Mémoires d’outre-tombe/Appendice/Tome 4/6

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VI

LE CONGRÈS DE VÉRONE ET LA GUERRE D’ESPAGNE.[1]

Il y a ici, dans les Mémoires, une lacune volontaire et forcée. Il n’est rien dit des vingt mois (octobre 1822 à juin 1824) pendant lesquels Chateaubriand fut d’abord ambassadeur de France au Congrès de Vérone, puis ministre des affaires étrangères à Paris ; rien dit de la guerre d’Espagne, qui fut cependant son œuvre. Certes, il n’entendait pas laisser dans l’ombre les événements mêmes auxquels est attaché l’honneur de son nom comme homme d’État. Il a voulu, au contraire, en parler tout à son aise. De toutes les périodes de sa vie, c’est celle dont le récit a pris sous sa plume le plus de développement, — des développements tels que ce récit formait d’abord quatre volumes, réduits plus tard à deux, dans des circonstances que nous dirons tout à l’heure. Ces deux volumes font en réalité partie intégrante des Mémoires d’Outre-tombe. S’ils n’y figurent pas, c’est que l’auteur a craint, en leur donnant place dans ses Mémoires, de déranger la belle ordonnance de son livre, où toutes les proportions sont si bien gardées, où toutes les parties de l’œuvre s’harmonisent entre elles avec un art si parfait. Pour cette raison, et aussi afin de venger publiquement la Restauration des calomnies dont elle était alors journellement l’objet, il se décida, en 1838, à publier à part tout ce qu’il avait écrit sur le Congrès de Vérone et la guerre d’Espagne.

Sa copie, je viens de le dire, formait quatre volumes. C’était quatre-vingt mille francs (vingt mille francs par volume) qui lui revenaient aux termes de ses traités avec la société nantie du droit de publier ses œuvres futures. Déjà les quatre volumes étaient imprimés presque en entier, lorsque M. de Marcellus et M. de la Ferronnays, alarmés de voir mettre au jour certaines pièces diplomatiques, destinées, selon eux, à rester secrètes, supplièrent Chateaubriand de sacrifier ici et là, un peu partout, des documents, qui étaient pourtant de l’intérêt le plus vif. Il consentit à la plupart des retranchements demandés, et fit à ses deux amis si bonne mesure que les quatre volumes primitifs se trouvèrent réduits aux deux volumes actuels. — « Eh ! bien, » dit Chateaubriand à M. de Marcellus, quand le sacrifice fut consommé, « vous me coûtez, tous les deux, quarante mille francs. — Soit, quarante mille francs, reprit M. de Marcellus, plutôt que des regrets trop tardifs. » Et Chateaubriand de répliquer : — « C’est maintenant chose faite ; j’ai respecté vos scrupules et ceux de la Ferronnays ; j’ai beaucoup retranché pour vous plaire. Mais vous ne vous êtes pas suffisamment l’un et l’autre mis par la pensée en dehors de votre siècle et des affaires. Pour juger d’un effet de ton, il faut se placer à distance. C’est en disant tout qu’on se distingue de la foule des hommes d’État boutonnés et méticuleux. J’ai conçu la diplomatie sur un nouveau plan ; je parle tout haut. Vous avez tort de redouter mes révélations ; elles ne pouvaient que vous faire honneur. Je vous le prédis : vous ferez plus tard, quand vous croirez le danger amoindri, la Ferronnays ou vous, et par le même motif, ce que vous m’empêchez de faire maintenant. D’avance, pour mon compte, je vous y autorise[2] ».

Puisque Chateaubriand a été conduit, comme nous venons de le voir, à laisser en dehors de ses Mémoires cette guerre d’Espagne, qui fut « le grand événement politique de sa vie », il sied de rappeler ici, au moins en quelques mots, que cette guerre fut un acte de haute et grande politique, et non, comme l’ont répété à satiété les ennemis de la Restauration, un acte de servitude et de sujétion vis-à-vis des cabinets du Nord.

Lorsque M. de Montmorency, ministre des Affaires étrangères, se rendit au congrès de Vérone, il était porteur d’instructions positives, qui renfermaient ces propres mots : « La France étant la seule puissance qui doive agir par ses troupes, elle sera seule juge de cette nécessité. Les plénipotentiaires ne doivent pas consentir à ce que le congrès prescrive la conduite de la France à l’égard de l’Espagne. » Entraîné par la générosité et l’élévation de ses sentiments, qui revêtaient parfois une teinte de mysticisme, à embrasser une politique où l’initiative particulière de chaque nation s’effacerait devant les décisions prises en commun par une sorte de directoire des grandes puissances chargé de faire prévaloir partout les intérêts du droit et de l’humanité, le loyal et chevaleresque Mathieu de Montmorency avait été conduit à demander que la Russie, l’Autriche, la Prusse et la France adressassent à l’Espagne une dernière signification, après laquelle les ambassadeurs seraient rappelés. M. de Villèle se prononça contre cette action collective, dans le conseil des ministres qui fut tenu aux Tuileries le 25 janvier 1822. Il revendiqua pour la France le droit d’intervenir seule. Louis XVIII se rangea à son avis, et déclara que « la France était vis-à-vis de l’Espagne dans une position spéciale ; que, pour elle, rappeler l’ambassadeur, c’était trop ou trop peu ; » puis il ajouta : « Louis XIV a détruit les Pyrénées, je ne les laisserai pas relever ; il a placé ma maison sur le trône d’Espagne, je ne l’en laisserai pas tomber ; mon ambassadeur ne doit quitter Madrid que le jour où cent mille Français s’avanceront pour le remplacer. » Parler ainsi, c’était séparer l’action de la France de celle des autres puissances ; M. Duvergier de Hauranne n’hésite pas à le reconnaître.[3] C’était désavouer M. de Montmorency ; il remit aussitôt son portefeuille. Il avait voulu faire de la question d’Espagne une question européenne ; avec Chateaubriand, son successeur, elle devint une question française. Le chef du cabinet britannique, M. Canning, s’en montra profondément irrité. L’hostilité de l’Angleterre n’arrêta point le gouvernement de Louis XVIII. « Tenez le ton haut avec les ministres anglais », écrivait Chateaubriand, le 16 janvier 1823, à M. de Marcellus, représentant de la France à Londres. « Dites et répétez à M. Canning, lui écrivait-il encore dans une dépêche en date du 28 janvier, que nous voulons la paix comme lui, et que l’Angleterre peut l’obtenir avant l’ouverture de la campagne, si elle veut tenir le même langage que nous et demander la liberté du roi. Mais ajoutez bien que notre parti est pris, et que rien ne nous fera reculer. » Et, le 13 mars 1823 : « M. Canning m’en veut de n’avoir pas cédé à ses menaces et de n’avoir pas précipité la France aux genoux de l’Angleterre. Il ne peut pas guerroyer, il n’en a aucune demi-raison plausible, il le sent et il est piqué de s’être si fort avancé. Mais, guerre ou non, la France fera ce qu’elle doit faire, ou je ne serai plus ministre… » Et en post-scriptum : « Donnez des fêtes, et ripostez ferme à M. Canning. » Le 17 avril : « L’Angleterre sent que cette guerre nous rend notre influence et nous replace à notre rang en Europe ; elle doit être irritée et malveillante. L’amour-propre de M. Canning est compromis : de là sa violence et son humeur… Je vous recommande de vous montrer désormais froid et réservé avec M. Canning… Soyez poli, mais causez peu ; et qu’il s’aperçoive, à votre manière, que le gouvernement français connaît sa force et défend sa dignité. »[4]

Les actes furent à la hauteur des paroles. La politique de Chateaubriand avait été habile et ferme : une guerre heureuse et bien conduite la couronna. Voici en quels termes Benjamin Constant et le général Foy, qui parlaient pourtant au nom de l’opposition, ont jugé la guerre d’Espagne :

« Loin de contester ce que notre honorable collègue (M. de Martignac) a dit sur le passé, j’aime à reconnaître avec lui que l’ensemble de cette expédition mémorable a été glorieux pour notre armée, et je dirai que cette gloire est d’autant plus belle qu’elle ne se compose pas seulement de succès militaires. La générosité française animant jusqu’à nos simples soldats a travaillé toujours et heureusement réussi quelquefois à faire prévaloir l’humanité contre la vengeance, la pitié contre la fureur et à protéger l’ennemi désarmé contre l’auxiliaire aigri par de longs revers. » Ainsi s’exprima Benjamin Constant à la tribune de la Chambre des députés, dans la séance du 28 juin 1824. Le général Foy, dans la même séance, ajouta ces paroles : « La rapidité des opérations en Espagne et la plénitude du succès militaire ont trompé les prévisions de ceux qui ne voulaient pas la guerre et ont surpassé les espérances de ceux qui l’avaient appelée de leurs vœux. »

Tous les esprits vraiment libéraux se sont accordés à reconnaître que la guerre d’Espagne était à la fois politique et légitime, et, par dessus tout nationale. En affermissant le gouvernement à l’intérieur, elle rendait à la France sa liberté d’action au dehors. Le congrès d’Aix-la-Chapelle avait délivré notre territoire. Le congrès de Vérone et la campagne qui le suivit émancipaient notre politique. Nous redevenions une grande nation.

M. Saint-Marc Girardin écrivait, en 1838, dans un article publié par le Journal des Débats :

Non, le congrès de Vérone n’a pas imposé à la France l’obligation de faire la guerre à la révolution espagnole. L’Europe s’accommodait de notre impuissance de 1815. Sans doute, la révolution d’Espagne l’inquiétait ; mais la résurrection politique et militaire de la France, qui était une des conséquences de la guerre d’Espagne, si cette guerre réussissait, inquiétait l’Europe bien plus encore que la révolution espagnole… Voilà ce que démêla M. de Chateaubriand, et voilà pourquoi il déclare hautement que la guerre d’Espagne a été un acte de hardiesse plutôt qu’un acte de soumission et d’obéissance ; mais il vit en même temps que l’Europe continentale ne pouvait nous défendre de faire cette guerre, et qu’elle devait même nous y soutenir en apparence de ses vœux, forcée qu’elle était à cela par ses principes et ses opinions monarchiques[5].

M. Guizot avait été, en 1823, un des adversaires de l’expédition ; cela ne l’empêchera pas, quand il aura lui-même passé par les affaires, de dire dans ses Mémoires :

Comme coup de main de dynastie et de parti, la guerre d’Espagne réussit pleinement. Les prédictions sinistres de ses adversaires furent démenties et les espérances de ses fauteurs dépassées. Mises en même temps à l’épreuve, la fidélité de l’armée et l’impuissance des conspirateurs réfugiés au dehors éclatèrent à la fois. L’expédition fut facile, quoique non sans gloire. Le duc d’Angoulême s’y fit honneur. La prospérité et la tranquillité de la France n’en reçurent aucune atteinte[6].

Sir Robert Peel, membre du Cabinet anglais, appréciait ainsi, dans une conversation avec M. de Marcellus, les résultats de la campagne :

La Providence est pour vous, vous aviez raison… Vous avez conquis une influence réelle sur le continent ; une armée fidèle ; des finances florissantes ; un héritier de la couronne qui s’est acquis autant de gloire par son courage que par sa modération[7].

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  1. Ci-dessus, p. 284.
  2. Comte de Marcellus, Politique de la Restauration en 1822 et 1823, p. 49. M. de Marcellus ajoute : « M. Delloye, l’éditeur, détruisit, m’a-t-il dit, tout ce qu’il avait déjà imprimé des deux volumes retranchés, il n’en garda qu’un seul exemplaire en feuilles, sur lequel il nota lui-même pour sa justification, de sa main et à la marge, les retranchements demandés, refusés ou consentis. Or, cet exemplaire, s’il existe encore, et si la frénésie des éditions princeps et des raretés bibliographiques se maintient, ne peut manquer d’exciter un jour une véritable curiosité. »
  3. Histoire du gouvernement parlementaire en France, tome VII, p. 218. — Voir aussi, sur le Congrès de Vérone et la guerre d’Espagne, le beau récit de M. Alfred Nettement, Histoire de la Restauration tome VI, livres XII, XIII et XIV.
  4. Marcellus, Politique de la Restauration, pages 123, 128, 169, 201.
  5. Études de morale et de littérature, par M. Saint-Marc Girardin, tome II.
  6. Mémoires de M. Guizot, t. 1, p. 258.
  7. Politique de la Restauration, par M. de Marcellus, p. 274.