Mémoires d’outre-tombe/Appendice/Tome 6/3

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III

FRAGMENTS INÉDITS DES MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE[1]

Au printemps de 1832, au plus fort de l’invasion du choléra, le duc de Noailles fut présenté à Mme Récamier. Il fut aussitôt adopté par elle et par M. de Chateaubriand. Ce dernier prisait très haut le jugement et le sens politique, la raison et la droiture du jeune pair de France, qui venait de débuter avec éclat à la tribune de la Chambre haute et qui devait-être, dix-sept ans plus tard, son successeur à l’Académie française.

Au mois de septembre 1836, Chateaubriand alla passer quelques jours au château de Maintenon, chez M. de Noailles, et il écrivit un chapitre qu’il destinait à ses Mémoires. Ce chapitre cependant n’y fut pas inséré ; le manuscrit en fut donné par l’auteur à Mme Récamier. Mme Lenormant l’a publié au tome II de ses Souvenirs et Correspondance tirés des papiers de Mme Récamier, pages 453 et suivantes, et nous le reproduisons ici comme un complément naturel et nécessaire des Mémoires.

Maintenon, septembre 1836.
INCIDENCES. — JARDINS.
Je reprends la plume au château de Maintenon dont je parcours les jardins à la lumière de l’automne ; peregrinæ gentis amœnum hospitium.
En passant devant les côtes de la Grèce, je me demandais autrefois ce qu’étaient devenus les quatre arpents du jardin d’Alcinoüs, ombragés de grenadiers, de pommiers, de figuiers et ornés de deux fontaines ? Le potager du bonhomme Laërte à Ithaque n’avait plus ses vingt-deux poiriers, lorsque je naviguai devant cette île, et l’on ne me sut dire si Zante était toujours la patrie de la fleur d’hyacinthe. L’enclos d’Académus, à Athènes, m’offrit quelques souches d’oliviers, comme le jardin des douleurs à Jérusalem. Je n’ai point erré dans les jardins de Babylone, mais Plutarque nous apprend qu’ils existaient encore du temps d’Alexandre. Carthage m’a présenté l’aspect d’un parc semé des vestiges des palais de Didon. À Grenade, au travers des portiques de l’Alhambra, mes regards ne se pouvaient détacher des bocages ou la romance espagnole a placé les amours des Zégris. Du haut de la tour de David à Jérusalem, le roi prophète aperçut Bethsabée se baignant dans les jardins d’Urie ; moi, je n’y ai vu passer qu’une fille d’Ève : pauvre Abigaïl, qui ne m’inspirera jamais les magnifiques psaumes de la pénitence.
Pendant le conclave de 1828, je me promenais dans les jardins du Vatican. Un aigle, déplumé et prisonnier dans une loge, offrait l’emblème de Rome païenne abattue ; un lapin étique était livré en proie à l’oiseau du Capitole, qui avait dévoré le monde. Des moines m’ont montré à Tusculum et à Tibur les vergers en friche de Cicéron et d’Horace. Je suis allé à la chasse aux canards sauvages dans le Laurentinum de Pline ; les vagues y venaient mourir au pied du mur de la salle à manger, où, par trois fenêtres on découvrait comme trois mers, quasi tria maria.
À Rome même, couché parmi les anémones sauvages de Bel Respiro, entre les pins qui formaient une voûte sur ma tête, se déroulait au loin la chaîne de la Sabine ; Albe enchantait mes yeux de sa montagne d’azur, dont les hautes dentelures étaient frangées de l’or des derniers rayons du soleil : spectacle plus admirable encore, lorsque je venais à songer que Virgile l’avait contemplé comme moi, et que je le revoyais, du milieu des débris de la cité des Césars, par dessus le pampre du tombeau des Scipions.

Beaux parcs et beaux jardins, qui dans votre clôture
Avez toujours des fleurs et des ombrages verts,
Non sans quelque démon qui défend aux hivers
D’en effacer jamais l’agréable peinture.

CHÂTEAU ET PARC DE MAINTENON. — LES AQUEDUCS. — RACINE. —
Mme DE MAINTENON. — LOUIS XIV. — CHARLES X.
Si de ces Hespérides de la poésie et de l’histoire je descends aux jardins de nos jours, quelle multitude en ai-je vue naître et mourir ? Sans parler des bois de Sceaux, de Marly, de Choisy, rasés au niveau des blés, sans parler des bosquets de Versailles que l’on prétend rendre à leurs fêtes ! J’ai aussi planté des jardins ; ma petite rigole, passage des pluies d’hiver, était à mes yeux les étangs du Prædium rusticum.
Vu du côté du parc, le château de Maintenon, entouré de fossés remplis des eaux de l’Eure, présente à gauche une tour carrée de pierres bleuâtres, à droite une tour ronde de briques rouges. La tour carrée se réunit, par un corps de logis, à la voûte surbaissée qui donne entrée de la cour extérieure dans la cour intérieure du château. Sur cette voûte, s’élève un amas de tourillons ; de ceux-ci part un bâtiment qui va se rattacher transversalement à un autre corps de logis venant de la tour ronde. Ces trois lignes d’architecture renferment un espace clos de trois côtés et ouvert seulement sur le parc.
Les sept ou huit tours de différentes grosseur, hauteur et forme, sont coiffées de bonnets de prêtre, qui se mêlent à la fenêtre d’une église, placée en dehors, du côté du village.
La façade du château du côté du village est du temps de la Renaissance. Les fantaisies de cette architecture donnent au château de Maintenon un caractère particulier. On dirait d’une petite ville d’autrefois, ou d’une abbaye fortifiée, avec ses flèches, ses clochers, groupés à l’aventure.
Pour achever le pêle-mêle des époques, on aperçoit un grand aqueduc, ouvrage de Louis XIV ; on le croirait un travail des Césars. On descend du salon du château dans le jardin par un pont nouvellement établi qui tient de l’architecture du Rialto. Ainsi l’ancienne Rome, le cinque cento de l’Italie, se trouvent associés au xvie siècle de la France. Les souvenirs de Bianca Capello et de Médicis, de la duchesse d’Étampes et de François Ier s’élèvent à travers les souvenirs de Louis XIV et de Mme de Maintenon, tout cela dominé et complété par la catastrophe récente de Charles X.
Ce château a été rebâti par Jean Cottereau, argentier de Louis XII. Marot, dans son Cimetière, prétend que Cottereau avait été trop honnête homme pour un financier. Une des filles de Cottereau porta la terre de Maintenon dans la maison d’Angennes. En 1675, cette terre fut achetée par Françoise d’Aubigné, qui devint Mme de Maintenon. Maintenon est tombé en 1698, dans la famille de Noailles, par le mariage d’une nièce de la femme de Louis XIV avec Adrien Maurice, duc de Noailles.
Le parc a quelque chose du sérieux et du calme du grand roi. Vers le milieu, le premier rang des arcades de l’aqueduc traverse le lit de l’Eure et réunit les deux collines opposées de la vallée, de sorte qu’à Maintenon une branche de l’Eure eût coulé dans les airs au-dessus de l’Eure. Dans les airs est le mot : car les premières arcades, telles qu’elles existent, ont quatre-vingt-quatre pieds de hauteur et elles devaient être surmontées de deux autres rangs d’arcades.
Les aqueducs romains ne sont rien auprès des aqueducs de Maintenon ; ils défileraient tous sous un de ces portiques. Je ne connais que l’Aqueduc de Ségovie, en Espagne, qui rappelle la masse et la solidité de celui-ci ; mais il est plus court et plus bas. Si l’on se figure une trentaine d’arcs de triomphe enchaînés latéralement les uns aux autres, et à peu près semblables par la hauteur et par l’ouverture à l’arc de triomphe de l’Étoile, on aura une idée de l’aqueduc de Maintenon, mais encore faudra-t-il se souvenir qu’on ne voit là qu’un tiers de la perpendiculaire et de la découpure que devait former la triple galerie, destinée au chemin des eaux.
Les fragments tombés de cet aqueduc sont des blocs compacts de rochers ; ils sont couverts d’arbres autour desquels des corneilles de la grosseur d’une colombe voltigent : elles passent et repassent sous les cintres de l’aqueduc, comme de petites fées noires, exécutant des danses fatidiques sous des guirlandes.
À l’aspect de ce monument, on est frappé du caractère imposant qu’imprimait Louis XIV à ses ouvrages. Il est à jamais regrettable que ce conduit gigantesque n’ait pas été achevé : l’eau transportée à Versailles en eût alimenté les fontaines et eût créé une autre merveille, en rendant leurs eaux jaillissantes perpétuelles ; de là on aurait pu l’amener dans les faubourgs de Paris. Il est fâcheux, sans doute, que le camp formé pour les travaux à Maintenon en 1686 ait vu périr un grand nombre de soldats ; il est fâcheux que beaucoup de millions aient été dépensés pour une entreprise inachevée. Mais certes, il est encore plus fâcheux que Louis XIV, pressé par la nécessité, étonné par ces cris d’économie avec lesquels on renverse les plus hauts desseins, ait manqué de patience, le plus grand monument de la terre appartiendrait aujourd’hui à la France.
Quoiqu’on en dise la renommée d’un peuple accroît la puissance de ce peuple, et n’est pas une chose vaine. Quant aux millions, leur valeur fut restée représentée à gros intérêts dans un édifice aussi utile qu’admirable ; quant aux soldats, ils seraient tombés comme tombaient les légions romaines en bâtissant leurs fameuses voies, autre espèce de champ de bataille, non moins glorieux pour la patrie.
C’est dans cette allée de vieux tilleuls, où je me promenais tout à l’heure, que Racine, après le triomphe de la Phèdre de Pradon, soupira ses derniers cantiques :

Pour trouver un bien facile
Qui nous vient d’être arraché,
Par quel chemin difficile
Hélas ! nous avons marché !
Dans une route insensée
Notre âme en vain s’est lassée,
Sans se reposer jamais,
Fermant l’œil à la lumière
Qui nous montrait la carrière
De la bienheureuse paix !

Mme de Maintenon, parvenue au faîte des grandeurs, écrivait à son frère : « Je n’en puis plus, je voudrais être morte. » Elle écrivait à Mme de La Maisonfort : « Ne voyez-vous pas que je meurs de tristesse… j’ai été jeune et jolie ; j’ai goûté des plaisirs… et je vous proteste que tous les états laissent un vide affreux. » Mme de Maintenon s’écriait : « Quel supplice d’avoir à amuser un homme qui n’est plus amusable ! » On a fait un crime à la fille d’un simple gentilhomme, à la veuve de Scarron, de parler ainsi de Louis XIV, qui l’avait élevée jusqu’à son lit ; moi, j’y trouve l’accent d’une nature supérieure, au-dessus de la haute fortune à laquelle elle était parvenue. J’aurais seulement préféré que Mme de Maintenon n’eût pas quitté Louis XIV mourant, surtout après avoir entendu ces tendres et graves paroles : « Je ne regrette que vous ; je ne vous ai pas rendue heureuse, mais tous les sentiments d’estime et d’amitié que vous méritez, je les ai toujours eus pour vous ; l’unique chose qui me fâche, c’est de vous quitter[2]. »
Les dernières années de ce monarque furent une expiation offerte aux premières. Dépouillé de sa prospérité et de sa famille, c’est de cette fenêtre qu’il promenait ses yeux sur ce jardin. Il les fixait sans doute sur ce conducteur des eaux déjà abandonné depuis vingt ans ; grandes ruines, images des ruines du grand roi, elles semblaient lui prédire le tarissement de sa race et attendre son arrière petit-fils. Le temps où Le Nôtre dessinait pour Mme de La Vallière les jardins de Versailles n’était plus ; ils étaient aussi passés, plus d’un siècle auparavant, les jours d’Olivier de Serres, lequel disait à Henri IV, projetant des jardins pour Gabrielle : « On peut cultiver les cannes du sucre, afin qu’accouplées avec l’oranger et ses compagnons, le jardin soit parfaitement anobli et rendu du tout magnifique. »
Dans l’absorption de ces rêves qui donnent quelquefois la seconde vue, Louis XIV aurait pu découvrir son successeur immédiat hâtant la chute des portiques de la vallée de l’Eure, pour y prendre les matériaux des mesquins pavillons de ses ignobles maîtresses. Après Louis XV, il aurait pu voir encore une autre ombre s’agenouiller, incliner sa tête et la poser en silence sur le fronton de l’aqueduc, comme sur un échafaud élevé dans le ciel. Enfin, qui sait si, par ces pressentiments attachés aux races royales, Louis XIV n’aurait pas une nuit, dans ce château de Maintenon, entendu frapper à sa porte : « Qui va là ? — Charles X, votre petit-fils. »
Louis XIV ne se réveilla pas pour voir le cadavre de Mme de Maintenon traîné la corde au cou autour de Saint-Cyr.
MANUSCRIT. — PASSAGE DE CHARLES X À MAINTENON.
Maintenon, septembre 1836.
Mon hôte m’a raconté la demi-nuit que Charles X, banni, passa au château de Maintenon. La monarchie des Capets finissait par une scène de château du moyen âge ; les rois du passé avaient remonté dans leurs siècles pour mourir. Les dieux, comme au temps de César, nous promettent une grande mutation et un grand changement de l’état des choses qui sont à présent, en un autre tout contraire (Plutarque).
Le manuscrit d’une des nièces de M. le duc de Noailles, et qu’il a bien voulu me communiquer, retrace les faits dont cette jeune femme avait été le témoin. Il m’a permis d’en extraire ces passages :
« Mon oncle, prévoyant que le roi allait venir (à Maintenon) lui demander asile, donna des ordres pour qu’on préparât le château… Nous nous levâmes pour recevoir le roi, et, en attendant son arrivée, j’allai me placer à une fenêtre de la tourelle qui précède le billard, pour observer ce qui se passait dans la cour. La nuit était calme et pure, la lune à demi-voilée éclairait d’une lueur pâle et triste tous les objets, et le silence n’était encore troublé que par le pas des chevaux de deux régiments de cavalerie qui défilaient sur le pont ; après eux défila sur le même pont l’artillerie de la garde, mèche allumée. Le bruit sourd des pièces de canon, l’aspect des noirs caissons, la vue des torches au milieu des ombres de la nuit, serraient horriblement le cœur et présentaient l’image, hélas ! trop vraie, du convoi de la monarchie.
« Bientôt les chevaux et les premières voitures arrivèrent ; ensuite M. le Dauphin et Mme la Dauphine, Mme la duchesse de Berry, M. le duc de Bordeaux et Mademoiselle, enfin le roi et toute sa suite. En descendant de voiture, le roi paraissait extrêmement accablé ; sa tête était tombée sur sa poitrine, ses traits étaient tirés et son visage décomposé par la douleur. Cette marche presque sépulcrale de quatre heures, au petit pas et au milieu des ténèbres, avait contribué aussi à appesantir ses esprits, et dans ce moment d’ailleurs la couronne ne pesait-elle pas assez sur son front ? Il eut quelque peine à monter l’escalier. Mon oncle le conduisit dans son appartement qui était celui de Mme de Maintenon ; il y resta quelques moments seul avec sa famille, puis chacun des princes se retira dans le sien. Mon oncle et ma tante entrèrent alors chez le roi. Il leur parla avec sa bonté ordinaire, leur dit combien il était malheureux de n’avoir pu faire le bonheur de la France, que ç’avait toujours été son vœu le plus cher. » Tout mon désespoir, ajouta-t-il, est de voir dans quel état je la laisse ; que va-t-il arriver ? le duc d’Orléans lui-même n’est pas sûr d’avoir dans quinze jours sa tête sur ses épaules. Tout Paris est là sur la route marchant contre moi : les commissaires me l’ont assuré. Je ne m’en suis pas entièrement fié à leur rapport ; j’ai appelé Maison quand ils ont été sortis et je lui ai dit : — Je vous demande sur l’honneur de me dire, foi de soldat, si ce qu’ils m’ont dit est vrai ? — Il m’a répondu : ils ne vous ont dit que la moitié de la vérité. »
« Après la retraite du roi, chacun rentra successivement dans sa chambre. Je ne voulus pas me coucher, et je me mis de nouveau à la fenêtre à contempler le spectacle que j’avais sous les yeux. Un garde à pied était en faction à la petite porte du grand escalier, un garde du corps était placé sur le balcon extérieur qui communique de la tour carrée à l’emplacement où couchait le roi. Aux premiers rayons de l’aurore, cette figure guerrière se dessinait d’une manière pittoresque sur ces murs brunis par le temps, et ses pas retentissaient sur ces pierres antiques, comme autrefois peut-être ceux des preux bardés de fer qui les avaient foulées…
« À sept heures et demie, j’allai faire ma toilette chez ma tante, et à neuf heures je descendis avec Mme de Rivera chez M. le duc de Bordeaux où Mademoiselle vint peu après. M. le duc de Bordeaux s’amusait, avec les enfants de ma tante, à jeter du pain aux poissons, et se roulait avec eux sur des matelas étendus dans la chambre. Rien ne déchirait le cœur comme la vue de ces enfants, riant ainsi aux malheurs qui les frappaient. À dix heures, le roi se rendit à la messe dans la chapelle du château. Ce fut dans cette petite chapelle que l’infortuné monarque fit son sacrifice à Dieu et déposa à ses pieds cette couronne brillante qui lui était si douloureusement arrachée, avec cette admirable, mais inutile vertu de résignation, héroïsme héréditaire dans sa malheureuse famille.
« En effet, ce fut à Maintenon que Charles X cessa véritablement de régner ; ce fut là qu’il licencia la garde royale et les cent Suisses, ne gardant pour son escorte que les gardes du corps. De ce moment il ne donna plus d’ordre et se constitua en quelque sorte prisonnier ; les commissaires réglèrent sa route jusqu’à Cherbourg.
« Après la messe, le roi remonta un instant dans sa chambre, puis le sinistre cortège se remit en route à dix heures et demie. Le départ fut déchirant : tous les malheurs et la plus noble résignation se peignaient sur le visage de Mme la Dauphine si habituée à la douleur. Elle m’adressa quelques mots, puis s’avançant vers les gardes qui étaient rangés dans la cour, elle leur présenta sa main sur laquelle ils se précipitèrent en versant des larmes ; ses propres yeux en étaient remplis, et elle répétait ces paroles d’une voix émue : « Ce n’est pas ma faute, mes amis, ce n’est pas ma faute. »
« M. le Dauphin embrassa M. de Diesbach qui commandait la compagnie des gardes, et monta à cheval. M. le duc de Bordeaux et Mademoiselle montèrent chacun dans une voiture séparée. Le roi partit le dernier ; il parla quelque temps à mon oncle d’une manière pleine de bonté, et le remercia de l’hospitalité qu’il avait trouvée chez lui ; puis il s’avança vers les troupes et leur fit ses adieux avec cet accent du cœur qui lui appartient : « J’espère, leur dit-il, que nous nous reverrons bientôt. » Un gendarme des chasses se jeta à ses pieds et lui baisa la main en sanglotant, il la donna à plusieurs autres, et se tournant vers le garde à pied qui était de faction, et qui lui présentait les armes : « Allons, dit-il, je vous remercie, vous avez fait votre devoir. Je suis content ; mais vous devez être bien fatigué ! — Ah ! sire, répondit le vieux soldat en laissant couler de grosses larmes sur sa moustache blanchie, la fatigue n’est rien : encore si nous avions pu sauver Votre Majesté. » Un grenadier perça la foule et vint dans ce moment se placer devant le roi : « Que voulez-vous ? » lui dit Sa Majesté. « Sire, » répondit le soldat en portant la main à son bonnet, « je voulais vous voir encore une fois. »
« Le roi profondément attendri, se jeta dans sa voiture, et toute cette scène disparut. »
L’AUTEUR DU MANUSCRIT. — MES HÔTES.
Maintenon, septembre 1836.
Les calamités accroissent leur effet du sort de celui qui les raconte : ce récit est l’ouvrage de Mme de Chalais-Périgord, née Beauvillier-Saint-Aignan. Le duc de Beauvillier fut, sous Louis XIV, gouverneur du prince, tige de la race aujourd’hui proscrite. La dernière fille de l’ami de Fénelon s’est rencontrée sur le chemin du duc de Bordeaux, et elle s’est hâtée d’aller dire à son père qu’elle avait vu passer le dernier héritier du duc de Bourgogne. La jeune princesse réunissait beauté, nom et fortune ; elle avait d’abord envoyé ses pensées dans le monde à la recherche des plaisirs ; son espérance, comme la colombe après le déluge trouvant la terre souillée, est rentrée dans l’arche de Dieu.
Lorsqu’en 1816, je passai par ici pour aller écrire à Montboissier le onzième livre de la première partie de ces Mémoires, le château de Maintenon était délaissé ; Mme de Chalais n’était pas encore née : depuis elle a étendu et compté sa vie entière sur vingt-six années de la mienne. Les lambeaux de mon existence ont ainsi composé les printemps d’une multitude de femmes tombées après leur mois de mai. Montboissier est à présent désert, et Maintenon est habité : ses nouveaux maîtres sont mes hôtes.
M. le duc de Noailles, qui, si rien ne l’arrête, remplira une brillante carrière, n’avait pas voix délibérative lorsque j’étais à la Chambre des pairs : je ne l’ai point entendu prononcer ces discours où il a plaidé, avec l’autorité de la raison et la puissance de la parole, la cause de la France et celle des royales infortunes. Son rôle a commencé quand le mien a fini : il a prêté serment au malheur d’une manière plus utile que moi.
Mme la duchesse de Noailles est nièce de M. le marquis de Mortemart, mon ancien colonel au régiment de Navarre ; elle a une triste et douce ressemblance avec ma sœur Julie.
La Fontaine disait à Mme de Montespan :

Paroles et regards, tout est charme dans vous,
Olympe ; c’est assez qu’à mon dernier ouvrage
Votre nom serve un jour de rempart et d’abri.
Protégez désormais le livre favori
Par qui j’ose espérer une seconde vie.

Dans le mariage de M. le duc de Noailles et de Mlle de Mortemart, sont venues se perdre les rivalités de Mme de Maintenon et de Mme de Montespan. À la présente heure, qui se trouble la cervelle à propos du cœur d’un souverain ? Ce cœur est glacé depuis cent vingt ans, et, dans le décri et l’abaissement des monarchies, les attachements d’un roi, fût-il Louis XIV, sont-ils des événements ? Sur l’échelle énorme des révolutions modernes, que peut-on mesurer qui ne se contracte en un point imperceptible ? Les générations nouvelles s’embarrassent-elles des intrigues de Versailles, qui n’est plus qu’une crypte ? Que fait à la société transformée la fin des inimitiés du sang de quelques femmes, jadis destinées, sous des berceaux ou dans des palais, à la couche de duvet ou de fleurs ?
Cependant, autour des intérêts généraux de l’histoire, ne serait-il pas des curiosités historiques ? Si quelque Aulu-Gelle, quelque Macrobe, quelque Strobée, quelque Suidas, quelque Athénée du ve ou vie siècle, après m’avoir peint le sac de Rome par Alaric, m’apprenait, par hasard, ce que devint Bérénice quand Titus l’eut renvoyée ; s’il me montrait Antiochus rentré dans cette Césarée, lieux charmants où son cœur… avait adoré celle qui en aimait une autre ; s’il me menait dans un château du Liban, habité par une descendante de la reine de Palestine, en dépit de la destruction de la ville éternelle et de l’invasion des Barbares, il me plairait encore de rencontrer dans l’Orient désert le souvenir de Bérénice.

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  1. Ci-dessus, page 364.
  2. « Le reproche que M. de Chateaubriand, après tant d’autres, adresse ici à Mme de Maintenon, a cessé de peser sur la mémoire de cette femme illustre, depuis qu’on a publié la Relation de la dernière maladie de Louis XIV par le marquis de Dangeau » (Note de Mme Lenormant).