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Mémoires d'un père pour servir à l'instruction de ses enfants (LDB, 1891)/XIV

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Texte établi par Maurice Tourneux,  (3p. 176-206).

LIVRE XIV



Quoique Paris fût comme le foyer de la fermentation excitée dans le royaume, les assemblées primaires y furent assez tranquilles, et ne parurent occupées qu’à se donner de bons électeurs pour avoir de bons députés.

J’étois du nombre des électeurs nommés par la section[1] des Feuillans ; je fus aussi l’un des commissaires chargés de la rédaction du cahier des demandes, et je puis dire que, dans ces demandes, il n’y avoit rien que d’utile et de juste. Ainsi l’esprit de cette section fut raisonnable et modéré.

Il n’en fut pas de même de l’assemblée électorale[2] ; la majeure partie en étoit saine en arrivant ; mais nous y vîmes fondre une nuée d’intrigans qui venoient souffler parmi nous l’air contagieux qu’ils avoient respiré aux conférences de Dupoṛt, l’un des factieux du Parlement.

Soit que Duport fût de bonne foi dans son dangereux fanatisme, soit qu’ayant mieux calculé que sa compagnie les hasards qu’elle alloit courir, il eût voulu se donner à lui-même une existence politique, on savoit que, chez lui, dès l’hiver précédent, il avoit ouvert comme une école de républicisme, où ses amis prenoient soin d’attirer les esprits les plus exaltés ou les plus disposés à l’être.

J’observai cette espèce d’hommes remuans et bruyans qui se disputoient la parole, impatiens de se produire, aspirant à se faire inscrire sur la liste des orateurs. Je ne fus pas longtemps à voir quelle seroit leur influence ; et, en élevant ma pensée d’un exemple particulier à une induction générale, je reconnus que c’étoit là, de même que dans toutes les communes, les organes de la faction, gens de palais et de chicane, et tous accoutumés à parler en public.

C’est une vérité connue qu’aucun peuple ne se gouverne ; que l’opinion, la volonté d’une multitude assemblée, n’est jamais, ou presque jamais, qu’une impulsion qu’elle reçoit d’un petit nombre d’hommes, et quelquefois d’un seul, qui la fait penser et vouloir, qui la meut et qui la conduit. Le peuple a ses passions ; mais ces passions, comme endormies, attendent une voix qui les réveille et les irrite. On les a comparées aux voiles d’un navire, lesquelles resteroient oisives et flottantes si quelque vent ne les enfloit.

Or, on sait qu’émouvoir les passions du peuple fut de tout temps l’office de l’éloquence de la tribune ; et, parmi nous, la seule école de cette éloquence populaire étoit le barreau. Ceux même qui, dans la plaidoirie, n’en avoient pris que la hardiesse, les mouvemens et les clameurs, avoient sur le vulgaire un très grand avantage. Une raison froide, un esprit solide et pensant, auquel l’abondance et la facilité de l’élocution manqueroient au besoin, ne tiendroit pas contre la véhémence d’un déclamateur aguerri.

Le moyen le plus sûr de propager dans le royaume la doctrine révolutionnaire avoit donc été d’engager dans son parti le corps des avocats, et rien n’avoit été plus facile. Républicain par caractère, fier et jaloux de sa liberté, enclin à la domination par l’habitude de tenir dans ses mains le sort de ses cliens, répandu dans tout le royaume, en possession de l’estime et de la confiance publique, en relation continuelle avec toutes les classes de la société, exercé dans l’art d’émouvoir et de maîtriser les esprits, l’ordre des avocats devoit avoir sur la multitude un ascendant irrésistible ; et, les uns par la force d’une véritable éloquence, les autres par cette affluence et ce bruit de paroles qui étourdit des têtes foibles et leur en impose avec des mots, ils ne pouvoient manquer de primer dans les assemblées populaires et d’y gouverner l’opinion, surtout en s’annonçant pour les vengeurs des injures du peuple et les défenseurs de ses droits.

On sent quel intérêt ce corps avoit lui-même à voir changer la réforme en révolution, la monarchie en république ; c’étoit pour lui une aristocratie perpétuelle qu’il s’agissoit d’organiser : Successivement destinés à être les moteurs de la faction républicaine, rien ne convenoit mieux à des hommes ambitieux qui, partout en autorité de lumières et de talens, seroient, à tour de rôle, appelés aux fonctions publiques, et seuls, ou presque seuls, les législateurs de la France : d’abord ses premiers magistrats, et bientôt ses vrais souverains.

Cette perspective étoit la même non seulement pour les gens de loi, mais pour toutes les classes de citoyens instruits, où chacun présumoit assez de ses talens pour avoir la même espérance, avec la même ambition.

Je ne dispute point à cette ambition un prétexte honnête et louable. Dans les institutions humaines, il est impossible que tout soit bien ; il est même infiniment rare que tout soit le mieux ou le moins mal possible. Un gouvernement n’est jamais qu’une machine plus ou moins sujette à de fréquentes altérations. Il est donc nécessaire, au moins par intervalles, ou d’en régler les mouvemens, ou d’en remonter les ressorts ; et, quel que soit l’État, monarchique ou républicain, dont on examine la forme, il n’en est aucun dont la condition ne paroisse effrayante lorsque dans un même tableau l’on voit accumulés tous les vices, tous les abus, tous les crimes des temps passés. C’étoit ainsi que l’on calomnioit le règne de Louis XVI. Quelles que fussent les erreurs et les fautes qu’il n’avoit pu éviter, lui-même, il ne demandoit qu’à n’en laisser aucune trace, et personne ne souhaitoit plus vivement que lui cette réforme salutaire ; mais c’étoit sous ce nom vague et captieux de réforme qu’on déguisoit une révolution ; et cette erreur explique le succès presque universel d’un plan qui, présentant sous divers aspects l’honnête, l’utile et le juste, s’accommodoit à tous les caractères et concilioit tous les vœux.

Les meilleurs citoyens se croyoient d’accord de volonté et d’intention avec les plus méchans ; les esprits animés soit de l’amour du bien public, soit d’un désir de gloire et de domination, soit d’une basse envie ou d’une infâme ardeur de rapine et de brigandage, suivoient tous la même impulsion, et de ces mouvemens divers le résultat étoit le même : la subversion de l’État. C’est là ce qui me semble faire l’apologie d’un grand nombre d’hommes que l’on a crus pervers, et qui n’ont été qu’égarés.

Qu’en effet quelques hommes du naturel des tigres eussent prémédité la Révolution comme elle s’est exécutée, cela est concevable ; mais que la nation françoise, que le bas peuple même, avant que d’être dépravé, eût consenti à ce complot barbare, impie et sacrilège, c’est ce que personne, je crois, n’oseroit soutenir. Il est donc faux que les crimes de la Révolution aient été les crimes de la nation, et je suis loin de supposer qu’aucun de mes collègues à l’assemblée électorale ait pu seulement les prévoir.

Ce fut, je le crois, avec un aveugle enthousiasme du bien public que nous arriva cette troupe de gens de loi, soutenue d’un cortège d’ambitieux républicains qui, comme eux, aspiroient à se rendre célèbres dans les conseils d’un peuple libre. Target, distingué au barreau, d’ailleurs bien famé parmi nous, y vint jouer le premier rôle.

Le gouvernement nous avoit envoyé pour président le lieutenant civil[3]. Ce fut une fausse démarche, car elle étoit insoutenable. Une assemblée essentiellement libre devoit avoir un président pris dans son sein et de son choix. Ce magistrat soutint dignement sa mission : il nous fit admirer sa fermeté et sa sagesse, mais inutilement. La cause fut plaidée contradictoirement avec lui par l’avocat Target ; et celui-ci, pour avoir défendu les droits de l’assemblée, en fut proclamé président.

Athlète exercé dès longtemps dans le pugilat du barreau, armé d’assurance et d’audace, dévoré d’ambition, et environné d’une escorte d’applaudisseurs bruyans, il commença par s’insinuer dans les esprits en homme conciliant et pacifique ; mais, lorsqu’il se fut emparé de cette assemblée de citoyens nouveaux encore dans les fonctions d’hommes publics, il leva la tête, et se prononça hautement. Au lieu de s’en tenir, comme il étoit du devoir de sa place, à exposer fidèlement l’état des questions soumises à l’examen de l’assemblée, à recueillir, à résumer, à énoncer l’opinion, il la dicta.

Nos fonctions ne se bornoient pas à élire des députés, nous avions encore à former, dans leurs mandats, des réclamations, des plaintes, des demandes ; et chacun de ces griefs donnoit lieu à de nouvelles déclamations. Les mots indéfinis d’égalité, de liberté, de souveraineté du peuple, retentissoient à nos oreilles ; chacun les entendoit, les appliquoit à sa façon. Dans les règlemens de police, dans les édits sur les finances, dans les autorités graduelles, sur lesquelles reposoient l’ordre et la tranquillité publique, il n’y avoit rien où l’on ne trouvât un caractère de tyrannie, et l’on attachoit une ridicule importance aux détails les plus minutieux. Je n’en citerai qu’un exemple.

Il s’agissoit du mur d’enceinte et des barrières de Paris, qu’on dénonçoit comme un enclos de bêtes fauves, trop injurieux pour des hommes.

« J’ai vu, nous dit l’un des orateurs, oui, citoyens, j’ai vu à la barrière Saint-Victor, sur l’un des piliers, en sculpture, le croirez-vous ? j’ai vu l’énorme tête d’un lion, gueule béante, et vomissant des chaînes dont il menace les passans. Peut-on imaginer un emblème plus effrayant du despotisme et de la servitude ? » L’orateur lui-même imitoit le rugissement du lion. Tout l’auditoire étoit ému ; et moi, qui passois si souvent à la barrière Saint-Victor, je m’étonnois que cette image horrible ne m’eût point frappé. J’y fis donc ce jour-là une attention particulière ; et, sur le pilastre, je vis pour ornement un bouclier pendu à une chaîne mince que le sculpteur avoit attachée à un petit mufle de lion, comme on en voit à des marteaux de porte ou à des robinets de fontaine.

L’intrigue avoit aussi ses comités secrets, où l’on dépouilloit tout respect pour nos maximes les plus saintes, pour nos objets les plus sacrés. Ni les mœurs ni le culte n’y étoient épargnés. On y montroit, selon la doctrine de Mirabeau, comme inconciliables et comme incompatibles, la politique avec la morale, l’esprit religieux avec l’esprit patriotique, et les vieux préjugés avec les nouvelles vertus. On y faisoit regarder comme inséparables sous le gouvernement d’un seul la royauté et la tyrannie, l’obéissance et la servitude, la puissance et l’oppression.

Au contraire, dès que le peuple rentreroit dans ses droits d’égalité, d’indépendance, on exagéroit follement les espérances et les promesses. Il sembloit que c’étoit par des hommes de l’âge d’or qu’on alloit être gouverné. Ce peuple libre, juste et sage, toujours d’accord avec lui-même, toujours éclairé dans le choix de ses conseils, de ses ministres, modéré dans l’usage de sa force et de sa puissance, ne seroit jamais égaré, jamais trompé, jamais dominé, asservi par les autorités qu’il auroit confiées. Ses volontés feroient ses lois, et ses lois feroient son bonheur.

Quoique je fusse presque isolé, et que, de jour en jour, mon parti s’affoiblît dans l’assemblée électorale, je ne cessois de dire à qui vouloit m’entendre combien cet art d’en imposer par d’impudentes déclamations me sembloit grossier et facile. Mes principes étoient connus, je n’en dissimulois aucun ; et l’on prenoit soin de divulguer à l’oreille que j’étois ami des ministres et comblé des bienfaits du roi : Les élections se firent, je ne fus point élu on me préféra l’abbé Sieyès[4]. Je remerciai le Ciel de mon exclusion, car je croyois prévoir ce qui alloit se passer à l’Assemblée nationale ; et dans peụ j’en fus mieux instruit.

Nous avions à l’Académie françoise un des plus outrés partisans de la faction républicaine : c’étoit Chamfort, esprit fin, délié, plein d’un sel très piquant lorsqu’il s’égayoit sur les vices et sur les ridicules de la société, mais d’une humeur âcre et mordante contre les supériorités de rang et de fortune, qui blessoient son orgueil jaloux. De tous les envieux répandus dans le monde, Chamfort étoit celui qui pardonnoit le moins aux riches et aux grands l’opulence de leurs maisons et les délices de leurs tables, dont il étoit lui-même fort aise de jouir. Présens, et en particulier, il les ménageoit, les flattoit, et s’ingénioit à leur plaire ; il sembloit même qu’il en aimoit, qu’il en estimoit quelques-uns dont il faisoit de pompeux éloges. Bien entendu pourtant que, s’il avoit la complaisance d’être leur commensal et de loger chez eux, il falloit que, par leur crédit, il obtînt de la cour des récompenses littéraires, et il ne les en tenoit pas quittes pour quelques mille écus de pension dont il jouissoit c’étoit trop peu pour lui. « Ces gens-là, disoit-il à Florian, doivent me procurer vingt mille livres de rente ; je ne vaux pas moins que cela. »

À ce prix, il avoit des grands de prédilection qu’il exceptoit de ses satires ; mais, pour la caste en général, il la déchiroit sans pitié ; et, lorsqu’il crut voir ces fortunes et ces grandeurs au moment d’être renversées, aucun ne lui étant plus bon à rien, il fit divorce avec eux tous, et se rangea du côté du peuple.

Dans nos sociétés, nous nous amusions quelquefois des saillies de son humeur, et, sans l’aimer, je le voyois avec précaution et avec bienséance, comme ne voulant pas m’en faire un ennemi.

Un jour donc que nous étions restés seuls au Louvre, après la séance académique : « Eh bien ! me dit-il, vous n’êtes donc pas député ? — Nọn, répondis-je, et je m’en console, comme le renard des raisins auxquels il ne pouvoit atteindre : Ils sont trop verts. — En effet, reprit-il, je ne les crois pas assez mûrs pour vous. Votre âme est d’une trempe trop douce et trop flexible pour l’épreuve où elle seroit mise. On fait bien de vous réserver à une autre législature. Excellent pour édifier, vous ne valez rien pour détruire. »

Comme je savois que Chamfort étoit ami et confident de Mirabeau, l’un des chefs de la faction, je crus être à la source des instructions que je voulois avoir ; et, pour l’engager à s’expliquer, je feignis de ne pas l’entendre. « Vous m’effrayez, lui dis-je, en parlant de détruire ; il me sembloit à moi qu’on ne vouloit que réparer.

— Oui, me dit-il, mais les réparations entraînent souvent des ruines en attaquant un vieux mur, on ne peut pas répondre qu’il n’écroule sous le marteau, et, franchement, ici l’édifice est si délabré que je ne serois pas étonné qu’il fallût le démolir de fond en comble. — De fond en comble ! m’écriai-je. — Pourquoi pas ? repartit Chamfort, et sur un autre plan moins gothique et plus régulier. Seroit-ce, par exemple, un si grand mal qu’il n’y eût pas tant d’étages, et que tout y fût de plain-pied ? Vous désoleriez-vous de ne plus entendre parler d’éminences, ni de grandeurs, ni de titres, ni d’armoiries, ni de noblesse, ni de roture, ni du haut ni du bas clergé ? » J’observai que l’égalité avoit toujours été la chimère des républiques, et le leurre que l’ambition présentoit à la vanité ; mais ce nivellement est surtout impossible dans une vaste monarchie ; « et, en voulant tout abolir, il me semble, ajoutai-je, qu’on va plus loin que la nation ne l’entend, et plus loin qu’elle ne demande.

— Bon ! reprit-il, la nation sait-elle ce qu’elle veut ? On lui fera vouloir et on lui fera dire ce qu’elle n’a jamais pensé ; et, si elle en doute, on lui répondra comme Crispin au légataire[5] : C’est votre léthargie. La nation est un grand troupeau qui ne songe qu’à paître, et qu’avec de bons chiens les bergers mènent à leur gré. Après tout, c’est son bien que l’on veut faire à son insu : car, mon ami, ni votre vieux régime, ni votre culte, ni vos mœurs, ni toutes vos antiquailles de préjugés, ne méritent qu’on les ménage. Tout cela fait honte et pitié à un siècle comme le nôtre ; et, pour tracer un nouveau plan, on a toute raison de vouloir faire place nette.

— Place nette ! insistai-je, et le trône ? et l’autel ? — Et le trône, et l’autel, me dit-il, tomberont ensemble ce sont deux arcs-boutans appuyés l’un par l’autre ; et, que l’un des deux soit brisé, l’autre va fléchir. »

Je dissimulai l’impression que me faisoit sa confidence, et, pour l’attirer plus avant : « Vous m’annoncez, lui dis-je, une entreprise où je crois voir plus de difficultés que de moyens.

— Croyez-moi, reprit-il, les difficultés sont prévues et les moyens sont calculés. » Alors il se développa, et j’appris que les calculs de la faction étoient fondés sur le caractère du roi, si éloigné de toute violence qu’on le croyoit pusillanime ; sur l’état actuel du clergé, où il n’y avoit plus, disoit-il, que quelques vertus sans talens, et quelques talens dégradés et déshonorés par des vices ; enfin, sur l’état même de la haute noblesse, que l’on disoit dégénérée, et dans laquelle peu de grands caractères soutenoient l’éclat d’un grand nom.

Mais c’étoit surtout en lui-même que le tiers état devoit mettre sa confiance. Cet ordre, dès longtemps fatigué d’une autorité arbitraire et graduellement oppressive jusque dans ses derniers rameaux, avoit sur les deux autres ordres non seulement l’avantage du nombre, mais celui de l’ensemble, mais celui du courage et de l’audace à tout braver. « Enfin, disoit Chamfort, ce long amas d’impatience et d’indignation, formé comme un orage, et cet orage prêt à crever ; partout la confédération et l’insurrection déclarées, et, au signal donné par la province du Dauphiné, tout le royaume prêt à répondre par acclamation qu’il prétend être libre ; les provinces liguées, leur correspondance établie, et de Paris comme de leur centre l’esprit républicain allant porter au loin sa chaleur avec sa lumière : voilà l’état des choses. Sont-ce là des projets en l’air ? »

J’avouai qu’en spéculation tout cela étoit imposant ; mais j’ajoutai qu’au delà des bornes d’une réforme désirable la meilleure partie de la nation ne laisseroit porter aucune atteinte aux lois de son pays et aux principes fondamentaux de la monarchie.

Il convint que, dans ses foyers, à ses comptoirs, à ses bureaux, à ses ateliers d’industrie, une bonne partie de ces citadins casaniers trouveroient peut-être hardis des projets qui pourroient troubler leur repos et leurs jouissances. « Mais, s’ils les désapprouvent, ce ne sera, dit-il, que timidement et sans bruit, et l’on a, pour leur en imposer, cette classe déterminée qui ne voit rien pour elle à perdre au changement, et croit y voir tout à gagner. Pour l’ameuter, on a les plus puissans mobiles : la disette, la faim, l’argent, des bruits d’alarme et d’épouvante, et le délire de frayeur et de rage dont on frappera ses esprits. Vous n’avez entendu parmi la bourgeoisie que d’élégans parleurs. Sachez que tous nos orateurs de tribune ne sont rien en comparaison des Démosthènes à un écu par tête, qui, dans les cabarets, dans les places publiques, dans les jardins et sur les quais, annoncent des ravages, des incendies, des villages saccagés, inondés de sang, des complots d’assiéger et d’affamer Paris. C’est là ce que j’appelle des hommes éloquens. L’argent surtout et l’espoir du pillage sont tout-puissans parmi ce peuple. Nous venons d’en faire l’essai au faubourg Saint-Antoine ; et vous ne sauriez croire combien peu il en a coûté au duc d’Orléans pour faire saccager la manufacture de cet honnête Réveillon, qui dans ce même peuple faisoit subsister cent familles. Mirabeau soutient plaisamment qu’avec un millier de louis on peut faire une jolie sédition.

— Ainsi, lui dis-je, vos essais sont des crimes, et vos milices sont des brigands. — Il le faut bien, me répondit-il froidement. Que feriez-vous de tout ce peuple en le muselant de vos principes de l’honnête et du juste ? Les gens de bien sont foibles, personnels et timides ; il n’y a que les vauriens qui soient déterminés. L’avantage du peuple, dans les révolutions, est de n’avoir point de morale. Comment tenir contre des hommes à qui tous les moyens sont bons ? Mirabeau a raison : il n’y a pas une seule de nos vieilles vertus qui puisse nous servir ; il n’en faut point au peuple, ou il lui en faut d’une autre trempe. Tout ce qui est nécessaire à la révolution, tout ce qui lui est utile, est juste : c’est là le grand principe.

— C’est peut-être celui du duc d’Orléans, répliquai-je ; mais je ne vois que lui pour chef à ce peuple en insurrection, et je n’ai pas, je vous l’avoue, grande opinion de son courage. — Vous avez raison, me dit-il, et Mirabeau, qui le connoît bien, dit que ce seroit bâtir sur de la boue que de compter sur lui. Mais il s’est montré populaire, il porte un nom qui en impose, il a des millions à répandre, il déteste le roi, il déteste encore plus la reine ; et, si le courage lui manque, on lui en donnera car, dans le peuple même, on aura des chefs intrépides, surtout dès le moment qu’ils se seront montrés rebelles et qu’ils se croiront criminels : car il n’y a plus à reculer quand on n’a derrière soi pour retraite que l’échafaud. La peur, sans espérance de salut, est le vrai courage du peuple. On aura des forces immenses si l’on peut obtenir une immense complicité. Mais, ajouta-t-il, je vois que mes espérances vous attristent : vous ne voulez pas d’une liberté qui coûtera beaucoup d’or et de sang. Voulez-vous qu’on vous fasse des révolutions à l’eau rose ? »

Là finit l’entretien, et nous nous séparâmes, lui sans doute plein de mépris pour mes minutieux scrupules, et moi peu satisfait de sa fière immoralité. Le malheureux s’en est puni en s’égorgeant lui-même, lorsqu’il a connu ses erreurs.

Je fis part de cet entretien à l’abbé Maury le soir même. « Il n’est que trop vrai, me dit-il, que dans leurs spéculations ils ne se trompent guère, et que, pour trouver peu d’obstacles, la faction a bien pris son temps. J’ai observé les deux partis. Ma résolution est prise de périr sur la brèche ; mais je n’en ai pas moins la triste certitude qu’ils prendront la place d’assaut, et qu’elle sera mise au pillage. — S’il est ainsi, lui dis-je, quelle est donc la démence du clergé et de la noblesse, de laisser le roi s’engager dans cette guerre ? — Que voulez-vous qu’ils fassent ? — Ce qu’on fait dans un incendie : je veux qu’ils fassent la part au feu ; qu’ils remplissent le déficit en se chargeant de la dette publique qu’ils remettent à flot le vaisseau de l’État ; enfin qu’ils retirent le roi du milieu des écueils où ils l’ont engagé eux-mêmes, et qu’à quelque prix que ce soit ils obtiennent de lui de renvoyer les États généraux avant qu’ils ne soient assemblés. Je veux qu’on leur annonce qu’ils sont perdus si les États s’assemblent, et qu’il n’y a pas un moment à perdre pour dissiper l’orage qui va fondre sur eux. » Maury me fit des objections ; je n’en voulus entendre aucune. « Vous l’exigez, me dit-il ; eh bien ! je vais faire cette démarche. Je ne serai point écouté. »

Malheureusement il s’adressa à l’évêque D’***, tête pleine de vent, lequel traita mes avis de chimère. Il répondit « qu’on n’en étoit pas où l’on croyoit en être, et que, l’épée dans une main, le crucifix dans l’autre, le clergé défendroit ses droits ».

Libre de ma députation de l’assemblée électorale, j’allai chercher dans ma maison de campagne le repos dont j’avois besoin, et par là je me dérobai à une société nouvelle qui se formoit chez moi. Elle étoit composée de gens que je me serois plu à réunir dans des temps plus paisibles : c’étoient l’abbé de Périgord, récemment évêque d’Autun[6], le comte de Narbonne et le marquis de La Fayette. Je les avois vus, dans le monde, aussi libres que moi d’intrigues et de soins : l’un, d’un esprit sage, liant et doux ; l’autre, d’une gaieté vive, brillante, ingénieuse ; le dernier, d’une cordialité pleine d’agrémens et de grâces, et tous les trois du commerce le plus aimable.

Mais, dans leurs rendez-vous chez moi, je vis leur humeur rembrunie d’une teinte de politique ; et, à quelques traits échappés, je soupçonnai des causes de cette altération dont mes principes ne s’accommodoient pas. Ils s’aperçurent comme moi que, dans leurs relations et dans leurs conférences, ma maison n’étoit pas un rendez-vous pour eux. Ma retraite nous sépara.

Les jours de la semaine où j’allois à l’Académie, je couchois à Paris, et je passois assez fréquemment les soirées chez M. Necker. Là, me trouvant au milieu des ministres, je leur parlois à cœur ouvert de ce que j’avois vu et de ce que j’avois appris. Je les trouvois tout stupéfaits, et comme ne sachant où donner de la tête. Ce qui se passoit à Versailles avoit détrompé M. Necker, et je le voyois consterné. Invité à dîner chez lui avec les principaux députés des communes, je crus remarquer, à l’air froid dont ils répondoient à ses attentions et à ses prévenances, qu’ils vouloient bien de lui pour leur intendant, mais non pas pour leur directeur.

M. de Montmorin, à qui je parlai d’engager le roi à se retirer dans l’une de ses places fortes, et à la tête de ses armées, m’objecta le manque d’argent, la banqueroute, la guerre civile.

« Vous croyez donc, ajouta-t-il, le péril bien pressant pour aller si vite aux extrêmes ? — Je le crois si pressant, lui dis-je, que, dans un mois d’ici, je ne répondrois plus ni de la liberté du roi, ni de sa tête, ni de la vôtre. »

Hélas ! Chamfort m’avoit rendu prophète ; mais je ne fus point écouté, ou plutôt je le fus par un ministre foible, qui lui-même ne le fut pas.

Cependant les députés des trois ordres s’étoient rendus à Versailles à peu près au nombre prescrit : trois cents de l’ordre du clergé, trois cents de l’ordre de la noblesse et six cents de l’ordre du tiers état, y compris ceux de la commune de Paris, qui n’arrivèrent que quelques jours après.

Ce fut le 5 mai que se fit l’ouverture de l’assemblée. Jamais la nation n’avoit été si pleinement représentée, jamais tant de si graves intérêts n’avoient été remis à ses représentans, jamais aussi tant de talens et de lumières ne s’étoient réunis pour travailler ensemble au grand ouvrage du bien public ; jamais enfin un roi ni meilleur, ni plus juste, ne s’étoit offert pour y contribuer. Que de bonheur un système aveugle de révolution a détruit !

Le roi, dans tout l’appareil de sa majesté, accompagné de la reine et des deux princes ses frères, des princes de son sang, des pairs de son royaume, des officiers de sa couronne, de son garde des sceaux et du ministre de ses finances, se rendit à la salle des États assemblés.

Il parut avec une dignité simple, sans orgueil, sans timidité, portant sur le visage le caractère de bonté qu’il avoit dans le cœur, doucement ému du spectacle et du sentiment que la vue des députés d’une nation fidèle devoit inspirer à son roi.

Rien de plus vrai que l’air, le ton, l’accent de l’âme, l’expression simple et sensible dont il prononça le discours que je vais transcrire[7].

« Messieurs, ce jour que mon cœur attendoit depuis longtemps est enfin arrivé, et je me vois entouré des représentans de la nation à laquelle je me fais gloire de commander. Un long intervalle s’étoit écoulé depuis la dernière tenue des États généraux ; et, quoique la convocation de ces assemblées parût être tombée en désuétude, je n’ai point balancé à rétablir un usage dont le royaume peut tirer une nouvelle force et qui peut ouvrir à la nation une nouvelle source de bonheur.

« La dette de l’État, déjà immense à mon avènement au trône, s’est encore accrue sous mon règne ; une guerre dispendieuse, mais honorable, en a été la cause ; l’augmentation des impôts en a été la suite nécessaire, et a rendu plus sensible leur inégale répartition. Une inquiétude générale, un désir immodéré d’innovation, se sont emparés des esprits et finiroient par égarer totalement les opinions si l’on ne se hâtoit de les fixer par une réunion d’avis sages et modérés.

« C’est dans cette confiance, Messieurs, que je vous ai rassemblés, et je vois avec sensibilité qu’elle a déjà été justifiée par des dispositions que les deux premiers ordres ont montrées à renoncer à leurs intérêts pécuniaires. L’espérance que j’ai eue de voir tous les ordres, réunis de sentimens, concourir avec moi au bien général de l’État, ne sera point trompée.

« J’ai déjà ordonné dans les dépenses des retranchemens considérables. Vous me présenterez à cet égard des idées que je recevrai avec empressement ; mais, malgré les ressources que peut offrir l’économie la plus sévère, je crains, Messieurs, de ne pouvoir pas soulager mes sujets aussi promptement que je le désirerois.

« Je ferai mettre sous vos yeux la situation exacte des finances ; et, quand vous l’aurez examinée, je suis assuré d’avance que vous me proposerez les moyens les plus efficaces pour y établir un ordre permanent et affermir le crédit public. Ce grand et salutaire ouvrage, qui assurera le bonheur du royaume au dedans et sa considération au dehors, vous occupera essentiellement.

« Les esprits sont dans l’agitation ; mais une assemblée des représentans de la nation n’écoutera sans doute que les conseils de la sagesse et de la prudence. Vous aurez jugé vous-mêmes, Messieurs, qu’on s’en est écarté dans plusieurs occasions récentes ; mais l’esprit dominant de vos délibérations répondra aux véritables sentimens d’une nation généreuse, et dont l’amour pour ses rois a toujours fait le caractère distinctif. J’éloignerai tout autre souvenir.

« Je connois l’autorité et la puissance d’un roi juste, au milieu d’un peuple fidèle et attaché de tout temps aux principes de la monarchie. Ils ont fait la gloire et l’éclat de la France ; je dois en être le soutien, et je le serai constamment. Mais tout ce qu’on peut attendre du plus tendre intérêt au bonheur public, tout ce qu’on peut demander à un souverain, premier ami de ses peuples, vous pouvez, vous devez l’espérer de mes sentimens.

« Puisse, Messieurs, un heureux accord régner dans cette assemblée, et cette époque devenir à jamais mémorable pour le bonheur et la prospérité du royaume ! C’est le souhait de mon cœur ; c’est le plus ardent de mes vœux ; c’est enfin le prix que j’attends de la droiture de mes intentions et de mon amour pour mes peuples. »

Ces paroles du roi firent sur l’assemblée la plus favorable impression.

Le garde des sceaux, selon l’usage, développa les intentions du roi ; il observa que dans l’ancien temps le service militaire étant aux frais de la noblesse, et la subsistance des veuves, des orphelins, des indigens, étant prise alors sur les biens du clergé, ce genre de contribution les acquittoit envers l’État ; mais qu’aujourd’hui que le clergé avoit des richesses considérables, et que la noblesse obtenoit des récompenses honorifiques et pécuniaires, les possessions de ces deux ordres devoient subir la loi commune de l’impôt. Parmi les objets qui devoient fixer l’attention de l’assemblée, il indiqua les changemens utiles que pouvoient exiger la législation civile et la procédure criminelle ; et, en reconnoissant la nécessité de rendre l’administration de la justice plus facile, d’en corriger les abus, d’en restreindre les frais, de tarir la source de ces discussions interminables qui ruinoient les familles, et de mettre les justiciables à portée d’obtenir un prompt jugement, il rendit tacitement hommage aux principes de Lamoignon.

Enfin, par ordre exprès du roi, le directeur général des finances, ayant pris la parole, en exposa la situation ; et, sans dissimuler le mal, il en indiqua les remèdes. Sur ce tableau, si effrayant dans l’ombre, il répandit une lumière rassurante, et aux aveux les plus affligeans il mêla les consolations d’une espérance courageuse. Il fit voir que l’objet le plus pressant et le plus difficile, l’égalité à établir entre les revenus et les dépenses fixes, ne demandoit pas même le secours d’un nouvel impôt ; que ce vide seroit rempli par de simples réductions et de légères économies. Quant aux ressources qui lui restoient pour les besoins de la présente année, pour les dépenses extraordinaires des deux suivantes, pour l’amortissement successif des anciennes dettes, pour diminuer la somme des anticipations, enfin pour acquitter quelques dettes pressantes et actuellement exigibles, il les indiqua, ces ressources, dans le casuel progressif des extinctions des rentes viagères, dans le produit des économies et des nouvelles améliorations, dans l’accroissement des subsides plus également imposés, plus régulièrement perçus. Enfin, sûr d’obtenir du temps et du crédit national le seul moyen légitime et permis d’alléger les charges publiques, il n’en vouloit point d’autres, et il répudioit, comme indigne d’un roi et d’une nation magnanime, toute espèce d’altération dans la foi des engagemens.

« Que de plus grandes précautions, dit-il, soient prises pour l’avenir, le roi le désire, le roi le veut ; mais à une époque si solennelle, où la nation est appelée par son souverain à l’environner non pas pour un moment, mais pour toujours ; à une époque où cette nation est appelée à s’associer en quelque manière aux pensées et aux volontés de son roi, ce qu’elle désirera de seconder avec le plus d’empressement, ce sont les sentimens d’honneur et de fidélité dont il est rempli. Ce sera un jour, Messieurs, un grand monument du caractère moral de Sa Majesté que cette protection accordée aux créanciers de l’État, que cette longue et constante fidélité, car, en y renonçant, le roi n’avoit besoin d’aucun secours ; et c’est là peut-être le premier conseil que les machiavélistes modernes n’auroient pas manqué de lui donner. »

À ces maximes de justice et de probité Necker ajouta le grand intérêt de la puissance politique, dont ces principes étoient la base ; et, avec la même éloquence dont il avoit plaidé la cause des créanciers de l’État, il plaida celle des pensionnaires. Sa loyauté fut applaudie.

Mais, lorsqu’en parlant de certains mandats conditionnels, où les engagemens à prendre à l’égard des finances étoient considérés comme un objet secondaire, qui devoit être précédé de toutes les concesions et de toutes les assurances que la nation, demanderoit, le ministre observa que les besoins des finances n’étoient que les besoins publics ; que les dépenses de l’État ne concernoient pas moins la nation que le monarque ; qu’il y alloit de sa sûreté, de son repos, de sa défense, de toutes les commodités de son existence publique, et qu’une obligation aussi absolue que celle d’y pourvoir ne laissoit pas la liberté de la rendre conditionnelle ; enfin, lorsqu’en supposant même que le roi eût plus d’intérêt que la nation au rétablissement de l’ordre et du crédit et à l’acquittement de la dette publique, Necker osa dire aux députés : « Non, Messieurs (et il est bon de vous le faire observer, afin que vous aimiez davantage votre auguste monarque), non, ce n’est pas à la nécessité absolue d’un secours d’argent que vous devez le précieux avantage d’être assemblés par Sa Majesté en États généraux » ; et qu’il leur fit voir, article par article, que le plus grand nombre des moyens de subvenir aux besoins de l’État et de remplir le déficit auroient été dans les mains du roi sans commettre aucune injustice, et par de simples retranchemens soumis à sa puissance et à sa volonté, alors ceux qui, dans leur système de domination, vouloient faire subir au roi la loi de la nécessité, s’offensèrent que son ministre parût vouloir l’en affranchir. On leur avoit entendu dire que la nation devroit lapider l’homme qui enseigneroit au roi à se passer de nouveaux secours.

Necker, il est vrai, vouloit dissuader l’assemblée du droit qu’elle croyoit avoir de refuser son assistance ; mais, en faisant soutenir au roi la dignité de sa couronne, il laissoit à la nation tous les moyens de contenir son autorité légitime dans les bornes de l’équité.

Et en effet, par un commun accord entre le monarque et les peuples, les dépenses étant fixées, les impôts consentis, les ministres comptables, les états de recettes et de dépenses publiés, mis sous les yeux de la nation et vérifiés par elle-même, enfin les abus réformés, et l’administration soumise aux règles de la plus exacte économie, que vouloit-on de plus ? Et si l’égalité de l’impôt étoit convenue, si le retour des États généraux étoit réglé, la presse libre comme elle pouvoit l’être, les lettres de cachet abolies ou confiées à la sagesse ď’un tribunal ; si la liberté, la sûreté publique et personnelle, la propriété, l’égalité de tous les citoyens devant la loi et sous la loi, étoient rendues inviolables ; si tous ces biens étoient non seulement offerts, mais assurés à la nation, que manquoit-il au succès inouï de cette première assemblée ? Il y manquoit ce caractère d’indépendance et de domination que les partisans fanatiques d’une démocratie absolue et despotique vouloient avoir dans leurs décrets.

« Lorsqu’il en sera temps, leur disoit M. Necker, Sa Majesté appréciera justement le caractère de vos délibérations ; et, s’il est tel qu’elle l’espère, s’il est tel qu’elle a droit de l’attendre, s’il est tel enfin que la plus saine partie de la nation le veut et le demande, le roi secondera vos intentions et vos travaux ; il mettra sa gloire à les couronner, et, l’esprit du meilleur des princes se mêlant, pour ainsi dire, à celui qui inspirera la plus fidèle des nations, on verra naître de cet accord le plus grand des biens, la plus solide des puissances. »

C’étoit ce langage d’une autorité qui se réservoit l’examen et le libre consentement, c’étoit là ce qui blessoit l’orgueil de la ligue démocratique. Jaloux de voir le souverain vouloir de son pur mouvement ce qu’ils prétendoient commander, ils accusoient Necker de revêtir le despotisme des formes de la bienfaisance. Ils vouloient un roi qui ne fût plus un roi.

Cependant, malgré Mirabeau et malgré le libelle violent qu’il publia, le discours du roi et celui du ministre eurent, dans l’assemblée comme dans le public, le suffrage des gens de bien.

L’affluence la plus nombreuse des habitans de Paris s’étoit pressée en foule jusqu’à Versailles, pour jouir du spectacle de l’ouverture des États. Et lorsque le roi, à la tête des députés de la nation, se rendit après l’assemblée à l’église de Saint-Louis, la pompe, l’ordre, la majesté de cette marche auguste, le silence respectueux d’une foule de spectateurs dont elle étoit bordée ; le roi, au milieu de cette cour nationale, plein d’une douce et crédule joie, et autour de lui sa famille, heureuse du même bonheur ; tout cela, dis-je, ensemble, fit sur les âmes une impression si vive et si profonde que des larmes involontaires couloient de tous les yeux. On croyoit voir les espérances précéder la marche des États généraux, et les prospérités la suivre ; mais, au milieu de cet appareil de patriotisme et de concorde, le mouvement sourd qui précède les dissensions orageuses agitoit déjà les esprits.

  1. Paris était alors divisé en soixante districts, réduits par la loi du 22 juin 1790 à quarante-huit sections.
  2. C’est dans cette assemblée que Marmontel eut le courage de voter seul contre la dénonciation de l’arrêt du Conseil qui supprimait le Journal des États généraux de Mirabeau. Le trait a été signalé par Bailly dans ses Mémoires et relevé par Sainte-Beuve.
  3. Denis-François Angran d’Alleray (1715-1794), conseiller d’État, ancien procureur au grand Conseil, lieutenant civil depuis 1774.
  4. M. Jules Flammermont me fait observer qu’il y a une contradiction flagrante entre l’allusion de Marmontel à son échec, qui eut lieu le 19 mai, et le passage du dialogue avec Maury (p. 193), où l’auteur demande qu’on empêche à tout prix la réunion des États généraux, ouverts le 5 du même mois.
  5. De Regnard.
  6. Talleyrand.
  7. Le tome 1er des Miscellanies of Philobiblon Society (Londres, 1854, petit in-4o) renferme les divers brouillons de ce discours ; les cinq premiers sont de la main de Necker, Rayneval, Saint-Priest, Nivernois et Barentin, dont les noms ont été inscrits par le roi en tête de chacune de ces minutes. Louis XVI avait lui-même jeté sur le papier trois autres projets : le premier est remanié par la reine, le second annoté par Montmorin, le troisième ne porte pas d’observations. Le texte définitivement adopté est pour les cinq premiers paragraphes, et à part quelques variantes insignifiantes, celui que Montmorin avait amendé, et pour les trois derniers, celui du troisième brouillon de Louis XVI, sauf les deux lignes de la fin.

    Ces curieux autographes, communiqués à la Philobiblon Society par B. Mouckton Milnes, provenaient, paraît-il, de Danby Seymour, frère de Henry Seymour, qui avait épousé en 1775 la comtesse de Paothou, née de La Martellière, attachée à la cour de Marie-Antoinette.