Mémoires d’outre-tombe/Appendice/Tome 4/5

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V

LE PRÉTENDU TRAITÉ SECRET DE VÉRONE[1].

Le Constitutionnel, dans son numéro du 5 avril 1831, rendant compte de la brochure de Chateaubriand sur la Restauration et la Monarchie élective, fit allusion à un soi-disant traité secret, conclu à Vérone le 22 novembre 1822 et portant la signature de Chateaubriand. Aux termes de ce traité, la France, l’Autriche, la Prusse et la Russie s’engageaient mutuellement à faire tous leurs efforts pour anéantir le système représentatif dans toutes les contrées de l’Europe où il pourrait exister.

Chateaubriand adressa immédiatement au Constitutionnel la lettre suivante :

Paris, 6 avril 1831.
Monsieur,

Je viens de lire dans votre journal l’article obligeant que vous avez bien voulu publier sur ma brochure de la Restauration et de la Monarchie élective. J’y ai remarqué une phrase qui me force à vous importuner ; cette phrase est celle-ci : « Ce sont vos anciens amis qui ont souvent dit et toujours pensé ce que vous avez eu le malheur de signer au congrès de Vérone contre le gouvernement constitutionnel. »

Permettez-moi, Monsieur, de m’étonner qu’un journal aussi accrédité et aussi bien informé des affaires du monde que le vôtre, ait jamais pu croire à l’authenticité de la misérable pièce, que l’on a donnée comme un traité signé par moi au congrès de Vérone. On oublie que je n’assistais à ce congrès que comme ambassadeur de France à Londres, que j’avais pour collègues M. le comte de la Ferronnays, ambassadeur de France en Russie ; M. le marquis de Caraman, ambassadeur de France à Vienne ; M. le comte de Serre, ambassadeur de France à Naples ; et qu’enfin M. le duc (alors vicomte) Mathieu de Montmorency, Ministre des affaires étrangères de France, était le véritable représentant de la cour de France au congrès.

Et ce serait moi, dont les opinions libérales me rendaient si suspect au cabinet de Vienne ; moi que ce cabinet voyait d’un si mauvais œil à Vérone ; ce serait moi, simple ambassadeur, qu’on aurait choisi pour signer avec les ministres des affaires étrangères de Russie, d’Autriche et de Prusse, un traité contre les gouvernements constitutionnels lorsque le ministre des affaires étrangères de France, mon propre ministre, était là auprès de moi !

La supposition est trop absurde : il a fallu toute l’autorité dont jouit votre journal pour que j’aie daigné la relever. Je l’avais vu traîner ailleurs avec tout le mépris qu’elle méritait de ma part. Je dois ajouter, pour l’honneur de la mémoire de M. de Montmorency et la justification des ambassadeurs français, mes collègues à Vérone, que jamais le prétendu traité, publié comme pièce officielle, n’a existé, que c’est une grossière invention, aussi dénuée de vraisemblance que de vérité.

J’ose croire, Monsieur, que cette lettre suffira pour tirer d’erreur les journaux de bonne foi qui ont fait mention de cette pièce ; je renonce d’avance à convaincre ceux qu’animeraient l’esprit de parti et des inimitiés personnelles.

J’ai l’honneur, etc.

Chateaubriand.

Le texte du pseudo-traité du 22 novembre 1822, publié pour la première fois par le Morning-Chronicle en 1823, a été reproduit par M. de Marcellus dans son excellent ouvrage, Politique de la Restauration en 1822 et 1823. L’article 2 est ainsi conçu :

Comme on ne peut douter que la liberté de la presse ne soit le moyen le plus puissant employé par les prétendus défenseurs des droits des nations, au détriment de ceux des princes, les hautes parties contractantes promettent réciproquement d’adopter toutes les mesures propres à la supprimer, non seulement dans leurs propres états, mais aussi dans le reste de l’Europe.

Certes, il fallait une singulière audace pour oser mettre au bas de cet article la signature de Chateaubriand, — de l’homme qui avait été toute sa vie le plus énergique et le plus éloquent champion de la liberté de la presse ; de celui qui avait crié sur les toits cet axiome, que sans la liberté de la presse, toute constitution représentative est en péril ; de celui qui, le premier en France, avait fait et mené à bien une guerre, en présence de cette liberté !

M. de Marcellus a du reste donné, dans son livre, sur les circonstances dans lesquelles fut fabriqué ce prétendu traité secret, des détails qui viendraient encore corroborer, s’il en était besoin, le démenti opposé par Chateaubriand à cette misérable supercherie :

Ce document, dit M. de Marcellus, avait beau se dire natif de Vérone, marqué à sa naissance du sceau de la langue diplomatique de l’Europe, et issu en droite ligne des plénipotentiaires des cours unies par la Sainte-Alliance, il n’en était pas moins originaire de Londres, où il était sorti, tout armé de style anglais, du front d’un seul créateur…

Pendant ma gestion des affaires de France à Londres, en 1823, cet article, fabriqué tout chaud pour les presses du Morning-Chronicle avait attiré mes regards ; le jour même de son apparition, le prince Esterhazy pour l’Autriche, le baron de Werther pour la Prusse, le comte de Lieven pour la Russie, et moi pour la France, nous avions reconnu en lui une de ces tentatives journalières combinées pour agir sur les fonds publics d’un côté du détroit comme de l’autre ; après avoir unanimement pensé que, par son caractère apocryphe, il portait en lui-même sa condamnation et son antidote, comme il ne méritait pas une réfutation sérieuse, nous nous étions bornés à le faire démentir à Londres, sans commentaire et sans signature, dans le New-Times, journal du matin, et dans le Sun, journal du soir.

J’ajoute qu’au moment de l’éclosion artificielle de ce traité secret, M. Canning (ministre des Affaires étrangères dans le cabinet britannique) m’en avait parlé légèrement à Glocester-Lodge mais sans le soumettre à aucun examen politique ou grammatical, et le rangeant lui-même parmi ces documents que la presse disait-il,

Supposita de matre nothos furata creavit.

« — Sans doute, lui avais-je répondu, il est bien bâtard, et il en porte tous les signes. C’est un produit de fabrique anglaise, et je pourrais montrer dans le Strand la boutique d’où il sort. — Ah ! vous connaissez donc nos ateliers de Forgery ? — Oh ! non pas plus que votre ambassadeur à Paris ne connaît les laboratoires de nos gazettes[2]. »

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  1. Ci-dessus, p. 241.
  2. Politique de la Restauration, p. 58.