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Mémoires d'un père pour servir à l'instruction de ses enfants (LDB, 1891)/X

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Texte établi par Maurice Tourneux,  (3p. 1-47).

LIVRE X


Tant que le Ciel m’avoit laissé dans Mme Odde une sœur tendrement chérie, et qui m’aimoit plutôt d’un amour filial que d’une amitié fraternelle, sûr d’avoir dans son digne et vertueux époux un véritable ami, dont la maison seroit la mienne, dont les enfans seroient les miens, je savois où vieillir en paix. L’estime et la confiance qu’Odde s’étoit acquises, l’excellente réputation dont il jouissoit dans son état, me rendoient son avancement facile et assuré ; et, n’eût-il fait que conserver l’emploi qu’il avoit à Saumur, ma petite fortune ajoutée à la sienne nous auroit fait vivre dans une honnête aisance. Ainsi, lorsque le monde et moi nous aurions été las, ennuyés l’un de l’autre, ma vieillesse avoit un asile honorable et plein de douceur. Dans cette heureuse confiance, je me laissois aller, comme vous avez vu, au courant de la vie, et sans inquiétude je me voyois sur mon déclin.

Mais lorsque j’eus perdu ma sœur et ses enfans ; lorsque, dans sa douleur, Odde, abandonnant une ville où il ne voyoit plus que des tombeaux, et, renonçant à son emploi, se fut retiré dans sa patrie, mon avenir, si serein jusqu’alors, s’obscurcit à mes yeux ; je ne vis plus pour moi que les dangers du mariage, ou que la solitude d’un triste célibat et d’une vieillesse abandonnée.

Je redoutois dans le mariage des chagrins domestiques qu’il m’auroit été impossible d’essuyer sans mourir, et dont je voyois mille exemples ; mais un malheur plus effrayant encore étoit celui d’un vieillard obligé, ou d’être le rebut du monde, en y traînant une ennuyeuse et infirme caducité, ou de rester seul, délaissé, à la merci de ses valets, livré à leur dure insolence et à leur servile domination.

Dans cette situation pénible, j’avois tenté plus d’une fois de me donner une compagne, et d’adopter une famille qui me tînt lieu de celle que la mort avoit moissonnée autour de moi ; mais, par une heureuse fatalité, aucun de mes projets ne m’avoit réussi, lorsque je vis arriver à Paris la sœur et la nièce de mes amis MM. Morellet. Ce fut un coup du Ciel.

Cependant, tout aimables qu’elles me sembloient l’une et l’autre la mère, par un caractère de franchise, de cordialité, de bonté ; la fille, par un air de candeur et de modestie qui, joint à la beauté, l’embellissoit encore ; toutes les deux, par un langage où j’aperçus sans peine autant d’esprit que de raison, je n’imaginois pas qu’à cinquante ans passés je fusse un mari convenable à une personne qui n’avoit guère que dix-huit ans. Ce qui m’éblouissoit en elle, cette fleur de jeunesse, cet éclat de beauté, tant de charmes que la nature avoit à peine achevé de former, étoit ce qui devoit éloigner de moi l’espérance, et, avec l’espérance, le désir de la posséder.

Je ne vis donc pour moi, dans cette agréable aventure, que l’avantage d’une nouvelle et charmante société.

Soit que Mme de Montigny fût prévenue en ma faveur, soit que ma bonhomie lui convînt au premier abord, elle fut bientôt avec l’ami de ses frères comme avec un ancien ami qu’elle-même auroit retrouvé. Nous soupâmes ensemble. La joie qu’ils avoient tous d’être réunis, anima ce souper. J’y pris la même part que si j’eusse été l’un des leurs. Je fus invité à dîner pour le lendemain, et successivement se forma l’habitude de nous voir presque tous les jours.

Plus je causois avec la mère, plus j’entendois parler la fille, plus je trouvois à l’une et à l’autre ce naturel aimable qui m’a toujours charmé. Mais, encore une fois, mon âge, mon peu de fortune, ne me laissoient voir pour moi aucune apparence au bonheur que je présageois à l’époux de Mlle de Montigny, et plus de deux mois s’étoient écoulés sans que l’idée me fût venue d’aspirer à ce bonheur-là.

Un matin, l’un de mes amis, et des amis de MM. Morellet, l’abbé Maury, vint me voir, et me dit : « Voulez-vous que je vous apprenne une nouvelle ? Mlle de Montigny se marie. — Elle se marie ? avec qui ? — Avec vous. — Avec moi ? — Oui, avec vous-même. — Vous êtes fou, ou vous rêvez. — Je ne rêve point, et ce n’est point une folie ; c’est une chose très sensée, et dont aucun de vos amis ne doute. — Écoutez-moi, lui dis-je, et croyez-moi, car je vous parle sérieusement. Mlle de Montigny est charmante ; je la crois accomplie, et c’est pour cela même que je n’ai jamais eu la folle idée de prétendre au bonheur d’être son époux. — Eh bien ! vous le serez sans y avoir prétendu. — À mon âge ? — Bon ! à votre âge ! Vous êtes jeune encore, et en pleine santé. » Alors le voilà qui déploie toute son éloquence à me prouver que rien n’étoit plus convenable ; que je serois aimé ; que nous ferions un bon ménage ; et, d’un ton de prophète, il m’annonça que nous aurions de beaux enfans.

Après cette saillie, il me laissa livré à mes réflexions ; et, tout en me disant à moi-même qu’il étoit fou, je commençai à n’être pas plus sage.

Mes cinquante-quatre ans ne me semblèrent plus un obstacle si effrayant ; la santé, à cet âge, pouvoit tenir lieu de jeunesse. Je commençai à croire que je pouvois inspirer non pas de l’amour, mais une bonne et tendre amitié ; et je me rappelai ce que disoient les sages que l’amitié fait plus de bons ménages que l’amour.

Je croyois avoir remarqué, dans cette jeune et belle personne, du plaisir à me voir, du plaisir à m’entendre : ses beaux yeux, en me regardant, avoient un caractère d’intérêt et de bienveillance. J’allai jusqu’à penser que, dans les attentions dont m’honoroit sa mère, dans le plaisir que témoignoient ses oncles à me voir assidu chez eux, il entroit peut-être quelque disposition favorable au vœu que je n’osois former. Je n’étois pas riche ; mais cent trente mille francs, solidement placés, étoient le fruit de mes épargnes. Enfin, puisqu’un ami sincère, l’abbé Maury, trouvoit cette union non seulement raisonnable, mais désirable des deux côtés, pourquoi moi-même aurois-je pensé qu’elle fût si mal assortie ?

J’étois engagé ce jour-là à dîner chez MM. Morellet. Je m’y rendis avec une émotion qui m’étoit inconnue. Je crois même me souvenir que je mis un peu plus de soin à ma toilette ; et dès lors je donnai une attention sérieuse à ce qui commençoit à m’intéresser vivement. Aucun mot n’étoit négligé, aucun regard ne m’échappoit ; je faisois délicatement des avances imperceptibles, et des tentatives légères sur les esprits et sur les âmes. L’abbé ne sembloit pas y faire attention ; mais sa sœur, son frère et sa nièce, me paroissoient sensibles à tout ce qui venoit de moi.

Vers ce temps, l’abbé fit un voyage à Brienne en Champagne, chez les malheureux Loménie, avec lesquels il étoit lié depuis sa jeunesse ; et, en son absence, la société devint plus familière et plus intime.

Je savois bien que de flatteuses apparences pouvoient rendre trompeur l’attrait d’une première liaison ; je savois quelle illusion pouvoit faire la grâce unie à la beauté ; deux ou trois mois de connoissance et de société étoient bien peu pour s’assurer du caractère d’une jeune personne. J’en avois vu plus d’une dans le monde que l’on n’avoit instruite qu’à feindre et à dissimuler ; mais on m’avoit dit tant de bien du naturel de celle-ci, et ce naturel me sembloit si naïf, si pur et si vrai, si éloigné de toute espèce de dissimulation, de feinte et d’artifice ; la bonté, l’innocence, la tendre modestie, en étoient si visiblement exprimées dans son air et dans son langage, que je me sentois invinciblement porté à le croire tel qu’il s’annonçoit ; et, si je n’ajoutois pas foi à tant de vraisemblance, il falloit donc me défier de tout, et ne croire jamais à rien.

Une promenade aux jardins de Sceaux acheva de me décider. Jamais ce lieu ne m’a paru si beau, jamais je n’avois respiré l’air de la campagne avec tant de délices ; la présence de Mlle de Montigny avoit tout embelli : ses regards répandoient je ne sais quoi d’enchanteur autour d’elle. Ce que j’éprouvois n’étoit pas ce délire des sens que l’on appelle amour : c’étoit une volupté calme, et telle qu’on nous peint celle des purs esprits. Le dirai-je ? il me semble que je connus alors pour la première fois le vrai sentiment de l’amour.

Jusque-là le plaisir des sens avoit été le seul attrait qui m’eût conduit. Ici je me sentis enlevé hors de moi par de plus invincibles charmes ; c’étoient la candeur, l’innocence, la douce sensibilité, la chaste et timide pudeur, une honnêteté dont le voile ornoit la grâce et la beauté ; c’étoit la vertu, couronnée des fleurs de la jeunesse, qui ravissoit mon âme encore plus que mes yeux ; sorte d’enchantement mille fois au-dessus de tous ceux des Armides que j’avois cru voir dans le monde.

Mon émotion étoit d’autant plus vive qu’elle étoit retenue… Je brûlois d’en faire l’aveu ; mais à qui l’adresser ? et comment seroit-il reçu ? La bonne mère y donna lieu. Dans l’allée où nous nous promenions, elle étoit à deux pas de nous avec son frère.

« Il faut, me dit-elle en souriant, que j’aie bien de la confiance en vous pour vous laisser ainsi causer avec ma fille tête à tête. — Madame, lui dis-je, il est juste que je réponde à cette confiance, en vous disant de quoi nous nous entretenions. Mademoiselle me faisoit la peinture du bonheur que vous goûtez à vivre ensemble tous les quatre en famille ; et moi, à qui cela faisoit envie, j’allois vous demander si un cinquième, comme moi, par exemple, gâteroit la société. — Je ne le crois pas, me répondit-elle ; demandez plutôt à mon frère. — Moi, dit le frère avec franchise, je trouverois cela très bon. — Et vous, Mademoiselle ? — Moi, dit-elle, j’espère que mon oncle l’abbé sera de l’avis de maman ; mais, jusqu’à son retour, permettez-moi de garder le silence. »

Comme on ne doutoit pas qu’il ne fût de l’avis commun, mon intention une fois déclarée, et la mère, la fille et l’oncle étant d’accord, je ne dissimulai plus rien. Je crus même m’apercevoir qu’un sentiment qui m’occupoit sans cesse trouvoit quelque accès dans le cœur de celle qui en étoit l’objet.

L’abbé se fit attendre, enfin il arriva ; et, quoique tout se fût arrangé sans son aveu, il le donna. Le lendemain, le contrat fut signé. Il y institua sa nièce son héritière après sa mort et après la mort de sa sœur ; et moi, dans cet acte dressé et rédigé par leur notaire, je ne pris d’autre soin que de rendre, après moi, ma femme heureuse et indépendante de ses enfans.

Jamais mariage ne s’est fait sous de meilleurs auspices. Comme la confiance entre Mlle de Montigny et moi étoit mutuelle et parfaite, et que nous nous étions bien persuadés l’un l’autre du vœu que nous allions faire à l’autel, nous l’y prononçâmes sans trouble et sans aucune inquiétude[1].

Au retour de l’église, où Chastellux et Thomas avoient tenu sur nous le voile nuptial, on voulut bien nous laisser seuls quelques momens ; et ces momens furent employés à nous bien assurer l’un l’autre du désir de nous rendre mutuellement heureux. Cette première effusion de deux cœurs que la bonne foi d’un côté, l’innocence de l’autre, et des deux côtés l’amitié la plus tendre, unissent à jamais, est peut-être l’instant le plus délicieux de la vie.

Le dîner, après la toilette, fut animé d’une gaieté du bon vieux temps. Les convives étoient d’Alembert, Chastellux, Thomas, Saint-Lambert, un cousin de MM. Morellet, et quelques autres amis communs. Tous étoient occupés de la nouvelle épouse ; et, comme moi, ils en étoient si charmés, si joyeux, qu’à les voir on eût dit que chacun en étoit l’époux.

Au sortir de table, on passa dans un salon en galerie, dont la riche bibliothèque de l’abbé Morellet formoit la décoration. Là, un clavecin, des pupitres, annonçoient bien de la musique ; mais quelle musique nouvelle et ravissante on alloit entendre ! L’opéra de Roland[2], le premier opéra françois qui eût été mis en musique italienne, et, pour l’exécuter, les plus belles voix et l’élite de l’orchestre de l’Opéra.

L’émotion qu’excita cette nouveauté eut tout le charme de la surprise. Piccini étoit au clavecin ; il animoit l’orchestre et les acteurs du feu de son génie et de son âme. L’ambassadeur de Suède et l’ambassadeur de Naples assistèrent à ce concert ; ils en étoient ravis. Le maréchal de Beauvau fut aussi de la fête. Cette espèce d’enchantement dura jusqu’au souper, où furent invités les chanteurs et les symphonistes.

Ainsi se passa ce beau jour, l’époque et le présage du bonheur qui s’est répandu sur tout le reste de ma vie, à travers les adversités qui l’ont troublé souvent, mais qui ne l’ont point corrompu. Il étoit convenu que nous habiterions ensemble, les deux oncles, la mère et nous, que nous payerions un cinquième par tête dans la dépense du ménage ; et cet arrangement me convenoit à tous égards. Il réunissoit l’avantage de la société domestique à celui d’une société toute formée du dehors, et dont nous n’avions qu’à jouir.

J’ai fait connoître une partie de ceux que nous pouvions appeler nos amis ; mais il en est encore dont je n’ai pas voulu parler comme en passant, et sur lesquels mes souvenirs se plaisent à se reposer.

Vous avez, mes enfans, entendu dire mille fois par votre mère, et dans sa famille, quel étoit pour nous l’agrément de vivre avec M. de Saint-Lambert et Mme la comtesse d’Houdetot, son amie ; et quel étoit le charme d’une société où l’esprit, le goût, l’amour des lettres, toutes les qualités du cœur les plus essentielles et les plus désirables, nous attiroient, nous attachoient, soit auprès du sage d’Eaubonne, soit dans l’agréable retraite de la Sévigné de Sannois. Jamais deux esprits et deux âmes n’ont formé un plus parfait accord de sentimens et de pensées ; mais ils se ressembloient surtout par un aimable empressement à bien recevoir leurs amis. Politesse à la fois libre, aisée, attentive ; politesse d’un goût exquis, qui vient du cœur, qui va au cœur, et qui n’est bien connue que des âmes sensibles.

Nous avions été, Saint-Lambert et moi, des sociétés du baron d’Holbach, d’Helvétius, de Mme Geoffrin ; nous fûmes aussi constamment de celle de Mme Necker ; mais, dans celle-ci, je datois de plus loin que lui : j’en étois presque le doyen.

C’est dans un bal bourgeois, circonstance assez singulière, que j’avois fait connoissance avec Mme Necker, jeune alors, assez belle, et d’une fraîcheur éclatante, dansant mal, mais de tout son cœur.

À peine m’eut-elle entendu nommer qu’elle vint à moi avec l’air naïf de la joie. « En arrivant à Paris, me dit-elle, l’un de mes désirs a été de connoître l’auteur des Contes moraux. Je ne croyois pas faire au bal une si heureuse rencontre. J’espère que ce ne sera pas une aventure passagère. Necker, dit-elle à son mari en l’appelant, venez vous joindre à moi pour engager M. Marmontel, l’auteur des Contes moraux, à nous faire l’honneur de nous venir voir. » M. Necker fut très civil dans son invitation ; je m’y rendis. Thomas étoit le seul homme de lettres qu’ils eussent connu avant moi ; mais bientôt, dans le bel hôtel où ils allèrent s’établir, Mme Necker, sur le modèle de la société de Mme Geoffrin, choisit et composa la sienne.

Etrangère aux mœurs de Paris, Mme Necker n’avoit aucun des agrémens d’une jeune Françoise. Dans ses manières, dans son langage, ce n’étoit ni l’air, ni le ton d’une femme élevée à l’école des arts, formée à l’école du monde. Sans goût dans sa parure, sans aisance dans son maintien, sans attrait dans sa politesse, son esprit, comme sa contenance, étoit trop ajusté pour avoir de la grâce.

Mais un charme plus digne d’elle étoit celui de la décence, de la candeur, de la bonté. Une éducation vertueuse et des études solitaires lui avoient donné tout ce que la culture peut ajouter dans l’âme à un excellent naturel. Le sentiment en elle étoit parfait ; mais, dans sa tête, la pensée étoit souvent confuse et vague. Au lieu d’éclaircir ses idées, la méditation les troubloit ; en les exagérant, elle croyoit les agrandir ; pour les étendre, elle s’égaroit dans des abstractions ou dans des hyperboles. Elle sembloit ne voir certains objets qu’à travers un brouillard qui les grossissoit à ses yeux ; et alors son expression s’enfloit tellement que l’emphase en eût été risible, si l’on n’avoit pas su qu’elle étoit ingénue.

Le goût étoit moins en elle un sentiment qu’un résultat d’opinions recueillies et transcrites sur ses tablettes. Sans qu’elle eût cité ses exemples, il eût été facile de dire d’après qui et sur quoi son jugement s’étoit formé. Dans l’art d’écrire, elle n’estimoit que l’élévation, la majesté, la pompe ; les gradations, les nuances, les variétés de couleur et de ton, la touchoient foiblement. Elle avoit entendu louer la naïveté de La Fontaine, le naturel de Sévigné ; elle en parloit par ouï-dire, mais elle y étoit peu sensible. Les grâces de la négligence, la facilité, l’abandon, lui étoient inconnus. Dans la conversation même, la familiarité lui déplaisoit. Je m’amusois souvent à voir jusqu’où elle portoit cette délicatesse. Un jour, je lui citois quelques expressions familières que je croyois, disois-je, pouvoir être reçues dans le style élevé, comme : faire l’amour, aller voir ses amours, commencer à voir clair ; prenez votre parti ; pour bien faire, il faudroit ; non, vois-tu : faisons mieux, etc. Elle les rejeta comme indignes du style noble. « Racine, lui dis-je, a été moins difficile que vous : il les a toutes employées », et je lui en fis voir les exemples. Mais son opinion, une fois établie, étoit invariable ; et l’autorité de Thomas ou celle de Buffon étoient pour elle un article de foi.

On eût dit qu’elle réservoit la rectitude et la justesse pour la règle de ses devoirs. Là, tout étoit précis et sévèrement compassé ; les amusemens même qu’elle sembloit vouloir se procurer avoient leur raison, leur méthode.

On la voyoit tout occupée à se rendre agréable à sa société, empressée à bien recevoir ceux qu’elle avoit admis, attentive à dire à chacun ce qui pouvoit lui plaire davantage ; mais tout cela étoit prémédité, rien ne couloit de source, rien ne faisoit illusion. Ce n’étoit point pour nous, ce n’étoit point pour elle qu’elle se donnoit tous ces soins : c’étoit pour son mari. Nous le faire connoître, lui concilier nos esprits, faire parler de lui avec éloge dans le monde, et commencer sa renommée, tel fut le principal objet de la fondation de sa société littéraire. Mais il falloit encore que son salon, que son dîner, fussent pour son mari un délassement, un spectacle car, en effet, il n’étoit là qu’un spectateur silencieux et froid. Hormis quelques mots fins qu’il plaçoit çà et là, personnage muet, laissoit à sa femme le soin de soutenir la conversation. Elle y faisoit bien son possible ; mais son esprit n’avoit rien d’avenant à des propos de table. Jamais une saillie, jamais un mot piquant, jamais un trait qui pût réveiller les esprits. Soucieuse, inquiète, sitôt qu’elle voyoit la scène et le dialogue languir, ses regards en cherchoient la cause dans nos yeux. Elle avoit même quelquefois la naïveté de s’en plaindre à moi. « Que voulez-vous, Madame, lui disois-je, on n’a pas de l’esprit quand on veut, et l’on n’est pas toujours en humeur d’être aimable. Voyez M. Necker lui-même, s’il est tous les jours amusant. »

Les attentions de Mme Necker et tout son désir de nous plaire n’auroient pu vaincre le dégoût de n’être à ses dîners que pour amuser son mari. Mais il en étoit de ces dîners comme de beaucoup d’autres, où la société, jouissant d’elle-même, dispense l’hôte d’être aimable, pourvu qu’il la dispense de s’occuper de lui.

Lorsque Necker a été ministre, ceux qui ne l’avoient pas connu dans sa vie privée ont attribué son silence, sa gravité, son air de tête, à l’arrogance de son nouvel état. Mais je puis attester qu’avant même qu’il eût fait fortune, simple associé du banquier Thélusson, il avoit le même air, le même caractère silencieux et grave, et qu’il n’étoit ni plus liant, ni plus familier avec nous. Il recevoit civilement sa compagnie ; mais il n’avoit avec aucun de nous cette cordialité qui flatte, et qui donne à la politesse une apparence d’amitié.

Sa fille a dit de lui qu’il savoit tenir son monde à distance. Si telle avoit été l’intention de son père, en le disant elle auroit trahi bien légèrement le secret d’un orgueil au moins ridicule. Mais la vérité simple étoit qu’un homme accoutumé dès sa jeunesse aux opérations mystérieuses d’une banque, et enfoncé dans les calculs des spéculations commerciales, connoissant peu le monde, fréquentant peu les hommes, très peu même les livres, superficiellement et vaguement instruit de ce qui n’étoit pas la science de son état, devoit, par discrétion, par prudence, par amour-propre, se tenir réservé pour ne pas donner sa mesure ; aussi parloit-il librement et abondamment de ce qu’il savoit bien, mais sobrement de tout le reste. Il étoit donc adroit et sage, et non pas arrogant. Sa fille est quelquefois une aimable étourdie.

À l’égard de Mme Necker, elle avoit parmi nous des amis qu’elle distinguoit ; et je fus toujours de ce nombre. Ce n’étoit pas que nos esprits et nos goûts fussent bien d’accord : j’affectois même d’opposer mes idées simples et vulgaires à ses hautes conceptions ; et il falloit qu’elle descendît de ces hauteurs inaccessibles pour communiquer avec moi. Mais, quoique indocile à la suivre dans la région de ses pensées, et plus dominé par mes sens qu’elle n’auroit voulu, elle ne m’en aimoit pas moins.

Sa société avoit pour moi un agrément bien précieux, celui d’y retrouver l’ambassadeur de Naples et celui de Suède, deux hommes dont j’ai le plus regretté l’absence et la perte. L’un, par sa bonhomie et sa cordialité, autant que par ses goûts et ses lumières, me rendoit tous les jours son commerce plus désirable ; l’autre, par sa tendre amitié, par sa douce philosophie, par je ne sais quelle suave odeur de vertu naïve et modeste, par je ne sais quoi de mélancolique et d’attendrissant dans son langage et dans son caractère, m’attachoit plus intimement encore. Je les voyois chez moi, chez eux, chez nos amis, le plus souvent qu’il m’étoit possible, et jamais assez à mon gré.

Heureux dans mes sociétés, plus heureux dans mon intérieur domestique, j’attendois, après dix-huit mois de mariage, les premières couches de ma femme, comme l’événement qui mettroit le comble à mes vœux. Hélas ! combien cruellement je fus trompé dans mes espérances ! Cet enfant, si ardemment désiré, étoit mort en venant au monde. Sa mère, étonnée, inquiète de ne pas entendre ses cris, demandoit à le voir ; et moi, immobile et tremblant, j’étois encore dans le salon voisin à attendre sa délivrance, lorsque ma belle-mère vint me dire : « Venez embrasser votre femme et la sauver du désespoir ; votre enfant est mort en naissant. » Je crus sentir mon cœur meurtri du coup que ces mots y portèrent. Pâle et glacé, me soutenant à peine, je me traînai jusqu’au lit de ma femme, et là, faisant un effort sur moi-même : « Ma bonne amie, lui dis-je, voici le moment de me prouver que vous vivez pour moi. Notre enfant n’est plus, il est mort avant d’avoir vu la lumière. » La malheureuse jeta un cri qui me perça le cœur, et tomba évanouie entre mes bras. Comme elle lira ces Mémoires, passons sur ces momens cruels, pour ne pas rouvrir sa blessure, qui n’a que trop longtemps saigné.

À son second enfant, je la vis résolue à le nourrir de son lait ; je m’y opposai : je la croyois trop foible encore. La nourrice que nous avions choisie étoit, en apparence, la meilleure possible : l’air de la santé, la fraîcheur, un teint, une bouche de rose, de belles dents, le plus beau sein, elle avoit tout, hormis du lait. Ce sein étoit de marbre, l’enfant dépérissoit ; il étoit à Saint-Cloud ; et, en attendant que sa mère fût en état d’aller le voir, le curé du village nous avoit promis d’y veiller : il nous en donnoit des nouvelles ; mais le cruel nous abusoit.

En arrivant chez la nourrice, nous fûmes douloureusement détrompés. « Mon enfant pâtit, me dit sa mère ; vois comme ses mains sont flétries ; il me regarde avec des yeux qui implorent ma pitié. Je veux que cette femme me l’apporte à Paris, et que mon accoucheur la voie. » Elle vint ; il fut appelé, il visita son sein, il n’y trouva point de lait. Sur-le-champ il alla nous chercher une autre nourrice ; et aussitôt que l’enfant eut pris ce nouveau sein, où il puisoit à pleine source, il en trouva le lait si bon qu’il ne pouvoit s’en rassasier.

Quelle fut notre joie de le voir revenir à vue d’oeil et se ranimer comme une plante desséchée et mourante que l’on arrose ! Ce cher enfant étoit Albert, et nous semblions avoir un doux pressentiment des consolations qu’il nous donne.

Ma femme, pour garder la nourrice auprès d’elle et faire respirer un air pur à l’enfant, désira d’avoir une maison de campagne ; et un ami de MM. Morellet nous prêta la sienne à Saint-Brice.

Dans ce village étoient deux hommes estimables, intimement unis ensemble, et avec qui moi-même je fus bientôt lié. L’un étoit le curé, frère aîné de l’abbé Maury, homme d’un esprit sage et d’un caractère excellent ; l’autre étoit un ancien libraire appelé Latour[3], homme doux, paisible, modeste, d’une probité délicate, et aussi obligeant pour moi qu’il étoit charitable envers les pauvres du village. Sa bibliothèque fut la mienne.

Je travaillois à l’Encyclopédie. Je me levois avec le soleil ; et, après avoir employé huit ou dix heures de la matinée à répandre sur le papier cette foule d’observations que j’avois faites dans mes études, je donnois le reste du jour à ma femme et à mon enfant. Il faisoit déjà nos délices.

À mesure que le bon lait de notre jeune Bourguignonne faisoit couler la santé dans ses veines, nous voyions sur son petit corps, sur tous ses membres délicats, les chairs s’arrondir, s’affermir ; nous voyions ses yeux s’animer ; nous voyions son visage se colorer et s’embellir. Nous croyions voir aussi sa petite âme se développer, et son intelligence éclore. Déjà il sembloit nous entendre, et commençoit à nous connoître ; son sourire et sa voix répondoient au sourire, à la voix de sa mère ; je le voyois aussi se réjouir de mes caresses. Bientôt sa langue essaya ces premiers mots de la nature, ces noms si doux qui, des lèvres de l’enfant, vont droit au cœur du père et de la mère.

Je n’oublierai jamais le moment où, dans le jardin de notre petite maison, mon enfant, qui n’avoit encore osé marcher sans ses lisières, me voyant à trois pas de lui à genoux, lui tendant les mains, se détacha des bras de sa nourrice, et, d’un pied chancelant, mais résolu, vint se jeter entre mes bras. Je sais bien que l’émotion que j’éprouvai dans ce moment est un plaisir que la bonne nature a rendu populaire ; mais malheur à ces cœurs blasés à qui, pour être émus, il faut des impressions artificielles et rares ! Une femme de nos amis disoit de moi assez plaisamment : « Il croit qu’il n’y a que lui au monde qui soit père. » Non, je ne prétends pas que, pour moi, l’amour paternel ait des douceurs particulières ; mais, ce bonheur commun ne fût-il accordé qu’à moi, je n’y serois pas plus sensible. Ma femme ne l’étoit pas moins aux premières délices de l’amour maternel ; et vous concevez qu’auprès de notre enfant nous n’avions l’un et l’autre à désirer aucun autre spectacle, aucune autre société.

Notre famille, cependant, et quelques-uns de nos amis, venoient nous voir tous les jours de fêtes. L’abbé Maury étoit du nombre, et il falloit entendre comme il se glorifioit d’avoir présagé mon bonheur.

Nous voyions aussi quelquefois nos voisins, le curé de Saint-Brice, le bon Latour et sa digne femme, qui aimoit la mienne.

Nous faisions assez fréquemment des promenades solitaires ; et le but de ces promenades étoit communément cette châtaigneraie de Montmorency que Rousseau a rendue célèbre.

« C’est ici, disois-je à ma femme, qu’il a rêvé ce roman d’Héloïse, dans lequel il a mis tant d’art et d’éloquence à farder le vice d’une couleur d’honnêteté et d’une teinte de vertu. »

Ma femme avoit du foible pour Rousseau ; elle lui savoit un gré infini d’avoir persuadé aux femmes de nourrir leurs enfans, et d’avoir pris soin de rendre heureux ce premier âge de la vie. « Il faut, disoit-elle, pardonner quelque chose à celui qui nous a appris à être mères. »

Mais moi qui n’avois vu, dans la conduite et dans les écrits de Rousseau, qu’un contraste perpétuel de beau langage et de vilaines mœurs ; moi qui l’avois vu s’annoncer pour être l’apôtre et le martyr de la vérité, et s’en jouer sans cesse avec d’adroits sophismes ; se délivrer par la calomnie du fardeau de la reconnoissance ; prendre dans son humeur farouche et dans ses visions sinistres les plus fausses couleurs pour noircir ses amis ; diffamer ceux des gens de lettres dont il avoit le plus à se louer, pour se signaler seul et les effacer tous, je faisois sentir à ma femme, par le bien même que Rousseau avoit fait, tout le mal qu’il auroit pu s’abstenir de faire si, au lieu d’employer son art à servir ses passions, à colorer ses haines, ses vengeances, ses cruelles ingratitudes, à donner à ses calomnies des apparences spécieuses, il eût travaillé sur lui-même à dompter son orgueil, son humeur irascible, ses sombres défiances, ses tristes animosités, et à redevenir ce que l’avoit fait la nature, innocemment sensible, équitable, sincère et bon.

Ma femme m’écoutoit tristement. Un jour elle me dit « Mon ami, je suis fâchée de vous entendre parler souvent mal de Rousseau. L’on vous accusera d’être ému contre lui de quelque inimitié personnelle, et peut-être d’un peu d’envie. — Pour de la personnalité dans mon aversion, elle seroit, lui dis-je, très injuste, car il ne m’a jamais offensé, et il ne m’a fait aucun mal. Il seroit plus possible qu’il y eût de l’envie, car je l’admire assez dans ses écrits pour en être envieux, et je m’accuserois de l’être si je me surprenois à médire de lui ; mais j’éprouve au contraire, en vous parlant des maladies de son âme, cette tristesse amère que vous ressentez à m’entendre. — Pourquoi donc, reprit-elle, dans vos écrits, dans vos discours, le traiter si sévèrement ? Pourquoi insister sur ses vices ? N’y a-t-il pas de l’impiété à troubler la cendre des morts ? — Oui, la cendre des morts qui n’ont, lui dis-je, laissé aucun exemple, aucun souvenir pernicieux pour les vivans ; mais des poisons assaisonnés dans les écrits d’un éloquent sophiste et d’un corrupteur séduisant ; mais des impressions funestes qu’il a faites sur les esprits par de spécieuses calomnies ; mais tout ce qu’un talent célèbre a laissé de contagieux doit-il passer à la faveur du respect que l’on doit aux morts, et se perpétuer d’âge en âge ? Certainement j’y opposerai, soit en préservatifs, soit en contre-poisons, tous les moyens qui sont en mon pouvoir ; et, ne fût-ce que pour laver la mémoire de mes amis des taches dont il l’a souillée, je ne laisserai, si je puis, à ce qui lui reste de prosélytes et d’enthousiastes, que le choix de penser que Rousseau a été méchant ou qu’il a été fou. Ils m’accuseront, moi, d’être envieux ; mais tant d’hommes illustres à qui j’ai rendu le plus juste et le plus pur hommage attesteront que jamais l’envie n’a obscurci dans mes écrits la justice et la vérité. J’ai épargné Rousseau tant qu’il a vécu, parce qu’il avoit besoin des hommes, et que je ne voulois pas lui nuire. Il n’est plus ; je ne dois aucun ménagement à la réputation d’un homme qui n’en a ménagé aucune, et qui, dans ses Mémoires, a diffamé les gens qui l’ont le plus aimé. »

À l’égard d’Héloïse, ma femme convenoit du danger de cette lecture ; et ce que j’en ai dit dans un Essai sur les romans n’eut pas besoin d’apologie. Mais moi-même avois-je toujours aussi sévèrement jugé l’art qu’avoit mis Rousseau à rendre intéressant le crime de Saint-Preux, le crime de Julie, l’un séduisant son écolière, l’autre abusant de la bonne foi, de la probité de Wolmar ? Non, je l’avoue, et ma morale, dans ma nouvelle position, se ressentoit de l’influence qu’ont nos intérêts personnels sur nos opinions et sur nos sentimens.

En vivant dans un monde dont les mœurs publiques sont corrompues, il est difficile de ne pas contracter au moins de l’indulgence pour certains vices à la mode. L’opinion, l’exemple, les séductions de la vanité, et surtout l’attrait du plaisir, altèrent dans de jeunes âmes la rectitude du sens intime : l’air et le ton léger dont de vieux libertins savent tourner en badinage les scrupules de la vertu, et en ridicule les règles d’une honnêteté délicate, font que l’on s’accoutume à ne pas y attacher une sérieuse importance. Ce fut surtout de cette mollesse de conscience que me guérit mon nouvel état.

Le dirai-je ? il faut être époux, il faut devenir père, pour juger sainement de ces vices contagieux qui attaquent les mœurs dans leur source, de ces vices doux et perfides qui portent le trouble, la honte, la haine, la désolation, le désespoir, dans le sein des familles.

Un célibataire, insensible à ces afflictions qui lui sont étrangères, ne pense ni aux larmes qu’il fera répandre, ni aux fureurs et aux vengeances qu’il allumera dans les cœurs. Tout occupé, comme l’araignée, à tendre ses filets et à guetter l’instant d’y envelopper sa proie, ou il retranche de sa morale le respect des droits les plus saints, ou, s’il lui en revient quelque souvenir, il les regarde comme des lois tombées en désuétude. Ce que tant d’autres se permettent de faire, ou s’applaudissent d’avoir fait, lui paroît, sinon légitime, du moins très excusable : il croit pouvoir jouir de la licence des mœurs du temps.

Mais, lorsque lui-même il s’est mis au nombre de ceux que les séductions d’un adroit corrupteur peuvent rendre malheureux pour toute la vie ; lorsqu’il voit que les artifices, le langage flatteur et attrayant d’un jeune fat, n’ont qu’à surprendre ou l’innocence d’une fille, ou la foiblesse d’une femme, pour désoler le plus honnête homme, et lui-même peut-être un jour ; averti par son intérêt personnel, il sent combien l’honneur, la foi, la sainteté des mœurs conjugales et domestiques, sont pour un époux, pour un père, des propriétés inviolables ; et c’est alors qu’il voit d’un œil sévère ce qu’il y a de criminel et de honteux dans de mauvaises mœurs, de quelque décoration que le revête l’éloquence, et sous quelques dehors de bienséance et d’honnêteté que le déguise un industrieux écrivain.

Je blâmois donc Rousseau, mais, en le blâmant, je m’affligeois que de tristes passions, un sombre orgueil et une vaine gloire eussent gâté le fond d’un si beau naturel.

Si j’avois eu la passion de la célébrité, deux grands exemples m’en auroient guéri, celui de Voltaire et celui de Rousseau ; exemples différens, opposés sous bien des rapports, mais pareils en ce point que la même soif de louange et de renommée avoit été le tourment de leur vie.

Voltaire, que je venois de voir mourir, avoit cherché la gloire par toutes les routes ouvertes au génie, et l’avoit méritée par d’immenses travaux et par des succès éclatans ; mais sur toutes ces routes il avoit rencontré l’envie et toutes les furies dont elle est escortée. Jamais homme de lettres n’avoit essuyé tant d’outrages, sans autre crime que de grands talens et l’ardeur de les signaler. On croyoit être ses rivaux en se montrant ses ennemis ; ceux qu’en passant il fouloit aux pieds l’insultoient encore dans leur fange. Sa vie entière fut une lutte, et il y fut infatigable. Le combat ne fut pas toujours digne de lui, et il eut encore plus d’insectes à écraser que de serpens à étouffer. Mais il ne sut jamais ni dédaigner ni provoquer l’offense : les plus vils de ses agresseurs ont été flétris de sa main ; l’arme du ridicule fut l’instrument de ses vengeances, et il s’en fit un jeu redoutable et cruel. Mais le plus grand des biens, le repos, lui fut inconnu. Il est vrai que l’envie parut enfin lasse de le poursuivre, et l’épargner au moins sur le bord du tombeau. Dans le voyage qu’on lui permit de faire à Paris, après un long exil, il jouit de sa renommée et de l’enthousiasme de tout un peuple reconnoissant des plaisirs qu’il lui avoit donnés. Le débile et dernier effort qu’il faisoit pour lui plaire, Irène fut applaudie comme l’avoit été Zaïre ; et ce spectacle, où il fut couronné, fut pour lui le plus beau triomphe. Mais dans quel moment lui venoit cette consolation, ce prix de tant de veilles ? Le lendemain je le vis dans son lit. « Eh bien ! lui dis-je, enfin êtes-vous rassasié de gloire ? — Ah ! mon ami, s’écria-t-il, vous me parlez de gloire, et je suis au supplice, et je me meurs dans des tourmens affreux ! »

Ainsi finit l’un des hommes les plus illustres dans les lettres, et l’un des plus aimables dans la société. Il étoit sensible à l’injure, mais il l’étoit à l’amitié. Celle dont il a honoré ma jeunesse fut la même jusqu’à sa mort ; et un dernier témoignage qu’il m’en donna fut l’accueil plein de grâce et de bonté qu’il fit à ma femme, lorsque je la lui présentai. Sa maison ne désemplissoit pas du monde qui venoit le voir, et nous étions témoins de la fatigue qu’il se donnoit pour répondre convenablement à chacun. Cette attention continuelle épuisoit ses forces ; et, pour ses vrais amis, c’étoit un spectacle pénible. Mais nous étions de ses soupers, et là nous jouissions des dernières lueurs de cet esprit qui alloit s’éteindre.

Rousseau étoit malheureux comme lui et par la même passion ; mais l’ambition de Voltaire avoit un fond de modestie, vous pouvez le voir dans ses lettres ; au lieu que celle de Rousseau étoit pétrie d’orgueil, la preuve en est dans ses écrits.

Je l’avois vu dans la société des gens de lettres les plus estimables accueilli et considéré ce ne fut pas assez pour lui, leur célébrité l’offusquoit ; il les crut jaloux de la sienne. Leur bienveillance lui fut suspecte. Il commença par les soupçonner, et il finit par les noircir. Il eut, malgré lui, des amis ; ces amis lui firent du bien, leur bonté lui fut importune. Il reçut leurs bienfaits ; mais il les accusa d’avoir voulu l’humilier, le déshonorer, l’avilir ; et la plus odieuse diffamation fut le prix de leur bienfaisance.

On ne parloit de lui dans le monde qu’avec un intérêt sensible. La critique elle-même étoit pour lui pleine d’égards et tempérée par des éloges. Elle n’en étoit, disoit-il, que plus adroite et plus perfide. Dans le repos le plus tranquille, il vouloit toujours ou se croire, ou se dire persécuté. Sa maladie étoit d’imaginer dans les événemens les plus fortuits, dans les rencontres les plus communes, quelque intention de lui nuire, comme si dans le monde tous les yeux de l’envie avoient été attachés sur lui. Si le duc de Choiseul avoit fait conquérir la Corse, ç’avoit été pour lui ôter la gloire d’en être le législateur ; si le même duc alloit souper, à Montmorency, chez la maréchale de Luxembourg, c’étoit pour usurper la place qu’il avoit coutume d’occuper auprès d’elle à table. Hume, à l’entendre, avoit été envieux de l’accueil que lui avoit fait le prince de Conti. Il ne pardonnoit pad à Grimm d’avoir eu sur lui quelque préséance chez Mme d’Épinay ; et l’on peut voir dans ses Mémoires comment son âpre vanité s’est vengée de cette offense.

Ainsi, pour Voltaire et pour lui, la vie avoit été perpétuellement, mais diversement agitée. Elle avoit eu pour l’un des peines souvent bien cuisantes, mais des jouissances très vives ; pour l’autre, ce n’étoient que des flots d’amertume, sans presque aucun mélange de joie et de douceur. Assurément à aucun prix je n’aurois voulu de la condition de Rousseau ; il n’avoit pu l’endurer lui-même, et, après avoir empoisonné ses jours, je ne suis point surpris qu’il en ait volontairement abrégé la triste durée.

Pour Voltaire, j’avoue que je trouvois sa gloire encore trop chèrement payée par toutes les tribulations qu’elle lui avoit fait éprouver, et je disois encore : « Moins d’éclat et plus de repos. »

Restreint dans mon ambition, d’abord par le besoin de mesurer mon vol à la foiblesse de mes ailes, et puis encore par l’amour de ce repos de l’esprit et de l’âme qui accompagne un travail paisible, et que je croyois le partage de l’humble médiocrité, j’aurois été content de cet heureux état. Ainsi, renonçant de bonne heure à des tentatives présomptueuses, j’avois, pour ainsi dire, capitulé avec l’envie, et je m’étois réduit à des genres d’écrire dont on pouvoit sans peine pardonner le succès. Je n’en fus pas plus épargné ; et j’éprouvai que les petites choses trouvent encore, dans de petites âmes, une envieuse malignité.

Mais je m’étois fait deux principes : l’un, de ne jamais provoquer dans mes écrits l’offense par l’offense ; l’autre, d’en mépriser l’attaque et de n’y répondre jamais. Je fus trente ans inébranlable dans ma résolution ; et toute la rage des Fréron, des Palissot, des Linguet, des Aubert et de leurs semblables, n’avoit pu m’irriter contre eux.

Pourquoi donc, au moment de la querelle sur la musique, avois-je été moins impassible ? C’est que je n’étois pas le seul insulté par mes adversaires, et que j’avois à venger un artiste inhumainement attaqué dans ses intérêts les plus chers.

Piccini étoit père de famille, et d’une famille nombreuse qui subsistoit du fruit de son travail ; son caractère paisible et doux le rendoit plus intéressant encore. Je le voyois seul, sans intrigue, travailler de son mieux à plaire à un nouveau public ; et je voyois en même temps une cabale impitoyable l’assaillir avec furie, comme un essaim de guêpes. J’en témoignai mon indignation ; la cabale en fut irritée, et les guêpes tournèrent contre moi tous leurs aiguillons.

Les chefs de la cabale avoient une presse à leurs ordres pour imprimer leurs facéties, et un journal pour les répandre. J’y étois insulté tous les jours. Je n’avois pas la même commodité pour me défendre ; et, quand je l’aurois eue, cette petite guerre n’auroit pas été de mon goût. Cependant je voulois m’égayer à mon tour, car me fâcher contre des railleurs, c’eût été faire un triste personnage.

J’imaginai de mettre en action leur intrigue et de les peindre au naturel, n’ayant, pour les rendre plaisans, qu’à rimer leur propre langage. Ils imprimoient leur prose, je récitois mes vers ; et tous les jours c’étoit à qui feroit mieux rire son monde.

C’est ainsi que fut composé mon poème sur la musique pour la défense de Piccini ; peut-être aurois-je mieux fait de laisser parler Roland, Atys, Didon, etc. ; mais je n’ai pas toujours fait ce qu’il y avoit de mieux à faire ; et j’avoue que, cette fois, je ne crus pas son injure et la mienne assez vengées par le silence du mépris. Au reste, si d’une dispute aussi frivole et aussi éphémère j’ai fait un poème en douze chants, ce sont les incidens qui m’y ont engagé, et par une pente insensible. J’aurois pu, je l’avoue, mieux employer mon temps ; mais mon travail habituel exigeoit du relâche, et c’étoient ces momens de dissipation et de délassement que je donnois à Polymnie.

Le temps de mon séjour à Saint-Brice fut marqué par un événement d’un intérêt plus sérieux : ce fut la retraite de M. Necker du ministère des finances[4]. J’ai déjà dit que son caractère n’étoit rien moins que séduisant. Il ne m’avoit jamais donné lieu de croire qu’il fût mon ami. Je n’étois pas le sien ; mais, comme il me marquoit autant d’estime et de bienveillance que j’en pouvois attendre d’un homme aussi froidement poli, et que, de mon côté, j’avois une haute opinion de ses talens, de ses lumières, de l’ambition qu’il avoit eue de se signaler dans sa place en faisant le bien de l’État, je m’affligeai de sa retraite.

J’avois d’ailleurs pour Mme Necker la plus sincère vénération, car je n’avois vu en elle que bonté, sagesse et vertu ; et l’affection particulière dont elle m’honoroit méritoit bien que je prisse part à un événement dont je ne doutois pas qu’elle ne fût très affectée.

Lorsque je l’appris à Saint-Brice, les croyant déjà retirés dans leur maison de campagne à Saint-Ouen, je m’y rendis sur l’heure. Ils n’y étoient pas arrivés encore, et, poursuivant ma route, j’allois les trouver à Paris. Je les rencontrai en chemin. « Vous veniez nous voir ? me dit Necker ; montez dans notre voiture, et venez à Saint-Ouen. » Je les y accompagnai. Nous fûmes seuls toute la soirée avec Germany[5], frère de Necker, et ni le mari ni la femme ne me dissimulèrent leur profonde tristesse. Je tâchai de la diminuer en parlant des regrets qu’ils laisseroient dans le public, et de la juste considération qui les suivroit dans leur retraite ; en quoi je ne les flattois pas. « Je ne regrette, me dit Necker, que le bien que j’avois à faire, et que j’aurois fait si l’on m’en eût laissé le temps. »

Pour moi, je ne voyois alors, dans sa situation, qu’une retraite honorable, une fortune indépendante, du repos, de la liberté, des occupations dont il auroit le choix, une société qui n’étoit pas de celles que la faveur attire et que la défaveur éloigne ; et, dans son intérieur, tout ce que la vie privée et domestique pouvoit avoir de douceur pour un homme sage. Mais j’avoue que je parlois d’après mes goûts plus que d’après les siens : car je pensois bien que, sans l’occupation des affaires publiques et l’influence qu’elles donnent, il ne pouvoit être content. Sa femme parut sensible au soin que je prenois d’affoiblir l’impression du coup dont il étoit frappé. Ainsi ma liaison avec eux, bien loin d’être affoiblie par cet événement, n’en fut que plus étroite.

Ma femme, pour l’amour de moi, répondoit à leurs prévenances et à leurs invitations, mais elle avoit pour M. Necker une aversion insurmontable. Elle avoit apporté de Lyon la persuasion que M. Necker étoit la cause de la disgrâce de M. Turgot, le bienfaiteur de sa famille ; et, à l’égard de Mme Necker, elle ne trouvoit pas en elle cet air attrayant qu’elle avoit elle-même avec ses amis.

Bien différente et bien plus aimable étoit une autre Genevoise, la belle Vermenoux[6], la plus intime amie de M. et Mme Necker. Depuis que j’avois fait connoissance avec elle, chez ces époux dont elle avoit formé les nœuds, je l’avois toujours cultivée ; mais son amitié pour ma femme depuis mon mariage fut pour nous un nouveau lien.

Mme de Vermenoux, au premier abord, étoit l’image de Minerve ; mais sur ce visage imposant brilloit bientôt cet air de bonté, de douceur, cette sérénité, cette gaieté naïve et décente qui embellit la raison, et qui rend la sagesse aimable. L’inclination dont elle et ma femme se prirent mutuellement fut de la sympathie, si l’on n’entend par là que le parfait accord des esprits, des goûts et des mœurs. Avec quel plaisir cette femme, habituellement solitaire et naturellement recueillie, nous voyoit arriver à sa maison de campagne de Sèvres ! avec quelle joie son âme se livroit aux douceurs de l’intimité, et s’épanouissoit dans les petits soupers que nous allions faire à Paris avec elle ! Assez jeune encore pour goûter les charmes de la vie, la mort nous l’enleva ; mais, en la regrettant, j’ai reconnu depuis que, pour elle, de plus longs jours n’auroient été remplis que de tristesse et d’amertume. Plus tard, elle auroit trop vécu.

J’en reviens à Saint-Brice et au tendre intérêt qui nous y occupoit, dans ce temps-là, ma femme et moi c’étoit sa nouvelle grossesse. Le bon air, l’exercice, la vie réglée de la campagne, lui avoient été favorables ; et, l’hiver nous ayant ramenés à Paris, elle y mit au monde le plus beau de nos enfans. Ainsi, pour nous encore, tout sembloit prospérer ; et, jusque-là, rien de plus doux que la vie que nous menions.

Atys[7], en dépit de l’envie, avoit le même succès qu’avoit eu Roland. Les beaux airs de ces deux opéras, chantés au clavecin, faisoient les délices de notre société dans les concerts de la comtesse d’Houdetot et de sa belle-sœur, Mme de La Briche.

Celle-ci, bonne musicienne et chantant avec goût, quoiqu’avec une foible voix, avoit la rare modestie de réunir chez elle des talens qui effaçoient les siens ; et, loin d’en témoigner la moindre jalousie, elle étoit la première à les faire briller. Parfait modèle de bienséance, sans aucune affectation, aisée dans sa politesse, facile dans ses entretiens, ingénue dans sa gaieté, contant bien, causant bien, elle étoit simplement et naturellement aimable. Son langage et son style étoient purs et même élégans ; mais, sensible jusqu’à l’amitié, rien de passionné n’altéroit la douceur et l’égalité de son âme. Ce n’étoit point la femme que l’on auroit désirée pour être vivement ému, mais c’étoit celle qu’on auroit choisie pour jouir d’un bonheur tranquille.

En parlant de mes anciennes sociétés, j’ai dit que j’y avois vu M. Turgot ; mais, soit que nos mœurs et nos caractères ne se convinssent pas assez, soit que ma liaison avec M. Necker lui déplût encore davantage, il ne m’avoit jamais témoigné que de la froideur. Cependant, comme ancien ami de l’abbé Morellet, il avoit pris part à mon mariage, et je dus à ma femme quelques marques de ses bontés : j’y répondis avec d’autant plus de respect qu’il étoit disgracié, et que je le voyois sensible à sa disgrâce.

Cependant je perdois successivement mes anciens amis. L’ambassadeur de Suède, rappelé auprès de son roi pour être son ministre de confiance, me fut enlevé pour toujours. Celui de Naples nous quitta pour aller être vice-roi en Sicile. L’une et l’autre séparation me fut d’autant plus douloureuse qu’elle devoit être éternelle. Les lettres de Caraccioli étoient remplies de ses regrets. Il ne cessoit de m’appeler en Sicile avec ma famille, offrant de m’envoyer à Marseille un navire pour nous transporter à Palerme.

J’ai dit quelle étoit, depuis quarante ans, mon amitié pour d’Alembert, et quel prix je devois attacher à la sienne. Depuis la mort de Mlle de Lespinasse, il étoit consumé d’ennui et de tristesse. Mais quelquefois encore il laissoit couler, dans la profonde plaie de son cœur, quelques gouttes du baume de cette amitié consolante. C’étoit surtout avec ma femme qu’il se plaisoit à faire diversion à ses peines. Ma femme y prenoit l’intérêt le plus tendre. Lui et Thomas, les deux hommes de lettres dont les talens et les lumières auroient dû lui en imposer le plus, étoient ceux avec qui elle étoit le plus à son aise. Il n’y avoit pour elle aucun amusement préférable à leur entretien.

Thomas sembloit encore avoir longtemps à vivre pour la gloire et pour l’amitié.

Mais d’Alembert commençoit à sentir les déchiremens de la pierre ; et bientôt il n’exista plus que pour souffrir et mourir lentement dans les plus cruelles douleurs.

Dans une foible esquisse de son éloge [8], j’ai essayé de peindre la douce égalité de ce caractère, toujours vrai, toujours simple, parce qu’il étoit naturel, éloigné de toute jactance, de toute dissimulation, mêlé de force et de foiblesse, mais dont la force étoit de la vertu, et la foiblesse de la bonté.

En le pleurant, j’étois loin de penser à lui succéder dans la place de secrétaire perpétuel de l’Académie françoise. Je fus moi-même sur le point de le suivre au tombeau, frappé d’une fièvre maligne semblable à celle dont Bouvart m’avoit déjà sauvé, et dont il me guérit encore. Combien ne dois-je pas bénir la mémoire d’un homme à qui deux fois j’ai dû la vie, et qui, jusqu’à la défaillance de ses esprits et de ses forces, n’a cessé de donner les soins les plus tendres à mes enfans !

À peine étois-je en convalescence qu’il fallut aller donner à Fontainebleau le nouvel opéra que j’avois fait avec Piccini. Cet opéra étoit Didon. Comme il étoit tout entier de moi, je l’avois construit à mon gré ; et, pour y faire faire un pas de plus à notre nouvelle musique, j’avois profité du moment où une marque de faveur que Piccini venoit d’obtenir avoit ranimé son génie. Voici ce qui s’étoit passé.

Cette année (1783), le maréchal de Duras, gentilhomme de la chambre en exercice, me demanda si je n’avois rien fait de nouveau, et me témoigna le désir d’avoir à donner à la reine, à Fontainebleau, la nouveauté d’un bel opéra. « Mais je veux, me dit-il, que ce soit votre ouvrage. On ne vous sait pas assez de gré de ce que vous faites pour rajeunir les vieux opéras de Quinault. » Je reconnus à ce langage mon confrère à l’Académie, et ses anciennes bontés pour moi.

« Monsieur le maréchal, lui dis-je, tant que mon musicien Piccini sera découragé comme il l’est, je ne puis rien promettre. Vous savez avec quelle rage on lui a disputé le succès de Roland et d’Atys ; ils ont réussi l’un et l’autre, et jusque-là le vrai talent a triomphé de la cabale ; mais, dans l’Iphigénie en Tauride, il a succombé, quoiqu’il s’y fût surpassé lui-même.

« L’entrepreneur de l’Opéra, de Vismes, pour grossir sa recette par le concours des deux partis, a imaginé de faire jouter Gluck et Piccini sur un même sujet il leur a fourni deux poèmes de l’Iphigénie en Tauride. Gluck, dans le poème barbare qui lui est échu en partage, a trouvé des horreurs analogues à l’énergie de son style, et il les a fortement exprimées. Le poème remis à Piccini, tout mal fabriqué qu’il étoit, se trouvoit susceptible d’un intérêt plus doux ; et, au moyen des corrections que l’auteur y a faites sous mes yeux, il a pu donner lieu à une musique touchante. Mais, après la forte impression qu’avoit faite sur les yeux et sur les oreilles le féroce opéra de Gluck, les émotions qu’a produites l’opéra de Piccini ont paru foibles et légères. L’Iphigénie de Gluck est restée au théâtre dont elle s’étoit emparée ; celle de Piccini n’a pu s’y soutenir, il en est consterné ; et vous seul, Monsieur le maréchal, pouvez le relever de son abattement. — Que faut-il faire pour cela ? me demanda-t-il. — Une chose, lui dis-je, très facile et très juste : changer en pension la gratification annuelle qui lui a été promise lorsqu’on l’a fait venir en France, et lui en accorder le brevet. — Très volontiers, me dit le maréchal. Je demanderai pour lui cette grâce à la reine, et j’espère l’obtenir. »

Il la demanda, il l’obtint ; et, lorsque Piccini alla avec moi l’en remercier : « C’est à la reine, lui dit-il, qu’il faut marquer votre reconnoissance en composant pour elle cette année un bel opéra. — Je ne demande pas mieux, me dit Piccini en nous en allant ; mais quel opéra ferons-nous ? — Il faut faire, lui dis-je, l’opéra de Didon ; j’en ai depuis longtemps le projet dans la tête. Mais je vous préviens que je veux m’y développer ; que vous aurez de longues scènes à mettre en musique, et que dans ces scènes je vous demanderai un récitatif aussi naturel que la simple déclamation. Vos cadences italiennes sont monotones : la parole est plus variée, plus soutenue dans ses accens, et je vous prierai de la noter comme je vous la déclamerai. — Eh bien ! me dit-il, nous verrons. » Ainsi fut formé le dessein de donner au récitatif cette facilité, cette vérité d’expression, qui fut si favorable au jeu de la célèbre actrice à qui le rôle de Didon étoit destiné.

Le temps nous pressoit j’écrivis très rapidement le poème ; et, pour dérober Piccini aux distractions de Paris, je l’engageai à venir travailler près de moi dans ma maison de campagne : car j’en avois acquis une très agréable, où nous vivions réunis en famille dans la belle saison. En y arrivant, il se mit à l’ouvrage ; et, lorsqu’il l’eut achevé, l’actrice qui devoit jouer le rôle de Didon, Saint-Huberty, fut invitée à venir dîner avec nous. Elle chanta son rôle d’un bout à l’autre à livre ouvert, et l’exprima si bien que je crus la voir au théâtre.

Elle alloit faire un voyage en Provence : elle voulut y emporter son rôle pour l’étudier chemin faisant ; et, pendant son absence, on s’occupa des répétitions. Ce fut dans ce temps-là que j’essuyai cette maladie qui me mit au bord du tombeau. Quand vint le moment de me rendre à Fontainebleau, je n’étois pas encore bien rétabli, et ma femme, inquiète sur ma convalescence, voulut m’accompagner.

Ce fut là qu’en dînant chez Mme de Beauvau nous entendîmes parler pour la première fois des vues qu’on avoit sur moi pour cette place de secrétaire de l’Académie, que d’Alembert avoit rendue si difficile à remplir après lui.

Cette difficulté, dont l’homme le plus vain auroit pu être intimidé, n’étoit pas la seule qui me retînt. La place demandoit une assiduité dont je me croyois incapable. C’étoit donc bien sincèrement que je me refusois à l’honneur qu’on vouloit me faire ; mais on m’opposa des motifs auxquels je crus devoir me rendre, et il fut décidé que je serois du nombre des aspirans à cette place. Seulement je me réservai de ne pas la solliciter.

La circonstance m’étoit favorable pour les suffrages de la cour. Le succès de Didon y fut complet[9] ; et aux éloges que l’on donnoit à la musique de Piccini on mêloit aussi quelques mots de louanges pour l’auteur du poème. « C’est le seul opéra, disoit le roi, qui m’ait intéressé. » Il le redemanda deux fois.

Ce, succès me fut très sensible ; ma femme en jouissoit, et c’étoit là pour moi l’objet le plus intéressant. Le voyage eut pour elle un agrément inexprimable. Les promenades dans la forêt, les rendez-vous de chasse, les courses de chevaux, les parties de plaisir à Thomery, où, à dîner, l’on, nous donnoit de somptueuses matelotes, et pour fruits d’excellens raisins ; tous les jours de spectacle, des places dans la loge de Mme d’Angiviller, dont la maison étoit la nôtre, et qui, à l’envi de son époux, mettoit une grâce touchante à nous attirer ; l’attention de la nombreuse et bonne compagnie qui sans cesse abondoit chez elle ; enfin tous les plaisirs que pouvoit réunir une cour jeune et magnifique, et tout ce qui personnellement pouvoit témoigner à ma femme qu’elle étoit estimée et chérie dans la société qui environnoit la cour : tout cela, dis-je, fit pour elle et pour moi, du séjour de Fontainebleau, un continuel énchantement.

Deux incidens nous y causèrent un peu d’inquiétude : le premier fut une apparence de rechute et quelque ressentiment de fièvre que j’éprouvai au commencement du voyage. Les médecins de la cour en auroient fait une maladie, si ma femme eût voulu les croire ; mais, sans aucun de leurs remèdes, et en me faisant déjeuner tous les jours avec un panier de beau raisin bien mûr, elle me rendit la santé. L’autre incident fut la petite vérole d’Albert, que nous avions amené avec nous ; mais, l’éruption ne s’étant déclarée qu’à la fin du voyage, sur-le-champ nous partîmes, et Albert fut remis dans les mains de notre ami Bouvart, qui prit de lui le même soin qu’il auroit eu de son enfant.

  1. D’après une note relevée sur les registres de Saint-Roch avant 1871, le mariage fut célébré le 11 octobre 1777. L’acte, dont M. Bégis possède une copie, énonce ainsi l’état civil de la fiancée : Marie-Adélaïde Lerein de Montigny, fille de Louis-René de Montigny et de Françoise Morellet, rue Saint-Honoré, ci-devant paroisse Saint-Pierre de la ville de Lyon.
  2. Roland, tragédie lyrique de Quinault, réduite en trois actes par Marmontel, musique de Piccini, représentée le 17 janvier 1778.
  3. Louis-François Delatour, imprimeur et bibliographe (1727-1807), auteur, entre autres travaux, du Catalogue des livres imprimés et manuscrits de la bibliothèque de M. de Lamoignon (1770, in-folio), dont il effectua la révision précisément « dans sa solitude chérie de Saint-Brice », ainsi que le constatait une note jointe à un exemplaire possédé depuis par Barbier.
  4. Le 21 mai 1781.
  5. Louis Necker (1730-1804) avait pris, pour se distinguer de son frère, le nom d’une propriété qu’il possédait aux environs de Genève.
  6. Anne-Germaine Larrivée, dame Girardot de Vermenoux, née à Genève en 1740, morte à Montpellier le 27 décembre 1783. Un pastel de Liotard, conservé dans la famille de Tronchin, la représente offrant un sacrifice à Esculape, et une terre cuite de son buste a été vendue en 1828 à la vente posthume de Houdon.
  7. Atys, tragédie lyrique de Quinault, réduite en trois actes par Marmontel, musique de Piccini, représentée le 22 février 1780, et fréquemment reprise jusqu’en 1792.
  8. Voyez tome II, p. 137, note.
  9. Didon, tragédie lyrique en trois actes, représentée à Fontainebleau le 16 octobre 1783, et, sur le théâtre de l’Opéra, le 1er décembre suivant. Selon M. Th. de Lajarte, Didon fut jouée deux cent cinquante fois de 1783 à 1826.