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Mémoires d'un père pour servir à l'instruction de ses enfants (LDB, 1891)/XI

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Texte établi par Maurice Tourneux,  (3p. 48-83).

LIVRE XI





À otre retour à Paris, l’Académie françoise ayant été convoquée pour l’élection de son secrétaire perpétuel, sur vingt-quatre voix électives j’en réunis dix-huit. Mes deux concurrens étoient Beauzée et Suard.

Le succès de Didon fut le même à Paris qu’il avoit été à la cour ; et cet opéra fit pour nous les plaisirs de l’hiver, comme avoient fait Roland et Atys dans leur nouveauté.

L’ancien banquier de la cour, M. de La Borde, ajouta ses concerts à ceux de la comtesse d’Houdetot et de Mme de La Briche[1] : ce fut l’occasion de ma connoissance avec lui.

Il avoit deux filles à qui la nature avoit accordé tous les charmes de la figure et de la voix, et qui, écolières de Piccini, rendoient l’expression de son chant plus douce et plus touchante encore.

Prévenu par les politesses de M. de La Borde, j’allois le voir, j’allois dîner quelquefois avec lui ; je le voyois honorable, mais simple, jouir de ses prospérités sans orgueil, sans jactance, avec une égalité d’âme d’autant plus estimable qu’il est bien difficile d’être aussi fortuné sans un peu d’étourdissement. De combien de faveurs le Ciel l’avoit comblé ! Une grande opulence, une réputation universelle de droiture et de loyauté, la confiance de l’Europe, un crédit sans bornes ; et, dans son intérieur, six enfans bien nés, une femme d’un esprit sage et doux, d’un naturel aimable, d’une décence et d’une modestie qui n’avoient rien d’étudié, excellente épouse, excellente mère, telle enfin que l’envie elle-même la trouvoit irrépréhensible.


Che non trova l’invidia ove l’emende.

Arioste.

Que manquoit-il aux vœux d’un homme aussi complètement heureux ? Il a péri sur un échafaud, sans autre crime que sa richesse, et dans cette foule de gens de bien qu’un vil scélérat envoyoit à la mort. Cette affreuse calamité ne nous menaçoit point encore, et, dans mon humble médiocrité, je me croyois heureux moi-même. Ma maison de campagne avoit pour moi, dans la belle saison, encore plus d’agrément que n’avoit eu la ville. Une société choisie, composée au gré de ma femme, y venoit successivement varier nos loisirs, et jouir avec nous de cette opulence champêtre que nous offroient, dans nos jardins, l’espalier, le verger, la treille, les légumes, les fruits de toutes les saisons présens dont la nature couvroit sans frais une table frugale, et qui changeoient un dîner modique en un délicieux festin. Là régnoient une innocente joie, une confiance, une sécurité, une liberté de penser dont on connoissoit les limites, et dont on n’abusoit jamais.

Vous nommerai-je tous les convives que l’amitié y rassembloit ? Raynal, le plus affectueux, le plus animé des vieillards ; Célésia[2], ce Génois philosophe qui ressembloit à Vauvenargues ; Barthélémy[3], qui, dans nos promenades, faisoit penser à celles de Platon avec ses disciples ; Bréquigny[4], qui avoit aussi de cette aménité et de cette sagesse antique ; Carbury[5], l’homme de tous les temps et de tous les pays par la riche variété de son esprit et de ses connoissances ; Boismont[6], tout François dans ses mœurs, mais singulier par le contraste de ses agrémens dans le monde et de ses talens dans la chaire ; Maury, plus fier de nous divertir par un conte plaisant que de nous étonner par un trait d’éloquence, et qui, dans la société, nous faisoit oublier l’homme supérieur pour ne montrer que l’homme aimable ; Godard[7], qui avoit aussi la verve d’une gaieté pleine d’esprit ; Desèze, qui bientôt vint donner à nos entretiens encore plus d’essor et de charmes.

« Nous sommes trop heureux, me disoit ma femme, il nous arrivera quelque malheur. » Elle avoit bien raison ! Apprenez, mes enfans, combien, dans toutes les situations de la vie, la douleur est près de la joie.

Cette bonne et sensible mère avoit nourri le troisième de ses enfans. Il étoit beau, plein de santé ; nous croyions n’avoir plus qu’à le voir croître et s’embellir encore, quand tout à coup il est frappé d’une stupeur mortelle. Bouvart accourt ; il emploie, il épuise tous les secours de l’art, sans pouvoir le tirer de ce funeste assoupissement. L’enfant avoit les yeux ouverts ; mais Bouvart s’aperçut que la prunelle étoit dilatée ; il fit passer une lumière : les yeux et la paupière restèrent immobiles. « Ah ! me dit-il, l’organe de la vue est paralysé ; le dépôt est formé dans le cerveau ; il n’y a plus de remède. » Et, en disant ces mots, le bon vieillard pleuroit ; il ressentoit le coup qu’il portoit à l’âme d’un père.

Dans ce moment cruel, j’aurois voulu éloigner la mère ; mais, à genoux au bord du lit de son enfant, les yeux remplis de larmes, les bras étendus vers le ciel, et suffoquée de sanglots : « Laissez-moi, disoit-elle, ah ! laissez-moi du moins recevoir son dernier soupir. » Et combien ses sanglots, ses larmes, ses cris, redoublèrent lorsqu’elle le vit expirer ! Je ne vous parle point de ma douleur ; je ne puis penser qu’à la sienne. Elle fut si profonde que de plusieurs années elle n’a pas eu la force d’en entendre nommer l’objet. Si elle en parloit elle-même, ce n’étoit qu’en termes confus : Depuis mon malheur, disoit-elle, sans pouvoir se résoudre à dire : Depuis la mort de mon enfant.

Dans la triste situation où étoient mon esprit et mon âme, de quoi pouvois-je m’occuper qui ne fût analogue à l’amour maternel et à la tendresse conjugale ? Le cœur plein de ces sentimens dont j’avois devant moi le plus touchant modèle, je conçus le dessein de l’opéra de Pénélope. Ce sujet me saisit ; plus je le méditois, plus je le trouvois susceptible des grands effets de la musique et de l’intérêt théâtral.

Je l’écrivis de verve, et dans toute l’illusion que peut causer un sujet pathétique à celui qui en peint le tableau. Mais ce fut cette illusion qui me trompa. D’abord je me persuadai que la fidélité de l’amour conjugal auroit sur la scène lyrique le même intérêt que l’ivresse et le désespoir de l’amour de Didon ; je me persuadai encore que, dans un sujet tout en situations, en tableaux, en effets de théâtre, tout s’exécuteroit comme dans ma pensée, et que les convenances, les vraisemblances, la dignité de l’action, y seroient observées comme dans les programmes que j’en avois tracés à de mauvais décorateurs et à des acteurs maladroits. Le contraire arriva ; et, dans les momens les plus intéressans, toute illusion fut détruite. Ainsi la belle musique de Piccini manqua presque tous ses effets. Saint-Huberty la relevoit, aussi admirable dans le rôle de Pénélope qu’elle l’avoit été dans celui de Didon ; mais, quoiqu’elle y fût applaudie toutes les fois qu’elle occupoit la scène, elle fut si mal secondée que, ni à la cour, ni à Paris[8], cet opéra n’eut le succès dont je m’étois flatté ; et c’est à moi qu’en fut la faute. Je devois savoir de quelles gens ineptes je faisois dépendre le succès d’un pareil ouvrage, et ne pas y compter après ce que j’ai dit de Zémire et Azor.

Je n’avois pas été plus heureux dans le choix d’un sujet d’opéra-comique que j’avois fait avec Piccini pour le Théâtre-Italien ; et, quand j’y pense, j’ai peine à concevoir comment je fus séduit par ce sujet du Dormeur éveillé, qui, dans les Mille et une Nuits, pouvoit être amusant, mais qui n’avoit rien de comique : car le véritable comique consiste à se jouer d’un personnage ridicule ; et celui d’Assan ne l’est pas[9].

En général, après des succès, on doit s’attendre à trouver le public plus difficile et plus sévère. C’est une réflexion que je ne faisois pas assez ; je devenois plus confiant quand j’aurois dû être plus timide, et au théâtre ma vanité en fut punie par des disgrâces.

On m’accordoit plus d’indulgence aux assemblées publiques de l’Académie françoise ; là je ne briguois point des applaudissemens ; je n’y parlois que pour remplir les simples fonctions de ma place, ou pour suppléer les absens. Si quelquefois j’y payois à mon tour le tribut de l’homme de lettres, c’étoit sans ostentation. Les morceaux de littérature que j’y lisois n’avoient rien de brillant, mais n’avoient rien d’ambitieux. C’étoit le fruit de mes études et de mes réflexions sur le goût, sur la langue, sur les caprices de l’usage, sur le style, sur l’éloquence, tous sujets convenables à l’esprit d’un auditoire académique et habitué parmi nous. Aussi cet auditoire étoit-il bénévole ; et je croyois m’y voir au milieu d’un cercle d’amis.

Cette faveur dont je jouissois dans nos assemblées publiques, jointe à l’exacte discipline que je faisois observer, sans aucune partialité, dans nos séances particulières, m’y donnoit quelque poids et assez de crédit. Le clergé me savoit bon gré des égards qu’on y avoit pour lui ; la haute noblesse n’étoit pas moins contente de ces respects d’usage qu’on lui rendoit à mon exemple ; et, à l’égard des gens de lettres, ils me savoient assez jaloux de l’égalité académique pour me laisser le soin d’en rappeler les droits, si quelqu’un les eût oubliés. Plusieurs même, persuadés que, dans nos élections, je ne cherchois que le mieux possible, me consultoient pour joindre leur suffrage à ma voix. Ainsi, sans brigue et sans intrigue, j’avois de l’influence, et j’en usai, comme il étoit juste, pour vaincre les obstacles que l’on s’efforçoit d’opposer à l’élection de l’un de mes amis.

L’abbé Maury, dans sa jeunesse, ayant prêché au Louvre, avec un grand succès, le panégyrique de saint Louis devant l’Académie françoise, et, depuis, celui de saint Augustin à l’assemblée du clergé de France, bientôt célèbre dans les chaires de Paris, et appelé à prêcher à Versailles l’Avent et le Carême devant le roi, avoit acquis des droits incontestables à l’Académie françoise, et il ne dissimula point que tel étoit l’objet de son ambition.

Ce fut alors que s’élevèrent contre lui les rumeurs de la calomnie ; et, comme c’étoit aux oreilles de l’Académie que ces bruits devoient parvenir, on avoit soin de les adresser en droiture à son secrétaire. J’écoutai tout le mal qu’on voulut me dire de lui ; et, quand j’eus tout bien entendu, le prenant en particulier : « Vous êtes attaqué, lui dis-je, et c’est à moi de vous défendre ; mais c’est à vous de me donner des armes pour repousser vos ennemis. » Alors je lui expliquai, article par article, tous les torts qu’on lui attribuoit. Il m’écouta sans s’émouvoir ; et, avec une facilité qui m’étonna, il réfuta ces accusations, me démontrant la fausseté des unes, et, pour les autres, me mettant sur la voie de tout vérifier moi-même.

La seule qu’il ne put d’abord démentir que vaguement, parce qu’elle étoit vague, lui étoit intentée par un académicien qui l’accusoit de perfidie et de noirceur. L’accusateur étoit La Harpe, avec lequel il avoit été en grande liaison.

« Puisqu’il m’accuse de perfidie, j’aurois droit, me dit l’abbé Maury, de lui en demander la preuve. Je l’en dispense, et c’est moi qui me charge de prouver qu’il me calomnie, pourvu toutefois qu’il s’explique et qu’il articule des faits. Mettez-moi vis-à-vis de lui. »

Je proposai cette entrevue, et l’accusateur l’accepta ; mais je ne voulus pas être seul témoin et arbitre ; et, en les invitant tous les deux à dîner, je demandai qu’il me fût permis d’admettre à ce dîner deux académiciens des plus intègres et des plus sages, M. Thomas et M. Gaillard.

Le dîner se passa paisiblement et décemment ; mais, au sortir de table, nous étant retirés tous les cinq dans un cabinet : « Messieurs, dis-je à nos deux arbitres, M. La Harpe croit avoir à se plaindre de M. l’abbé Maury ; celui-ci prétend que la plainte n’est pas fondée ; nous allons les entendre. Parlez, Monsieur de La Harpe, vous serez écouté en silence ; et de même en silence M. l’abbé Maury sera entendu après vous. »

L’accusation étoit grave. Il s’agissoit d’une satire que l’abbé Maury auroit conseillé à un Russe, ami de La Harpe, de faire contre lui, dans le temps qu’ils étoient tous les trois de la même société. Le comte de Shouvalof, le seul témoin que La Harpe auroit pu produire, étoit retourné en Russie ; et, comme on ne pouvoit l’entendre, on ne pouvoit le réfuter.

L’abbé Maury, dans sa défense, fut donc réduit à discuter l’accusation elle-même, et ce fut par les circonstances qu’il fallut démontrer qu’elle se démentoit. C’est ce qu’il fit avec tant d’ordre, de précision, de clarté, avec une présence d’esprit et de mémoire si merveilleuse que nous en fûmes confondus. Enfin, dans cette discussion, il serra de si près son adversaire, et avec tant de force, que celui-ci resta muet. L’avis unanime des trois témoins fut donc que La Harpe n’avoit aucun reproche à faire à l’abbé Maury ; et il y eut devant nous, entre eux, une apparence de réconciliation.

« Je n’en crois pas moins, me dit La Harpe, ce que m’a certifié mon ami Shouvalof. — Vous pouvez le croire, lui dis-je ; mais, en honnête homme, vous n’avez plus droit de le dire ; et, sans compter mon opinion, celle de deux hommes aussi justes, aussi impartiaux que Thomas et Gaillard, doit vous fermer la bouche. Pour moi, si, dans le monde, j’entendois répéter vos plaintes, trouvez bon que je rende compte de ce qui vient de se passer chez moi. »

Je pris le même soin d’éclaircir tous les autres faits imputés à l’abbé Maury. Je les trouvai tous supposés, et non seulement dénués de preuves, mais dépourvus de vraisemblance. Dès lors on eut beau s’obstiner à me dire du mal de lui, je répondis que, dans la louange comme dans la satire, les épithètes gratuites ne prouvoient que la bassesse du flatteur ou la malice du médisant ; je défiai même les malveillans d’articuler un fait que je ne fusse en état de détruire ; et, de tout mon crédit, j’engageai mes confrères à consoler un grand talent d’une grande persécution en le recevant à l’Académie. Il fut reçu, et dès lors rien ne fut plus intime que notre mutuelle amitié.

L’abbé Maury avoit, dans le caractère, un excès d’énergie et de véhémence qu’il contenoit difficilement, mais qu’il me laissoit modérer. Quand je trouvois en lui des mouvemens impétueux à réprimer, je les lui reprochois avec une franchise qui le soulevoit quelquefois, mais qui ne l’irritoit jamais. Il étoit violent et doux, et aussi juste que sensible.

Un jour, dans son impatience, il me dit que j’abusois trop de l’ascendant que j’avois pris sur lui. « Je n’ai, lui dis-je, et ne veux avoir sur vous d’autre ascendant que celui de la raison animée par l’amitié ; et, si j’en use, ce n’est que pour vous empêcher de vous nuire à vous-même. Je connois la bonté, la droiture de votre cœur ; mais vous avez encore trop de feu et trop de verdeur dans la tête. Votre esprit n’est pas mûr, et cette sève qui en fait la force a besoin d’être tempérée. Vous savez avec quel plaisir je loue en vous ce qui est louable ; avec la même sincérité je reprendrai ce qui sera répréhensible ; et, lorsque je croirai qu’une vérité dure vous sera nécessaire, je vous estime trop pour croire avoir besoin de l’adoucir. Au reste, c’est ainsi que j’entends être votre ami. Si la condition vous déplaît, vous n’avez qu’à le dire, je cesserai de l’être. » Pour toute réponse, il m’embrassa.

« Ce n’est pas tout, repris-je : cette sévérité dont je me fais un devoir envers vous en est un pour vous envers moi ; vous avez les défauts qui sont naturels à la force, et moi j’ai ceux de la foiblesse. La trempe de votre âme peut donner à la mienne plus de vigueur et de ressort ; et j’exige de vous de ne me passer rien qui sente la mollesse et la timidité. Ainsi, dans l’occasion, je pourrai vous donner des conseils de prudence et de modération, et vous m’en donnerez de résolution et de fermeté courageuse. » La convention fut réciproque, et par là furent écartés les nuages qu’auroit élevés entre nous l’amour-propre ou la vanité.

La même année que mon ami fut reçu à l’Académie, elle perdit Thomas, l’un de ses plus illustres membres, et l’un des hommes les plus recommandables par l’intégrité de ses mœurs et l’excellence de ses écrits.

L’intégrité, l’égalité d’une vie irrépréhensible : le rare éloge, mes enfans ! et qui l’a mérité, cet éloge, mieux que Thomas ? Il est bien vrai qu’une partie en étoit due à la nature : il étoit né sage, et il eut la sagesse de tous les âges de la vie. Tempérant, sobre et chaste, aucun des vices de la mollesse, du luxe et de la volupté, n’eut accès dans son âme. Aucune passion violente n’en troubla la tranquillité, il ne connut des plaisirs sensuels que ce qui en étoit innocent ; encore n’en jouissoit-il qu’avec une extrême réserve. Toute la force et la vigueur qu’avoit en lui l’organe de la pensée et du sentiment s’étoient réunies en un point, l’amour du vrai, du juste et de l’honnête, et la passion de la gloire. Ce fut là le mobile, le ressort de son âme, le foyer de son éloquence.

Il vécut dans le monde, sans jamais s’y livrer ni à des goûts frivoles, ni à de vains amusemens : il ménageoit toutes les foiblesses ; il n’en avoit aucune. Sensible à l’amitié, il la cultivoit avec soin, mais il la vouloit modérée ; il en chérissoit les liens, il en auroit redouté la chaîne ; elle occupoit les intervalles de ses travaux, de ses études, mais elle ne lui en déroboit rien, et une solitude silencieuse avoit pour lui des charmes qu’il préféroit souvent au commerce de ses amis. Il se laissoit aimer, et autant qu’on vouloit, mais il aimoit à sa mesure.

Dans la société commune, il paroissoit timide ; il n’y étoit qu’indifférent. Rarement l’entretien y fixoit son attention. Étoit-il tête à tête, ou dans un petit cercle, lorsqu’on lui cédoit la parole sur quelqu’un des objets qu’il avoit médités, il étonnoit par l’élévation et l’abondance de ses idées, et par la dignité de son élocution ; mais dans la foule il s’effaçoit, et son âme sembloit alors se retirer en elle-même. Aux propos légers et plaisans il sourioit quelquefois, il ne rioit jamais. Il ne voyoit les femmes qu’en observateur froid, comme un botaniste voit les fleurs d’une plante, jamais en amateur des grâces et de la beauté. Aussi les femmes disoient-elles que ses éloges les flattoient moins que les injures passionnées et véhémentes de Rousseau.

Thomas étoit, par complexion et par principes, un stoïcien, à la vertu duquel il n’auroit fallu que de grandes épreuves. Il auroit été, je le crois, un Rutilius dans l’exil, un Thraséas ou un Séranus sous Tibère, mieux qu’un Sénèque sous Néron, un Marc-Aurèle sur le trône ; mais, placé dans un temps de calme et sous des règnes modérés, la fortune lui refusa et ses hautes faveurs et ses rigueurs extrêmes. Sa sagesse et sa modestie n’eurent à se garantir d’aucune des séductions de la prospérité ; aucune adversité n’éprouva sa constance. Libre, exempt des inquiétudes auxquelles on s’expose en devenant époux et père, il ne fut éprouvé par aucun des grands intérêts de la nature. Isolé autant que peut l’être, dans l’état social, un simple individu, il n’eut pas même un ennemi qui fût digne de sa colère.

Ce n’est donc que par ses écrits que l’on peut se former une haute idée de son caractère. C’est là qu’on trouve partout l’empreinte d’un cœur droit, d’une âme élevée ; c’est là que se montrent le courage de la vérité, l’amour de la justice, l’éloquence de la vertu.

L’Académie françoise jeta les fondemens de la réputation de Thomas en proposant, pour le prix d’éloquence, les éloges de nos grands hommes. Personne, dans cette carrière, ne put le passer ni l’atteindre ; et il se surpassa lui-même dans l’éloge de Marc-Aurèle. L’élévation et la profondeur étoient les caractères de sa pensée. Jamais orateur n’a mieux embrassé ni mieux pénétré ses sujets. Avant d’entamer un éloge, il commençoit par étudier la profession, l’emploi, l’art dans lequel son héros s’étoit signalé ; et c’est ainsi qu’il louoit Maurice de Saxe en militaire instruit, Duguay-Trouin en homme de mer, Descartes en physicien, d’Aguesseau en jurisconsulte, Sully en administrateur, Marc-Aurèle en philosophe moraliste, égal en sagesse à Apollonius et à Marc-Aurèle lui-même. C’est ainsi qu’en ne voulant faire qu’une préface à ces éloges, il composa, sous le nom d’Essais, le plus savant et le plus beau traité de morale historique, à propos des éloges donnés dans tous les temps avec plus ou moins de justice et de vérité, selon les mœurs des siècles et le génie des orateurs : ouvrage qui n’a pas la célébrité qu’il mérite.

Vous concevez qu’une tension continuelle et une hauteur monotone devoient être le défaut des écrits de Thomas. Il manquoit à son éloquence ce qui fait le charme de l’éloquence de Fénelon et de Massillon dans la prose, de l’éloquence de Virgile et de Racine dans les vers ; l’effusion d’une âme sensible et l’intérêt qu’elle répand. Son style étoit grave, imposant, et n’étoit point aimable. On y admiroit tous les caractères d’une beauté virile ; les femmes y auroient désiré quelques traits de la leur. Il avoit de l’ampleur, de la magnificence, jamais de la variété, de la facilité ; jamais la souplesse des grâces ; et ce qui le rendoit admirable quelques momens le rendoit fatigant et pénible à la longue. On lui reprochoit particulièrement d’épuiser ses sujets, et de ne rien laisser à penser au lecteur ce qui pouvoit bien être en lui un manque de goût et d’adresse, mais ce qui n’en étoit pas moins un très rare excès d’abondance.

Dans un temps où j’aurois eu moi-même si grand besoin d’un censeur rigide et sincère, Thomas, bien plus jeune que moi, m’avoit pris pour le sien. Je le louois avec franchise et souvent même avec transport mais je ne lui dissimulois pas que j’aurois voulu dans son style plus de modulation, moins de monotonie. « Vous ne touchez qu’une corde, lui disois-je ; il est vrai qu’elle rend de beaux sons, mais sont-ils assez variés ? Il m’écoutoit d’un air triste et modeste, et peut-être se disoit-il que ma critique étoit fondée mais l’austérité de ses mœurs avoit passé dans son éloquence ; pour la rendre plus souple, il auroit craint de l’amollir.

Il ne tint pas à moi qu’il n’employât plus utilement les années qu’il donna au poème du czar. Je lui faisois voir clairement que ce poème manqueroit d’unité et d’intérêt du côté de l’action ; et, en lui mettant sous les yeux tous les modèles de l’épopée « Homère, lui disois-je, a chanté la colère d’Achille dans l’Iliade, le retour d’Ulysse à Ithaque dans l’Odyssée ; Virgile, la fondation de l’empire romain ; le Tasse, la délivrance de la cité sainte ; Milton, la chute du premier homme ; Voltaire, la conquête de la France par Henri de Bourbon, héritier des Valois. Vous, qu’allez-vous chanter ? quel événement, quelle action principale sera le terme de vos récits ? Vous raconterez les voyages du czar, sa guerre contre Charles XII, la désobéissance et la mort de son fils, les factions détruites dans ses États, la discipline militaire établie dans ses armées, les arts et les sciences transplantés dans son empire, la ville de Pétersbourg fondée au bord de la Baltique : et ce sont bien là les matériaux d’un poème historique, d’un éloge oratoire, mais je n’y vois point le sujet unique et simple d’un poème épique. » Il convenoit qu’il n’y avoit point de réponse à mon objection ; mais, s’il n’avoit pas, disoit-il, une action dramatique à nouer et à dénouer, il avoit dans le czar un très grand caractère à peindre. Avant que de me consulter, il avoit déjà composé quatre chants des voyages du czar en Hollande, en Angleterre, en France, en Italie. Ce magnifique vestibule renfermoit de grandes beautés ; il espéra trouver les moyens d’achever l’édifice ; il reconnut enfin qu’il tentoit l’impossible ; et, au bout de neuf ans, il me témoigna le regret de n’avoir pas suivi le conseil que je lui donnois d’abandonner son entreprise.

Un projet que je lui connoissois, et qu’il auroit supérieurement bien rempli, étoit d’écrire, sur l’histoire de France, des discours dans le genre de ceux de Bossuet sur l’histoire universelle. Il n’auroit pas eu, comme Bossuet, l’avantage de donner aux événemens une chaîne mystérieuse dans l’ordre de la Providence ; mais, sans sortir de l’ordre politique et moral, il en auroit tiré des leçons salutaires et des résultats importans.

Thomas a laissé en mourant une haute opinion de lui plutôt qu’une renommée éclatante ; et l’on doit le compter parmi les écrivains illustres plutôt que dans le nombre des écrivains célèbres. Les femmes contribuent essentiellement à la célébrité, et il ne les eut pas pour lui.

J’eus, cette même année de la mort de Thomas, la consolation de voir entrer à l’Académie l’abbé Morellet, avec des titres moins brillans que l’abbé Maury, mais non pas moins solides. Esprit juste, ferme, éclairé, nourri d’une saine littérature, et plein de connoissances rares sur les objets d’utilité publique, il s’étoit distingué par des écrits d’un style sage et pur, d’une raison sévère, d’une méthode exacte. Dans un autre genre, on connoissoit de lui des ouvrages de plaisanterie d’un ton excellent, pleins de goût et d’un sel très fin et très piquant. Lucien, Rabelais et Swift, lui avoient appris à manier l’ironie et la raillerie, et leur disciple étoit devenu leur rival. Ainsi mes amis les plus chers venoient s’asseoir auprès de moi et remplacer à l’Académie ceux que je perdois tous les ans.

En voyant cette foule de gens de lettres passer successivement chez les morts, je fis réflexion que je pouvois bientôt les suivre, et qu’il étoit temps de songer à mon testament littéraire, et de choisir ce que je voulois qui restât de moi après moi. Ce fut dans cet esprit que je rédigeai l’édition de mes œuvres. J’en ai suffisamment parlé dans mes préfaces ; il ne reste qu’à indiquer l’occasion et l’intention de quelques-uns de mes écrits.

Dans le temps que d’Alembert étoit secrétaire de l’Académie françoise, il avoit fort à cœur de rendre intéressantes nos assemblées publiques, et celles de nos séances particulières où les souverains assistoient. Personne ne contribuoit autant que lui à les bien remplir. Cependant quelquefois il n’y pouvoit suffire, et c’étoit pour lui un chagrin véritable que de s’y voir abandonné. Alors il recouroit à moi, se plaignant de la négligence de tant de gens de lettres qui composoient l’Académie, et me conjurant de l’aider à soutenir l’honneur du corps.

Dans ces occasions pressantes, je composois des morceaux de poésie ou de prose, que j’adaptois aux circonstances, comme les trois discours en vers sur l’éloquence, sur l’histoire, sur l’espérance de se survivre[10]. Ce dernier, lu à la réception de Ducis, successeur de Voltaire, eut le mérite de l’à-propos, et fit sur l’assemblée une vive impression.

Des morceaux de prose que je lisois, celui dont le public parut le plus content, ce fut l’éloge de Colardeau, à la réception de La Harpe[11] ; mais ce qui me toucha bien plus moi-même fut le succès qu’obtint l’esquisse de l’éloge de d’Alembert, et celui du petit poème sur le dévouement et la mort de Léopold de Brunswick. Je crois devoir, sur celui-ci, me permettre quelque détail, pour exposer nettement ma conduite.

Le trait d’humanité et de dévouement héroïque du jeune prince Léopold de Brunswick ayant sensiblement touché le jeune comte d’Artois, ce prince avoit proposé à l’Académie françoise un prix de mille écus pour le poème où cette belle action seroit le plus dignement célébrée.

J’étois alors secrétaire perpétuel de l’Académie, et, en ma qualité de juge, il m’étoit interdit de me présenter au concours ; mais, comme il arrivoit assez souvent que le prix même de poésie, dont nous laissions le sujet libre et au choix des poètes, n’étoit pas accordé, j’eus quelque inquiétude qu’il ne se présentât rien d’assez digne de celui-ci ; et alors quelle honte et quelle humiliation pour la littérature françoise ! quel dégoût même pour l’Académie d’avouer aux yeux de l’Europe qu’un si beau sujet auroit été manqué !

Comme j’en étois plein et fortement ému, je ne pus résister au désir de le traiter moi-même, bien résolu à ne laisser connoître mon ouvrage qu’après qu’il seroit décidé que nul autre n’auroit le prix.

Je laissai donc passer sous les yeux de l’Académie tous les poèmes mis au concours ; mais ils furent tous rejetés. Enfin, voyant qu’on s’affligeoit que le plus vertueux héroïsme ne fût pas dignement loué, je confiai à l’Académie l’essai que j’avois fait, sans aspirer au prix. Elle voulut bien l’approuver ; et le comte d’Artois, à qui l’on fut obligé d’annoncer le mauvais succès du concours, apprit en même temps ce que l’un des membres de l’Académie avoit fait pour y suppléer. Le prince ordonna que le même concours fût encore ouvert pour l’année suivante ; mais il voulut connoître en secret mon ouvrage, et il me permit de l’envoyer au prince régnant de Brunswick.

Peu de jours après, le comte d’Artois me fit dire, par M. de Vaudreuil, qu’il avoit commandé pour moi une très riche boîte d’or. Je répondis que, dans toute autre occasion, je recevrois avec respect les présens du frère du roi, mais que dans celle-ci je ne pouvois rien accepter qui me fît soupçonner d’avoir voulu m’attirer une récompense ; que cette riche boîte ne seroit qu’un prix déguisé ; que ; si le prince avoit la bonté de m’en donner une de carton sur laquelle fût son portrait, je la recevrois comme un don très précieux pour moi ; mais que je n’en voulois point d’autre. M. de Vaudreuil insista ; mais il me vit si ferme dans ma résolution qu’il renonça à l’espérance de l’ébranler ; et ce fut la réponse qu’il rapporta à M. le comte d’Artois.

« Marmontel ne consulte les bienséances que pour lui-même, lui dit le prince ; mais il ne me convient pas à moi de lui faire un présent mesquin » ; et, après avoir réfléchi un moment : « Eh bien ! reprit-il, je lui donnerai mon portrait en grand. »

Le bailli de Crussol, son gentilhomme de la chambre, fut chargé d’en faire faire une belle copie, et le cadre en fut décoré des attributs les plus honorables pour moi.

Le prince régnant de Brunswick ne reçut pas moins favorablement mon hommage ; il y répondit par une lettre de sa main et pleine de bonté, à laquelle étoient jointes deux médailles d’or frappées en mémoire de son vertueux frère.

Ce fut vers ce temps-là qu’à sa quatrième grossesse ma femme convint avec moi de la nécessité de prendre son ménage ; mais, comme la séparation se fit de bon accord avec ses oncles et sa mère, nous nous éloignâmes le moins qu’il fut possible. Ma femme ne fut pas insensible à l’agrément d’être chez elle à la tête de sa maison. Pour moi j’éprouvai, je l’avoue, un grand soulagement de vivre avec l’abbé Morellet dans une pleine indépendance, et il en fut lui-même bien plus à son aise avec moi. Il avoit fait venir auprès de lui une autre nièce jeune, aimable, pleine de talent et d’esprit, aujourd’hui Mme Chéron[12], à qui ma femme cédoit son logement. Ainsi tout se passa de la meilleure intelligence.

Ce qui rendoit notre nouvelle situation encore plus agréable, c’étoit l’aisance où nous avoit mis un accroissement de fortune. Sans parler du casuel assez considérable que me procuroient mes ouvrages, la place de secrétaire de l’Académie françoise, jointe à celle d’historiographe des bâtimens, que mon ami M. d’Angiviller m’avoit fait accorder à la mort de Thomas, me valoient un millier d’écus. Mon assiduité à l’Académie y doubloit mon droit de présence. J’avois hérité, à la mort de Thomas, de la moitié de la pension de deux mille livres qu’il avoit eue, et qui fut partagée entre Gaillard et moi, comme l’avoit été celle de l’abbé Batteux. Mes logemens de secrétaire au Louvre et d’historiographe de France à Versailles, que j’avois cédés volontairement, me valoient ensemble dix-huit cents livres. Je jouissois de mille écus sur le Mercure. Mes fonds dans l’entreprise de l’île des Cygnes[13] étoient avantageusement placés ; ceux que j’avois mis dans les octrois de la ville de Lyon me rendoient l’intérêt légal, comme ceux que j’avois placés dans d’autres caisses. Je me voyois donc en état de vivre agréablement à Paris et à la campagne ; et dès lors je me chargeai seul de la dépense de Grignon[14]. La mère de ma femme, sa cousine et ses oncles, y avoient leurs logemens lorsqu’il leur plaisoit d’y venir ; mais c’étoit chez moi qu’ils venoient.

Je me donnai une voiture, qui, trois fois la semaine, dans une heure et demie, me menoit de ma campagne au Louvre, et, après la séance de l’Académie, me ramenoit du Louvre à ma campagne.

Dès lors, jusqu’à l’époque de la Révolution, je ne puis exprimer combien la vie et la société eurent pour nous d’agrément et de charme. Ma femme étoit heureusement accouchée de son quatrième enfant. M. et Mme d’Angiviller l’avoient tenu sur les fonts de baptême ; ils s’en étoient fait une fête, et nous avoient donné, dans cette occasion, les plus vifs témoignages d’une tendre amitié. Leur filleul Charles leur devint cher comme s’il eût été leur enfant.

Nous fîmes, peu de temps après, l’heureuse acquisition d’une autre société d’amis dans M. et Mme Desèze. Tout ce qu’un naturel aimable peut avoir d’attrayant, ma femme le trouva dans Mme Desèze ; aussi se prirent-elles de cette inclination qui naît de la conformité de deux bonnes et belles âmes.

À l’égard de M. Desèze[15], je ne crois pas qu’il y ait au monde une société plus désirable que la sienne. Une gaieté naïve, piquante, ingénieuse ; une éloquence naturelle, qui, dans la conversation même la plus familière, coule de source avec abondance ; une prestesse, une justesse de pensée et d’expression qui, à tout moment, semble inspirée ; et, mieux que tout cela, un cœur ouvert, plein de droiture, de sensibilité, de bonté, de candeur tel étoit l’ami que l’abbé Maury me faisoit désirer depuis longtemps, et que me procura le voisinage de nos campagnes.

De Brevannes, où Desèze, dans la belle saison, passoit ses momens de repos, de Brevannes, dis-je, à Grignon, il n’y avoit guère que la Seine à passer, et que la plaine qu’elle arrose ; nos deux coteaux se regardoient. Un jeune homme que nous aimions, et qui nous aimoit l’un et l’autre, nous fit confidence à tous les deux du désir mutuel que nous avions de nous connoître. Dès nos premières entrevues, nous voir, nous goûter, nous chérir, désirer de nous voir encore, en fut l’effet simultané ; et, tout éloignés que nous sommes, cet attachement est le même. Au moins, de mon côté, rien, dans ma solitude, ne m’a plus occupé ni plus intéressé que lui. Desèze est l’un des hommes rares dont on peut dire : Il faut l’aimer, si on ne l’a point aimé encore ; il faut l’aimer toujours dès qu’on l’aime une fois. Cras amet qui nunquam amavit, qui jam amavit cras amet. (Catul.)

Le jeune homme qui avoit pris soin de nous lier ensemble étoit ce Laborie[16], connu dès l’âge de dix-neuf ans par des écrits qu’on eût attribués sans peine à la maturité de l’esprit et du goût ; nouvel ami, qui, de son plein gré, et par le mouvement d’une âme ingénue et sensible, étoit venu s’offrir à moi, et que j’avois bientôt appris à estimer et à chérir moi-même.

Dans cet aimable et heureux caractère, le besoin de se rendre utile est une passion habituelle et dominante. Plein de volonté pour tout ce qui lui semble honnête, la vitesse de son action égale celle de sa pensée. Je n’ai jamais connu personne d’aussi économe du temps ; il le divise par minutes, et chaque instant en est employé ou utilement pour lui-même, ou plus souvent encore utilement pour ses amis.

Les changemens de ministres apportèrent encore quelques améliorations dans ma fortune.

Le traitement d’historiographe de France, qui autrefois étoit de mille écus, avoit été réduit à dix-huit cents livres par je ne sais quelle mesquine économie. Le contrôleur général d’Ormesson trouva juste de le remettre sur l’ancien pied.

L’on sait qu’en arrivant au contrôle général, M. de Calonne annonça son mépris pour une étroite parcimonie. Il vouloit, en particulier, que les travaux des gens de lettres fussent honorablement récompensés. En ma qualité de secrétaire perpétuel de l’Académie françoise, il me fit prier de l’aller voir. Il me témoigna l’intention de bien traiter l’Académie ; me demanda s’il y avoit pour elle des pensions, comme il y en avoit pour l’Académie des sciences et pour l’Académie des belles-lettres : je lui répondis qu’il n’y en avoit aucune ; à quoi pouvoit monter, pour les plus assidus, le produit du droit de présence ; je l’assurai qu’il ne pouvoit aller qu’à huit ou neuf cents livres, le jeton n’étant que de trente sous. Il me promit d’en doubler la valeur. Il voulut savoir quel étoit le traitement du secrétaire : je répondis qu’il étoit de douze cents livres. Il trouva que c’étoit trop peu. En conséquence, il obtint du roi que le jeton seroit de trois livres, et que le traitement du secrétaire seroit de mille écus. Ainsi mon revenu d’académicien put se monter à quatre mille cinq ou six cents livres.

J’obtins encore un nouveau degré de faveur et de nouvelles espérances sous le ministère de M. de Lamoignon, garde des sceaux. Voici quelle en fut l’occasion.

L’une des vues de ce ministre étoit de réformer l’instruction publique et de la rendre florissante ; mais, comme il n’avoit pas lui-même les connoissances nécessaires pour se former un plan, un système d’études qui remplît ses intentions, il consulta l’abbé Maury, pour lequel il avoit beaucoup d’estime et d’amitié. Celui-ci, ne se croyant pas assez instruit sur des objets dont il ne s’étoit pas spécialement occupé ; lui conseilla de s’adresser à moi ; et le ministre le pria de m’engager à l’aller voir.

Dans l’entretien que nous eûmes ensemble, je vis qu’en général il concevoit en homme d’État et dans toute son étendue le projet qu’il avoit formé. Mais les difficultés, les moyens, les détails, ne lui en étoient pas assez connus : pour nous assurer l’un et l’autre si j’avois bien saisi son plan, je le priai de me permettre de le développer dans un mémoire que je lui mettrois sous les yeux ; mais je le prévins que, dans les réformes, rien ne me sembloit plus à craindre que l’ambition de tout détruire et de tout innover ; que j’avois beaucoup de respect pour les anciennes institutions ; que je déférois volontiers aux leçons de l’expérience, et que je regardois les abus, les erreurs, les fautes passées, comme ces mauvaises herbes qui se mêlent au pur froment, mais qu’il faut extirper d’une main légère et prudente pour ne pas nuire à la moisson.

Mon mémoire fut divisé en huit articles principaux la distribution des écoles et des objets de l’enseignement selon l’utilité commune ou les convenances locales ; les établissemens relatifs à l’un et à l’autre de ces objets ; la discipline ; la méthode ; les relations graduelles, et l’exacte correspondance des extrémités à leur centre ; la surveillance générale ; les moyens d’encouragement ; la connoissance et l’emploi des hommes que l’instruction auroit formés.

Dans l’ensemble et dans les rapports de cette vaste composition, j’avois pris pour modèle l’institut des jésuites, où tout étoit soumis à une règle unique, surveillé, maintenu, régi par une autorité centrale, et mis en action par un mobile universel. La plus grande difficulté étoit de substituer au lien d’une société religieuse, et à l’esprit de corps qui l’avoit animée, un motif d’intérêt et un ressort d’émulation qui réduisît la liberté aux termes de l’obéissance : car les mœurs et la discipline à établir dans la classe des maîtres comme dans celle des disciples devoient être la base de cette institution. Il falloit donc que, non seulement dans leur état actuel, mais dans leur perspective et dans leurs espérances, les places y fussent désirables ; et, afin que l’exclusion ou le renvoi fût une peine, je demandai que la persévérance et la durée de ces fonctions honorables eussent progressivement des avantages assurés.

Le garde des sceaux approuva mon plan dans toutes ses parties ; et, pour ce qui demanderoit des récompenses encourageantes, il m’assura que rien n’y seroit épargné. « Nul professeur homme de mérite ne vieillira dans l’obscurité, me dit-il ; nul écolier distingué dans son cours d’études ne demeurera sans emploi. Vous promettez de me faire connoître, des extrémités du royaume, l’élite des talens ; moi, je m’engage à les placer. Je vois que nous nous entendons, ajouta-t-il en me serrant la main ; nous nous accorderons ensemble ; je compte sur vous, Marmontel ; comptez sur moi de même, et pour la vie. »

Comme l’abbé Maury m’avoit assuré que le garde des sceaux étoit un homme droit et franc, je n’eus aucune peine à prendre avec lui l’engagement qu’il me proposoit ; et, en achevant de développer et de perfectionner mon plan, je crus travailler pour sa gloire.

J’avois formé à la campagne une liaison qui, dans ce travail, me fournit de grandes lumières.

Le cinquième de mes enfans, Louis, venoit de naître, et sa mère étoit sa nourrice. L’aîné des trois qui me restoient, Albert, étoit dans sa neuvième année ; Charles avoit quatre ans accomplis, lorsque je pris la résolution de les faire élever chez moi ; et, sur la réputation du collège de Sainte-Barbe, ce fut là que je cherchai, pour eux, un précepteur formé aux mœurs et à la discipline de cette maison, renommée tant par la vie laborieuse et frugale qu’on y menoit que par la supériorité des études que l’on faisoit à cet école.

L’excellent jeune homme que j’y avois pris, et que la mort m’a enlevé, Charpentier[17], nous faisoit sans cesse l’éloge de Sainte-Barbe. Car une singularité remarquable de cette maison étoit la tendre affection que conservoient pour elle ceux qui en étoient sortis. Il ne parloit qu’avec enthousiasme des mœurs, de la discipline, des études de Sainte-Barbe. Il ne parloit qu’avec une profonde estime des supérieurs de la maison et des professeurs qu’il y avoit laissés. Ils étoient ses amis ; il désiroit que j’en fisse les miens. Je lui permis de me les amener, et la cordialité avec laquelle je les reçus leur rendit ma maison de campagne agréable.

Sainte-Barbe avoit une annexe à Gentilly, village voisin de Grignon. Les supérieurs, les professeurs de l’une et de l’autre maisons, se réunissoient quelquefois pour venir dîner avec moi. Ils s’intéressoient aux études de mes enfans. Les jours où la jeune école de Gentilly avoit des exercices publics, mes enfans y étoient invités, et ils étoient admis à cet examen des études. C’étoit pour eux un bon exemple et un objet d’émulation ; mais, pour moi, c’étoit une source d’observations et de lumières car, dans ce cours facile, régulier et constant des études de Sainte-Barbe, je devois trouver une cause, et cette cause ne pouvoit être qu’une bonne et solide organisation.

C’est de quoi je me fis instruire dans le plus grand détail ; et, au moyen de ces conférences, je me croyois en état de mettre la dernière main à mon plan de l’instruction nationale, quand tout à coup, par des mouvemens qui bouleversoient le ministère, M. de Lamoignon en fut écarté, et fut exilé à Bâville.

Bientôt les intérêts de la chose publique et les inquiétudes sur le sort de l’État s’emparèrent de mes esprits ; ma vie privée changea de face, et prit une couleur qui, nécessairement, va se répandre sur le reste de mes Mémoires.

  1. Mlle Adélaïde-Edmée Prévost, nièce de Lemaistre, trésorier de l’ordinaire des guerres, qui la dota richement et lui fit épouser, en 1780, Alexis-Janvier de La Live de La Briche, frère de La Live de Jully, de La Live d’Épinay et de Mme d’Houdetot. De cette union naquit, en 1781, une fille qui épousa M. Molé, plus tard premier ministre sous le règne de Louis-Philippe.
  2. Pierre-Paul Célésia (les anciennes éditions portent Silesia), dont il est plusieurs fois question dans les lettres de Galiani à Mme d’Épinay, et qui fit un séjour en France en 1781.
  3. L’auteur du Voyage du jeune Anacharsis.
  4. L.-G. Oudart Feudrix de Bréquigny, célèbre érudit, membre de l’Académie française (1714-1794).
  5. Le comte Marin Carbury de Céphalonie, lieutenant-colonel au service de la Russie et directeur du corps des cadets, auteur du Monument de Pierre le Grand (Paris, Nyon, 1777, in-folio, 12 pl.), relation des travaux employés pour transporter à Saint-Pétersbourg le rocher sur lequel fut érigée la statue équestre due à Falconet et à son élève, Mlle Collot.
  6. L’abbé Nicolas Thyrel de Boismont (1715-1786), membre de l’Académie française.
  7. Jacques Godard, avocat au Parlement (1762-1791), député de Paris à l’Assemblée législative.
  8. Pénélope fut représentée le 2 novembre 1785 à Fontainebleau, et, le 9 décembre suivant, à Paris.
  9. Un opéra-comique portant le même titre, paroles de M. de Ménilglaise, musique de J.-B. de La Borde, avait été joué sans succès à Fontainebleau, aux spectacles de la cour, en novembre 1764 ; le Dormeur éveillé de Marmontel, musique de Piccini, y fut mieux accueilli le 14 novembre 1783, ainsi que, le 22 juin suivant, à la Comédie-Italienne.
  10. Ces trois discours sont reproduits dans le tome XVII des Œuvres de l’auteur (1787).
  11. J’ignore où a paru cet Éloge de Colardeau, dont aucun bibliographe n’a parlé.
  12. Mlle Beltz, mariée à Louis-Claude Chéron, littérateur, député à l’Assemblée législative, mort préfet de la Vienne le 13 novembre 1807.
  13. Cette entreprise était une boyauderie, autorisée par lettres patentes du 29 janvier 1766, et sur laquelle on trouvera des renseignements curieux dans le Guide des étrangers de Thiéry (II, 620).
  14. Ce fut au mois de juin 1782 que Collé, veuf depuis un an, vendit « bon marché », dit-il, sa maison de Grignon à Marmontel, et qu’il loua un appartement meublé à Saint-Cloud. Il mourut à Paris le 3 novembre 1783. (Correspondance inédite de Collé, publiée par H. Bonhomme, 1864, p. 261.)
  15. Le futur défenseur de Louis XVI.
  16. Antoine-Athanase Roux de Laborie (1769-1840) s’était vu couronner dès 1788, par l’Académie de Rouen, pour un Éloge du cardinal d’Estouteville, imprimé la même année. Il a joué depuis, sous le premier Empire et la Restauration, un rôle diplomatique assez équivoque, au sujet duquel on peut consulter la Biographie Rabbe.
  17. Jules Quicherat, qui a cité ce passage dans son Histoire de Sainte-Barbe (II, 386), ne donne aucun renseignement sur Charpentier. Il signale, en revanche, un article de Marmontel, dans le Mercure du 13 février 1750, en faveur de Sainte-Barbe et des avantages que présentaient ses méthodes d’enseignement.