de l’aisance. Le gigot étoit tendre et le vin excellent. La chambre que l’on me donna avoit, dans sa simplicité, presque l’élégance du luxe. Jamais je n’avois été si mollement couché. Avant de m’endormir, je réfléchis sur ce que j’avois vu. « Est-ce, dis-je en moi-même, pour passer quelques heures de sa vie à son aise que cet homme en tracasse et consume le reste en de si pénibles travaux ? Non, c’est une vieillesse tranquille et reposée qu’il travaille à se procurer, et ce repos, dont il jouit en espérance, le soulage de ses fatigues. Mais cette fille unique qu’il aime tendrement, par quelle fantaisie, jeune et jolie comme elle est, s’est-elle vêtue en dévote ? Pourquoi cet habit gris, ce linge plat, cette croix d’or sur sa poitrine et cette guimpe sur son sein ? Ces cheveux qu’elle cache comme sous un bandeau sont pourtant d’une jolie teinte. Le peu que l’on voit de son cou est blanc comme l’ivoire. Et ces bras ? ils sont aussi de cet ivoire pur, et ils sont faits au tour ! » Sur ces réflexions je m’endormis, et le lendemain j’eus le plaisir de déjeuner avec la dévote. Elle me demanda obligeamment des nouvelles de mon sommeil. « Il a été fort doux, lui dis-je ; mais il n’a pas été tranquille, et les songes l’ont agité. Et vous, Mademoiselle, avez-vous bien dormi ? — Pas mal, grâce au Ciel ! me dit-elle. — Avez-vous fait aussi des rêves ? » Elle rougit, et répondit qu’elle rêvoit bien rarement. « Et, quand vous rêvez, c’est aux anges ? — Quelquefois aux martyrs, dit-elle en souriant. — Sans doute aux martyrs que vous faites ? — Moi ! je ne fais point de martyrs. — Vous en faites plus d’un, je gage, mais vous ne vous en vantez pas. Pour moi, lorsque dans mon sommeil je vois les cieux ouverts, ce n’est presque jamais qu’aux vierges que je rêve. Je les vois, les unes en blanc, les autres en corset et en jupon de serge grise, et cela leur sied mieux que ne feroit la plus riche parure. Rien dans cet ajustement simple n’altère la beauté naturelle de leurs cheveux ni de leur teint ; rien n’obscurcit l’éclat d’un front pur, d’une joue vermeille ; aucun pli ne gâte leur taille ; une étroite ceinture en marque et en dessine la rondeur. Un bras pétri de lis et une jolie main avec ses doigts de roses sortent, tels que Dieu les a faits, d’une manche unie et modeste, et ce que leur guimpe dérobe se devine encore aisément. Mais, quelque plaisir que j’aie à voir en songe toutes ces jeunes filles dans le ciel, je suis un peu affligé, je l’avoue, de les y voir si mal placées. — Où les voyez-vous donc placées ? demanda-t-elle avec embarras. — Hélas ! dans un coin, presque seules, et (ce qui me déplaît encore bien davantage) auprès des pères capucins. — Auprès des pères capucins ! s’écria-t-elle en fronçant le sourcil. — Hélas ! oui, presque délaissées, tandis que d’augustes mères de famille, environnées de leurs enfans qu’elles ont élevés, de leurs époux qu’elles ont rendus bienheureux déjà sur la terre, de leurs parens qu’elles ont consolés et réjouis dans leur vieillesse en leur assurant des appuis, sont dans une place éminente, en vue à tout le ciel, et toutes brillantes de gloire. — Et les abbés, demanda-t-elle d’un air malin, où les a-t-on mis ? — S’il y en a, répondis-je, on les aura peut-être aussi nichés dans quelque coin éloigné de celui. des vierges. — Oui, je le crois, dit-elle, et l’on a fort bien fait, car ce seroit pour elles de dangereux voisins. »

Cette querelle sur nos états réjouissoit le bonhomme Pierre. Jamais il n’avoit vu sa fille si éveillée et si parlante : car j’avois soin de mettre dans mes agaceries, comme diroit Montaigne, une aigre-douce pointe de gaieté piquante et flatteuse qui sembloit la fâcher, et dont elle me savoit gré. Son père, enfin, la veille de son départ et du mien pour Toulouse, me mena seul dans sa chambre, et me dit « Monsieur l’abbé, je vois bien que sans moi jamais vous et ma fille vous ne seriez d’accord. Il faut pourtant que cette querelle de dévote et d’abbé finisse. Il y a bon moyen pour cela : c’est de jeter tous les deux aux orties, vous ce rabat, elle ce collet rond, et j’ai quelque doutance que, si vous le voulez, elle ne se fera pas longtemps tirer l’oreille pour le vouloir aussi. Pour ce qui me regarde, comme dans le commerce j’ai fait dix ans les commissions de votre brave homme de père, et que chacun me dit que vous lui ressemblez, je veux agir avec vous rondement et cordialement. » Alors, dans les tiroirs d’une commode qu’il ouvrit, me montrant des monceaux d’écus : « Tenez, me dit-il, en affaire il n’y a qu’un mot qui serve : voilà ce que j’ai amassé, ce que j’amasse encore pour mes petits-enfans, si ma fille m’en donne ; pour vos enfans, si vous voulez et si vous lui faites vouloir. »

Je ne dirai point qu’à la vue de ce trésor je ne fus point tenté. L’offre en étoit pour moi d’autant plus séduisante que le bonhomme Pierre n’y mettoit d’autre condition que de rendre sa fille heureuse. « Je continuerai, disoit-il, de mener mes mulets à chaque voyage, en passant je grossirai ce tas d’écus dont vous aurez la jouissance. Ma vie, à moi, c’est le travail et la fatigue. J’irai tant que j’aurai la force et la santé, et, lorsque la vieillesse me courbera le dos et me roidira les jarrets, je viendrai achever de vivre et me reposer près de vous. Ah ! mon bon ami Pierre, qui mieux que vous, lui dis-je, aura mérité ce repos d’une heureuse et longue vieillesse ? Mais à quoi pensez-vous de vouloir donner pour mari à votre fille un homme qui a déjà cinq enfans ? — Vous, Monsieur l’abbé ! cinq enfans à votre âge ! — Hélas ! oui. N’ai-je pas deux sœurs et trois frères ? Ont-ils d’autre père que moi ? C’est de mon bien, et non pas du vôtre, que ceux-là doivent vivre ; c’est à moi de leur en gagner. — Et pensez-vous en gagner avec du latin, me dit Pierre, comme moi avec mes mulets ? — Je l’espère, lui dis-je, mais au moins ferai-je pour eux tout ce qu’il dépendra de moi. — Vous ne voulez donc pas de ma dévote ? Elle est pourtant gentille, et surtout à présent que vous l’avez émoustillée. — Assurément, lui dis-je, elle est jolie, elle est aimable, et j’en serois tenté plus que de vos écus. Mais, je vous le dis, la nature m’a déjà mis cinq enfans sur les bras ; le mariage m’en donneroit bientôt cinq autres, peut-être plus, car les dévotes en font beaucoup, et ce seroit trop d’embarras. — C’est dommage, dit-il ; ma fille ne voudra plus se marier. — Je crois pouvoir vous assurer, lui dis-je, qu’elle n’a plus pour le mariage le même éloignement. Je lui ai fait voir que dans le Ciel les bonnes mères de famille étoient fort au-dessus des vierges ; et, en lui choisissant un mari qui lui plaise, il vous sera facile de lui mettre dans l’âme ce nouveau genre de dévotion. » Ma prédiction s’accomplit.

Arrivé à Toulouse, j’allai voir le P. Nolhac. « Votre affaire est bien avancée, me dit-il ; j’ai trouvé ici plusieurs jésuites qui vous connoissent, et qui ont fait chorus avec moi. Vous êtes proposé, agréé ; dès demain vous entrerez, si vous voulez. Le provincial vous attend. » Je fus un peu surpris qu’il se fût tant pressé ; mais, sans lui en faire aucune plainte, je me laissai conduire chez le provincial. Je le trouvai, en effet, disposé à me recevoir aussitôt que bon me sembleroit, si ma vocation, disoit-il, étoit sincère et décidée. Je répondis qu’en quittant ma mère je n’avois pas eu le courage de lui déclarer ma résolution, mais que je n’irois pas plus avant sans la consulter et lui demander son aveu ; que je me réservois le temps de lui écrire et de recevoir sa réponse. Le provincial trouva tout cela convenable, et en le quittant j’écrivis.

La réponse arriva bien vite ; et quelle réponse, grand Dieu ! quel langage et quelle éloquence ! Aucune des illusions dont le P. Nolhac m’avoit rempli la tête n’avoit fait impression sur l’esprit de ma mère. Elle n’avoit vu que la dépendance absolue, le dévouement profond, l’obéissance aveugle dont son fils alloit faire vœu en prenant l’habit de jésuite.

Et comment puis-je croire, me disoit-elle, que vous serez à moi ? Vous ne serez plus à vous-même. Quelle espérance puis-je fonder pour mes enfans sur celui qui lui-même n’aura plus d’existence que celle dont un étranger pourra disposer d’un coup d’œil ? On me dit, on m’assure que, si, par le caprice de vos supérieurs, vous êtes désigné pour aller dans l’Inde, à la Chine, au Japon, et que le général vous y envoie, il n’y a pas même à balancer, et que, sans résistance et sans réplique, il faut partir. Eh quoi ! mon fils, Dieu n’a-t-il fait de vous un être libre, ne vous a-t-il donné une raison saine, un bon cœur, une âme sensible ; ne vous a-t-il doué d’une volonté si naturellement droite et juste, et des inclinations qui font l’homme de bien, que pour vous réduire à l’état d’une machine obéissante ? Ah ! croyez-moi, laissez les vœux, laissez les règles inflexibles à des âmes qui sentent le besoin qu’elles ont d’entraves. J’ose vous assurer, moi qui vous connois bien, que plus la vôtre sera libre, plus elle sera sûre de ne rien vouloir que d’honnête et de louable. Ô mon cher fils ! rappelez-vous ce moment horrible et cher à ma mémoire, tout déchirant qu’en est pour moi le souvenir, ce moment où, au milieu de votre famille accablée, Dieu vous donna la force de relever ses espérances en vous déclarant son appui. Le rendrez-vous meilleur, en le rendant esclave, ce cœur que la nature a fait capable de ces mouvemens ? Et, lorsqu’il aura renoncé à la liberté de les suivre, lorsque rien de vous-même ne sera plus à vous, que deviendront ces résolutions vertueuses de ne jamais abandonner vos frères, vos sœurs, votre mère ? Ah ! vous êtes perdu pour eux : ils n’attendent plus rien de vous. Mes enfans ! votre second père va mourir au monde et à la nature ; pleurez-le ; et moi, mère désespérée, je pleurerai mon fils, je pleurerai sur vous qu’il aura délaissés. Ô Dieu ! c’étoit donc là ce qui se méditoit chez moi à mon insu, avec ce perfide jésuite ! Il venoit dérober un fils à une pauvre veuve, et un père à cinq orphelins ! Homme cruel, impitoyable ! et avec quelle douceur traîtresse il me flattoit ! C’est là, dit-on, leur génie et leur caractère. Mais vous, mon fils, vous qui jamais n’avez eu de secret pour moi, vous me trompiez aussi ! Il vous a donc appris la dissimulation ? et votre coup d’essai a été de me tendre un piège ! Ce noble et généreux motif de refuser les secours d’un évêque n’étoit qu’un vain prétexte pour me donner le change et me déguiser vos desseins ! Non, rien de tout cela ne peut venir de vous : j’aime mieux croire à un prestige qui vous a fasciné l’esprit. Je ne veux point cesser d’estimer et d’aimer mon fils ; ce sont deux sentimens auxquels je tiens plus qu’à la vie. Mon fils s’est enivré d’ambitieuses espérances. Il a cru se sacrifier pour moi, pour mes enfans. Sa jeune tête a été foible, mais son cœur sera toujours bon. Il ne lira point cette lettre, baignée des larmes de sa mère, sans détester les conseils perfides qui l’ont un moment égaré.

Ah ! ma mère avoit bien raison : il me fut impossible d’achever de lire sa lettre sans être suffoqué de pleurs et de sanglots. Dès ce moment l’idée de me faire jésuite fut chassée de mon esprit, et je me hâtai d’aller dire au provincial que j’y renonçois. Sans désapprouver mon respect pour l’autorité de ma mère, il voulut bien me témoigner quelque regret qui m’étoit personnel, et il me dit que la compagnie me sauroit toujours gré de mes bonnes intentions. En effet, je trouvai les régens du collège favorablement disposés à me donner, comme à Clermont, des écoliers de toutes classes ; mais alors mon ambition étoit d’avoir une école de philosophie. Ce fut de quoi je m’occupai.

Mon âge étoit toujours le premier obstacle à mes vues. En commençant mes grades par la philosophie, je me croyois au moins capable d’en enseigner les élémens ; mais presque aucun de mes écoliers ne seroit moins jeune que moi. Sur cette grande difficulté je consultai un vieux répétiteur appelé Morin, le plus renommé dans les collèges. Il causa longtemps avec moi, et me trouva suffisamment instruit. Mais le moyen que de grands garçons voulussent être à mon école ! Cependant il lui vint une idée qui fixa son attention. « Cela seroit plaisant, dit-il en riant dans sa barbe. N’importe, je verrai : cela peut réussir. » Je fus curieux de savoir quelle étoit cette idée. « Les bernardins ont ici, me dit-il, une espèce de séminaire où ils envoient de tous côtés leurs jeunes gens faire leurs cours. Le professeur de philosophie qu’ils attendoient vient de tomber malade, et, pour le suppléer jusqu’à son arrivée, ils se sont adressés à moi. Comme je suis trop occupé pour être ce suppléant, ils m’en demandent un, et je m’en vais vous proposer. »

On m’accepta sur sa parole ; mais, lorsqu’il m’amena le lendemain, je vis distinctement l’effet du ridicule qui naissoit du contraste de mes fonctions et de mon âge. Presque toute l’école avoit de la barbe, et le maître n’en avoit point. Au sourire un peu dédaigneux qu’excitoit ma présence, j’opposai un air froid et modeste avec dignité ; et, tandis que Morin causoit avec les supérieurs, je m’informai avec les jeunes gens de la règle de leur maison pour le temps des études et pour l’heure des classes ; je leur indiquai quelques livres dont ils avoient à se pourvoir, afin d’approprier leurs lectures à leurs études ; et, dans tous mes propos, j’eus soin qu’il n’y eût rien ni de trop jeune, ni de trop familier ; si bien que, vers la fin de la conversation, je m’aperçus que, de leur part, une attention sérieuse avoit pris la place du ton léger et de l’air moqueur par où elle avoit commencé.

Le résultat de celle que Morin venoit d’avoir avec les supérieurs fut que le lendemain matin j’irois donner ma première leçon.

J’étois piqué du sourire insultant que j’avois essuyé en me présentant chez ces moines. Je voulus m’en venger, et voici comment je m’y pris. Il est du bel usage de dicter à la tête des leçons de philosophie une espèce de prolusion qui soit comme le vestibule de ce temple de la sagesse où l’on introduit ses disciples, et qui, par conséquent, doit réunir un peu d’élégance et de majesté. Je composai ce morceau avec soin, je l’appris par cœur ; je traçai et j’appris de même le plan qui devoit présenter l’ordonnance de l’édifice ; et, la tête pleine de mon objet, je m’en allai gravement et fièrement monter en chaire. Voilà mes jeunes bernardins assis autour de moi, et leurs supérieurs debout, appuyés sur le dos des bancs, et impatiens de m’entendre. Je demande si l’on est prêt à écrire sous ma dictée. On me répond que oui. Alors, les bras croisés, sans cahier sous les yeux, et comme en parlant d’abondance, je leur dicte mon préambule, et puis ma distribution de ce cours de philosophie, dont je marque en passant les routes principales et les points les plus éminens.

Je ne puis me rappeler sans rire l’air ébahi qu’avoient mes bernardins, et avec quelle estime profonde ils m’accueillirent lorsque je descendis de chaire. Cette première espièglerie m’avoit trop bien réussi pour ne pas continuer et soutenir mon personnage. J’étudiois donc tous les jours la leçon que j’allois dicter ; et, en la dictant de mémoire, j’avois l’air de produire et de composer sur-le-champ. À quelque temps de là, Morin alla les voir, et ils lui parlèrent de moi avec l’étonnement dont on parleroit d’un prodige. Ils lui montrèrent mes cahiers ; et, lorsqu’il voulut bien me témoigner lui-même sa surprise que cela fût dicté de tête, je lui répondis par une sentence d’Horace et que Boileau a traduite ainsi :


Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement,
Et les mots, pour le dire, arrivent aisément.

Ainsi, chez les Gascons, je débutai par une gasconnade ; mais elle m’étoit nécessaire, et il arriva que, le professeur bernardin étant venu prendre sa place, Morin, qui ne pouvoit suffire au nombre d’écoliers qui s’adressoient à lui, m’en donna tant que je voulus. D’un autre côté, la fortune vint encore au-devant de moi.

Il y avoit à Toulouse un hospice fondé pour les étudians de la province du Limosin. Dans cet hospice, appelé le collège de Sainte-Catherine[9], les places donnoient un logement et 200 livres de revenu durant les cinq années de grades. Lorsqu’une de ces places étoit vacante, les titulaires y nommoient au scrutin, bonne et sage institution. Ce fut dans l’une de ces vacances que mes jeunes compatriotes voulurent bien penser à moi. Dans ce collège, où la liberté n’avoit pour règle que la décence, chacun vivoit à sa manière ; le portier et le cuisinier étoient payés à frais communs. Ainsi, par mon économie, je pus verser dans ma famille la plus grande partie du fruit de mon travail ; et cette épargne, qui suivoit tous les ans l’accroissement de mon école, devint assez considérable pour commencer à mettre mes parens à leur aise. Mais, tandis que la fortune me procuroit les jouissances les plus douces, la nature me préparoit les plus déchirantes douleurs. J’eus cependant encore quelque temps de prospérité.

En feuilletant par hasard un recueil des pièces couronnées à l’Académie des Jeux Floraux, je fus frappé de la richesse des prix qu’elle distribuoit : c’étoient des fleurs d’or et d’argent. Je ne fus pas émerveillé de même de la beauté des pièces qui remportoient ces prix, et il me parut assez facile de faire mieux. Je pensai au plaisir d’envoyer à ma mère de ces bouquets d’or et d’argent, et au plaisir qu’elle auroit elle-même à les recevoir de ma main. De là me vint l’idée d’être poète. Je n’avois point étudié les règles de notre poésie. J’allai bien vite faire emplette d’un petit livre qui enseignoit ces règles ; et, par les conseils du libraire, j’acquis en même temps un exemplaire des Odes de Rousseau. Je méditai l’une et l’autre lecture, et incontinent je me mis à chercher dans ma tête quelque beau sujet d’ode. Celui auquel je m’arrêtai fut l’invention de la poudre à canon. Je me souviens qu’elle commençoit par ces vers :


Toi qu’une infernale Euménide
Pétrit de ses sanglantes mains.


Je ne revenois pas de mon étonnement d’avoir fait une ode si belle. Je la récitois dans l’ivresse de l’enthousiasme et de l’amour-propre ; et, en la mettant au concours, je n’avois aucun doute qu’elle ne remportât le prix. Elle ne l’eut point ; elle n’obtint pas même le consolant honneur de l’accessit. Je fus outré, et, dans mon indignation, j’écrivis à Voltaire, et lui criai vengeance en lui envoyant mon ouvrage. On sait avec quelle bonté Voltaire accueilloit les jeunes gens qui s’annonçoient par quelque talent pour la poésie : le Parnasse françois étoit comme un empire dont il n’auroit voulu céder le sceptre à personne au monde, mais dont il se plaisoit à voir les sujets se multiplier. Il me fit donner une de ces réponses qu’il tournoit avec tant de grâce, et dont il étoit si libéral[10]. Les louanges qu’il y donnoit à mon ouvrage me consolèrent pleinement de ce que j’appelois l’injustice de l’Académie, dont le jugement ne pesoit pas, disois-je, un grain dans la balance contre un suffrage tel que celui de Voltaire ; mais ce qui me flatta beaucoup plus encore que sa lettre, ce fut l’envoi d’un exemplaire de ses œuvres, corrigé de sa main, dont il me fit présent. Je fus fou d’orgueil et de joie, et je courus la ville et les collèges avec ce présent dans les mains. Ainsi commença ma correspondance avec cet homme illustre et cette liaison d’amitié qui, durant trente-cinq ans, s’est soutenue jusqu’à sa mort sans aucune altération.

Je continuai de travailler pour l’Académie des Jeux Floraux, et j’obtins des prix tous les ans[11] ; mais, pour moi, le dernier de ces petits triomphes littéraires eut un intérêt plus raisonnable et plus sensible que celui de la vanité, et c’est par là que cette scène mérite d’avoir place dans les souvenirs que je transmets à mes enfans.

Comme dans l’estime des hommes tout n’est apprécié que par comparaison, et qu’à Toulouse il n’y avoit rien en littérature de plus brillant que le succès dans la lice des Jeux Floraux, l’assemblée publique de cette Académie, pour la distribution des prix, avoit la pompe et l’affluence d’une grande solennité. Trois députés du parlement la présidoient ; les capitouls et tout le corps de ville y assistoient en robe ; toute la salle, en amphithéâtre, étoit remplie du plus beau monde de la ville et des plus jolies femmes. La brillante jeunesse de l’université occupoit le parterre autour du cercle académique ; la salle, qui est très vaste, étoit ornée de festons de fleurs et de lauriers, et les fanfares de la ville, à chaque prix que l’on décernoit, faisoient retentir le Capitole d’un bruit éclatant de victoire.

J’avois mis cette année-là cinq pièces au concours, une ode, deux poèmes et deux idylles. L’ode manqua le prix ; il ne fut point donné. Les deux poèmes se balancèrent ; l’un des deux eut le prix de poésie épique, et l’autre un prix de prose qui se trouvoit vacant. L’une des deux idylles obtint le prix de poésie pastorale, et l’autre l’accessit. Ainsi les trois prix, et les seuls que l’Académie alloit distribuer, j’allois les recevoir. Je me rendis à l’assemblée avec des tressaillemens de vanité, que je n’ai pu me rappeler depuis sans confusion et sans pitié de ma jeunesse. Ce fut bien pis lorsque je fus chargé de mes fleurs et de mes couronnes. Mais quel est le poète de vingt ans à qui pareille chose n’eût pas tourné la tête ?

On fait silence dans la salle ; et, après l’éloge de Clémence Isaure, fondatrice des Jeux Floraux, éloge inépuisable, prononcé tous les ans au pied de sa statue, vient la distribution des prix. On annonce d’abord que celui de l’ode est réservé. Or on savoit que j’avois mis une ode au concours, on savoit aussi que j’étois l’auteur d’une idylle non couronnée on me plaignoit, et je me laissois plaindre. Alors on nomme à haute voix le poème auquel le prix est accordé ; et, à ces mots : Que l’auteur s’avance, je me lève, j’approche, et je reçois le prix. On applaudit, comme de coutume, et j’entends dire autour de moi : « Il en a manqué deux, il ne manque pas le troisième : il a plus d’une corde et plus d’une flèche à son arc. » Je vais modestement me rasseoir au bruit des fanfares ; mais bientôt on entend l’annonce du second poème, auquel l’Académie a cru devoir, dit-elle, adjuger le prix d’éloquence, plutôt que de le réserver. L’auteur est appelé, et c’est encore moi qui me lève. Les applaudissemens redoublent, et la lecture de ce poème est écoutée avec la même complaisance et la même faveur que celle du premier. Je m’étois remis à ma place, lorsque l’idylle fut proclamée, et l’auteur invité à venir recevoir le prix. On me voit lever pour la troisième fois. Alors, si j’avois fait Cinna, Athalie et Zaïre, je n’aurois pas été plus applaudi. L’effervescence des esprits fut extrême : les hommes, à travers la foule, me portoient sur les mains, les femmes m’embrassoient. Légère fumée de vaine gloire ! Qui le sait mieux que moi, puisque de mes essais, qu’on trouvoit si brillans, il n’y en a pas un seul qui, quarante ans après, relu même avec indulgence, m’ait paru digne d’avoir place dans la collection de mes œuvres ? Mais ce qui me touche sensiblement encore de ce jour si flatteur pour moi, c’est ce que je vais raconter.

Au milieu du tumulte et du bruit du peuple enivré, deux grands bras noirs s’élèvent et s’étendent vers moi. Je regarde, je reconnois mon régent de troisième, ce bon P. Malosse, qui, séparé de moi depuis plus de huit ans, se retrouvoit à cette fête. À l’instant, je me précipite, je fends la foule, et me jetant dans ses bras avec mes trois prix : « Tenez, mon père ; ils sont à vous, lui dis-je, et c’est à vous que je les dois. » Le bon jésuite levoit au ciel ses yeux pleins de larmes de joie, et je puis dire que je fus plus sensible au plaisir que je lui causois qu’à l’éclat de mon triomphe. Ah ! mes enfans, ce qui intéresse le cœur et l’âme est doux dans tous les temps, on s’y complait toute la vie. Ce qui n’a flatté que l’orgueil du bel esprit ne nous revient que comme un vain songe dont on rougit d’avoir trop follement chéri l’erreur.

Ces amusemens littéraires, quoique bien séduisans pour moi, ne prenoient pourtant rien sur mes occupations réelles. Je donnois aux vers des momens de promenade et de loisir ; mais en même temps je vaquois assidûment à mes études et à celles de mon école. Dès ma seconde année de philosophie, n’ayant pu engager mon professeur jésuite à nous enseigner la physique newtonienne, je pris mon parti d’aller étudier à l’école des doctrinaires. Leur collège, appelé l’Esquille, avoit pour professeurs de philosophie deux hommes de mérite ; mais l’un des deux, et c’étoit le mien, avec de l’instruction et de l’esprit, penchoit trop, ou par caractère, ou par foiblesse de complexion, vers l’indolence et le repos. Il trouva commode d’avoir en moi un disciple qui, ayant déjà fait sa philosophie, pût, de temps en temps, lui épargner la fatigue et l’ennui du travail de la classe.

« Montez, me disoit-il, montez sur le pupitre, et rendez-leur facile ce que vous saisissez vous-même si facilement. » Cet éloge me payoit bien des peines que je me donnois car il me valoit la confiance des écoliers, et il fit souhaiter aux pensionnaires du collège de m’avoir pour répétiteur, excellente et solide aubaine.

Pour complaire à mon professeur, il fallut consentir, quoiqu’un peu malgré moi, à soutenir des thèses générales. Il attachoit une grande importance à me compter au nombre de ceux de ses disciples qu’il alloit produire en public, et, comme il étoit membre de l’Académie des sciences de Toulouse[12], il voulut que ce fût à cette compagnie que ma thèse fût dédiée ; spectacle assez nouveau et assez frappant, disoit-il, qu’une thèse ainsi présidée ! Ce fut par là qu’il voulut terminer sa carrière philosophique ; et il imagina d’ajouter à la pompe de ce spectacle un coup de théâtre honorable pour moi, mais dont je fus étonné moi-même. Il n’y réussit que trop bien ; et mon étonnement fut tel qu’il manqua de me rendre fou ou imbécile pour la vie.

Dans ces exercices publics, il étoit d’usage constant que le professeur fût dans sa chaire, et son écolier devant lui, sur ce qu’on appelle un pupitre, espèce de tribune inférieure à la chaire. Quand tout le monde fut en place, et que l’illustre Académie fut rangée devant la chaire, on m’avertit, et je parus. Vous pensez bien que j’avois préparé un compliment pour l’Académie, et dans cette petite harangue j’avois mis tout le peu que j’avois d’art et de talent. Je la savois par cœur, je l’avois vingt fois récitée sans aucune hésitation, et, pour le coup, j’étois si sûr de ma mémoire que j’avois négligé de me pourvoir du manuscrit. Je parois donc ; et, au lieu de trouver mon professeur en chaire, je l’aperçois au rang des académiciens. Je lui fais respectueusement signe de venir se mettre à sa place. « Montez, Monsieur, me dit-il tout haut avec son air d’indolence et de sécurité, montez sur le pupitre ou dans la chaire, tout comme il vous plaira ; vous n’avez pas besoin de moi. » Ce magnifique témoignage excita dans l’assemblée un murmure de surprise, et je crois d’approbation ; mais son effet sur moi fut de glacer mes sens et de me troubler le cerveau. Saisi, tremblant, je monte les degrés du pupitre, et je m’y agenouille, selon l’usage, comme pour implorer les lumières du Saint-Esprit ; mais, lorsque, avant de me lever, je veux me rappeler le début de mon compliment, je ne m’en souviens plus, et le bout du fil m’en échappe ; je veux le chercher dans ma tête, je n’y vois qu’un épais brouillard. Je fais des efforts incroyables pour retrouver au moins le premier mot de mon discours ; pas un mot, et pas une idée ne me revient. Dans cet état d’angoisse, je suis plusieurs minutes à suer sang et eau, et tout près de me rompre les veines et les nerfs de la tête par l’effroyable contention où ce long travail les avoit mis, lorsque tout à coup, et comme par miracle, le nuage qui enveloppoit mes esprits se dissipe ; ma tête se dégage, mes idées renaissent, je ressaisis le fil de mon discours ; et, bien fatigué, mais tranquille et rassuré, je le prononce. Je ne parle pas du succès qu’il eut ; il est rare que les louanges soient mal reçues. J’avois assaisonné celles-ci de mon mieux. Je ne me vante pas non plus de la faveur qui me soutint dans tout cet exercice. En me faisant passer par les plus belles questions de la physique, ceux des académiciens qui daignèrent me provoquer ne s’occupèrent que du soin de faire briller mes réponses. Ils en agirent en vrais Mécènes, pleins d’indulgence et de bonté. Mais ce qu’il y eut de plus remarquable, de plus touchant pour moi, ce fut le noble procédé du professeur jésuite que j’avois trop légèrement quitté pour passer à l’Esquille, et qui, dans ce moment, vint me faire sentir mon tort ; il m’argumenta le dernier sur le système de la gravitation, et, avec l’air de m’attaquer de vive force, il me ménagea les moyens les plus avantageux de me développer. Heureusement, dans mes réponses, je sus lui faire entendre qu’à sa manière de me combattre, on reconnoissoit la supériorité du maître qui exerce les forces de son disciple, mais qui ne veut pas l’accabler. Quand je descendis du pupitre, le président de l’Académie, en me félicitant, me dit qu’elle ne pouvoit mieux me marquer sa satisfaction qu’en m’offrant une place d’adjoint qui vaquoit dans la compagnie. Je l’acceptai avec une humble reconnoissance ; et, au bruit de l’approbation publique, je reçus le prix du combat.

Mais ce qu’avoient de solide pour moi ces succès de jeunesse, c’étoit le nombre d’écoliers qui venoient grossir mon école, et contribuer aux secours que je faisois passer à Bort. Assez riche de mon travail pour soutenir dans ses études celui de mes frères qui venoit après moi, je lui tendis la main et je l’appelai à Toulouse. Il avoit quatorze ans, et il ne savoit pas un mot de latin ; mais il avoit la conception très vive, la mémoire excellente, et un désir passionné de profiter de mes leçons. Je lui simplifiai les règles, je lui abrégeai la méthode ; dans six mois il n’y eut plus pour lui de difficultés de syntaxe ; et encore un an bien employé le mit en état d’aller seul et sans maître : c’étoit là son ambition, car il me voyoit accablé de travail, et il se sentoit soulagé de la peine qu’il m’épargnoit. Le pauvre enfant ! son sentiment pour moi n’étoit pas seulement de l’amitié, c’étoit du culte. Le nom de frère avoit dans sa bouche un caractère de sainteté. Il me témoigna le désir d’être homme d’église, et j’en fus bien aise : car ce désir en moi commençoit à se refroidir pour plus d’une raison, et singulièrement par les difficultés épineuses et rebutantes dont on voulut semer ma route.

Le collège de Sainte-Catherine, où j’avois une place, avoit pour inspecteur et surveillant spirituel un promoteur de l’archevêque appelé Goutelongue, homme intrigant, rogue et hardi, on disoit même un peu fripon, lequel vouloit mener à son gré le collège, et disposer des places en y faisant nommer qui bon lui sembleroit. Sa qualité de promoteur, l’autorité de l’archevêque qu’il faisoit sonner, le crédit qu’il se vantoit d’avoir auprès de monseigneur, intimidant les uns et amorçant les autres, il s’étoit fait parmi nos camarades un parti subjugué par la crainte et par l’espérance ; mais il trouva dans le collège un certain Pujalou, caractère franc, libre et ferme, qui, fatigué de sa domination, osa lui tenir tête et donner le signal de la rébellion contre ce pouvoir usurpé. « De quel droit, mes amis, dit-il aux jeunes Limosins ses camarades, cet homme-là vient-il intriguer dans nos assemblées et gêner nos élections ? Le fondateur de ce collège, en nous laissant la liberté d’élire et de nommer nous-mêmes aux places vacantes parmi nous, a jugé sainement que la jeunesse est l’âge où l’équité naturelle a le plus de candeur, de droiture et d’intégrité. Pourquoi souffrirons-nous qu’on vienne la corrompre, cette équité qui nous anime ? Parmi nous les places vacantes sont destinées aux plus dignes, et non pas aux plus protégés. Si Goutelongue veut avoir des créatures, qu’il leur obtienne les faveurs de son archevêque, et qu’il ne vienne pas les gratifier à nos dépens. Pour nous conduire dans nos choix, nous avons notre conscience qui vaut bien celle du promoteur. Moi qui le connois, je déclare que je crois à sa probité moins qu’à celle d’un maquignon. » Ce dernier trait, qui n’étoit pas de l’éloquence noble, fut celui qui porta : l’épithète de maquignon resta au promoteur, et ses intrigues dans le collège ne s’appelèrent plus que du maquignonnage.

J’arrivai dans ces circonstances, et Pujalou n’eut aucune peine à m’engager dans son parti. Dès ce moment je fus noté sur les tablettes du promoteur ; mais bientôt, par un trait qui m’étoit personnel, j’y fus encore mieux signalé. Il y eut dans le collège une place vacante. Les deux partis se balançoient ; et, en cas de partage, c’étoit à l’archevêque à décider l’élection. Notre parti consulta ses forces, et il se croyoit sûr de l’emporter, mais d’une seule voix. Or, la veille de l’élection, cette voix nous fut enlevée. L’un de nos camarades, honnête et bon jeune homme, mais timide, avoit disparu nous apprîmes que, dans un village à trois lieues de Toulouse, il avoit un oncle curé, et que cet oncle étoit venu le prendre, et l’avoit emmené chez lui passer les fêtes de Noël. Nous ne doutâmes point que ce ne fût une manœuvre de Goutelongue. On sut quel étoit le village, et la route en étoit connue ; mais il étoit nuit sombre ; il tomboit une pluie mêlée de neige et de verglas, et il y avoit de la folie à croire que, par ce temps-là, le curé consentît à laisser partir son neveu, surtout l’ayant emmené lui-même par égard pour le promoteur. « N’importe ! dis-je tout à coup, je me fais fort d’aller le prendre et de vous l’apporter en croupe. Que l’on me donne un bon cheval. » J’en eus un dans l’instant ; et, affublé du long manteau de Pujalou, j’arrivai en deux heures à la porte du presbytère, au moment où le curé, son neveu, sa servante, alloient se coucher. Mon camarade, en me voyant descendre de cheval, vint à moi, et en l’embrassant : « Du courage, lui dis-je, ou tu es déshonoré. » Le curé, à qui je m’annonçai comme étant du collège de Sainte-Catherine, me demanda ce qui m’amenoit. « Je viens, lui dis-je, au nom de Jésus-Christ, le père universel des pauvres, vous conjurer de n’être pas complice de l’expoliateur des pauvres, de cet homme injuste et cruel qui leur dérobe leur substance pour la prodiguer à son gré. » Alors je lui développai les intrigues de Goutelongue pour usurper sur nous le droit de nommer à nos places et les donner à la faveur. « Demain, lui dis-je, nous avons à élire ou un écolier qu’il protège et qui n’a pas besoin de la place vacante, ou un pauvre écolier qui la mérite et qui l’attend. Auquel des deux voulez-vous qu’elle tombe ? » Il répondit que le choix ne seroit pas douteux s’il dépendoit de lui. « Et il dépend de vous, lui dis-je il ne manque au parti du pauvre qu’une voix ; cette voix lui étoit assurée, et, à la sollicitation, aux instances de Goutelongue, vous êtes venu la lui ôter. Rendez-la-lui, rendez-lui son pain que vous lui avez arraché. » Interdit et confus, il répondit encore que son neveu étoit libre, qu’il l’avoit amené pour passer avec lui les fêtes, et qu’il ne l’avoit point forcé. « S’il est libre, qu’il vienne avec moi, répliquai-je ; qu’il vienne remplir son devoir, qu’il vienne sauver son honneur : car son honneur est perdu, si l’on croit qu’il est vendu à Goutelongue. » Alors regardant le jeune homme, et le voyant disposé à me suivre : « Allons, lui dis-je, embrassez votre oncle, et venez prouver au collège que vous n’êtes ni l’un ni l’autre les esclaves du promoteur. » À l’instant nous voilà tous les deux à cheval, et déjà bien loin du village.

Nos camarades ne s’étoient point couchés ; nous les retrouvâmes à table, et avec quels transports de joie on nous vit arriver ensemble ! je crus que Pujalou m’étoufferoit en m’embrassant. Nous étions mouillés jusqu’aux os. On commença par nous sécher, et puis le jambon, la saucisse, le vin, nous furent prodigués ; mais, prudent au milieu de tant d’ivresse, je demandai que le sujet de notre joie fût inconnu au parti opposé jusqu’au moment de l’assemblée ; et, en effet, l’apparition soudaine du transfuge fut pour nos adversaires un coup de surprise accablant. Nous enlevâmes la place vacante comme à la pointe de l’épée ; et Goutelongue, qui en sut la cause, ne me le pardonna jamais.

Lors donc que j’allai demander à l’archevêque de vouloir bien obtenir pour moi ce qu’on appelle un dimissoire pour recevoir les ordres de sa main, je lui trouvai la tête pleine de préventions contre moi « Je n’étois qu’un abbé galant tout occupé de poésie, faisant ma cour aux femmes, et composant pour elles des idylles et des chansons, quelquefois même sur la brune allant me promener et prendre l’air au cours avec de jolies demoiselles. » Cet archevêque étoit La Roche-Aymon[13], homme peu délicat dans sa morale politique, mais affectant le rigorisme pour les péchés qui n’étoient pas les siens ; il voulut m’envoyer en faire pénitence dans le plus crasseux et le plus cagot des séminaires. Je reconnus l’effet des bons offices de Goutelongue, et mon dégoût pour le séminaire de Calvet me révéla, comme un secret que je me cachois à moi-même, le refroidissement de mon inclination pour l’état ecclésiastique.

Ma relation avec Voltaire, à qui j’écrivois quelquefois en lui envoyant mes essais, et qui voulut bien me répondre, n’avoit pas peu contribué à altérer en moi l’esprit de cet état.

Voltaire, en me faisant espérer des succès dans la carrière poétique, me pressoit d’aller à Paris, seule école du goût où pût se former le talent. Je lui répondis que Paris étoit pour moi un trop grand théâtre, que je m’y perdrois dans la foule ; que, d’ailleurs, étant né sans bien, je ne saurois qu’y devenir ; qu’à Toulouse je m’étois fait une existence honorable et commode, et qu’à moins d’en avoir une à Paris à peu près semblable, j’aurois la force de résister au désir d’aller rendre hommage au grand homme qui m’y appeloit.

Cependant il falloit bientôt me décider pour un parti. La littérature à Paris, le baṛreau à Toulouse, ou le séminaire à Limoges, voilà ce qui s’offroit à moi, et dans tout cela je ne voyois que lenteur et incertitude. Dans mon irrésolution, je sentis le besoin de consulter ma mère : je ne la croyois point malade, mais je la savois languissante ; j’espérois que ma vue lui rendroit la santé : j’allai la voir. Quels charmes et quelles douceurs auroit eus pour moi ce voyage, si l’effet en eût répondu à une si chère espérance !

Je laisse mon frère à Toulouse, et, sur un petit cheval que j’avois acheté, je pars, j’arrive à ce hameau de Saint-Thomas où étoit ma métairie. C’étoit un jour de fête. Ma sœur aînée, avec la fille de ma tante d’Albois, étoit venue s’y promener. Je m’y repose et j’y fais ma toilette, car je portois en trousse, dans ma valise, tout l’ajustement d’un abbé. De Saint-Thomas à Bort, en passant à gué la rivière, il n’y avoit plus qu’une prairie à traverser. Je fais passer sur mon cheval la rivière à mes deux fillettes, je la passe de même, et j’arrive à la ville par cette belle promenade. Pardon de ces détails je le répète encore, c’est pour mes enfans que j’écris.

Quand je passai devant l’église on disoit vêpres, et, en y allant, l’un de mes anciens condisciples, le même qui depuis a épousé ma sœur, Odde, me rencontra, et alla répandre à l’église la nouvelle de mon arrivée. D’abord mes amis, nos voisines, et insensiblement tout le monde s’écoule ; l’église est vide, et bientôt ma maison est remplie et environnée de cette foule qui vient me voir. Hélas ! j’étois bien affligé dans ce moment. Je venois d’embrasser ma mère ; et, à sa maigreur, à sa toux, au vermillon brûlant dont sa joue étoit colorée, je croyois reconnoître la même maladie dont mon père étoit mort. Il n’étoit que trop vrai qu’avant l’âge de quarante ans ma mère en étoit attaquée. Cette fatale pulmonie, contagieuse dans ma famille, y a fait des ravages cruels. Je pris sur moi autant qu’il me fut possible pour dissimuler à ma mère la douleur dont j’étois saisi. Elle, qui connoissoit son mal, l’oublia, ou du moins parut l’oublier en me revoyant, et ne me parla que de sa joie. J’ai su depuis qu’elle avoit exigé du médecin et de nos tantes de me flatter sur son état, et de ne m’en laisser aucune inquiétude. Ils s’entendirent tous avec elle pour me tromper, et mon âme reçut avidement la douce erreur de l’espérance.

Je reviens à nos habitans. L’enchantement où étoit ma mère de mes succès académiques s’étoit répandu autour d’elle. Ces fleurs d’argent que je lui envoyois, et dont tous les ans elle ornoit le reposoir de la Fête-Dieu, avoient donné de moi, dans ma ville, une idée indéfinissable. Ce peuple, qui depuis s’est peut-être laissé dénaturer comme tant d’autres, étoit alors la bonté même. Il n’est point d’amitiés dont chacun à l’envi ne s’empressât de me combler. Les bonnes femmes se plaisoient à me rappeler mon enfance ; les hommes m’écoutoient comme si mes paroles avoient dû être recueillies. Ce n’étoient guère cependant que des mots simples et sensibles que mon cœur ému me dictoit. Comme tout le monde venoit féliciter ma mère, Mlle B*** y vint aussi avec ses sœurs ; et, selon l’usage, il fallut bien qu’elle permit à l’arrivant de l’embrasser. Mais, au lieu que les autres appuyoient le baiser innocent que je leur donnois, elle s’y déroba en retirant doucement sa joue. Je sentis cette différence, et j’en fus vivement touché.

De trois semaines que je passai près de ma mère, il me fut impossible de ne pas dérober quelques momens à la nature pour les donner à l’amitié reconnoissante. Ma mère l’exigeoit ; et, pour ne pas priver nos amis du plaisir de m’avoir, elle venoit assister elle-même aux petites fêtes qu’on me donnoit. Ces fêtes étoient des dîners où l’on s’invitoit tour à tour. Là, continuellement occupée et continuellement émue de ce qu’on disoit à son fils, de ce que son fils répondoit, observant jusqu’à mes regards, et inquiète à tout moment sur la manière dont j’allois rendre, tantôt à l’un, tantôt à l’autre, les attentions dont j’étois assailli, ces longs dîners étoient pour son âme un travail et un effort pénibles pour ses frêles organes. Nos conversations tête à tête, en l’intéressant davantage, la fatiguoient beaucoup plus encore. Je tâchois bien de lui ménager de longs silences, ou par mes longs récits, ou par ma diligence à couper le dialogue pour m’étendre en réflexions ; mais, aussi animée en m’écoutant qu’en parlant elle-même, l’attention n’étoit pas moins nuisible à sa santé que la parole, et je ne pouvois voir, sans le plus douloureux attendrissement, pétiller dans ses yeux le feu qui consumoit son sang.

Enfin je lui parlai du ralentissement de mon ardeur pour l’état ecclésiastique, et de l’irrésolution où j’étois sur le choix d’un nouvel état. Ce fut alors qu’elle parut calme et qu’elle me parla froidement.

« L’état ecclésiastique, me dit-elle, impose essentiellement deux devoirs, celui d’être pieux et celui d’être chaste on n’est bon prêtre qu’à ce prix, et sur ces deux points c’est à vous de vous examiner. Pour le barreau, si vous y entrez, j’exige de vous la parole la plus inviolable que vous n’y affirmerez jamais que ce que vous croirez vrai, que vous n’y défendrez jamais que ce que vous croirez juste. À l’égard de l’autre carrière que M. de Voltaire vous invite à courir, je trouve sage la précaution de vous assurer à Paris une situation qui vous laisse le temps de vous instruire et d’acquérir plus de talens : car, il ne faut point vous flatter, ce que vous avez fait est peu de chose encore. Si M. de Voltaire peut vous la procurer, cette situation honnête, libre et sûre, allez, mon fils, allez courir les hasards de la gloire et de la fortune, je le veux bien ; mais n’oubliez jamais que la plus honorable et la plus digne compagne du génie, c’est la vertu. » Ainsi parloit cette femme étonnante, qui n’avoit eu d’autre éducation que celle du couvent de Bort.

Son médecin crut devoir m’avertir que ma présence lui étoit nuisible. « Son mal est, me dit-il, un sang trop vif, trop allumé ; je le calme tant que je puis ; et vous, sans le vouloir, sans même pouvoir l’éviter, vous l’agitez encore, et tous les soirs je lui trouve le pouls plus fréquent et plus élevé. Monsieur, si vous voulez que sa santé se rétablisse, il faut vous éloigner, et surtout prendre garde de ne pas trop laisser vos adieux l’attendrir. » Je les fis, ces adieux cruels, et ma mère eut dans ce moment un courage au-dessus du mien : car elle ne se flattoit plus, et moi, je me flattois encore. Au premier mot que je lui dis de la nécessité d’aller retrouver mes disciples : « Oui, mon fils, me répondit-elle, il faut vous en aller. Je vous ai vu. Nos cœurs se sont parlé. Nous n’avons plus rien à nous dire que de tendres adieux, car je n’ai pas besoin de vous recommander… » Elle s’interrompit, et comme ses yeux se mouilloient : « Je pense, me dit-elle, à cette bonne mère que j’ai perdue et qui t’aimoit tant. Elle est morte comme une sainte ; elle auroit eu bien de la joie à te voir encore une fois. Mais tâchons de mourir aussi saintement qu’elle ; nous nous reverrons devant Dieu. » Ensuite, changeant de propos, elle me parla de Voltaire. Ce beau présent qu’il m’avoit fait d’un exemplaire de ses œuvres, je le lui avois envoyé : l’édition en étoit châtiée ; elle les avoit lues, elle les relisoit encore. « Si vous le voyez, me dit-elle, remerciez-le des doux momens qu’il aura fait passer à votre mère ; dites-lui qu’elle savoit par cœur le second acte de Zaïre, qu’elle arrosoit Mérope de ses larmes, et que ces beaux vers de la Henriade sur l’espérance ne sont jamais sortis de sa mémoire et de son cœur :


Mais aux mortels chéris à qui le Ciel l’envoie
Elle n’inspire point une infidèle joie ;
Elle apporte de Dieu la promesse et l’appui ;
Elle est inébranlable et pure comme lui.


Cette façon de parler d’elle-même comme d’une personne qui bientôt ne seroit plus me déchiroit le cœur. Mais, comme il m’étoit recommandé d’éviter avec soin tout ce qui l’auroit trop émue, je dissimulai ce présage ; et le lendemain, renfermant l’un et l’autre la douleur de nous séparer, nous ne donnâmes à nos adieux que ce qu’il nous fut impossible de refuser à la nature.

Dès que je fus éloigné d’elle, je me laissai tomber dans l’affliction la plus profonde, et tous les souvenirs qui me suivirent dans mon voyage s’accordèrent pour m’accabler. « Dans peu je ne l’aurai donc plus cette mère qui, depuis ma naissance, n’avoit respiré que pour moi, cette mère adorée à qui je craignois de déplaire comme à Dieu, et, si je l’osois dire, encore plus qu’à Dieu même. » Car je pensois à elle bien plus souvent qu’à Dieu ; et, lorsqu’il me venoit quelque tentation à vaincre, quelque passion à réprimer, c’étoit toujours ma mère que je me figurois présente. « Que diroit-elle si elle savoit ce qui se passe en moi ? Quelle en seroit sa honte, ou quelle en seroit sa douleur ! » Telles étoient les réflexions que je m’opposois à moi-même, et dès lors ma raison reprenoit son empire, secondée par la nature, qui faisoit de mon cœur tout ce qu’elle vouloit. Ceux qui, comme moi, l’ont connu, cet amour filial si tendre, n’ont pas besoin que je leur dise quels étoient la tristesse et l’abattement de mon âme. Cependant je tenois encore à une fragile espérance ; elle m’étoit trop chère pour ne pas m’y attacher jusqu’au dernier moment.

J’allai donc achever le cours de mes études ; et, comme j’avois pris à deux fins mes premières inscriptions à l’école du droit canon, il est vraisemblable que ma résolution ultérieure auroit été pour le barreau. Mais, vers la fin de cette année, un petit billet de Voltaire vint me déterminer à partir pour Paris. « Venez, m’écrivoit-il, et venez sans inquiétude. M. Orry, à qui j’ai parlé, se charge de votre sort. » Signé : Voltaire. Qui étoit M. Orry ? Je ne le savois point. J’allai le demander à mes bons amis de Toulouse, et je leur montrai mon billet. « M. Orry ! s’écrièrent-ils ; eh ! cadedis ! c’est le contrôleur général des finances. Ah ! cher ami, ta fortune est faite ; tu seras fermier général. Souviens-toi de nous dans ta gloire. Protégé du ministre, il te sera facile de gagner son estime, sa confiance et sa faveur. Te voilà tout à l’heure à la source des grâces. Cher Marmontel, fais-en couler vers nous quelques ruisseaux. Un petit filet du Pactole suffit à notre ambition. » L’un auroit bien voulu une recette générale, l’autre se contentoit d’une recette particulière ou de quelque autre emploi de deux ou trois mille petits écus ; et cela dépendoit de moi.

J’ai oublié de dire qu’entre nous jeunes gens, et en rivalité de l’Académie des Jeux Floraux, nous avions formé une société littéraire, déjà célèbre sous le nom de Petite Académie[14]. C’étoit là qu’à l’envi l’on exaltoit mes espérances : je n’eus donc rien de plus pressé que de partir ; mais, comme mon opulence future ne me dispensoit pas dans ce moment du soin de ménager mes fonds, je cherchois les moyens de faire mon voyage avec économie, lorsqu’un président au parlement, M. du Puget, me fit prier de l’aller voir, et me proposa, en termes obligeans, d’aller à frais communs avec son fils[15] en litière à Paris. Je répondis à monsieur le président que, quoique la litière me parût lente et ennuyeuse, l’avantage d’y être en bonne compagnie compensoit ce désagrément ; mais que, pour les frais de ma route, mon calcul étoit fait ; qu’il ne m’en coûteroit que quarante écus par la messagerie, et que j’étois décidé à m’en tenir là. Monsieur le président, après avoir inutilement essayé de tirer de moi quelque chose de plus, voulut bien se réduire à ce que je lui offrois ; aussi bien auroit-il fallu qu’il eût payé seul la litière, et ma petite part étoit tout gain pour lui.

Je laissai mon frère à Toulouse, et ma place au collège de Sainte-Catherine lui auroit été bien assurée, s’il eût été en philosophie ; mais c’étoit aux cinq ans de grades que la concession en étoit réservée. Il fallut donc pour le moment renoncer à cet avantage, et je donnai pour asile à mon frère le séminaire des Irlandois. Je payai un an de sa pension d’avance, et, en l’embrassant, je lui laissai tout le reste de mon argent, n’ayant plus moi-même un écu lorsque je partis de Toulouse ; mais, en passant à Montauban, j’y allois trouver de nouveaux fonds.

Montauban, ainsi que Toulouse, avoit une académie littéraire qui tous les ans donnoit un prix. Je l’avois gagné cette année, et je ne l’avois point retiré. Ce prix étoit une lyre d’argent d’une valeur de cent écus. En arrivant, j’allai recevoir cette lyre, et tout d’un temps je la vendis. Ainsi, après avoir payé d’avance au muletier les frais de mon voyage, et bien régalé mes amis, qui en cavalcade m’avoient accompagné jusqu’à Montauban, je me trouvai riche encore de plus de cinquante écus. En falloit-il tant à un homme que la fortune attendoit à Paris ? Jamais on n’est allé plus lentement au-devant d’elle.

Ce voyage en litière ne fut pourtant pas aussi ennuyeux pour moi que je l’aurois pensé. J’étois fait pour trouver des muletiers honnêtes gens. Celui-ci nous faisoit une chère délicieuse. Jamais je n’ai mangé ni de meilleures perdrix rouges, ni des dindes si succulentes, ni des truffes si parfumées. J’avois honte d’être si bien nourri pour mes quarante écus, et je me promettois bien de gratifier ce brave homme sitôt que je serois en état d’être libéral.

Il est vrai que mon compagnon de voyage le payoit mieux que moi aussi voulut-il bien se prévaloir de cet avantage ; mais il ne me trouva pas disposé à l’en laisser jouir. Le premier jour, je lui avois cédé le fond de la litière, et, quelque mal de cœur que me causât le balancement de la voiture et cette allure à reculons, j’en souffris l’incommodité. Je dissimulai même l’ennui d’entendre le plus sot des enfans gâtés m’étaler longuement, avec une puérile emphase, et sa noble origine, et sa grande fortune, et cette dignité de président dont son père étoit revêtu. Je lui laissois vanter la beauté de ses gros yeux bleus et les charmes de sa figure, dont il me disoit naïvement que toutes les femmes étoient folles. Il me parloit de leurs agaceries, de leurs caresses, de leurs baisers sur ses beaux yeux ; je l’écoutois patiemment, et je me disois à moi-même : « Voilà pourtant le ridicule que se donne la vanité. »

Le lendemain je le vis monter le premier en voiture et s’asseoir dans le fond. « Tout beau, Monsieur le marquis, lui dis-je, sur le devant, s’il vous plaît. C’est aujourd’hui mon tour d’être à mon aise. » Il me répondit qu’il étoit à sa place, et que monsieur son père avoit entendu qu’il occupât le fond. Je répliquai que, si monsieur son père avoit sous-entendu cela dans son marché, je ne l’avois pas, moi, entendu dans le mien ; que, s’il me l’avoit proposé, je ne me serois pas emboîté comme un sot dans cette caisse dandinante ; qu’actuellement au même prix je serois en plein air et sur un bon cheval à voir librement la campagne ; que j’étois déjà assez dupe d’avoir si mal employé mes quarante écus, et que je ne le serois pas au point de lui céder à demeure la bonne place. Il persistoit à vouloir la garder ; mais, quoiqu’il fût aussi grand que moi, je le priai de ne pas m’obliger à l’en tirer de force et à le mettre à terre. Il entendit cette raison, et il se mit sur le devant ; il en eut de l’humeur jusqu’à la dînée. Cependant il se contenta de me priver de son entretien ; mais à dîner sa supériorité lui revint dans la tête. On nous servit une perdrix rouge ; il se piquoit de bien couper les viandes :


Quo gestu lepores, et quo gallina secetur.


Et, en effet, cet exercice étoit entré dans son éducation. Il prit donc la perdrix sur son assiette, en détacha très adroitement les deux cuisses et les deux ailes, garda les deux ailes pour lui, et me laissa les cuisses et le corps. « Vous aimez donc, lui dis-je, les ailes de perdrix ? — Oui, me dit-il, assez. — Et moi aussi », lui dis-je. Et en riant, sans m’émouvoir, je rétablis l’égalité. « Vous êtes bien hardi, me dit-il, de prendre une aile sur mon assiette ! Vous l’êtes bien plus, lui répondis-je d’un ton ferme, d’en avoir pris deux dans le plat. » Il étoit rouge de colère, mais il se modéra, et nous dinâmes paisiblement. Le reste du jour il se retrancha dans la dignité du silence, et à souper, comme ce fut une aile de dindon qu’on nous servit, et que je lui en donnai la meilleure partie, nous n’eûmes aucun démêlé. Le lendemain « C’est à vous, lui dis-je, d’occuper le fond de la voiture. » Il s’y mit en disant : « Vous me faites bien de la grâce. » Et le tête-à-tête alloit être aussi silencieux que la veille, lorsqu’un incident l’anima. Monsieur le marquis prenoit du tabac, j’en prenois aussi, grâce à une jeune et jolie buraliste qui m’en avoit donné le goût. En boudant, il ouvrit sa belle tabatière, et moi, qui ne boudois point, je tendis la main, et je pris du tabac, comme si nous avions été le mieux du monde ensemble. Il m’en laissa prendre, et, après quelques minutes de réflexion : « Il faut, me dit-il, que je vous raconte une histoire arrivée à M. de Maniban[16], premier président au parlement de Toulouse. » Je prévis qu’il alloit me dire quelque insolence, et j’écoutai. « M. de Maniban, continuat-il, donnoit audience dans son cabinet à un quidam qui avoit un procès et qui venoit le solliciter. En l’écoutant le magistrat ouvrit sa tabatière, le quidam y prit du tabac ; monsieur le premier président ne s’en émut point ; mais il sonna ses valets de chambre, et, jetant le tabac où le quidam avoit touché, il en demanda d’autre. » Je ne fis pas semblant de m’appliquer la parabole ; et, quelque temps après, mon fat ayant tiré sa tabatière, j’y repris du tabac aussi tranquillement que la première fois. Il en parut surpris ; et moi, en souriant « Sonnez donc, Monsieur le marquis. — Il n’y a point de sonnettes. — Vous êtes bien heureux qu’il n’y en ait point, lui dis-je, car le quidam vous donneroit vingt coups de pieds dans le ventre pour la peine d’avoir sonné. » Vous concevez l’étonnement que ma réplique lui causa. Il voulut s’en fâcher, mais à mon tour j’étois en colère. « Tenez-vous tranquille, lui dis-je, ou je vous arrache les oreilles. Je vois bien que l’on m’a donné un jeune sot à corriger, et dès ce moment je vous déclare que je ne vous passerai aucune impertinence. Songez que nous allons dans une ville où un fils de président de province n’est rien, et commencez dès à présent à être simple, honnête et modeste, si vous pouvez : car, dans le monde, la suffisance, la fatuité, le sot orgueil, vous feroient essuyer des dégoûts encore plus amers. » Tandis que je parlois, il avoit les mains sur ses yeux, et il pleuroit. J’en eus pitié, et je pris avec lui le ton d’un ami véritable. Je lui fis faire l’examen de ses ridicules jactances, de ses puériles vanités, de ses folles prétentions, et insensiblement je croyois voir sa tête se désenfler du vent dont elle étoit remplie. « Que voulez-vous ? me dit-il enfin, c’est ainsi qu’on m’a élevé[17]. » Aux marques de ma bienveillance j’ajoutai le bon procédé de lui céder presque toujours le fond, car j’étois plus accoutumé que lui à l’incommodité d’aller à reculons, et cette complaisance acheva de le réconcilier avec moi. Cependant, comme nos entretiens étoient coupés par de longs silences, j’eus le temps de traduire en vers le poème de la Boucle de cheveux enlevée ; amusement dont le produit alloit être bientôt pour moi d’une si grande utilité.

J’avois aussi dans mes rêveries deux abondantes sources d’agréables illusions. L’une étoit l’idée de ma fortune, et, si le Ciel me conservoit ma mère, l’espérance de l’attirer, de la posséder à Paris ; l’autre étoit le tableau fantastique et superbe que je me faisois de cette capitale, où ce que je me figurois de moins magnifique étoit d’une élégance noble ou d’une belle simplicité. L’une de ces illusions fut détruite dès mon arrivée à Paris ; l’autre ne tarda point à l’être. Ce fut aux bains de Julien[18] que je logeai en arrivant, et dès le lendemain matin je fus au lever de Voltaire.

  1. Il y a six localités de ce nom dans le département de la Corrèze ; celle dont parle Marmontel est située à 13 kilomètres d’Ussel et à 17 kilomètres de Bort.
  2. Coëtlosquet. Voyez ci-dessus, p. 8.
  3. Annet-Charles de Gain, marquis de Linars, page de la petite écurie en 1709, marié, le 19 juillet 1723, à Anne-Perry de Saint-Auvent, fille d’Isaac, marquis de Monmoreau, et d’Anne de Rochechouart, comtesse de Saint-Auvent, mort à soixante-seize ans et enterré à Linars le 20 mai 1768. L’élève de Marmontel était le second de six enfants du marquis, Jean, chevalier de Malte et plus tard capitaine de dragons. (L’abbé Nadaud, Nobiliaire du diocèse de Limoges, 1856-1880, 4 vol.  in-8.)
  4. Les Sermons du P. de La Rue (1643-1725) pour le Carême et l’Avent ont été publiés par l’auteur en 1719, 4 vol.  in-8, et réimprimés en 1781 (Toulouse, Sens et Nimes, 4 vol.  in-12). Ils avaient été publiés dès 1706 sur des copies infidèles par le libraire Foppens, de Bruxelles, et remis en circulation sous le nom du P. Le Maure, prêtre de l’Oratoire, Bruxelles, 1734, 4 vol.  in-12.
  5. Les Sermons du P. Timoléon Cheminais de montaigu (1652-1689) ont été publiés pour la première fois en 1691, et réimprimés en 1734, 1738, 1756 (in-12 et in-24).
  6. Frédéric-Jérôme, cardinal de La Rochefoucauld de Roye, archevêque de Bourges de 1729 au 29 avril 1758, coadjuteur de l’abbaye de Cluny (1738), chargé de la feuille des bénéfices (1755) et grand aumônier (1756).
  7. Claude-Annet, baron d’Anval, seigneur de Teissonières, capitaine au régiment d’Enghien, chevalier de Saint-Louis, marié, en 1741, à Marie de Bort, dame de Teissonières. (Nadaud.)
  8. Et non Noaillac, comme le portent les anciennes éditions. Il y a eu deux jésuites du nom de Nolhac (probablement les deux frères), tous deux nés au Puy : l’un, Jacques-Antoine, le 22 octobre 1713 ; l’autre, Antoine, le 17 janvier 1715. Le premier, entré le 29 septembre 1728, professa les humanités et la rhétorique et la philosophie ; en 1761, il était recteur à Béziers ; le second, entré en 1732, qui professa également les mêmes classes, devint, après la suppression de l’ordre, curé de Saint-Symphorien d’Avignon, où il fut massacré le 18 octobre 1791 et jeté dans la Glacière. Il est assez difficile de déterminer quel est celui des deux que Marmontel a connu.
  9. Fondé en 1382, par le cardinal de Pampelune, neveu d’Innocent VI, pour vingt boursiers et quatre prêtres.
  10. Cette première lettre n’est pas connue.
  11. Poitevin-Peitavi, auteur de Mémoires pour servir à l’histoire des Jeux Floraux (Toulouse, 1815, 2 vol.  in-8), s’est inscrit en faux contre cette assertion. Marmontel remporta, en effet, deux prix en 1744 et en 1745, mais non le prix d’honneur, c’est-à-dire l’amarante, qu’il n’obtint que le 3 mai 1749, avec une ode sur la Chasse, alors qu’il était deux fois déjà lauréat de l’Académie française. Les autres pièces couronnées sont les suivantes : l’Églogue, idylle (1744) ; la Jonction des deux mers par Hercule, poème (1745) ; l’Incarnation du Verbe, PhilisMme la c. D.) (1745) ; l’Origine du fard, idylle (1745).
  12. Marmontel veut certainement parler ici de Jean Reynal, né à Grammont en Rouergue, en 1702, d’une famille obscure, entré à seize ans chez les doctrinaires de Villefranche. Professeur à vingt-cinq ans, il enseigna successivement, au collège de l’Esquille, la rhétorique et la philosophie, fut recteur du collège, puis appelé, malgré sa résistance, au généralat de la congrégation. Il mourut en 1763. Reynal avait composé un poème latin sur l’Aimant.
  13. Charles-Antoine de La Roche-Aymon, né en 1697, mort le 27 octobre 1777, évêque in partibus de Sarepta (1725), puis de Tarbes (1729), archevêque de Toulouse en 1740, archevêque de Reims en 1752, grand aumônier de France, cardinal, abbé de Saint-Germain-des-Prés, et ministre de la feuille des bénéfices.
  14. Poitevin-Peitavi cite, parmi les confrères de Marmontel à la Petite Académie, le chevalier de Rességuier, d’Aufrery, Castilhon, le président d’Orbessan, le président du Puget, etc. Cette association n’était pas en concurrence avec la séculaire institution des Jeux floraux ; c’était plutôt une sorte de séminaire poétique où l’on s’exerçait aux luttes futures.
  15. Henri-Gabriel du Puget, né le 23 juillet 1725, de Charles-Joachim du Puget, président au Parlement de Toulouse, et de Marie de Pralheau, conseiller en 1748, président à mortier le 23 mai 1759, mort le 25 octobre 1772.
  16. Jean-Gaspard de Maniban, né à Toulouse le 2 juillet 1686, fils d’un président à mortier, fut lui-même élevé à cette dignité en 1714 ; nommé premier président en 1721, il mourut dans l’exercice de ses fonctions, le 30 août 1762. Il avait épousé, en 1707, Jeanne-Christine de Lamoignon, fille de Chrétien-François de Lamoignon, président à mortier au Parlement de Paris.
  17. Selon Poitevin-Peitavi, « ce récit est absolument incroyable de ceux qui se souviennent du ton du pays et des mœurs de ce temps-là, qui savent que M. du Puget était de l’âge de Marmontel, aussi vigoureux que lui, exercé, comme tous les jeunes Toulousains, au maniement des armes, et sentant, au moins à vingt-deux ans, que la prérogative de pouvoir être toujours armé avait pour objet principal la défense de son honneur et la répression des outrages que Marmontel se vante de lui avoir faits impunément ».
  18. Les Thermes de Julien appartenaient depuis le XIVe siècle à l’ordre de Cluny, qui n’en fut dépossédé qu’en 1790. (Leroux de Lincy, Mémoires de la Société des antiquaires de France, tome XVIII.)