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Mémoires d'un père pour servir à l'instruction de ses enfants (LDB, 1891)/XIII

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Texte établi par Maurice Tourneux,  (3p. 131-175).

LIVRE XIII


Brienne s’étoit distingué dans les états de Languedoc ; il y avoit montré le talent de sa place, et, dans un petit cercle d’administration, on avoit pu le croire habile. Comme Calonne, il avoit cet esprit vif, léger, résolu, qui en impose à la multitude. Il avoit aussi quelque chose de l’adresse de Maurepas ; mais il n’avoit ni la souplesse et l’agrément de l’un, ni l’air de bonhomie et d’affabilité de l’autre. Naturellement fin, délié, pénétrant, il ne savoit ni ne vouloit cacher l’intention de l’être. Son regard, en vous observant, vous épioit ; sa gaieté même avoit quelque chose d’inquiétant, et, dans sa physionomie, je ne sais quoi de trop rusé disposoit à la méfiance. Du côté du talent, une sagacité qui ressembloit à de l’astuce ; de la netteté dans les idées, et assez d’étendue, mais en superficie ; quelques lumières, mais éparses ; des aperçus plutôt que des vues ; un esprit à facettes, si je puis m’exprimer ainsi ; et, dans les grands objets, de la facilité à saisir les petits détails, nulle capacité pour embrasser l’ensemble ; du côté des mœurs, l’égoïsme ecclésiastique dans toute sa vivacité, et l’âpreté de l’avarice réunie au plus haut degré à celle de l’ambition. Dans un monde qui effleure tout et n’approfondit rien, Brienne savoit employer un certain babil politique, concis, rapide, entrecoupé de ces réticences mystérieuses qui font supposer, au delà de ce que l’on dit, ce qu’on auroit à dire encore, et laissent un vague indéfini à l’opinion que l’on donne de soi. Cette manière de se produire en feignant de se dérober, cette suffisance mêlée de discrétion et de réserve, cette alternative de demi-mots et de silences affectés, et quelquefois une censure légère et dédaigneuse de ce qui se faisoit sans lui, en s’étonnant qu’on ne vît pas ce qu’il y avoit de mieux à faire, c’étoit là bien réellement l’art et le secret de Brienne. Il ne montroit de lui que des échantillons : encore bien souvent n’étoient-ils pas de son étoffe. Cependant, presque dans tous les cercles d’où partoient les réputations, personne ne doutoit qu’il n’arrivât au ministère la tête pleine de grandes vues et le portefeuille rempli des projets les plus lumineux. Il arriva ; et son portefeuille et sa tête, tout se trouva également vide.

Dans le naufrage de Calonne, ce furent ses débris qu’il parut avoir ramassés ; ce furent ses édits du timbre et de l’impôt territorial qu’il présenta au Parlement. Il pouvoit se faire un appui de l’autorité des notables ; et, entre les deux grands écueils des États généraux et de la banqueroute, il avoit un puissant moyen de les réduire à reconnoître la nécessité des impôts. Il ne sut que les renvoyer. Rien ne fut statué ni conclu dans cette assemblée.

Il entendoit le cri de la nation qui demandoit le rappel de Necker ; et, en le sollicitant lui-même auprès du roi, il se fût honoré, il se fût affermi dans la place éminente qu’il occupoit, il se fût soulagé du fardeau des finances, il eût assuré son repos, fait bénir son élévation, couvert d’un voile de dignité l’indécence de sa fortune, dissimulé tout à son aise son oisive incapacité ; en un mot, il se fût conduit en homme habile et en honnête homme. Il n’en eut jamais le courage. Cette fatale peur d’être effacé, d’être primé, le lui ôta. Inutilement ses amis le pressoient d’appeler à son secours l’homme invoqué par la voix publique : il répondoit : « Le roi et la reine n’en veulent pas. — Il dépend de vous, lui dit Montmorin, de persuader à la reine que Necker vous est nécessaire, et moi je me fais fort de le persuader au roi. » Brienne, pressé de si près, répondit : « Je puis m’en passer. Ainsi périssent les empires.

Importuné d’entendre le public demander Necker avec instance, il se plaisoit à le voir en butte à des écrivains faméliques, qu’il payoit, disoit-on, pour le calomnier. Cependant il se voyoit perdu dans le vide de ses idées. En moins de cinq mois, il essaya de deux contrôleurs généraux, Villedeuil et Lambert ; tous les deux furent sans ressource. Un nouveau conseil des finances, un comité consultatif, tout lui étoit bon, excepté Necker, et tout lui étoit inutile. Jusqu’aux dernières extrémités, il crut pouvoir user d’expédiens ; rien ne lui réussit. Egaré, flottant sans boussole, et ne sachant quel mouvement donner au timon de l’État, enfin, dans sa conduite et dans son caractère, toujours opposé à lui-même, irrésolu dans sa témérité, pusillanime dans son audace ; osant tout, abandonnant tout presque aussitôt après l’avoir osé, il ne cessa de compromettre et d’affoiblir l’autorité royale, et se rendit à la fois lui-même odieux par son despotisme, méprisable par son étourderie et par son instabilité.

Pour gagner la faveur publique, il débuta par vouloir établir des assemblées provinciales ; et, en les rendant électives et dépendantes de la commune, il fit légèrement et sans aucune réflexion ce qui en auroit demandé le plus. Tout despotique qu’il étoit, il eût voulu se montrer populaire et passer pour républicain. Il soutint mal ce personnage.

Après avoir congédié les notables, il envoya au Parlement ses deux édits du timbre et de l’impôt territorial, comme s’ils avoient dû passer de prime abord, sans aucune difficulté. Ce fut là cependant que de jeunes têtes bouillantes commencèrent à remuer ces bornes respectables, ces questions de droit public, si critiques, si délicates, qu’on agita bientôt avec tant de chaleur et de témérité ; mais il ne s’en mit point en peine. Il parut même, durant les séances et les débats du Parlement, avoir oublié son talent favori, l’adresse et l’insinuation. Nulle négociation, aucune conférence, aucune voie ouverte aux moyens de conciliation ; il voulut tout franchir, tout enlever de vive force. Tant d’arrogance et de roideur souleva la magistrature, et, dans tous les parlemens du royaume, fut prise en même temps la résolution de rebuter les nouveaux édits avant qu’on les y eût envoyés ; mais à cette insurrection qui menaçoit l’autorité royale Brienne n’opposa que le dédain des voies conciliatrices, et l’abandon de la chose publique au hasard des événemens.

Le Parlement de Paris lui demandoit la communication des états de finance : cette demande étoit fondée. Pour déterminer les subsides dans leur somme et dans leur durée sur les vrais besoins de l’État, le Parlement devoit savoir quels étoient ces besoins : le droit de remontrances emportoit le droit d’examen ; et, à moins d’exiger de lui une obéissance d’esclave, on ne pouvoit lui refuser de l’éclairer sur ses devoirs. Ce fut ce que Brienne ne voulut point entendre ; il ne vit pas qu’il étoit plus nécessaire que jamais qu’il y eût au nom du peuple une forme de délibération et d’acceptation des impôts, et que, si on disputoit aux parlemens le droit, tel quel, de vérifier et de consentir les édits, la nation se donneroit des représentans moins traitables. C’étoit là ce que le ministre et le Parlement, d’intelligence, devoient prévoir et prévenir.

Pour trancher la difficulté, Brienne fit tenir au roi un lit de justice à Versailles, où, par exprès commandement, furent enregistrés l’édit du timbre et celui de l’impôt territorial ; ce vieil enfant étoit étranger à son siècle. Le lendemain, le Parlement ayant déclaré nulle et illégale la transcription des deux édits sur ses registres, l’expédient que trouva Brienne fut d’exiler le Parlement et d’en disperser tous les membres.

Le garde des sceaux Lamoignon, homme d’un caractère ferme et franc, mais d’un esprit sage, combattit victorieusement dans le conseil cet avis de Brienne il fit sentir que des magistrats dispersés seroient inaccessibles à toute négociation, et il conclut en disant au roi que, si la translation des cours souveraines pouvoit quelquefois être utile, l’exil individuel des magistrats seroit toujours une imprudence du ministère.

Brienne, pour qui cette idée de translation parut toute nouvelle, l’adopta sur-le-champ, et fit signer au roi des lettres patentes qui transféroient le Parlement de Paris à Troyes. Le garde des sceaux demanda quelque délai ; il fut mal écouté ; et Brienne, en présence du roi, lui dit : « Vos idées sont excellentes, mais vous êtes trop lent dans vos résolutions. » À peine le Parlement fut-il arrivé à Troyes que Brienne, en conférant avec le garde des sceaux, se souvint, comme par hasard, que la présence de cette cour lui seroit nécessaire pour ses emprunts du mois de novembre. « Si j’y avois pensé plus tôt, s’écria-t-il, je ne l’aurois pas exilé ; il faut le rappeler bien vite. » Et aussitôt ses émissaires furent mis en activité. (C’est du garde des sceaux que je tiens ces détails.)

Lamoignon, membre du Parlement avant d’être garde des sceaux, avoit fait connoître ses vues pour la réforme de nos lois ; on le șavoit occupé des moyens de simplifier la procédure et d’en diminuer les longueurs et les frais ; c’étoit, aux yeux de son ancien corps, une espèce d’hostilité qui l’y faisoit craindre et haïr. Brienne, instruit de cette aversion du Parlement pour le garde des sceaux, imagina de lui en promettre le renvoi s’il vouloit se rendre traitable. « Ma lettre de créance est partie, dit-il à Lamoignon après avoir écrit. — Quelle lettre ? demanda Lamoignon. — Celle, lui dit Brienne, où j’ai promis votre disgrâce si l’on se met à la raison ; mais n’en soyez pas moins tranquille. »

La lettre arrive à Troyes ; elle est communiquée, et une révolution soudaine s’opère dans tous les esprits. On se persuade que l’exil, les coups d’autorité, le despotisme du ministre, viennent de celui qui médite dès longtemps la ruine de la magistrature. « Brienne, livré à lui-même, auroit été plus foible et plus timide ; ce caractère de vigueur qu’on lui voyoit prendre et quitter à tous momens n’étoit pas le sien ; il l’empruntoit de Lamoignon ; c’étoit lui qu’il falloit détruire ; rien ne devoit coûter pour perdre l’ennemi commun. » Ce fut à cette condition que passa l’édit des vingtièmes : car, pour ceux de l’impôt territorial et du timbre, il avoit fallu que Brienne consentît à les retirer. Mais il comptoit sur un emprunt considérable ; et c’étoit pour lui un triomphe que d’avoir abusé et ramené le Parlement. Je ne dois pas omettre que, pour se donner plus de poids et de dignité dans sa négociation, il avoit voulu engager le roi à le nommer premier ministre, et que l’issue de cette tentative, d’abord assez mal accueillie, fut d’être déclaré ministre principal.

Le Parlement se rendit à Versailles ; tout parut réconcilié ; et Brienne, le même jour, dit au garde des sceaux : « J’ai bien fait, comme vous voyez ; et, si je n’avois pas promis à ces gens-là votre disgrâce, nous courions risque, vous et moi, de n’être pas longtemps ici. » Mais, en croyant s’être joué du Parlement, Brienne s’abusoit lui-même.

Aux termes de l’édit qu’on devoit lui passer, il comptoit que les deux vingtièmes seroient perçus exactement sur tous les biens-fonds, sans exception aucune, et dans la proportion de leurs revenus effectifs. Le Parlement prétendit, au contraire, que cet édit ne devoit rien changer à l’ancienne perception ; qu’il n’autorisoit ni recherche, ni vérification nouvelle ; et tous les parlemens se liguèrent ensemble pour déclarer que, si on exerçoit sur les biens une inquisition fiscale, ils s’y opposeroient hautement. Ils étoient appuyés dans cette opposition par un parti considérable ; le clergé, la noblesse, tous les gens en crédit, faisoient cause commune avec la haute magistrature. Misérable avarice qui les a tous perdus ! Ce fut là ce qui, tout à coup, lia ce parti redoutable des corps privilégiés contre le ministère ; et, pour l’intimider, leur cri de guerre fut : « les États généraux. »

Comme parmi les vices de l’esprit personnel se trouvent quelquefois les vertus de l’esprit public, il est possible que, dans le nombre des têtes exaltées dans le clergé et dans la noblesse, il en y eût quelques-unes à qui les vieux abus d’une autorité déréglée fissent vouloir de bonne foi, comme un remède unique et nécessaire, la convocation des États généraux ; mais, à considérer la masse et l’ensemble des hommes, cet appel à la nation ne pouvoit être qu’une menace feinte, ou qu’une résolution aveuglément passionnée. On devoit bien savoir que, pour les corps privilégiés et les classes favorisées, le plus redoutable des tribunaux étoit celui du peuple ; que, surchargé d’impôts, ce ne seroit pas lui qui leur accorderoit d’en être exempts plus que lui-même ; et, ces corps ayant tout à craindre de la discussion de leurs privilèges, il est peu vraisemblable qu’ils eussent mieux aimé les livrer aux débats d’une assemblée populaire que d’en traiter avec un ministre raisonnable et conciliant. Brienne, au lieu de faire sentir au Parlement combien sa demande étoit hasardeuse, ne songea qu’à lui échapper, et fit proposer aux provinces de s’abonner pour les vingtièmes. Plusieurs y consentirent ; d’autres, encouragées par la résistance des parlemens, ne voulurent entendre à aucune composition.

Le combat s’engageoit les forces de réserve des parlemens, les arrêts de défense, alloient paroître et menaçoient de poursuivre comme exacteur et comme concussionnaire quiconque, dans l’imposition et la perception des vingtièmes, se conformeroit aux édits ; tout alloit être en feu d’une extrémité du royaume à l’autre, lorsque, tout à coup, affectant une autre espèce d’assurance, le ministre fit rendre un arrêt du conseil par lequel le roi déclaroit que le bon état de ses finances lui permettoit de n’exiger, dans les vingtièmes, aucune nouvelle extension. En même temps, il fit rédiger un édit de soixante millions d’emprunt, à dix pour cent de rente viagère, et il fut décidé que le roi en personne iroit au Parlement faire enregistrer cet édit.

Deux jours avant la séance royale, le garde des sceaux, s’étant rendu à Paris, y reçut la visite d’un homme qu’un esprit turbulent et audacieux avoit fait remarquer à la tête de la jeune magistrature, dont il s’étoit fait l’orateur. C’étoit Duval d’Épréménil, conseiller aux enquêtes. Il dit à Lamoignon qu’un emprunt de soixante millions ne remédieroit à rien ; qu’il falloit en ouvrir un de cinq cents millions, distribué en cinq années, employer ce temps et ces fonds à rétablir l’ordre dans les finances, et convoquer après les États généraux.

Brienne, en recevant la lettre où Lamoignon lui faisoit part de cet avis, en tressaillit de joie ; et, ne doutant pas que le message ne lui vînt des enquêtes, il répondit qu’il « ne balançoit point à profiter de cette ouverture. Par là, je n’aurai plus d’ici à cinq ans, disoit-il, aucun démêlé avec le Parlement. » Incontinent il ordonna de dresser un édit de quatre cent vingt millions d’emprunts, qui se succéderoient dans l’espace de cinq années, au bout desquelles il promettoit la convocation des États généraux. En attendant, il annonçoit pour cinquante millions d’économies, tant en réduction de dépense qu’en bénéfice de recette ; ce qui feroit face à l’emprunt. Mais, comme si, dans la séance qu’il alloit faire tenir au roi, il eût voulu soulever les esprits au lieu de les calmer, il fit prendre au roi et au garde des sceaux le ton le plus sévère ; il y fit rappeler au Parlement ses anciennes maximes sur le pouvoir absolu des rois et sur leur pleine indépendance ; il lui opposa les paroles consignées dans ses arrêts, « qu’au roi seul appartenoit la puissance souveraine dans le royaume ; qu’il n’étoit comptable qu’à Dieu seul de l’exercice du pouvoir suprême ; que le pouvoir législatif résidoit dans la personne du souverain, sans dépendance et sans partage » ; et, quant aux États généraux, l’on se tint sur la défensive, en disant « qu’au roi seul appartenoit le droit de les convoquer ; que lui seul devoit juger si cette convocation étoit utile ou nécessaire ; que les trois ordres assemblés ne seroient pour lui qu’un conseil plus étendu, et qu’il seroit toujours l’arbitre souverain de leurs représentations et de leurs doléances ». Rien de plus inutile dans cette circonstance que la hauteur de ce langage. L’effervescence des esprits n’en devint que plus vive ; les têtes s’enflammèrent, la séance fut orageuse. Le roi, croyant n’y recueillir que des conseils et des lumières, avoit permis qu’on opinât à haute voix ; nombre d’opinans abusèrent de cette liberté jusqu’à l’indécence ; et une censure amère et violente, se mêlant aux opinions, fit trop sentir au roi qu’au lieu de ses édits, c’étoit sa conduite et son règne qu’on prétendoit avoir le droit d’examiner. Il se contint durant l’espace de sept heures que tinrent les opinions ; et, affecté jusqu’au fond de l’âme de la licence qu’on se donnoit, il ne laissa pas échapper un seul mouvement d’impatience. Ainsi dès lors s’éprouvoit cette patience dont il a eu tant de besoin.

Cependant le grand nombre des opinions se terminoit à demander la convocation des États généraux pour le mois de mai de l’année suivante ; et d’Épréménil disoit au roi : « Je le vois, ce mot désiré, prêt à échapper de vos lèvres ; prononcez-le, Sire, et votre Parlement souscrit à vos édits. » Si le roi eût cédé, il est indubitable que les édits auroient passé ; mais Brienne lui avoit recommandé de n’entendre à aucune condition, et de s’en tenir au principe que, « partout où le roi étoit présent, sa volonté faisoit la loi ».

Enfin, malgré le silence du roi et le refus qu’exprimoit ce silence, on a cru que, s’il avoit permis de recueillir les voix, le plus grand nombre auroit encore été pour l’acceptation des édits. Mais, ponctuellement exact à observer ce qui lui étoit prescrit par son ministre, il ordonna l’inscription des édits sans aller aux opinions, et fit enregistrer de même une déclaration qui mettoit en vacance tous les parlemens du royaume. Le duc d’Orléans, qui dès lors commençoit à jouer son rôle, protesta, en présence du roi, contre cet acte d’autorité ; et, dès que le roi fut sorti, l’assemblée, où les pairs étoient encore, adhéra, par un arrêté, à la protestation du prince.

Le lendemain, la grande députation du Parlement fut mandée à Versailles. Le roi biffa l’arrêté de la veille, défendit sur le même objet toute nouvelle délibération, exila le duc d’Orléans à Villers-Cotterets, et deux conseillers de grand’chambre, Fréteau et Sabatier, l’un au château de Ham, l’autre au Mont-Saint-Michel.

Dès lors la ligue des parlemens fut générale contre le ministère ; et Brienne, désespérant de les soumettre, résolut de les anéantir. À ce hardi projet, qu’il porta au conseil, étoit joint celui d’une cour plénière et permanente pour l’enregistrement des lois.

Dans ce conseil, Lamoignon combattit l’idée de la cour plénière, mais inutilement. Avec plus de succès, il s’opposa à la destruction de la haute magistrature ; « moyen trop violent, dit-il, et que Maupeou avait déshonoré ». Il y substitua le projęt d’affoiblir l’influence du Parlement de Paris et sa force de résistance, en érigeant dans son ressort des bailliages considérables, dont la compétence éteindroit le plus grand nombre des procès, et rendroit inutiles les chambres des enquêtes, tumultueuses et bruyantes, dont on vouloit se délivrer. Cette manière simple et sûre de réduire les parlemens par l’accroissement des bailliages, devoit être agréable aux peuples ; elle abrégeoit la procédure, épargnoit aux plaideurs les frais des longs voyages, les lenteurs des appels, les rapines de la chicane ; et, à l’égard d’un ressort aussi vaste que celui de Paris, ce projet portoit avec lui l’évidence de sa bonté. Brienne y voulut englober tous les parlemens du royaume, et, sans calculer quelle masse de résistance il auroit à vaincre, il chargea le garde des sceaux d’en rédiger le plan et d’en dresser l’édit. En même temps il lui traça une forme de cour plénière qu’il croyoit assez imposante pour assurer aux lois le respect et l’obéissance. Cette grande opération fut le secret du lit de justice du 8 mai 1788. Mais le silence que l’on gardoit sur ce qui devoit s’y passer, l’ordre donné aux gouverneurs des provinces de se rendre à leurs postes, les paquets envoyés aux commandans des villes où résidoient les parlemens, peut-être aussi quelque infidélité des imprimeurs ayant éventé le projet d’attaquer la magistrature, elle se mit en garde ; et, trois jours avant le lit de justice (le 5 mai), le Parlement assemblé protesta contre tout ce qui s’y feroit, avec promesse et sous le serment le plus saint de ne reprendre ses fonctions que dans le même lieu, et tout le corps ensemble, sans souffrir qu’aucun de ses membres en fût exclu ni séparé.

Dès qu’à Versailles on fut averti de la résolution et de l’engagement que le Parlement avoit pris, et que d’Épréménil en étoit le moteur, Brienne obtint du roi l’ordre pour arrêter cet homme dangereux ; et d’Épréménil, au moment qu’on venoit l’enlever chez lui, s’étant sauvé dans la grand’chambre, qui étoit alors en séance, il y fut pris, et conduit prisonnier aux îles Sainte-Marguerite.

Le lit de justice qui, le 8 mai, fut tenu à Versailles, le fut le même jour par les gouverneurs des provinces dans tous les parlemens du royaume ; et les lois qu’on y promulgua, presque toutes conformes aux vœux de la nation, y trouvèrent partout la même résistance.

L’administration de la justice mieux distribuée dans les provinces, les tribunaux moins éloignés, les appels moins fréquens, les grandes causes réservées aux cours supérieures, les moindres terminées en moins de temps et à moins de frais, la réforme de l’ordonnance criminelle promise et déjà commencée, un mois de surséance accordé au coupable après sa sentence de mort, la torture abolie et la sellette supprimée, un dédommagement accordé par la loi à l’innocent qu’elle auroit poursuivi, l’obligation imposée au juge, en infligeant la peine, de qualifier le délit, tout cela sembloit désirable ; les États généraux promis avant le terme de cinq ans, la parole donnée du roi de les rendre périodiques ; toutes les lois bursales acceptées et consenties par la nation elle-même, et, pour la vérification des autres lois, un tribunal exprès, où ne seroient jugées que les causes de forfaiture : il n’y avoit encore là rien qui, pour l’avenir, parût devoir être alarmant. Mais, d’un côté, en attendant la convocation des États généraux, l’on voyoit, dans les parlemens, renverser la seule barrière qui jusque-là pût s’opposer au despotisme des ministres ; de l’autre, cette cour plénière, dont le nom seul auroit été une cause de défaveur, présentoit une idée de tribunal oligarchique, d’autant plus redoutable qu’il seroit revêtu de toute la force publique et de tout l’appareil des lois.

Ce tribunal, où siégeroient les officiers de la couronne et les commandans des armées, les pairs et les grands du royaume, des magistrats choisis au gré du roi dans ses conseils, et cette grand’chambre du Parlement, de tous temps fidèle et soumise à l’autorité souveraine, paraissoit devoir être un contre-poids trop fort pour l’assemblée des États.

Ainsi, dans ce lit de justice, la nation ne vit qu’un despotisme déguisé sous de spécieux avantages. Le cours de la justice suspendu dans tout le royaume y excitoit un murmure universel ; et, dans Paris, cette milice praticienne (la basoche), qui étoit dévouée au Parlement, inondoit les cours du palais. La bourgeoisie étoit tranquille ; elle savoit que la querelle du Parlement avec la cour venoit d’un refus de souscrire à l’égale imposition des vingtièmes sur tous les biens, et ce refus ne la disposoit pas à se liguer avec la classe privilégiée. Mais il y a dans Paris une masse de peuple qui, observant d’un œil envieux et chagrin les jouissances qui l’environnent, souffre impatiemment de n’avoir en partage que le travail et la pauvreté, et qui, dans l’espérance vague de quelque changement heureux pour lui, s’empresse d’accourir au premier signal du désordre, et de se rallier au premier factieux qui lui promet un sort plus doux. Ce fut par cette multitude que fut fortifié à l’entour du palais, en présence du Parlement, le parti de ses défenseurs. La magistrature se fit protéger par la populace, et sous les yeux de la grande police furent impunément commis tous les excès de la plus grossière licence : pernicieux exemple, que l’on n’a que trop imité ! Ce fut donc par le Parlement que fut d’abord provoquée l’insurrection et la révolte. La bonté du roi ne se lassa point d’épargner les voies de rigueur. Il fit poster des gardes aux avenues du palais ; mais il leur fit prescrire de n’employer leurs armes qu’à mettre en sûreté la vie et le repos des citoyens. Ce fut ainsi que le tumulte fut contenu et réprimé sans violence. Cependant, soit par l’inaction d’une police timide et foible, soit par l’impulsion de ceux qui, en excitant le trouble, répondoient de l’impunité, les mouvemens séditieux parmi le peuple de Paris alloient toujours croissant.

Dans les provinces, le despotisme des parlemens, chacun dans son ressort, la sécurité dont jouissoient leurs membres dans les vexations qu’ils exerçoient sur leurs voisins, leur arrogance, leur orgueil, n’étoient pas faits pour rendre leur cause intéressante ; mais, par leurs relations et leurs intelligences dans la classe privilégiée, ils formoient avec elle un parti nombreux et puissant. Le peuple même s’étoit laissé persuader que la cause des parlemens étoit la sienne. Il croyoit en Bretagne qu’il s’agissoit d’un impôt sur les salins ; on lui disoit ailleurs qu’il étoit menacé de nouvelles concussions ; et les magistrats s’abaissoient jusqu’à répandre eux-mêmes ces mensonges.

Brienne, au milieu de ces agitations, apprit que la noblesse de Bretagne envoyoit douze députés pour dénoncer au roi l’iniquité de son lit de justice. Aussitôt le ministre de la maison du roi, le baron de Breteuil, eut ordre de faire avancer la maréchaussée jusqu’à Senlis pour les y attendre et pour les renvoyer. L’ordre fut mal exécuté, les députés passèrent ; mais, à peine arrivés, ils furent mis à la Bastille. Incontinent la noblesse bretonne, au lieu de douze députés, en envoya cinquante-quatre. Ceux-ci furent admis à l’audience du roi, et les douze autres relâchés. Le baron de Breteuil, accusé par Brienne de le mal seconder, ne dissimula point sa répugnance à faire ce qu’il n’approuvoit pas, et il demanda sa retraite.

Dans ce même temps, la province de Dauphiné leva l’étendard de la liberté, en se donnant à elle-même cette constitution qui, vantée comme un modèle, a eu depuis tant d’influence. Dans la nouvelle forme que le Dauphiné donnoit à ses états, le tiers avoit la moitié des voix. Brienne, avec sa légèreté naturelle, autorisa cette disposition, ne voyant jamais rien au delà du moment. Enfin, réduit par sa foiblesse et par l’insurrection générale des parlemens à capituler avec eux, il consentit à ce qu’il avoit refusé avec le plus de résistance, et, par un arrêt du conseil du 8 août, il fit promettre au roi de convoquer les États généraux le mois de mai suivant, résolution tardive, qui ne fit qu’annoncer la fin d’un ministre aux abois.

Les finances étoient ruinées, les coffres, du roi vides, plus de nouvel impôt, plus de nouvel emprunt, plus d’espérance de crédit, et de tous côtés les besoins les plus urgens ; les rentes sur la ville, le prêt même des troupes, tout alloit manquer à la fois. Il n’en falloit pas moins pour forcer Brienne à reconnoître son incapacité, ou du moins l’impuissance où il étoit de tirer la chose publique de cet abîme de misère. Il voulut achever de se déshonorer, et, par un arrêt du conseil du 16 août ; il déclara que les deux cinquièmes des payemens sur le Trésor royal se feroient en billets d’État. La malédiction publique fondit sur lui comme un déluge. Alors enfin il se résolut à demander le rappel de Necker ; mais Necker refusa de s’associer avec lui. Il répondit que, « s’il avoit encore quelque espérance d’être utile à l’État, cette espérance étoit fondée sur la confiance dont la nation l’honoroit, et que, pour conserver quelque crédit lui-même, on savoit quelle condition il étoit obligé de mettre à son retour ». « Cette réponse est mon arrêt, dit Brienne au garde des sceaux ; il faut céder la place » ; et il donna sa démission (23 août 1788).

Il ne laissoit au Trésor royal que quatre cent mille livres de fonds, soit en argent, soit en autres valeurs ; et, la veille de son départ, il y envoya prendre les vingt mille livres de son mois de ministre, qui n’étoit point encore échu : exactitude d’autant plus remarquable que, sans compter les appointemens de sa place, et six mille livres de pension attachée à son cordon bleu, il possédoit en bénéfices six cent soixante-dix-huit mille livres de rente, et que, tout récemment encore, une coupe de bois dans l’une de ses abbayes lui avoit valu un million.

La considération dont Necker avoit joui s’étoit accrue dans sa disgrâce ; mais autant l’estime publique devoit l’encourager, autant devoit l’inquiéter la situation du royaume.

Alentour de la capitale, soixante lieues carrées de pays, et du pays le plus fertile, absolument dévastées par la grêle à la veille de la moisson ; la récolte mauvaise dans tout le reste du royaume ; le prix des blés exagéré encore par la crainte de la famine, et, dans l’urgente nécessité d’en faire venir du dehors, aucun fonds ni aucun crédit ; tous les effets royaux décriés sur la place et presque sans valeur ; toute voie interdite et aux emprunts et aux impôts ; d’un côté, la recette nécessairement appauvrie ; de l’autre, la dépense forcément augmentée, et, au lieu des contributions auxquelles sont soumis les habitans de la campagne, des secours pressans à répandre dans les lieux que la grêle venoit de ruiner ; les tribunaux dans l’inaction ; partout la licence impunie et la police intimidée ; la discipline même chancelante parmi les troupes, et attaquée dans ce principe d’obéissance et de fidélité qui en est le nerf et le ressort ; tout l’ancien droit public discuté et mis en problème ; enfin toutes les classes et tous les ordres de l’État, sans convenir les uns avec les autres, ni chacun d’eux avec lui-même, sur ce que devoient être les États généraux, s’accordant à les demander avec les plus vives instances, et jusque-là ne voulant entendre à aucune subvention : telle étoit la crise effrayante où Necker trouvoit le royaume.

Son premier soin fut de rétablir l’ordre ; l’interdiction des parlemens fut révoquée, la justice reprit son cours, et les lois de la police leur force et leur action. Le Trésor, vide à l’arrivée de Necker, parut tout à coup se remplir ; les caisses en furent ouvertes ; et, si le désolant arrêt du 16 août ne fut pas révoqué d’abord, au moins fut-il comme annulé tout fut payé en espèces sonnantes ; et, quelques semaines après, un nouvel arrêt du conseil acheva d’effacer la honte de la faillite de Brienne.

En laissant tomber ce ministre disgracié dans le mépris, la haine publique s’étoit jetée sur Lamoignon, regardé comme son complice ; il fallut le sacrifier. Cependant, comme je dois plus à la vérité qu’à l’opinion, j’oserai dire que le roi perdit dans Lamoignon un bon ministre, et l’État un bon citoyen. Trompé par la réputation que Brienne avoit usurpée, Lamoignon n’avoit vu d’abord rien de meilleur à faire que de se lier avec lui, sous la promesse réciproque d’agir ensemble et de concert. Il ne fut pas longtemps à reconnoître en lui une tête vide et légère ; mais, en le voyant s’engager dans des défilés dangereux, il l’avertit souvent, l’arrêta quelquefois, et ne l’abandonna jamais. Le tort ou le malheur de Lamoignon fut d’être mal associé. Il vouloit ardemment le bien, il aimoit tendrement le roi il m’a dit à moi-même qu’il ne connoissoit pas un meilleur ni un plus honnête homme ; et lui, plein de ce vieil esprit d’intégrité de ses ancêtres, il sembloit avoir pris pour ses vertus de caractère le courage et la loyauté. La haine même des parlemens étoit un éloge pour lui. L’estime, et, en secret, la confiance du roi, l’avoient suivi dans sa retraite de Bâville. Mais, ou le chagrin de l’exil, ou quelque peine domestique, lui fit abandonner la vie (le 18 mai 1789), et lui épargna des spectacles dont il seroit mort de douleur.

Necker avoit pris dans le conseil un ascendant qu’on n’aura point de peine à concevoir en voyant ce qu’avoit produit son retour dans le ministère. Un hiver aussi rude et plus long que celui de 1709 faisoit paroître encore plus étonnantes les ressources de ce ministre. Aucun nouvel impôt, aucun nouvel emprunt connu ; et, au moyen d’un peu de lenteur qui n’excitoit aucune plainte, les rentes, les pensions, les dettes exigibles, régulièrement acquittées ; et, de tous les pays du monde, les blés affluant dans nos ports pour nous sauver de la famine ; des secours accordés aux malheureux dans les campagnes ; des soulagemens aux malades, aux vieillards, aux enfans délaissés dans les hôpitaux ; des frais immenses pour assurer, pour accélérer l’arrivée des subsistances : tels étoient les services que Necker rendoit à l’État ; et il est vraisemblable que, si, sans intervalle, conservé dans le ministère, on lui eût laissé mettre à profit le bénéfice de la paix, dans la situation prospère où l’on auroit vu le royaume, personne n’eût pensé aux États généraux, personne au moins n’en eût parlé.

Mais, la parole du roi une fois engagée de les assembler au mois de mai, il étoit difficile à Necker de l’y faire manquer sans s’aliéner les esprits. D’ailleurs, il ne l’a pas dissimulé lui-même, il souhaitoit dans le fond de son âme la convocation des États.

« Je pensai, dit-il en parlant de sa conduite à cette époque, je pensai qu’en entretenant la tranquillité dans le royaume, en soutenant l’édifice chancelant des finances, en subvenant à la disette des subsistances, et en aplanissant ainsi toutes les voies au plus grand et au plus désiré des événemens, j’aurois rempli suffisamment ma tâche, j’aurois acquitté mes devoirs d’homme public, de bon citoyen et de fidèle serviteur d’un roi qui vouloit le bien de l’État. » Quant aux motifs qui l’animoient, il nous les a expliqués de même. « J’avois connu, dit-il[1], mieux que personne, combien étoit instable et passager le bien qu’on pouvoit faire sous un gouvernement où les principes d’administration changeoient au gré des ministres, et les ministres au gré de l’intrigue. J’avois observé que, dans le cours passager de l’administration des hommes publics, aucune idée générale n’avoit le temps de s’établir, aucun bienfait ne pouvoit se consolider. » Il se souvenoit de ce cabinet de Maurepas, où lui-même il montoit avec crainte et mélancolie, lorsqu’il falloit entretenir de réforme et d’économie un ministre vieilli dans le faste et les usages de la cour. C’étoit la vive impression qu’avoient faite sur lui les contrariétés, les dégoûts, les obstacles qu’il avoit essuyés lui-même et les combats qu’il avoit eus à livrer et à soutenir, qui lui faisoit regarder les États généraux comme un port de salut pour la chose publique.

Mais, si cette convocation avoit ses avantages, elle avoit aussi ses dangers ; et la forme surtout qu’on lui auroit donnée pouvoit être d’une importance grave et d’une extrême conséquence.

Necker parut d’abord ne pas vouloir prendre sur lui le risque de cette première opération. Il demanda au roi de rappeler auprès de lui cette assemblée de notables dont il avoit éprouvé le zèle, pour se consulter avec eux.

Les exemples du temps passé, pour la composition des États généraux, étoient inconstans et divers ; mais le plus grand nombre de ces exemples étoient favorables à la classe privilégiée, et, si celui de 1614 étoit suivi, comme le Parlement le demandoit et croyoit l’obtenir, l’ordre de la noblesse et celui du clergé s’assuroient la prépondérance. Leurs droits, leurs privilèges, leur seroient conservés et garantis pour l’avenir ; et, en échange du service que le Parlement leur auroit rendu, il seroit constitué lui-même, dans l’intervalle des assemblées, leur représentant perpétuel. Mais, dans la classe populaire, l’esprit public avoit pris un caractère qui ne s’accordoit plus avec les prétentions de la classe parlementaire et féodale. Le laboureur dans les campagnes, l’artisan dans les villes ; l’honnête bourgeois occupé de son négoce, ou de son industrie, ne demandoient qu’à être soulagés ; et, livrés à eux-mêmes, ils n’auroient député que des gens paisibles comme eux. Mais dans les villes, et surtout à Paris, il existe une classe d’hommes qui, quoique distingués par l’éducation, tiennent au peuple par la naissance, font cause commune avec lui, et, lorsqu’il s’agit de leurs droits, prennent ses intérêts, lui prêtent leurs lumières, et lui donnent leurs passions. C’étoit dans cette classe que se formoit depuis longtemps cet esprit novateur, contentieux, hardi, qui acquéroit tous les jours plus de force et plus d’influence.

L’exemple tout récent de l’Amérique septentrionale, rendue à elle-même par son propre courage et par le secours de nos armes, nous étoit sans cesse vanté. Le voisinage des Anglois, l’usage plus fréquent de voyager dans leur pays, l’étude de leur langue, la vogue de leurs livres, la lecture assidue de leurs papiers publics, l’avide curiosité de ce qui s’étoit dit et passé dans leur Parlement, la vivacité des éloges qu’on donnoit à leurs orateurs, l’intérêt qu’on prenoit à leurs débats, enfin jusqu’à l’affectation de se donner leurs goûts, leurs modes, leurs manières, tout annonçoit une disposition prochaine à s’assimiler avec eux ; et véritablement ce spectacle de liberté publique et de sûreté personnelle, ce noble et digne usage du droit de propriété dans l’acceptation volontaire et l’équitable répartition de l’impôt nécessaire aux besoins de l’État, avoit droit d’exciter en nous des mouvemens d’émulation. C’étoit d’après de tels exemples que des hommes instruits, remuans et audacieux avertissoient partout le peuple de ne pas oublier ses droits, et le ministre d’en prendre soin.

Le ministre ne demandoit qu’à maintenir les droits du peuple, car la ligue des parlemens, du clergé et de la noblesse contre l’autorité royale l’avoit réduit à regarder le peuple comme le refuge du roi. Mais, contre une si grande masse de résistance et de crédit, il se sentoit trop foible, et il avoit besoin d’être fortement appuyé.

Il n’étoit pas bien sûr de l’être par l’assemblée des notables. Cette assemblée où domineroient l’église, l’épée et la robe, et dans laquelle les notables des villes n’auroient pas même le tiers des voix, ne devoit guère être favorable aux communes.

Mais, quel que fût le résultat des délibérations, le mouvement seroit donné aux esprits dans tout le royaume, et les grands intérêts de la chose publique, agités dans cette assemblée, le seroient encore plus vivement au dehors. C’étoit de là surtout que le ministre attendoit sa force, et peut-être cet appareil de consultation n’étoit-il qu’une lice ouverte à l’opinion nationale, ou qu’un signal pour elle de se manifester. Le roi l’y avoit invitée par un arrêt du conseil, avant le renvoi de Brienne. Il étoit donc probable que l’opinion publique en imposeroit aux notables. Déjà se montrant populaires dans leur première assemblée de 1787, non seulement ils avoient consenti, mais ils avoient demandé eux-mêmes que, dans les assemblées provinciales que proposoit Calonne, le nombre des membres du tiers état fût égal à celui des membres du clergé et de la noblesse réunis. La question sembloit donc jugée par eux-mêmes, et Necker ne faisoit que leur laisser l’honneur de confirmer leur décision. La même disposition, dans les états de Dauphiné, avoit été hautement louée et proclamée comme un modèle. Ainsi, de tous côtés, les notables étoient avertis d’être populaires ; et il n’y avoit aucune apparence qu’ils voulussent ou qu’ils osassent cesser de l’être après l’avoir été.

Ce fut dans cette confiance que la même assemblée de 1787 fut convoquée de nouveau le 5 octobre 1788, et se réunit à Versailles le 3 novembre. de la même année.

Mais, lorsqu’il y fut question de composer dans les États ce conseil national, ce tribunal suprême où seroient discutés leurs droits, leurs privilèges, et tous les plus grands intérêts de leur rang et de leur fortune, chacun des ordres ne s’occupa que des dangers qu’il alloit courir.

Les objets sur lesquels on avoit à délibérer furent proposés en questions, dont les principales étoient : Quel devoit être le nombre respectif des députés de chaque ordre ? Quelle avoit été et quelle pouvoit être leur forme de délibérer ? Quelles conditions seroient nécessaires pour être électeur et pour être éligible dans l’ordre du clergé et dans celui du tiers, soit dans les communautés des campagnes, soit dans celles des villes ? Ces deux qualités devoient-elles avoir pour titre une mesure de propriété réelle, ou seulement une quotité ? et quelle quotité dans l’imposition ?

L’assemblée étoit divisée en six bureaux, présidés chacun par un prince ; et le roi demandoit que, sur chacune des questions proposées, les bureaux ayant formé chacun leur vœu définitif, ces avis motivés et suffisamment développés lui fussent tous remis, avec le compte des suffrages qu’auroit eus chaque opinion.

Dans le bureau présidé par Monsieur, les opinions se partagèrent sur le nombre des députés que chaque ordre devoit avoir ; et, à la pluralité de treize contre douze, il fut décidé que chaque députation seroit composée de quatre députés, un de l’église, un de la noblesse, et deux du tiers état.

Les cinq autres bureaux, les uns à l’unanimité, les autres à la grande pluralité des voix, demandèrent que le nombre des représentans fût égal pour chacun des trois ordres, et que le roi fût supplié de ne pas laisser porter atteinte à cette égalité de suffrages, qu’ils regardoient comme la sauvegarde de l’État et comme le plus ferme appui de la constitution et de la liberté civile et politique. Ils reconnoissoient tous qu’aucune délibération ne pouvoit être prise légalement sans le concours des trois ordres ; que deux n’auroient pas droit d’engager le troisième, et qu’ainsi le veto d’un seul lui suffiroit pour garantir sa liberté ; mais ce principe même fondoit pour eux le droit de l’égalité respective. « Telle est en France, disoient-ils, la balance des forces publiques ; elle ne donne pas au tiers état un ascendant injuste sur les deux autres ordres, mais elle lui assigne la même mesure de pouvoir ; elle ne l’autorise pas à leur donner la loi, mais elle ne permet pas qu’il la reçoive. Or la députation double, si elle lui étoit accordée, détruiroit ce rapport d’égalité et d’indépendance : elle conduiroit à la forme de délibérer par tête ; elle en inspireroit la pensée ; elle en feroit chercher les moyens ; et qui pourroit en calculer les pernicieuses conséquences ? Vers cet objet seroit dirigée la première délibération des États, et son effet seroit d’y produire la plus dangereuse fermentation. »

Ainsi la seconde question, savoir quelle seroit la forme de délibérer ? ne fut pas même mise en doute ; et, à l’exception du bureau de Monsieur, qui en laissoit le choix aux États, tous demandèrent l’opinion par ordre.

Les raisons du parti de la minorité pour demander en faveur du tiers la double représentation étoient qu’en supposant qu’on opinât par ordre, il étoit juste et naturel que, dans une assemblée où les lois, les arts, l’industrie, le commerce, l’agriculture, les finances, seroient sans cesse mis en délibération, la classe instruite par état de tous ces objets fût au moins d’égale force avec la classe qui n’en faisoit pas son étude ; qu’il devoit arriver souvent que l’objet de la délibération fût de nature à exiger l’opinion par tête ; qu’alors surtout le droit qu’auroit le tiers de pouvoir opposer deux voix aux deux autres voix réunies étoit aussi incontestable que le droit qu’il avoit de ne pas se laisser éternellement dominer.

Personne, ajoute-t-on, ne peut disputer aux États généraux le droit de régler leur police intérieure et de déterminer la manière dont les suffrages seront donnés et recueillis. Or, par exemple, sur l’impôt, il seroit impossible, à moins d’une injustice manifeste, qu’on prit la voix de l’opinion par tête, si de trois voix le tiers n’en avoit qu’une : car, la noblesse et le clergé étant sur cet article inséparables d’intérêts, ils le seroient d’opinions, et il n’y auroit plus que deux partis, dont l’un seroit double de l’autre.

À l’égard des élections, tous les bureaux, séduits par ce principe que la confiance devoit seule déterminer le choix, rendirent les conditions du droit d’élire et d’être élu les plus légères qu’il fût possible : nul égard à la propriété ; et, moyennant une contribution modique, tout domicilié auroit dans son bailliage le droit d’être électeur et seroit éligible. De même tout ecclésiastique ayant en bénéfice ou en propriété le revenu d’un curé de village pouvoit être électeur et pouvoit être élu.

Cependant les mêmes questions s’agitoient hors de l’assemblée ; le public s’en étoit saisi, et, dans les entretiens comme dans les écrits, la cause du peuple étoit plaidée avec chaleur et véhémence.

Dès l’ouverture de l’assemblée des notables, dans le comité que Monsieur présidoit, le prince de Conti dénonçant ces écrits dont la France étoit inondée « Veuillez, Monsieur, avoit-il dit, représenter au roi combien il est important pour la stabilité de son trône, pour les lois et pour le bon ordre, que tous les nouveaux systèmes soient proscrits à jamais, et que la constitution et ses formes anciennes soient maintenues dans leur intégrité. » Si Necker avoit été frappé de cette prévoyance comme il auroit dû l’être, il n’eût pas fait répondre par le roi que cet objet n’étoit pas l’un de ceux pour lesquels il avoit assemblé les notables.

Toutes les villes du royaume s’occupant de l’objet des députations, on y faisoit valoir, en faveur du tiers état, non seulement le droit des neuf dixièmes de la nation, en concurrence avec les deux vingtièmes, mais le droit plus incontestable que donnoit dans l’État à cette classe laborieuse l’importance de ses travaux. Brave et docile dans les armées, infatigable dans les campagnes, industrieuse dans les villes ; sûreté, richesse, abondance, force, lumière, jouissance de toute espèce, tout venoit d’elle ; et à cette classe productrice et conservatrice de tous les biens un petit nombre d’hommes, pour la plupart oisifs et richement dotés, disputoient le droit d’être admise en nombre égal avec leurs députés dans le conseil national ; et, pour la tenir subjuguée, ils se seroient arrogé sur elle l’éternel ascendant de la pluralité. C’étoit ainsi que les sociétés populaires s’animoient elles-mêmes à défendre leurs droits ; et cette liberté naissante, qu’il eût été aussi nécessaire que difficile de réprimer, gagnoit tous les esprits.

Vint enfin le moment où des opinions de l’assemblée des notables, et des réclamations des villes et des provinces du royaume, il fallut que le roi formât une résolution. Ce fut l’objet du conseil d’État du 27 décembre 1788. Necker y fit le rapport des opinions des bureaux sur les points les plus importans, singulièrement sur le nombre des députés pour chacun des trois ordres ; et, après avoir mis dans la balance les autorités, les exemples, les réflexions, les motifs pour et contre, donnant lui-même son opinion : « Je pense, dit-il, que le roi peut et doit appeler aux États généraux un nombre de députés du tiers état égal au nombre des députés des deux autres ordres réunis, non pour forcer, comme on pourroit le craindre, la délibération par tête, mais pour satisfaire le vœu général et raisonnable des communes de son royaume. »

L’avis de Necker fut celui du conseil, et le roi décida qu’on y conformeroit les lettres de convocation. Ainsi, sur l’article essentiel, Necker parut n’avoir consulté les notables que pour s’autoriser de leur opinion si elle étoit favorable au peuple, ou pour la rejeter si elle ne l’étoit pas, et pour donner le temps à celle des provinces de se déclarer hautement.

Necker ne dissimula point qu’il souhaitoit de voir établir, et d’une manière durable, un juste rapport entre les revenus et les dépenses de l’État, un prudent emploi du crédit, une égale distribution des impôts, un plan général de bienfaisance, un système éclairé de législation ; par-dessus tout une garantie continuelle de la liberté civile et de la liberté politique ; et tous ces avantages, il ne les espéroit des États généraux qu’autant que les communes y feroient respecter leurs justes réclamations. Le veto de l’un des trois ordres, s’ils opinoient par chambre, lui sembloit un obstacle invincible et perpétuel aux meilleures résolutions. Il vouloit donc que l’on pût recourir à l’opinion par tête : ce qui ne seroit équitable qu’autant que les communes seroient en nombre égal avec l’église et la noblesse. C’étoit de ces deux ordres ligués avec les parlemens qu’étoit venue la résistance à la perception des vingtièmes ; c’étoit pour rompre cette ligue qu’on avoit recours aux communes. Alors encore le langage des communes étoit l’expression des sentimens les plus convenables et pour l’autorité royale et pour la personne du roi. Ce fut à ce langage que le ministre fut trompé.

On vient de voir que les notables, en réduisant à une contribution modique le droit d’élire et d’être élu, l’avoient rendu indépendant de toute propriété réelle, au risque d’y laisser introduire un grand nombre d’hommes indifférens sur le sort de l’État. Necker, dans l’illusion qu’il avoit le malheur de se faire à lui-même sur l’attention qu’auroit le peuple à bien choisir ses députés, et sur le caractère de sagesse et de probité qu’un saint respect pour leurs fonctions imprimeroit aux députés du peuple, crut devoir, comme les notables, gêner le moins possible la liberté des élections, et fixer au plus bas la quotité d’imposition qui donneroit droit d’être élu. Ce fut l’une de ses erreurs. En accordant au tiers état l’égalité du nombre, il devoit bien prévoir qu’une partie du clergé se rangeroit du côté du peuple ; et à ce clergé populaire il donna cependant tous les moyens de se trouver en force dans les premières élections : tous les curés y étoient admis, tandis qu’il n’accordoit aux collégiales qu’un représentant par chapitre. Les curés devoient donc être élus en grand nombre, et aller grossir aux États le parti auquel ils tenoient, et par les nœuds du sang, et par leurs habitudes, et surtout par la vieille haine qu’ils couvoient pour le haut clergé.

Cependant, comme cet avantage étoit trop évident s’il étoit décidé que l’on opineroit par tête, le ministre accordoit aux premiers ordres la liberté de n’opiner ainsi que de leur plein consentement, source de dissensions où infailliblement les plus foibles succomberoient.

C’est ici le moment critique où la conduite de ce ministre cesse d’être irrépréhensible et a besoin d’apologie. Jamais homme ne fut plus éloigné que lui de l’infidélité perfide dont l’a fait accuser l’iniquité des temps ; mais, quant à la sécurité de sa confiance en un peuple que la Ligue et la Fronde lui avoient dû faire assez connoître, il est trop vrai que rien ne sauroit l’excuser.

Sans doute, pour remplir et les devoirs d’homme public, et ceux de citoyen, et ceux de serviteur d’un roi jeune et vertueux, comme il le dit lui-même, il falloit « éclairer sa justice, diriger ses inclinations, et le faire jouir de la première des faveurs du trône, de la félicité des peuples et de leurs touchantes bénédictions ». Mais il falloit éclairer sa sagesse en même temps que sa justice ; l’avertir, en le conduisant, des risques qu’il alloit courir ; ne pas couvrir de fleurs le bord du précipice, prendre soin de l’en garantir, et voir si, au lieu de bénédictions, ce ne seroient pas des outrages et des affronts sanglans qu’il l’exposoit à recevoir. Le roi s’abandonnoit à la prudence de son ministre ; c’étoit pour celui-ci une obligation sacrée d’être précautionné, timide et méfiant. Necker ne le fut pas assez. Il y avoit de grands maux à craindre ; il ne sut prévoir que le bien.

Cet esprit solitaire, abstrait, recueilli en lui-même, naturellement exalté, se communiquoit peu aux hommes, et peu d’hommes étoient tentés de se communiquer à lui ; il ne les connoissoit que par des aperçus ou trop isolés, ou trop vagues ; et de là ses illusions sur le caractère du peuple, à la merci duquel il mettoit l’État et le roi.

La lutte continuelle qu’il avoit eue à soutenir contre toutes les factions de l’intérêt particulier lui avoit donné de la cour et du monde une opinion peu favorable, et il en jugeoit sainement ; mais du gros de la nation il s’étoit fait, comme à plaisir, une opinion fantastique et infiniment trop flatteuse. Il s’étoit entendu louer, bénir, exalter par ce peuple ; il avoit joui de sa confiance, de son amour, de ses regrets : c’étoit lui qui l’avoit vengé des noirceurs de la calomnie ; c’étoit sa voix qui de l’exil l’avoit rappelé au ministère, et qui l’y soutenoit encore. Lié par la reconnoissance, il ne l’étoit pas moins par ses propres bienfaits ; et, personnellement obligé envers le peuple à le croire sensible et juste, il se persuadoit qu’il le seroit toujours. Ainsi son propre exemple lui en fit oublier d’autres qui l’auroient averti de l’inconstance de ce peuple, de sa légèreté, de sa facilité à passer d’un excès à l’autre, à se laisser corrompre, égarer, irriter, jusqu’à la frénésie et la plus brutale fureur.

Dans une classe au-dessus du peuple, mais attenant au peuple, il ne voulut pas voir combien de passions obscures et timides n’attendoient, pour se déceler, s’allumer, éclater ensemble, qu’un foyer qui les réunît. La vanité, l’orgueil, l’envie, l’ambition de dominer, ou du moins d’abaisser ceux que d’un œil jaloux on voyoit au-dessus de soi ; des intérêts plus vils et des vices plus bas encore, les spéculations de la cupidité, les calculs des âmes vénales, tous germes éternels de factions et de discordes, étoient des élémens que Necker sembloit n’avoir point démêlés. L’idée abstraite et séduisante d’une nation douce, aimable, généreuse, préoccupoit tous ses esprits.

Dans cette espèce d’enivrement, il ne crut point accorder trop de faveur au parti populaire. Après lui avoir assuré une pluralité constante, il voulut ajouter l’avantage du lieu à cet avantage du nombre. La sûreté, la liberté, la tranquillité des délibérations demandoient essentiellement un lieu inaccessible aux insultes du peuple, un lieu aisé à garantir de toute espèce de tumulte ; et lui, sa première pensée fut de placer les États généraux dans Paris, au milieu du peuple le plus nombreux, le plus facile à émouvoir, à soulever, et le plus redoutable dans ses soulèvemens : ce ne fut que par déférence pour l’avis du conseil qu’il se contenta de les établir à Versailles, statio malefida carinis.

Celle des salles qu’on destinoit aux assemblées générales, et dans laquelle, entre les trois ordres, s’agiteroient les plus grands intérêts de l’État, fut entourée de galeries, comme pour inviter le peuple à venir assister aux délibérations, appuyer son parti, insulter, menacer, effrayer le parti contraire, et changer la tribune en une scène de théâtre, où par ses applaudissemens il exciteroit ses acteurs. Je marque ces détails, parce qu’ils ont été de l’importance la plus grave. Mais M. Necker ne vouloit se figurer les assemblées des États que comme un spectacle paisible, imposant, solennel, auguste, dont le peuple auroit à jouir. Ses espérances ne laissoient pas d’être mêlées d’inquiétudes ; mais, comme il attribuoit un grand pouvoir aux idées morales, il se flattoit que le plus sûr moyen de prévenir les troubles qui pouvoient naître de la dissension des ordres étoit de les animer tous de cet enthousiasme du bien public qui rend facile et doux le plus grand sacrifice des intérêts de corps et des intérêts personnels. Il en fit le premier essai dans la publication de son rapport au Conseil d’État du 27 décembre 1788 ; et ce fut par l’exemple du roi lui-même qu’il espéra d’exciter dès lors cette émulation généreuse.

En rappelant l’aveu que le roi lui avoit fait qu’il n’avoit eu depuis quelques années que des instans de bonheur : « Vous le retrouverez, Sire, ce bonheur, lui dit-il, et vous en jouirez ; vous commandez à une nation qui sait aimer. Si des nouveautés politiques, auxquelles elle n’est pas faite encore, l’ont pu distraire pour un temps de son caractère naturel, bientôt fixée par vos bienfaits, et affermie dans sa confiance par la pureté de vos intentions, elle ne pensera plus qu’à jouir de l’ordre heureux et constant dont elle vous sera redevable. Elle ne sait pas encore, cette nation reconnoissante, tout ce que vous avez dessein de faire pour son bonheur. Vous l’avez dit, Sire, aux ministres qui sont honorés de votre confiance : non seulement vous voulez ratifier la promesse que vous avez faite de ne mettre aucun nouvel impôt sans le consentement des États, mais vous voulez encore n’en proroger aucun sans cette condition. Vous voulez de plus assurer le retour des États généraux, en les consultant sur l’intervalle des convocations et sur les moyens de donner à ces dispositions une stabilité durable. Pour former un lien solide entre l’administration particulière de chaque province et la législation générale, vous voulez que les députés de chaque partie du royaume se concertent ensemble sur le plan le plus convenable, et Votre Majesté est disposée à y donner son assentiment. Votre Majesté veut encore prévenir de la manière la plus efficace le désordre que l’inconduite ou l’incapacité de ses ministres pourroit introduire dans les finances ; et, dans le nombre des dépenses que vous voulez fixer, vous n’exceptez pas même celles qui tiennent plus particulièrement à votre personne. Votre Majesté se propose d’aller au-devant du vœu bien légitime de ses sujets, en invitant les États généraux à examiner eux-mêmes la grande question qui s’est élevée sur les lettres de cachet. Vous ne souhaitez, Sire, que le maintien de l’ordre, et vous voulez abandonner à la loi tout ce qu’elle peut exécuter. C’est par le même principe que Votre Majesté est impatiente de recevoir les avis des États généraux sur la mesure de liberté qu’il convient d’accorder à la presse et la publication des ouvrages relatifs à l’administration. Enfin, Sire, vous préférez, avec raison, aux conseils passagers de vos ministres, les délibérations durables des États généraux de votre royaume ; et, quand vous aurez éprouvé leur sagesse, vous ne craindrez pas de leur donner une stabilité qui puisse produire la confiance, et les mettre à l’abri des variations dans les sentimens des rois vos successeurs. »

Ce discours du ministre, imprimé, publié, répandu dans tout le royaume comme le gage solennel des intentions du roi, lui donnoit un droit légitime à la confiance des peuples ; et si, d’après ces dispositions, les États avoient bien voulu se constituer le conseil suprême d’un roi qui ne vouloit que ce qui étoit juste, et qui vouloit tout ce qui étoit juste ; d’un roi qui, de concert avec la nation, étoit déterminé à poser sur des bases inébranlables les bornes mêmes de son pouvoir et la colonne de la liberté, de la félicité publique, la monarchie françoise, sans changer de nature, devenoit le gouvernement le plus doux, le plus modéré, le plus stable qui fût jamais. Le roi, dans ce conseil législatif de la nation, alloit présider comme un père, consulter avec ses enfans, régler, concilier leurs droits en ami plutôt qu’en arbitre, et rédiger avec eux en lois les moyens de les rendre heureux. C’étoit dans cet esprit que le ministre croyoit tout disposer pour donner à la nation et conserver à la couronne ce caractère de grandeur, de puissance et de majesté, qu’elles devoient avoir ensemble, et que l’une sans l’autre ne pouvoit avoir pleinement (car c’est ainsi que le roi l’annonçoit).

Mais, dans une nation pétulante et légère, qui tout à coup veut être libre avant d’avoir appris à l’être, il n’est que trop naturel que la première fougue des esprits les emporte au delà des bornes de cette liberté ; et, ces bornes franchies, le reste est le domaine des passions, de l’erreur et du crime.

  1. Sur l’administration de M. Necker par lui-même (Amsterdam, 1791, in-12), p. 10.