Mémoires d’outre-tombe/Appendice/Tome 6/1

La bibliothèque libre.
◄   Appendice Chateaubriand et l’hirondelle Le mariage morganatique de la duchesse de Berry   ►

I

CHATEAUBRIAND ET L’HIRONDELLE[1]

L’hirondelle était l’oiseau préféré de Chateaubriand. Il se plaisait à regarder ses jeux, à la suivre dans son vol, et il trouvait toujours, pour parler d’elle, des paroles charmantes. M. de Marcellus nous en a conservé quelques-unes, qui doivent ici trouver place :

En 1822, écrit-il (Chateaubriand et son temps, page 460), par un des jours les moins nébuleux de l’été de Londres, M. de Chateaubriand me proposa de l’accompagner dans sa promenade favorite aux ombrages les moins fréquentés de Kensington-Garden ; il s’arrêta longtemps aux bords de Serpentine-River, occupé à regarder les jeux des hirondelles sur la surface unie du petit lac ; puis, se trouvant dans une veine d’expansion toujours fort rare chez lui : « Connaissez-vous, me dit-il, la physiologie de l’hirondelle, s’il faut parler comme notre siècle, tracée par la main de Buffon ? »
Or il advint que, dès mon enfance, passée à la campagne au milieu des hirondelles, j’avais enregistré dans ma mémoire ce brillant paragraphe, et j’en répétai les principaux traits…
M. de Chateaubriand écouta ma récitation comme l’écho d’un souvenir de son jeune âge ; puis, après un moment de silence : « Tout cela, c’est du style affecté, croyez-moi ; le travail de l’esprit s’y montre au moins autant que l’observation de la nature. Que sont ces « agilités souples, suivant la trace oblique et tortueuse des insectes voltigeants, cette flexibilité preste ?… » Ce redoublement d’épithètes et de verbes pittoresques qui se rebrouillent, pour dire comme Buffon ? J’aime mieux (et en cela, comme en bien d’autres choses, je prends pour mon patron Alceste le misanthrope), oui, j’aime mieux la chanson grecque toute naïve : « Voici venir l’hirondelle qui ramène les beaux jours ; blanche sous le ventre, noire sur le dos. Ouvrez, ne dédaignez pas l’hirondelle. »
« Au reste, continua-t-il, ce matin, vers l’aube, rêvant éveillé dans mon lit, selon ma coutume, je me suis imaginé entendre une hirondelle gazouiller sur le volet de ma fenêtre ; c’était peut-être un de ces moineaux noircis de fumée qui nichent dans les cheminées de Londres, et qui, au centre de la civilisation anglaise, perdent leur couleur, comme tant d’autres animaux y laissent leur naturel et presque leur instinct. Quoiqu’il en soit de mes illusions, je me suis mis, de rêve en rêve, à converser avec l’hirondelle travestie en moineau, et je lui ai adressé des paroles que je suis allé écrire dès que le jour plus grand m’a éclairé. Les voici. Relisons-les à l’ombre, au milieu des bois ; c’est le lieu véritable de la scène. »
Et l’ambassadeur me tendit un papier sillonné tout de travers par les grosses lignes de son écriture si familière à mes yeux, si lisible même dans son incorrection, préférée par Louis XVIII à toute autre, et que je déchiffrais journellement sur les brouillons raturés de ses dépêches. Voici ce que je lus :
« Hélas ! ma chère hirondelle, je suis un pauvre oiseau mué, et mes plumes ne reviendront plus. Je ne puis donc m’envoler avec toi : trop lourd de chagrins et d’années, me porter te serait impossible. Et puis, où irions-nous ? Le printemps et les beaux climats ne sont plus de ma saison. À toi l’air et les amours ; à moi la terre et l’isolement. Tu pars : que la rosée rafraîchisse tes ailes ! qu’une vergue hospitalière se présente à ton vol fatigué, lorsque tu traverseras la mer d’Ionie ! qu’un octobre serein te sauve du naufrage. Salue pour moi les oliviers d’Athènes et les palmiers de Rosette. Si je ne suis plus quand les fleurs te ramèneront, je t’invite à mon banquet funèbre. Viens au soleil couchant happer des moucherons sur l’herbe de ma tombe. Comme toi j’ai aimé la liberté et j’ai vécu de peu. »
Je battis des mains à cette inspiration antique, aussi élégante et primitive qu’une idylle de Théocrite, aussi gracieuse et plus mélancolique qu’une ode d’Anacréon, harmonieuse autant que les vers de Racine et de La Fontaine ; et, comme à la fin de mon enthousiasme je m’étais mis à sourire : « Qu’est-ce donc ? » me dit le poète alarmé, « quelque négligence ? — Oh ! non, », répliquai-je ; mais c’est ce « je vis de peu » qui m’embarrasse, et sur lequel pourtant la phrase tombe avec tant de naïveté et d’effet. — Eh bien ? » reprit M. de Chateaubriand avec vivacité. — « Avez-vous donc oublié si vite que le duc d’York, héritier présomptif de la couronne, dîne chez vous ce soir, et que nous avons hier dressé ensemble, sous la dictée de notre célèbre Montmirel, l’édifice du plus splendide festin qui ait jamais embaumé les cuisines et honoré les annales de la diplomatie ? — Ah ! c’est vrai, » me répondit-il ; « je n’y songeais pas ce matin. »
Cette charmante invocation à l’hirondelle, dit en terminant M. de Marcellus, ne devait pas s’envoler avec le songe qui l’avait fait naître, et je l’ai retrouvée dans les Mémoires d’Outre-Tombe, autrement encadrée sans doute, mais toujours amenée par les réminiscences de la chanson grecque, qui réveillait chez M. de Chateaubriand de si doux souvenirs.

◄   Appendice Chateaubriand et l’hirondelle Le mariage morganatique de la duchesse de Berry   ►
  1. Ci-dessus, page 180.