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Mémoires d’outre-tombe/Première partie/Livre premier

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Texte établi par Edmond BiréGarnier (Tome 1p. 1-61).

MÉMOIRES

Sicut nubes… quasi naves… velut umbra
Job.


PREMIÈRE PARTIE


ANNÉES DE JEUNESSE. — LE SOLDAT ET LE VOYAGEUR

1768-1800



LIVRE PREMIER[1]


Naissance de mes frères et sœurs. — Je viens au monde. — Plancoët. — Vœu. — Combourg. — Plan de mon père pour mon éducation. — La Villeneuve. — Lucile. — Mesdemoiselles Couppart. — Mauvais écolier que je suis. — Vie de ma grand’mère maternelle et de sa sœur, à Plancoët. — Mon oncle, le comte de Bedée, à Manchoix. — Relèvement du vœu de ma nourrice. — Gesril. — Hervine Magon. — Combat contre les deux mousses.

Il y a quatre ans qu’à mon retour de la Terre Sainte, j’achetai près du hameau d’Aulnay, dans le voisinage de Sceaux et de Châtenay, une maison de jardinier, cachée parmi les collines couvertes de bois. Le terrain inégal et sablonneux dépendant de cette maison n’était qu’un verger sauvage au bout duquel se trouvait une ravine et un taillis de châtaigniers. Cet étroit espace me parut propre à renfermer mes longues espérances ; spatio brevi spem longam reseces[2]. Les arbres que j’y ai plantés prospèrent, ils sont encore si petits que je leur donne de l’ombre quand je me place entre eux et le soleil. Un jour, en me rendant cette ombre, ils protégeront mes vieux ans comme j’ai protégé leur jeunesse. Je les ai choisis autant que je l’ai pu des divers climats où j’ai erré, ils rappellent mes voyages et nourrissent au fond de mon cœur d’autres illusions.

Si jamais les Bourbons remontent sur le trône, je ne leur demanderai, en récompense de ma fidélité, que de me rendre assez riche pour joindre à mon héritage la lisière des bois qui l’environnent : l’ambition m’est venue ; je voudrais accroître ma promenade de quelques arpents : tout chevalier errant que je suis, j’ai les goûts sédentaires d’un moine : depuis que j’habite cette retraite, je ne crois pas avoir mis trois fois les pieds hors de mon enclos. Mes pins, mes sapins, mes mélèzes, mes cèdres tenant jamais ce qu’ils promettent, la Vallée-aux-Loups deviendra une véritable chartreuse. Lorsque Voltaire naquit à Châtenay, le 20 février 1694[3], quel était l’aspect du coteau où se devait retirer, en 1807, l’auteur du Génie du Christianisme ?

Ce lieu me plaît ; il a remplacé pour moi les champs paternels ; je l’ai payé du produit de mes rêves et de mes veilles ; c’est au grand désert d’Atala que je dois le petit désert d’Aulnay ; et, pour me créer ce refuge, je n’ai pas, comme le colon américain, dépouillé l’Indien des Florides. Je suis attaché à mes arbres ; je leur ai adressé des élégies, des sonnets, des odes. Il n’y a pas un seul d’entre eux que je n’aie soigné de mes propres mains, que je n’aie délivré du ver attaché à sa racine, de la chenille collée à sa feuille ; je les connais tous par leurs noms, comme mes enfants : c’est ma famille, je n’en ai pas d’autre, j’espère mourir auprès d’elle.

Ici, j’ai écrit les Martyrs, les Abencerages, l’Itinéraire et Moïse ; que ferai-je maintenant dans les soirées de cet automne ? Ce 4 octobre 1811, anniversaire de ma fête et de mon entrée à Jérusalem[4], me tente à commencer l’histoire de ma vie. L’homme qui ne donne aujourd’hui l’empire du monde à la France que pour la fouler à ses pieds, cet homme, dont j’admire le génie et dont j’abhorre le despotisme, cet homme m’enveloppe de sa tyrannie comme d’une autre solitude ; mais s’il écrase le présent, le passé le brave, et je reste libre dans tout ce qui a précédé sa gloire.

La plupart de mes sentiments sont demeurés au fond de mon âme, ou ne se sont montrés dans mes ouvrages que comme appliqués à des êtres imaginaires. Aujourd’hui que je regrette encore mes chimères sans les poursuivre, je veux remonter le penchant de mes belles années : ces Mémoires seront un temple de la mort élevé à la clarté de mes souvenirs[5].

Commençons donc, et parlons d’abord de ma famille ; c’est essentiel, parce que le caractère de mon père a tenu en grande partie à sa position et que ce caractère a beaucoup influé sur la nature de mes idées, en décidant du genre de mon éducation[6].

Je suis né gentilhomme. Selon moi, j’ai profité du hasard de mon berceau, j’ai gardé cet amour plus ferme de la liberté qui appartient principalement à l’aristocratie dont la dernière heure est sonnée. L’aristocratie a trois âges successifs : l’âge des supériorités, l’âge des privilèges, l’âge des vanités ; sortie du premier, elle dégénère dans le second et s’éteint dans le dernier.

On peut s’enquérir de ma famille, si l’envie en prend, dans le dictionnaire de Moréri, dans les diverses histoires de Bretagne de d’Argentré, de dom Lobineau, de dom Morice, dans l’Histoire généalogique de plusieurs maisons illustres de Bretagne du P. Du Paz, dans Toussaint de Saint-Luc, Le Borgne, et enfin dans l’Histoire des grands officiers de la Couronne du P. Anselme[7].

Les preuves de ma descendance furent faites entre les mains de Chérin[8], pour l’admission de ma sœur Lucile comme chanoinesse au chapitre de l’Argentière, d’où elle devait passer à celui de Remiremont ; elles furent reproduites pour ma présentation à Louis XVI, reproduites pour mon affiliation à l’ordre de Malte, et reproduites une dernière fois quand mon frère fut présenté au même infortuné Louis XVI.

Mon nom s’est d’abord écrit Brien, ensuite Briant et Briand, par l’invasion de l’orthographe française. Guillaume le Breton dit Castrum-Briani. Il n’y a pas un nom en France qui ne présente ces variations de lettres. Quelle est l’orthographe de Du Guesclin ?

Les Brien vers le commencement du onzième siècle communiquèrent leur nom à un château considérable de Bretagne, et ce château devint le chef-lieu de la baronnie de Chateaubriand. Les armes de Chateaubriand étaient d’abord des pommes de pin avec la devise : Je sème l’or. Geoffroy, baron de Chateaubriand, passa avec saint Louis en Terre Sainte. Fait prisonnier à la bataille de la Massoure, il revint, et sa femme Sibylle mourut de joie et de surprise en le revoyant. Saint Louis, pour récompenser ses services, lui concéda à lui et à ses héritiers, en échange de ses anciennes armoiries, un écu de gueules, semé de fleurs de lis d’or : Cui et ejus hœredibus, atteste un cartulaire du prieuré de Bérée, sanctus Ludovicus tum Francorum rex, propter ejus probitatem in armis, flores lilii auri, loco pomorum pini auri, contulit.

Les Chateaubriand se partagèrent dès leur origine en trois branches : la première, dite barons de Chateaubriand, souche des deux autres et qui commença l’an 1000 dans la personne de Thiern, fils de Brien, petit-fils d’Alain III, comte ou chef de Bretagne ; la seconde, surnommée seigneurs des Roches Baritaut, ou du Lion d’Angers ; la troisième paraissant sous le titre de sires de Beaufort.

Lorsque la lignée des sires de Beaufort vint à s’éteindre dans la personne de dame Renée, un Christophe II, branche collatérale de cette lignée, eut en partage la terre de la Guerrande en Morbihan[9]. À cette époque, vers le milieu du xviie siècle, une grande confusion s’était répandue dans l’ordre de la noblesse ; des titres et des noms avaient été usurpés. Louis XIV prescrivit une enquête, afin de remettre chacun dans son droit. Christophe fut maintenu, sur preuve de sa noblesse d’ancienne extraction, dans son titre et dans la possession de ses armes, par arrêt de la Chambre établie à Rennes pour la réformation de la noblesse de Bretagne. Cet arrêt fut rendu le 16 septembre 1669 ; en voici le texte :

« Arrêt de la Chambre établie par le Roi (Louis XIV) pour la réformation de la noblesse en la province de Bretagne, rendu le 16 septembre 1669 : entre le procureur général du Roi, et M. Christophe de Chateaubriand, sieur de La Guerrande ; lequel déclare ledit Christophe issu d’ancienne extraction noble, lui permet de prendre la qualité de chevalier, et le maintient dans le droit de porter pour armes de gueules semé de fleurs de lys d’or sans nombre, et ce après production par lui faite de ses titres authentiques, desquels il appert, etc., etc., ledit arrêt signé Malescot. »

Cet arrêt constate que Christophe de Chateaubriand de La Guerrande descendait directement des Chateaubriand, sires de Beaufort ; les sires de Beaufort se rattachaient par documents historiques aux premiers barons de Chateaubriand. Les Chateaubriand de Villeneuve, du Plessis et de Combourg étaient cadets des Chateaubriand de La Guerrande, comme il est prouvé par la descendance d’Amaury, frère de Michel, lequel Michel était fils de ce Christophe de La Guerrande maintenu dans son extraction par l’arrêt ci-dessus rapporté de la réformation de la noblesse, du 16 septembre 1669.

Après ma présentation à Louis XVI, mon frère songea à augmenter ma fortune de cadet en me nantissant de quelques-uns de ces bénéfices appelés bénéfices simples. Il n’y avait qu’un seul moyen praticable à cet effet, puisque j’étais laïque et militaire, c’était de m’agréger à l’ordre de Malte. Mon frère envoya mes preuves à Malte, et bientôt après il présenta requête, en mon nom, au chapitre du grand-prieuré d’Aquitaine, tenu à Poitiers, aux fins qu’il fût nommé des commissaires pour prononcer d’urgence. M. Pontois était alors archiviste, vice-chancelier et généalogiste de l’ordre de Malte, au Prieuré.

Le président du chapitre était Louis-Joseph des Escotais, bailli, grand-prieur d’Aquitaine, ayant avec lui le bailli de Freslon, le chevalier de La Laurencie, le chevalier de Murat, le chevalier de Lanjamet, le chevalier de La Bourdonnaye-Montluc et le chevalier du Bouëtiez. La requête fut admise les 9, 10 et 11 septembre 1789. Il est dit, dans les termes d’admission du Mémorial, que je méritais à plus d’un titre la grâce que je sollicitais, et que des considérations du plus grand poids me rendaient digne de la satisfaction que je réclamais.

Et tout cela avait lieu après la prise de la Bastille, à la veille des scènes du 6 octobre 1789 et de la translation de la famille royale à Paris ! Et, dans la séance du 7 août de cette année 1789, l’Assemblée nationale avait aboli les titres de noblesse ! Comment les chevaliers et les examinateurs de mes preuves trouvaient-ils aussi que je méritais à plus d’un titre la grâce que je sollicitais, etc., moi qui n’étais qu’un chétif sous-lieutenant d’infanterie, inconnu, sans crédit, sans faveur et sans fortune ?

Le fils aîné de mon frère (j’ajoute ceci en 1831 à mon texte primitif écrit en 1811), le comte Louis de Chateaubriand[10], a épousé mademoiselle d’Orglandes, dont il a eu cinq filles et un garçon, celui-ci nommé Geoffroy. Christian, frère cadet de Louis, arrière-petit-fils et filleul de M. de Malesherbes, et lui ressemblant d’une manière frappante, servit avec distinction en Espagne comme capitaine dans les dragons de la garde, en 1823. Il s’est fait jésuite à Rome. Les jésuites suppléent à la solitude à mesure que celle-ci s’efface de la terre. Christian vient de mourir à Chieri, près Turin : vieux et malade, je le devais devancer ; mais ses vertus l’appelaient au ciel avant moi, qui ai encore bien des fautes à pleurer.

Dans la division du patrimoine de la famille, Christian avait eu la terre de Malesherbes, et Louis la terre de Combourg. Christian, ne regardant pas le partage égal comme légitime, voulut, en quittant le monde, se dépouiller des biens qui ne lui appartenaient pas et les rendre à son frère aîné.

À la vue de mes parchemins, il ne tiendrait qu’à moi, si j’héritais de l’infatuation de mon père et de mon frère, de me croire cadet des ducs de Bretagne, venant de Thiern, petit-fils d’Alain III.

Cesdits Chateaubriand auraient mêlé deux fois leur sang au sang des souverains d’Angleterre, Geoffroy IV de Chateaubriand ayant épousé en secondes noces Agnès de Laval, petite fille du comte d’Anjou et de Mathilde, fille de Henri Ier ; Marguerite de Lusignan, veuve du roi d’Angleterre et petite-fille de Louis le Gros, s’étant mariée à Geoffroy V, douzième baron de Chateaubriand. Sur la race royale d’Espagne, on trouverait Brien, frère puîné du neuvième baron de Chateaubriand, qui se serait uni à Jeanne, fille d’Alphonse, roi d’Aragon. Il faudrait croire encore, quant aux grandes familles de France, qu’Édouard de Rohan prit à femme Marguerite de Chateaubriand ; il faudrait croire encore qu’un Croï épousa Charlotte de Chateaubriand. Tinténiac, vainqueur au combat des Trente[11], Du Guesclin le connétable, auraient eu des alliances avec nous dans les trois branches. Tiphaine Du Guesclin, petite-fille du frère de Bertrand, céda à Brien de Chateaubriand, son cousin et son héritier, la propriété du Plessis-Bertrand. Dans les traités, des Chateaubriand sont donnés pour caution de la paix aux rois de France, à Clisson, au baron de Vitré. Les ducs de Bretagne envoient à des Chateaubriand copie de leurs assises. Les Chateaubriand deviennent grands officiers de la couronne, et des illustres dans la cour de Nantes ; ils reçoivent des commissions pour veiller à la sûreté de leur province contre les Anglais. Brien Ier se trouve à la bataille d’Hastings : il était fils d’Eudon, comte de Penthièvre. Guy de Chateaubriand est du nombre des seigneurs qu’Arthur de Bretagne donna à son fils pour l’accompagner dans son ambassade auprès du Pape, en 1309.

Je ne finirais pas si j’achevais ce dont je n’ai voulu faire qu’un court résumé : la note[12] à laquelle je me suis enfin résolu, en considération de mes deux neveux, qui ne font pas sans doute aussi bon marché que moi de ces vieilles misères, remplacera ce que j’omets dans ce texte. Toutefois, on passe aujourd’hui un peu la borne ; il devient d’usage de déclarer que l’on est de race corvéable, qu’on a l’honneur d’être fils d’un homme attaché à la glèbe. Ces déclarations sont-elles aussi fières que philosophiques ? N’est-ce pas se ranger du parti du plus fort ? Les marquis, les comtes, les barons de maintenant, n’ayant ni privilèges ni sillons, les trois quarts mourant de faim, se dénigrant les uns les autres, ne voulant pas se reconnaître, se contestant mutuellement leur naissance ; ces nobles, à qui l’on nie leur propre nom, ou à qui on ne l’accorde que sous bénéfice d’inventaire, peuvent-ils inspirer quelque crainte ? Au reste, qu’on me pardonne d’avoir été contraint de m’abaisser à ces puériles récitations, afin de rendre compte de la passion dominante de mon père, passion qui fit le nœud du drame de ma jeunesse. Quant à moi, je ne me glorifie ni ne me plains de l’ancienne ou de la nouvelle société. Si dans la première j’étais le chevalier ou le vicomte de Chateaubriand, dans la seconde je suis François de Chateaubriand ; je préfère mon nom à mon titre.

Monsieur mon père aurait volontiers, comme un grand terrien du moyen âge[13], appelé Dieu le Gentilhomme de là-haut, et surnommé Nicodème (le Nicodème de L’Évangile) un saint gentilhomme. Maintenant, en passant par mon géniteur, arrivons de Christophe, seigneur suzerain de la Guerrande, et descendant en Ligne directe des barons de Chateaubriand, jusqu’à moi, François, seigneur sans vassaux et sans argent de la Vallée-aux-Loups.

En remontant la lignée des Chateaubriand, composée de trois branches, les deux premières étant faillies, la troisième, celle des sires de Beaufort, prolongée par un rameau (les Chateaubriand de La Guerrande), s’appauvrit, effet inévitable de la loi du pays : les aînés nobles emportaient les deux tiers des biens, en vertu de la coutume de Bretagne ; les cadets divisaient entre eux tous un seul tiers de l’héritage paternel. La décomposition du chétif estoc de ceux-ci s’opérait avec d’autant plus de rapidité, qu’ils se mariaient ; et comme la même distribution des deux tiers au tiers existait aussi pour leurs enfants, ces cadets des cadets arrivaient promptement au partage d’un pigeon, d’un lapin, d’une canardière et d’un chien de chasse, bien qu’ils fussent toujours chevaliers hauts et puissants seigneurs d’un colombier, d’une crapaudière et d’une garenne. On voit dans les anciennes familles nobles une quantité de cadets ; on les suit pendant deux ou trois générations, puis ils disparaissent, redescendus peu à peu à la charrue ou absorbés par les classes ouvrières, sans qu’on sache ce qu’ils sont devenus.

Le chef de nom et d’armes de ma famille était, vers le commencement du dix-huitième siècle, Alexis de Chateaubriand, seigneur de la Guerrande, fils de Michel, lequel Michel avait un frère, Amaury. Michel était fils de ce Christrophe maintenu dans son extraction des sires de Beaufort et des barons de Chateaubriand par l’arrêt ci-dessus rapporté. Alexis de la Guerrande était veuf ; ivrogne décidé, il passait ses jours à boire, vivait dans le désordre avec ses servantes, et mettait les plus beaux titres de sa maison à couvrir des pots de beurre.

En même temps que ce chef de nom et d’armes, existait son cousin François, fils d’Amaury, puîné de Michel. François, né le 19 février 1683, possédait les petites seigneuries des Touches et de La Villeneuve. Il avait épousé, le 27 août 1713, Pétronille-Claude Lamour, dame de Lanjégu[14], dont il eut quatre fils : François-Henri, René (mon père), Pierre, seigneur du Plessis, et Joseph, seigneur du Parc. Mon grand-père, François, mourut le 28 mars 1729 ; ma grand’mère, je l’ai connue dans mon enfance, avait encore un beau regard qui souriait dans l’ombre de ses années. Elle habitait, au décès de son mari, Le manoir de La Villeneuve, dans les environs de Dinan. Toute la fortune de mon aïeule ne dépassait pas 5 000 livres de rente, dont l’aîné de ses fils emportait les deux tiers, 3 333 livres : restaient 1 666 livres de rente pour les trois cadets, sur laquelle somme l’aîné prélevait encore le préciput.

Pour comble de malheur, ma grand’mère fut contrariée dans ses desseins par le caractère de ses fils : l’aîné, François-Henri, à qui le magnifique héritage de la seigneurie de La Villeneuve était dévolu, refusa de se marier et se fit prêtre ; mais au lieu de quêter les bénéfices que son nom lui aurait pu procurer, et avec lesquels il aurait soutenu ses frères, il ne sollicita rien par fierté et par insouciance. Il s’ensevelit dans une cure de campagne et fut successivement recteur de Saint-Launeuc et de Merdrignac[15], dans le diocèse de Saint-Malo. Il avait la passion de la poésie ; j’ai vu bon nombre de ses vers. Le caractère joyeux de cette espèce de noble Rabelais, le culte que ce prêtre chrétien avait voué aux Muses dans un presbytère, excitaient la curiosité. Il donnait tout ce qu’il avait et mourut insolvable[16].

Le quatrième frère de mon père, Joseph, se rendit à Paris et s’enferma dans une bibliothèque : on lui envoyait tous les ans les 416 livres, son lopin de cadet. Il passa inconnu au milieu des livres ; il s’occupait de recherches historiques. Pendant sa vie, qui fut courte, il écrivait chaque premier de janvier à sa mère, seul signe d’existence qu’il ait jamais donné. Singulière destinée ! Voilà mes deux oncles, l’un érudit et l’autre poète ; mon frère aîné faisait agréablement des vers ; une de mes sœurs, madame de Farcy, avait un vrai talent pour la poésie : une autre de mes sœurs, la comtesse Lucile, chanoinesse, pourrait être connue par quelques pages admirables ; moi, j’ai barbouillé force papier. Mon frère a péri sur l’échafaud, mes deux sœurs ont quitté une vie de douleur après avoir langui dans les prisons ; mes deux oncles ne laissèrent pas de quoi payer les quatre planches de leur cercueil ; les lettres ont causé mes joies et mes peines, et je ne désespère pas, Dieu aidant, de mourir à l’hôpital.

Ma grand’mère, s’étant épuisée pour faire quelque chose de son fils aîné et de son fils cadet, ne pouvait plus rien pour les deux autres, René, mon père, et Pierre, mon oncle. Cette famille, qui avait semé l’or, selon sa devise, voyait de sa gentilhommière les riches abbayes qu’elle avait fondées et qui entombaient[17] ses aïeux. Elle avait présidé les états de Bretagne, comme possédant une des neuf baronnies ; elle avait signé au traité des souverains, servi de caution à Clisson, et elle n’aurait pas eu le crédit d’obtenir une sous-lieutenance pour l’héritier de son nom.

Il restait à la pauvre noblesse bretonne une ressource, la marine royale : on essaya d’en profiter pour mon père ; mais il fallait d’abord se rendre à Brest, y vivre, payer les maîtres, acheter l’uniforme, les armes, les livres, les instruments de mathématique : comment subvenir à tous ces frais ? Le brevet demandé au ministre de la marine n’arriva point faute de protecteur pour en solliciter l’expédition : la châtelaine de Villeneuve tomba malade de chagrin.

Alors mon père donna la première marque du caractère décidé que je lui ai connu. Il avait environ quinze ans : s’étant aperçu des inquiétudes de sa mère, il s’approcha du lit où elle était couchée et lui dit : « Je ne veux plus être un fardeau pour vous. » Sur ce, ma grand’mère se prit à pleurer (j’ai vingt-fois entendu mon père raconter cette scène). « René, répondit-elle, que veux-tu faire ? Laboure ton champ. — Il ne peut pas nous nourrir ; laissez-moi partir. — Eh bien, dit la mère, va donc où Dieu veut que tu ailles. » Elle embrassa l’enfant en sanglotant. Le soir même mon père quitta la ferme maternelle, arriva à Dinan, où une de nos parentes lui donna une lettre de recommandation pour un habitant de Saint-Malo. L’aventurier orphelin fut embarqué comme volontaire sur une goëlette armée, qui mit à la voile quelques jours après.

La petite république malouine soutenait seule alors sur la mer l’honneur du pavillon français. La goëlette rejoignit la flotte que le cardinal de Fleury envoyait au secours de Stanislas, assiégé dans Dantzick par les Russes. Mon père mit pied à terre et se trouva au mémorable combat que quinze cents Français, commandés par le Breton de Bréhan, comte de Plélo[18], livrèrent, le 29 mai 1734, à quarante mille Moscovites commandés par Munich. De Bréhan, diplomate, guerrier et poète, fut tué et mon père blessé deux fois. Il revint en France et se rembarqua. Naufragé sur les côtes de l’Espagne, des voleurs l’attaquèrent et le dépouillèrent dans la Galice ; il prit passage à Bayonne sur un vaisseau et surgit encore au toit paternel. Son courage et son esprit d’ordre l’avaient fait connaître. Il passa aux Îles ; il s’enrichit dans les colonies et jeta les fondements de la nouvelle fortune de sa famille[19].

Ma grand’mère confia à son fils René son fils Pierre, M. de Chateaubriand du Plessis[20], dont le fils, Armand de Chateaubriand, fut fusillé, par ordre de Bonaparte, le vendredi saint de l’année 1809[21]. Ce fut un des derniers gentilhommes français morts pour la cause de la monarchie[22]. Mon père se chargea du sort de son frère, quoiqu’il eût contracté, par l’habitude de souffrir, une rigueur de caractère qu’il conserva toute sa vie ; le Non ignara mali n’est pas toujours vrai : le malheur a ses duretés comme ses tendresses.

M. de Chateaubriand était grand et sec ; il avait le nez aquilin, les lèvres minces et pâles, les yeux enfoncés, petits et pers ou glauques, comme ceux des lions ou des anciens barbares. Je n’ai jamais vu un pareil regard : quand la colère y montait, la prunelle étincelante semblait se détacher et venir vous frapper comme une balle.

Une seule passion dominait mon père, celle de son nom. Son état habituel était une tristesse profonde que l’âge augmenta et un silence dont il ne sortait que par des emportements. Avare dans l’espoir de rendre à sa famille son premier éclat, hautain aux états de Bretagne avec les gentilhommes, dur avec ses vassaux à Combourg, taciturne, despotique et menaçant dans son intérieur, ce qu’on sentait en le voyant, c’était la crainte. S’il eût vécu jusqu’à la Révolution et s’il eût été plus jeune, il aurait joué un rôle important, ou se serait fait massacrer dans son château. Il avait certainement du génie : je ne doute pas qu’à la tête des administrations ou des armées, il n’eût été un homme extraordinaire.

Ce fut en revenant d’Amérique qu’il songea à se marier. Né le 23 septembre 1718, il épousa à trente-cinq ans, le 3 juillet 1753[23], Apolline-Jeanne-Suzanne de Bedée, née le 7 avril 1726, et fille de messire Ange-Annibal, comte de Bedée, seigneur de La Bouëtardais[24]. Il s’établit avec elle à Saint-Malo, dont ils étaient nés l’un et l’autre à sept ou huit lieues, de sorte qu’ils apercevaient de leur demeure l’horizon sous lequel ils étaient venus au monde. Mon aïeule maternelle, Marie-Anne de Ravenel de Boisteilleul, dame de Bedée, née à Rennes le 16 octobre 1698[25] avait été élevée à Saint-Cyr dans les dernières années de madame de Maintenon : son éducation s’était répandue sur ses filles.

Ma mère douée de beaucoup d’esprit et d’une imagination prodigieuse, avait été formée à la lecture de Fénélon, de Racine, de madame de Sévigné, et nourrie des anecdotes de la cour de Louis XIV ; elle savait tout Cyrus par cœur. Apolline de Bedée, avec de grands traits, était noire, petite et laide ; l’élégance de ses manières, l’allure vive de son humeur, contrastaient avec la rigidité et le calme de mon père. Aimant la société autant qu’il aimait la solitude, aussi pétulante et animée qu’il était immobile et froid, elle n’avait pas un goût qui ne fût opposé à ceux de son mari. La contrariété qu’elle éprouva la rendit mélancolique, de légère et gaie qu’elle était. Obligée de se taire quand elle eût voulu parler, elle s’en dédommageait par une espèce de tristesse bruyante entrecoupée de soupirs qui interrompaient seuls la tristesse muette de mon père. Pour la piété, ma mère était un ange.

Ma mère accoucha à Saint-Malo d’un premier garçon qui mourut au berceau, et qui fut nommé Geoffroy, comme presque tous les aînés de ma famille. Ce fils fut suivi d’un autre et de deux filles qui ne vécurent que quelques mois.

Ces quatre enfants périrent d’un épanchement de sang au cerveau. Enfin, ma mère mit au monde un troisième garçon qu’on appela Jean-Baptiste : c’est lui qui dans la suite devint le petit-gendre de M. de Malesherbes. Après Jean-Baptiste naquirent quatre filles : Marie-Anne, Bénigne, Julie et Lucile, toute quatre d’une rare beauté, et dont les deux aînées ont seules survécu aux orages de la Révolution. La beauté, frivolité sérieuse, reste quand toutes les autres sont passées. Je fus le dernier de ces dix enfants[26]. Il est probable que mes quatre sœurs durent leur existence au désir de mon père d’avoir son nom assuré par l’arrivée d’un second garçon ; je résistais, j’avais aversion pour la vie.

Voici mon extrait de baptême[27] :

« Extrait des registres de l’état civil de la commune de Saint-Malo pour l’année 1768.

« François-René de Chateaubriand, fils de René de Chateaubriand et de Pauline-Jeanne-Suzanne de Bedée, son épouse, né le 4 septembre 1768, baptisé le jour suivant par nous Pierre-Henri Nouail, grand vicaire de l’évêque de Saint-Malo. A été parrain Jean-Baptiste de Chateaubriand, son frère, et marraine Françoise-Gertrude de Contades, qui signent et le père. Ainsi signé au registre : Contades de Plouër, Jean-Baptiste de Chateaubriand, Brignon de Chateaubriand, de Chateaubriand et Nouail, vicaire général[28] »

On voit que je m’étais trompé dans mes ouvrages : je me fais naître le 4 octobre[29] et non le 4 septembre ; mes prénoms sont : François-René, et non pas François-Auguste[30].

La maison qu’habitaient alors mes parents est située dans une rue sombre et étroite de Saint-Malo, appelée la rue des Juifs[31] : cette maison est aujourd’hui transformée en auberge[32]. La chambre où ma mère accoucha domine une partie déserte des murs de la ville, et à travers les fenêtres de cette chambre on aperçoit une mer qui s’étend à perte de vue, en se brisant sur des écueils. J’eus pour parrain, comme on le voit dans mon extrait de baptême, mon frère, et pour marraine la comtesse de Plouër, fille du maréchal de Contades[33]. J’étais presque mort quand je vins au jour. Le mugissement des vagues, soulevées par une bourrasque annonçant l’équinoxe d’automne, empêchait d’entendre mes cris : on m’a souvent conté ces détails ; leur tristesse ne s’est jamais effacée de ma mémoire. Il n’y a pas de jour où, rêvant à ce que j’ai été, je ne revoie en pensée le rocher sur lequel je suis né, la chambre où ma mère m’infligea la vie, la tempête dont le bruit berça mon premier sommeil[34], le frère infortuné qui me donna un nom que j’ai presque toujours traîné dans le malheur. Le ciel sembla réunir ces diverses circonstances pour placer dans mon berceau une image de mes destinées.

En sortant du sein de ma mère, je subis mon premier exil ; on me relégua à Plancoët, joli village situé entre Dinan, Saint-Malo et Lamballe. L’unique frère de ma mère, le comte de Bedée, avait bâti près de ce village le château de Monchoix. Les biens de mon aïeule maternelle s’étendaient dans les environs jusqu’au bourg de Courseul, les Curiosolites des Commentaires de César. Ma grand’mère, veuve depuis longtemps, habitait avec sa sœur, mademoiselle de Boisteilleul, un hameau séparé de Plancoët par un pont, et qu’on appelait l’Abbaye, à cause d’une abbaye de Bénédictins[35], consacrée à Notre-Dame de Nazareth.

Ma nourrice se trouva stérile ; une autre pauvre chrétienne me prit à son sein. Elle me voua à la patronne du hameau, Notre-Dame de Nazareth, et lui promit que je porterais en son honneur le bleu et le blanc jusqu’à l’âge de sept ans. Je n’avais vécu que quelques heures, et la pesanteur du temps était déjà marquée sur mon front. Que ne me laissait-on mourir ? Il entrait dans les conseils de Dieu d’accorder au vœu de l’obscurité et de l’innocence la conservation des jours qu’une vaine renommée menaçait d’atteindre.

Ce vœu de la paysanne bretonne n’est plus de ce siècle : c’était toutefois une chose touchante que l’intervention d’une Mère divine placée entre l’enfant et le ciel, et partageant les sollicitudes de la mère terrestre.

Au bout de trois ans, on me ramena à Saint-Malo ; il y en avait déjà sept que mon père avait recouvré la terre de Combourg. Il désirait rentrer dans les biens où ses ancêtres avaient passé ; ne pouvant traiter ni pour la seigneurie de Beaufort, échue à la famille de Goyon, ni pour la baronnie de Chateaubriand, tombée dans la maison de Condé, il tourna ses yeux sur Combourg que Froissart écrit Combour[36] : plusieurs branches de ma famille l’avaient possédé par des mariages avec les Coëtquen. Combourg défendait la Bretagne dans les marches normande et anglaise : Junken, évêque de Dol, le bâtit en 1016 ; la grande tour date de 1100. Le maréchal de Duras[37], qui tenait Combourg de sa femme, Maclovie de Coëtquen[38], née d’une Chateaubriand, s’arrangea avec mon père. Le marquis du Hallay[39], officier aux grenadiers à cheval de la garde royale, peut-être trop connu par sa bravoure, est le dernier des Coëtquen-Chateaubriand : M. du Hallay a un frère[40]. Le même maréchal de Duras, en qualité de notre allié, nous présenta dans la suite à Louis XVI, mon frère et moi.

Je fus destiné à la marine royale : l’éloignement pour la cour était naturel à tout Breton, et particulièrement à mon père. L’aristocratie de nos États fortifiait en lui ce sentiment.

Quand je fus rapporté à Saint-Malo, mon père était à Combourg, mon frère au collège de Saint-Brieuc ; mes quatre sœurs vivaient auprès de ma mère.

Toutes les affections de celle-ci s’étaient concentrées dans son fils aîné ; non qu’elle ne chérît ses autres enfants, mais elle témoignait une préférence aveugle au jeune comte de Combourg. J’avais bien, il est vrai, comme garçon, comme le dernier venu, comme le chevalier (ainsi m’appelait-on), quelques privilèges sur mes sœurs ; mais, en définitive, j’étais abandonné aux mains des gens. Ma mère d’ailleurs, pleine d’esprit et de vertu, était préoccupée par les soins de la société et les devoirs de la religion. La comtesse de Plouër, ma marraine, était son intime amie ; elle voyait aussi les parents de Maupertuis[41] et de l’abbé Trublet[42]. Elle aimait la politique, le bruit, le monde : car on faisait de la politique à Saint-Malo, comme les moines de Saba dans le ravin du Cédron[43] ; elle se jeta avec ardeur dans l’affaire La Chalotais. Elle rapportait chez elle une humeur grondeuse, une imagination distraite, un esprit de parcimonie, qui nous empêchèrent d’abord de reconnaître ses admirables qualités. Avec de l’ordre, ses enfants étaient tenus sans ordre ; avec de la générosité, elle avait l’apparence de l’avarice ; avec de la douceur d’âme, elle grondait toujours : mon père était la terreur des domestiques, ma mère le fléau.

De ce caractère de mes parents sont nés les premiers sentiments de ma vie. Je m’attachai à la femme qui prit soin de moi, excellente créature appelée la Villeneuve, dont j’écris le nom avec un mouvement de reconnaissance et les larmes aux yeux. La Villeneuve était une espèce de surintendante de la maison, me portant dans ses bras, me donnant, à la dérobée, tout ce qu’elle pouvait trouver, essuyant mes pleurs, m’embrassant, me jetant dans un coin, me reprenant et marmottant toujours : « C’est celui-là qui ne sera pas fier ! qui a bon cœur ! qui ne rebute point les pauvres gens ! Tiens, petit garçon ; » et elle me bourrait de vin et de sucre.

Mes sympathies d’enfant pour la Villeneuve furent bientôt dominées par une amitié plus digne.

Lucile, la quatrième de mes sœurs, avait deux ans de plus que moi[44]. Cadette délaissée, sa parure ne se composait que de la dépouille de ses sœurs. Qu’on se figure une petite fille maigre, trop grande pour son âge, bras dégingandés, air timide, parlant avec difficulté et ne pouvant rien apprendre ; qu’on lui mette une robe empruntée à une autre taille que la sienne ; renfermez sa poitrine dans un corset piqué dont les pointes lui faisaient des plaies aux côtés ; soutenez son cou par un collier de fer garni de velours brun ; retroussez ses cheveux sur le haut de sa tête, rattachez-les avec une toque d’étoffe noire ; et vous verrez la misérable créature qui me frappa en rentrant sous le toit paternel. Personne n’aurait soupçonné dans la chétive Lucile les talents et la beauté qui devaient un jour briller en elle.

Elle me fut livrée comme un jouet ; je n’abusai point de mon pouvoir ; au lieu de la soumettre à mes volontés, je devins son défenseur. On me conduisait tous les matins avec elle chez les sœurs Couppart, deux vieilles bossues habillées de noir, qui montraient à lire aux enfants. Lucile lisait fort mal ; je lisais encore plus mal. On la grondait ; je griffais les sœurs : grandes plaintes portées à ma mère. Je commençais à passer pour un vaurien, un révolté, un paresseux, un âne enfin. Ces idées entraient dans la tête de mes parents : mon père disait que tous les chevaliers de Chateaubriand avaient été des fouetteurs de lièvres, des ivrognes et des querelleurs. Ma mère soupirait et grognait en voyant le désordre de ma jaquette. Tout enfant que j’étais, le propos de mon père me révoltait ; quand ma mère couronnait ses remontrances par l’éloge de mon frère qu’elle appelait un Caton, un héros, je me sentais disposé à faire tout le mal qu’on semblait attendre de moi.

Mon maître d’écriture, M. Després, à perruque de matelot, n’était pas plus content de moi que mes parents ; il me faisait copier éternellement, d’après un exemple de sa façon, ces deux vers que j’ai pris en horreur, non à cause de la faute de langue qui s’y trouve :


C’est à vous, mon esprit, à qui je veux parler :
Vous avez des défauts que je ne puis celer.

Il accompagnait ses réprimandes de coups de poing qu’il me donnait dans le cou, en m’appelant tête d’achôcre ; voulait-il dire achore[45] ? Je ne sais pas ce que c’est qu’une tête d’achôcre, mais je la tiens pour effroyable.

Saint-Malo n’est qu’un rocher. S’élevant autrefois au milieu d’un marais salant, il devint une île par l’irruption de la mer qui, en 709, creusa le golfe et mit le mont Saint-Michel au milieu des flots. Aujourd’hui, le rocher de Saint-Malo ne tient à la terre ferme que par une chaussée appelée poétiquement le Sillon. Le Sillon est assailli d’un côté par la pleine mer, de l’autre est lavé par le flux qui tourne pour entrer dans le port. Une tempête le détruisit presque entièrement en 1730. Pendant les heures de reflux, le port reste à sec, et, à la bordure est et nord de la mer, se découvre une grève du plus beau sable. On peut faire alors le tour de mon nid paternel. Auprès et au loin, sont semés des rochers, des forts, des îlots inhabités : le Fort-Royal, la Conchée, Césembre et le Grand-Bé, où sera mon tombeau ; j’avais bien choisi sans le savoir : , en breton, signifie tombe.

Au bout du Sillon, planté d’un calvaire, on trouve une butte de sable au bord de la grande mer. Cette butte s’appelle la Hoguette ; elle est surmontée d’un vieux gibet : les piliers nous servaient à jouer aux quatre coins ; nous les disputions aux oiseaux de rivage. Ce n’était pourtant pas sans une sorte de terreur que nous nous arrêtions dans ce lieu.

Là se rencontrent aussi les Miels, dunes où pâturaient les moutons ; à droite sont des prairies au bas du Paramé, le chemin de poste de Saint-Servan, le cimetière neuf, un calvaire et des moulins sur des buttes, comme ceux qui s’élèvent sur le tombeau d’Achille à l’entrée de l’Hellespont.


Je touchais à ma septième année ; ma mère me conduisit à Plancoët, afin d’être relevée du vœu de ma nourrice ; nous descendîmes chez ma grand’mère. Si j’ai vu le bonheur, c’était certainement dans cette maison.

Ma grand’mère occupait, dans la rue du Hameau-de-l’Abbaye, une maison dont les jardins descendaient en terrasse sur un vallon, au fond duquel on trouvait une fontaine entourée de saules. Madame de Bedée ne marchait plus, mais à cela près, elle n’avait aucun des inconvénients de son âge : c’était une agréable vieille, grasse, blanche, propre, l’air grand, les manières belles et nobles, portant des robes à plis à l’antique et une coiffe noire de dentelle, nouée sous le menton. Elle avait l’esprit orné, la conversation grave, l’humeur sérieuse. Elle était soignée par sa sœur, mademoiselle de Boisteilleul, qui ne lui ressemblait que par la bonté. Celle-ci était une petite personne maigre, enjouée, causeuse, railleuse. Elle avait aimé un comte de Trémigon, lequel comte, ayant dû l’épouser, avait ensuite violé sa promesse. Ma tante s’était consolée en célébrant ses amours, car elle était poète. Je me souviens de l’avoir souvent entendue chantonner en nasillant, lunettes sur le nez, tandis qu’elle brodait pour sa sœur des manchettes à deux rangs, un apologue qui commençait ainsi :


Un épervier aimait une fauvette
Et, ce dit-on, il en était aimé,


ce qui m’a paru toujours singulier pour un épervier. La chanson finissait par ce refrain :


Ah ! Trémigon, la fable est-elle obscure ?
Ture lure.


Que de choses dans ce monde finissent comme les amours de ma tante, ture, lure !

Ma grand’mère se reposait sur sa sœur des soins de la maison. Elle dînait à onze heures du matin, faisait la sieste ; à une heure elle se réveillait ; on la portait au bas des terrasses du jardin, sous les saules de la fontaine, où elle tricotait, entourée de sa sœur, de ses enfants et petits-enfants[46]. En ce temps-là, la vieillesse était une dignité ; aujourd’hui elle est une charge. À quatre heures, on reportait ma grand’mère dans son salon ; Pierre, le domestique, mettait une table de jeu ; mademoiselle de Boisteilleul[47] frappait avec les pincettes contre la plaque de la cheminée, et quelques instants après on voyait entrer trois autres vieilles filles qui sortaient de la maison voisine à l’appel de ma tante.

Ces trois sœurs se nommaient les demoiselles Vildéneux[48] ; filles d’un pauvre gentilhomme, au lieu de partager son mince héritage, elles en avaient joui en commun, ne s’étaient jamais quittées, n’étaient jamais sorties de leur village paternel. Liées depuis leur enfance avec ma grand’mère, elles logeaient à sa porte et venaient tous les jours, au signal convenu dans la cheminée, faire la partie de quadrille de leur amie. Le jeu commençait ; les bonnes dames se querellaient : c’était le seul événement de leur vie, le seul moment où l’égalité de leur humeur fût altérée. À huit heures, le souper ramenait la sérénité. Souvent mon oncle de Bedée[49], avec son fils et ses trois filles, assistait au souper de l’aïeule. Celle-ci faisait mille récits du vieux temps ; mon oncle, à son tour, racontait la bataille de Fontenoy, où il s’était trouvé, et couronnait ses vanteries par des histoires un peu franches, qui faisaient pâmer de rire les honnêtes demoiselles. À neuf heures, le souper fini, les domestiques entraient ; on se mettait à genoux, et mademoiselle de Boisteilleul disait à haute voix la prière. À dix heures, tout dormait dans la maison, excepté ma grand’mère, qui se faisait faire la lecture par sa femme de chambre jusqu’à une heure du matin.

Cette société, que j’ai remarquée la première dans ma vie, est aussi la première qui ait disparu à mes yeux. J’ai vu la mort entrer sous ce toit de paix et de bénédiction, le rendre peu à peu solitaire, fermer une chambre et puis une autre qui ne se rouvrait plus. J’ai vu ma grand’mère forcée de renoncer à son quadrille, faute des partners accoutumés ; j’ai vu diminuer le nombre de ces constantes amies, jusqu’au jour où mon aïeule tomba la dernière. Elle et sa sœur s’étaient promis de s’entre-appeler aussitôt que l’une aurait devancé l’autre ; elles se tinrent parole, et madame de Bedée ne survécut que peu de mois à mademoiselle de Boisteilleul. Je suis peut-être le seul homme au monde qui sache que ces personnes ont existé. Vingt fois, depuis cette époque, j’ai fait la même observation ; vingt fois des sociétés se sont formées et dissoutes autour de moi. Cette impossibilité de durée et de longueur dans les liaisons humaines, cet oubli profond qui nous suit, cet invincible silence qui s’empare de notre tombe et s’étend de là sur notre maison, me ramènent sans cesse à la nécessité de l’isolement. Toute main est bonne pour nous donner le verre d’eau dont nous pouvons avoir besoin dans la fièvre de la mort. Ah ! qu’elle ne nous soit pas trop chère ! car comment abandonner sans désespoir la main que l’on a couverte de baisers et que l’on voudrait tenir éternellement sur son cœur ?

Le château du comte de Bedée[50] était situé à une lieue de Plancoët, dans une position élevée et riante. Tout y respirait la joie ; l’hilarité de mon oncle était inépuisable. Il avait trois filles, Caroline, Marie et Flore, et un fils, le comte de La Bouëtardais, conseiller au Parlement[51], qui partageaient son épanouissement de cœur. Monchoix était rempli des cousins du voisinage ; on faisait de la musique, on dansait, on chassait, on était en liesse du matin au soir. Ma tante, madame de Bedée[52], qui voyait mon oncle manger gaiement son fonds et son revenu, se fâchait assez justement ; mais on ne l’écoutait pas, et sa mauvaise humeur augmentait la bonne humeur de sa famille ; d’autant que ma tante était elle-même sujette à bien des manies : elle avait toujours un grand chien de chasse hargneux couché dans son giron, et à sa suite un sanglier privé qui remplissait le château de ses grognements. Quand j’arrivais de la maison paternelle, si sombre et si silencieuse, à cette maison de fêtes et de bruit, je me trouvais dans un véritable paradis. Ce contraste devint plus frappant lorsque ma famille fut fixée à la campagne : passer de Combourg à Monchoix, c’était passer du désert dans le monde, du donjon d’un baron du moyen âge à la villa d’un prince romain.

Le jour de l’Ascension de l’année 1775, je partis de chez ma grand’mère, avec ma mère, ma tante de Boisteilleul, mon oncle de Bedée et ses enfants, ma nourrice et mon frère de lait, pour Notre-Dame de Nazareth. J’avais une lévite blanche, des souliers, des gants, un chapeau blancs, et une ceinture de soie bleue[53]. Nous montâmes à l’Abbaye à dix heures du matin. Le couvent, placé au bord du chemin, s’envieillissait[54] d’un quinconce d’ormes du temps de Jean V de Bretagne. Du quinconce, on entrait dans le cimetière ; le chrétien ne parvenait à l’église qu’à travers la région des sépulcres : c’est par la mort qu’on arrive à la présence de Dieu.

Déjà les religieux occupaient les stalles ; l’autel était illuminé d’une multitude de cierges : des lampes descendaient des différentes voûtes : il y a, dans les édifices gothiques[55], des lointains et comme des horizons successifs. Les massiers vinrent me prendre à la porte, en cérémonie, et me conduisirent dans le chœur. On y avait préparé trois sièges : je me plaçai dans celui du milieu ; ma nourrice se mit à ma gauche, mon frère de lait à ma droite[56].

La messe commença : à l’offertoire, le célébrant se tourna vers moi et lut des prières ; après quoi on m’ôta mes habits blancs, qui furent attachés en ex voto au-dessous d’une image de la Vierge. On me revêtit d’un habit couleur violette. Le prieur prononça un discours sur l’efficacité des vœux ; il rappela l’histoire du baron de Chateaubriand, passé dans l’Orient avec saint Louis ; il me dit que je visiterais peut-être aussi, dans la Palestine, cette Vierge de Nazareth à qui je devais la vie par l’intercession des prières du pauvre, toujours puissantes auprès de Dieu[57]. Ce moine, qui me racontait l’histoire de ma famille, comme le grand-père de Dante lui faisait l’histoire de ses aïeux, aurait pu aussi, comme Cacciaguida, y joindre la prédiction de mon exil.


Tu proverai si come sà di sale
Lo pane altrui, e com’ è duro calle
Lo scendere e il salir per l’altrui scale.
E quel che più ti graverà le spalle,
Sarà la compagnia malvagia e scempia,
Con la qual tu cadrai in questa valle ;
Che tutta ingrata, tutta matta ed empia
Si farà contra te .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  
Di sua bestialitate il suo processo
Farà la pruova : si ch’a te fia bello
Averti fatta parte, per te stesso
[58].


« Tu sauras combien le pain d’autrui a le goût du sel, combien est dur le degré du monter et du descendre de l’escalier d’autrui. Et ce qui pèsera encore davantage sur tes épaules sera la compagnie mauvaise et insensée avec laquelle tu tomberas et qui, tout ingrate, toute folle, tout impie, se tournera contre toi .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  
De sa stupidité sa conduite fera preuve ; tant qu’à toi il sera beau de t’être fait un parti de toi-même. »

Depuis l’exhortation du bénédictin, j’ai toujours rêvé le pèlerinage de Jérusalem, et j’ai fini par l’accomplir.

J’ai été consacré à la religion, la dépouille de mon innocence a reposé sur ses autels : ce ne sont pas mes vêtements qu’il faudrait suspendre aujourd’hui à ses temples, ce sont mes misères.

On me ramena à Saint-Malo[59]. Saint-Malo n’est point l’Aleth de la Notitia imperii : Aleth était mieux placée par les Romains dans le faubourg Saint-Servan, au port militaire appelé Solidor, à l’embouchure de la Rance. En face d’Aleth était un rocher, est in conspectu Tenedos, non le refuge des perfides Grecs, mais la retraite de l’ermite Aaron, qui, l’an 507[60], établit dans cette île sa demeure ; c’est la date de la victoire de Clovis sur Alaric ; l’un fonda un petit couvent, l’autre une grande monarchie, édifices également tombés.

Malo, en latin Maclovius, Macutus, Machutes, devenu en 541 évêque d’Aleth[61], attiré qu’il fut par la renommée d’Aaron, le visita. Chapelain de l’oratoire de cet ermite, après la mort du saint il éleva une église cénobiale, in prædio Machutis. Ce nom de Malo se communiqua à l’île, et ensuite à la ville, Maclovium, Maclopolis.

De saint Malo, premier évêque d’Aleth, au bienheureux Jean surnommé de la Grille, sacré en 1140 et qui fit élever la cathédrale, on compte quarante-cinq évêques. Aleth étant déjà presque entièrement abandonnée, Jean de la Grille transféra le siège épiscopal de la ville romaine dans la ville bretonne qui croissait sur le rocher d’Aaron.

Saint-Malo eut beaucoup à souffrir dans les guerres qui survinrent entre les rois de France et d’Angleterre.

Le comte de Richemont, depuis Henri VII d’Angleterre, en qui se terminèrent les démêlés de la Rose blanche et de la Rose rouge, fut conduit à Saint-Malo. Livré par le duc de Bretagne aux ambassadeurs de Richard, ceux-ci l’emmenaient à Londres pour le faire mourir. Échappé à ses gardes, il se réfugia dans la cathédrale, asylum quod in eâ urbe est inviolatissimum : ce droit d’asile remontait aux Druides, premiers prêtres de l’île d’Aaron.

Un évêque de Saint-Malo fut l’un des trois favoris (les deux autres étaient Arthur de Montauban et Jean Hingant) qui perdirent l’infortuné Gilles de Bretagne : c’est ce que l’on voit dans l’Histoire lamentable de Gilles, seigneur de Chateaubriand et de Chantocé, prince du sang de France et de Bretagne, étranglé en prison par les ministres du favori, le 24 avril 1450.

Il y a une belle capitulation entre Henri IV et Saint-Malo : la ville traite de puissance à puissance, protège ceux qui se sont réfugiés dans ses murs, et demeure libre, par une ordonnance de Philibert de La Guiche, grand maître de l’artillerie de France, de faire fondre cent pièces de canon. Rien ne ressemblait davantage à Venise (au soleil et aux arts près) que cette petite république malouine par sa religion, sa richesse et sa chevalerie de mer. Elle appuya l’expédition de Charles-Quint en Afrique et secourut Louis XIII devant La Rochelle. Elle promenait son pavillon sur tous les flots, entretenait des relations avec Moka, Surate, Pondichéry, et une compagnie formée dans son sein explorait la mer du Sud.

À compter du règne de Henri IV, ma ville natale se distingua par son dévouement et sa fidélité à la France. Les Anglais la bombardèrent en 1693 ; ils y lancèrent, le 29 novembre de cette année, une machine infernale, dans les débris de laquelle j’ai souvent joué avec mes camarades. Ils la bombardèrent de nouveau en 1758.

Les Malouins prêtèrent des sommes considérables à Louis XIV pendant la guerre de 1701 : en reconnaissance de ce service, il leur confirma le privilège de se garder eux-mêmes ; il voulut que l’équipage du premier vaisseau de la marine royale fût exclusivement composé de matelots de Saint-Malo et de son territoire.

En 1771, les Malouins renouvelèrent leur sacrifice et prêtèrent trente millions à Louis XV. Le fameux amiral Anson[62] descendit à Cancale, en 1758, et brûla Saint-Servan. Dans le château de Saint-Malo, La Chalotais écrivit sur du linge, avec un cure-dent, de l’eau et de la suie, les mémoires qui firent tant de bruit et dont personne ne se souvient[63]. Les événements effacent les événements ; inscriptions gravées sur d’autres inscriptions, ils font des pages de l’histoire des palimpsestes.

Saint-Malo fournissait les meilleurs matelots de notre marine ; on peut en voir le rôle général dans le volume in-folio publié en 1682 sous ce titre : Rôle général des officiers, mariniers et matelots de Saint-Malo. Il y a une Coutume de Saint-Malo, imprimée dans le recueil du Coutumier général. Les archives de la ville sont assez riches en chartes utiles à l’histoire et au droit maritime.

Saint-Malo est la patrie de Jacques Cartier[64], le Cristophe Colomb de la France, qui découvrit le Canada. Les Malouins ont encore signalé à l’autre extrémité de l’Amérique les îles qui portent leur nom : Îles Malouines.

Saint-Malo est la ville natale de Duguay-Trouin[65], l’un des plus grands hommes de mer qui aient paru, et, de nos jours, elle a donné à la France Surcouf[66]. Le célèbre Mahé de La Bourdonnais[67], gouverneur de l’Île de France, naquit à Saint-Malo, de même que La Mettrie[68], Maupertuis, l’abbé Trublet dont Voltaire a ri : tout cela n’est pas trop mal pour une enceinte qui n’égale pas celle du jardin des Tuileries.

L’abbé de Lamennais[69] a laissé loin derrière lui ces petites illustrations littéraires de ma patrie.

Broussais[70] est également né à Saint-Malo, ainsi que mon noble ami, le comte de La Ferronnays[71].

Enfin, pour ne rien omettre, je rappellerai les dogues qui formaient la garnison de Saint-Malo : ils descendaient de ces chiens fameux, enfants de régiment dans les Gaules, et qui, selon Strabon, livraient avec leurs maîtres des batailles rangées aux Romains. Albert le Grand, religieux de l’ordre de Saint-Dominique, auteur aussi grave que le géographe grec, déclare qu’à Saint-Malo « la garde d’une place si importante était commise toutes les nuits à la fidélité de certains dogues qui faisaient bonne et sûre patrouille ». Ils furent condamnés à la peine capitale pour avoir eu le malheur de manger inconsidérément les jambes d’un gentilhomme ; ce qui a donné lieu de nos jours à la chanson : Bon voyage. On se moque de tout. On emprisonna les criminels ; l’un d’eux refusa de prendre la nourriture des mains de son gardien qui pleurait ; le noble animal se laissa mourir de faim : les chiens, comme les hommes, sont punis de leur fidélité. Au surplus, le Capitole était, de même que ma Délos, gardé par des chiens, lesquels n’aboyaient pas lorsque Scipion l’Africain venait à l’aube faire sa prière.

Enclos de murs de diverses époques qui se divisent en grands et petits, et sur lesquels on se promène, Saint-Malo est encore défendu par le château dont j’ai parlé, et qu’augmenta de tours, de bastions et de fossés, la duchesse Anne. Vue du dehors, la cité insulaire ressemble à une citadelle de granit.

C’est sur la grève de la pleine mer, entre le château et le Fort-Royal, que se rassemblent les enfants ; c’est là que j’ai été élevé, compagnon des flots et des vents. Un des premiers plaisirs que j’aie goûtés était de lutter contre les orages, de me jouer avec les vagues qui se retiraient devant moi, ou couraient après moi sur la rive. Un autre divertissement était de construire, avec l’arène de la plage, des monuments que mes camarades appelaient des fours. Depuis cette époque, j’ai souvent vu bâtir pour l’éternité des châteaux plus vite écroulés que mes palais de sable.

Mon sort étant irrévocablement fixé, on me livra à une enfance oisive. Quelques notions de dessin, de langue anglaise, d’hydrographie et de mathématiques, parurent plus que suffisantes à l’éducation d’un garçonnet destiné d’avance à la rude vie d’un marin.

Je croissais sans étude dans ma famille ; nous n’habitions plus la maison où j’étais né : ma mère occupait un hôtel, place Saint-Vincent[72], presque en face de la porte qui communique au Sillon. Les polissons de la ville étaient devenus mes plus chers amis : j’en remplissais la cour et les escaliers de la maison. Je leur ressemblais en tout ; je parlais leur langage ; j’avais leur façon et leur allure ; j’étais vêtu comme eux, déboutonné et débraillé comme eux ; mes chemises tombaient en loques ; je n’avais jamais une paire de bas qui ne fût largement trouée ; je traînais de méchants souliers éculés, qui sortaient à chaque pas de mes pieds ; je perdais souvent mon chapeau et quelquefois mon habit. J’avais le visage barbouillé, égratigné, meurtri, les mains noires. Ma figure était si étrange, que ma mère, au milieu de sa colère, ne se pouvait empêcher de rire et de s’écrier : « Qu’il est laid ! »

J’aimais pourtant et j’ai toujours aimé la propreté, même l’élégance. La nuit, j’essayais de raccommoder mes lambeaux ; la bonne Villeneuve et ma Lucile m’aidaient à réparer ma toilette, afin de m’épargner des pénitences et des gronderies ; mais leur rapiécetage ne servait qu’à rendre mon accoutrement plus bizarre. J’étais surtout désolé quand je paraissais déguenillé au milieu des enfants, fiers de leurs habits neufs et de leur braverie.

Mes compatriotes avaient quelque chose d’étranger, qui rappelait l’Espagne. Des familles malouines étaient établies à Cadix ; des familles de Cadix résidaient à Saint-Malo. La position insulaire, la chaussée, l’architecture, les maisons, les citernes, les murailles de granit de Saint-Malo, lui donnent un air de ressemblance avec Cadix : quand j’ai vu la dernière ville, je me suis souvenu de la première.

Enfermés le soir sous la même clé dans leur cité, les Malouins ne composaient qu’une famille. Les mœurs étaient si candides que de jeunes femmes qui faisaient venir des rubans et des gazes de Paris, passaient pour des mondaines dont leurs compagnes effarouchées se séparaient. Une faiblesse était une chose inouïe : une comtesse d’Abbeville ayant été soupçonnée, il en résulta une complainte que l’on chantait en se signant. Cependant le poète, fidèle malgré lui aux traditions des troubadours, prenait parti contre le mari qu’il appelait un monstre barbare.

Certains jours de l’année, les habitants de la ville et de la campagne se rencontraient à des foires appelées assemblées, qui se tenaient dans les îles et sur des forts autour de Saint-Malo ; ils s’y rendaient à pied quand la mer était basse, en bateau lorsqu’elle était haute. La multitude de matelots et de paysans ; les charrettes entoilées ; les caravanes de chevaux, d’ânes et de mulets ; le concours des marchands ; les tentes plantées sur le rivage ; les processions de moines et de confréries qui serpentaient avec leurs bannières et leurs croix au milieu de la foule ; les chaloupes allant et venant à la rame ou à la voile ; les vaisseaux entrant au port, ou mouillant en rade ; les salves d’artillerie, le branle des cloches, tout contribuait à répandre dans ces réunions le bruit, le mouvement et la variété.

J’étais le seul témoin de ces fêtes qui n’en partageât pas la joie. J’y paraissais sans argent pour acheter des jouets et des gâteaux. Évitant le mépris qui s’attache à la mauvaise fortune, je m’asseyais loin de la foule, auprès de ces flaques d’eau que la mer entretient et renouvelle dans les concavités des rochers. Là, je m’amusais à voir voler les pingouins et les mouettes, à béer aux lointains bleuâtres, à ramasser des coquillages, à écouter le refrain des vagues parmi les écueils. Le soir, au logis, je n’étais guère plus heureux ; j’avais une répugnance pour certains mets : on me forçait d’en manger. J’implorais des yeux La France qui m’enlevait adroitement mon assiette, quand mon père tournait la tête. Pour le feu, même rigueur : il ne m’était pas permis d’approcher de la cheminée. Il y a loin de ces parents sévères aux gâte-enfants d’aujourd’hui.

Mais si j’avais des peines qui sont inconnues de l’enfance nouvelle, j’avais aussi quelques plaisirs qu’elle ignore.

On ne sait plus ce que c’est que ces solennités de religion et de famille où la patrie entière et le Dieu de cette patrie avaient l’air de se réjouir ; Noël, le premier de l’an, les Rois, Pâques, la Pentecôte, la Saint-Jean, étaient pour moi des jours de prospérité. Peut-être l’influence de mon rocher natal a-t-elle agi sur mes sentiments et sur mes études. Dès l’année 1015, les Malouins firent vœu d’aller aider à bâtir de leurs mains et de leurs moyens les clochers de la cathédrale de Chartres : n’ai-je pas aussi travaillé de mes mains à relever la flèche abattue de la vieille basilique chrétienne ? « Le soleil, dit le père Maunoir, n’a jamais éclairé canton où ait paru une plus constante et invariable fidélité dans la vraie foi que la Bretagne. Il y a treize siècles qu’aucune infidélité n’a souillé la langue qui a servi d’organe pour prêcher Jésus-Christ, et il est à naître qui ait vu Breton bretonnant prêcher autre religion que la catholique. »

Durant les jours de fête que je viens de rappeler, j’étais conduit en station avec mes sœurs aux divers sanctuaires de la ville, à la chapelle de Saint-Aaron, au couvent de la Victoire ; mon oreille était frappée de la douce voix de quelques femmes invisibles : l’harmonie de leurs cantiques se mêlait aux mugissements des flots. Lorsque, dans l’hiver, à l’heure du salut, la cathédrale se remplissait de la foule ; que de vieux matelots à genoux, de jeunes femmes et des enfants lisaient, avec de petites bougies, dans leurs Heures ; que la multitude, au moment de la bénédiction, répétait en chœur le Tantum ergo ; que, dans l’intervalle de ces chants, les rafales de Noël frôlaient les vitraux de la basilique, ébranlaient les voûtes de cette nef que fit résonner la mâle poitrine de Jacques Cartier et de Duguay-Trouin, j’éprouvais un sentiment extraordinaire de religion. Je n’avais pas besoin que la Villeneuve me dît de joindre les mains pour invoquer Dieu par tous les noms que ma mère m’avait appris ; je voyais les cieux ouverts, les anges offrant notre encens et nos vœux ; je courbais mon front : il n’était point encore chargé de ces ennuis qui pèsent si horriblement sur nous, qu’on est tenté de ne plus relever la tête lorsqu’on l’a inclinée au pied des autels.

Tel marin, au sortir de ces pompes, s’embarquait tout fortifié contre la nuit, tandis que tel autre rentrait au port en se dirigeant sur le dôme éclairé de l’église : ainsi la religion et les périls étaient continuellement en présence, et leurs images se présentaient inséparables à ma pensée. À peine étais-je né, que j’ouïs parler de mourir : le soir, un homme allait avec une sonnette de rue en rue, avertissant les chrétiens de prier pour un de leurs frères décédé. Presque tous les ans, des vaisseaux se perdaient sous mes yeux, et, lorsque je m’ébattais le long des grèves, la mer roulait à mes pieds les cadavres d’hommes étrangers, expirés loin de leur patrie. Madame de Chateaubriand me disait, comme sainte Monique disait à son fils : Nihil longe est a Deo : « Rien n’est loin de Dieu » On avait confié mon éducation à la Providence : elle ne m’épargnait pas les leçons.

Voué à la Vierge, je connaissais et j’aimais ma protectrice que je confondais avec mon ange gardien : son image, qui avait coûté un demi-sou à la bonne Villeneuve, était attachée avec quatre épingles à la tête de mon lit. J’aurais dû vivre dans ces temps où l’on disait à Marie : « Doulce dame du ciel et de la terre, mère de pitié, fontaine de tous biens, qui portastes Jésus-Christ en vos prétieulx flancz, belle très-doulce Dame, je vous mercye et vous prye. »

La première chose que j’ai sue par cœur est un cantique de matelot commençant ainsi :


Je mets ma confiance,
Vierge, en votre secours ;
Servez-moi de défense,
Prenez soin de mes jours ;
Et quand ma dernière heure
Viendra finir mon sort,
Obtenez que je meure
De la plus sainte mort.


J’ai entendu depuis chanter ce cantique dans un naufrage. Je répète encore aujourd’hui ces méchantes rimes avec autant de plaisir que des vers d’Homère ; une madone coiffée d’une couronne gothique, vêtue d’une robe de soie bleue, garnie d’une frange d’argent, m’inspire plus de dévotion qu’une Vierge de Raphaël.

Du moins, si cette pacifique Étoile des mers avait pu calmer les troubles de ma vie ! Mais je devais être agité, même dans mon enfance ; comme le dattier de l’Arabe, à peine ma tige était sortie du rocher qu’elle fut battue du vent.

J’ai dit que ma révolte prématurée contre les maîtresses de Lucile commença ma mauvaise renommée ; un camarade l’acheva.

Mon oncle, M. de Chateaubriand du Plessis, établi à Saint-Malo comme son frère, avait, comme lui, quatre filles et deux garçons[73]. De mes deux cousins (Pierre et Armand), qui formaient d’abord ma société, Pierre devint page de la reine, Armand fut envoyé au collège comme étant destiné à l’état ecclésiastique. Pierre, au sortir des pages, entra dans la marine et se noya à la côte d’Afrique. Armand, depuis longtemps enfermé au collège, quitta la France en 1790, servit pendant toute l’émigration, fit intrépidement dans une chaloupe vingt voyages à la côte de Bretagne, et vint enfin mourir pour le roi à la plaine de Grenelle, le vendredi saint de l’année 1809[74], ainsi que je l’ai déjà dit et que je le répéterai encore en racontant sa catastrophe[75].

Privé de la société de mes deux cousins, je la remplaçai par une liaison nouvelle.

Au second étage de l’hôtel que nous habitions, demeurait un gentilhomme nommé Gesril : il avait un fils et deux filles. Ce fils était élevé autrement que moi ; enfant gâté, ce qu’il faisait était trouvé charmant : il ne se plaisait qu’à se battre, et surtout qu’à exciter des querelles dont il s’établissait le juge. Jouant des tours perfides aux bonnes qui menaient promener les enfants, il n’était bruit que de ses espiègleries que l’on transformait en crimes noirs. Le père riait de tout, et Joson n’était que plus chéri. Gesril devint mon intime ami et prit sur moi un ascendant incroyable : je profitai sous un tel maître, quoique mon caractère fût entièrement l’opposé du sien. J’aimais les jeux solitaires, je ne cherchais querelle à personne : Gesril était fou de plaisirs, de cohue, et jubilait au milieu des bagarres d’enfants. Quand quelque polisson me parlait, Gesril me disait : « Tu le souffres ? » À ce mot, je croyais mon honneur compromis et je sautais aux yeux du téméraire ; la taille et l’âge n’y faisaient rien. Spectateur du combat, mon ami applaudissait à mon courage, mais ne faisait rien pour me servir. Quelquefois il levait une armée de tous les sautereaux qu’il rencontrait, divisait ses conscrits en deux bandes, et nous escarmouchions sur la plage à coups de pierres.

Un autre jeu, inventé par Gesril, paraissait encore plus dangereux : lorsque la mer était haute et qu’il y avait tempête, la vague, fouettée au pied du château, du côté de la grande grève, jaillissait jusqu’aux grandes tours. À vingt pieds d’élévation au-dessus de la base d’une de ces tours, régnait un parapet en granit, étroit, glissant, incliné, par lequel on communiquait au ravelin qui défendait le fossé : il s’agissait de saisir l’instant entre deux vagues, de franchir l’endroit périlleux avant que le flot se brisât et couvrît la tour. Voici venir une montagne d’eau qui s’avançait en mugissant, laquelle, si vous tardiez d’une minute, pouvait ou vous entraîner, ou vous écraser contre le mur. Pas un de nous ne se refusait à l’aventure, mais j’ai vu des enfants pâlir avant de la tenter.

Ce penchant à pousser les autres à des rencontres dont il restait spectateur, induirait à penser que Gesril ne montra pas dans la suite un caractère fort généreux ; c’est lui néanmoins qui, sur un plus petit théâtre, a peut être effacé l’héroïsme de Régulus ; il n’a manqué à sa gloire que Rome et Tite-Live. Devenu officier de marine, il fut pris à l’affaire de Quiberon ; l’action finie et les Anglais continuant de canonner l’armée républicaine, Gesril se jette à la nage, s’approche des vaisseaux, dit aux Anglais de cesser le feu, leur annonce le malheur et la capitulation des émigrés. On le voulut sauver, en lui filant une corde et le conjurant de monter à bord : « Je suis prisonnier sur parole, » s’écrie-t-il du milieu des flots, et il retourne à terre à la nage : il fut fusillé avec Sombreuil et ses compagnons[76].

Gesril a été mon premier ami ; tous deux mal jugés dans notre enfance, nous nous liâmes par l’instinct de ce que nous pouvions valoir un jour[77].

Deux aventures mirent fin à cette première partie de mon histoire, et produisirent un changement notable dans le système de mon éducation.

Nous étions un dimanche sur la grève, à l’éventail de la porte Saint-Thomas et le long du Sillon ; de gros pieux enfoncés dans le sable protègent les murs contre la houle. Nous grimpions ordinairement au haut de ces pieux pour voir passer au-dessous de nous les premières ondulations du flux. Les places étaient prises comme de coutume ; plusieurs petites filles se mêlaient aux petits garçons. J’étais le plus en pointe vers la mer, n’ayant devant moi qu’une jolie mignonne, Hervine Magon, qui riait de plaisir et pleurait de peur. Gesril se trouvait à l’autre bout du côté de la terre.

Le flot arrivait, il faisait du vent ; déjà les bonnes et les domestiques criaient : « Descendez, mademoiselle ! descendez, monsieur ! » Gesril attend une grosse lame : lorsqu’elle s’engouffre entre les pilotis, il pousse l’enfant assis auprès de lui ; celui-là se renverse sur un autre ; celui-ci sur un autre : toute la file s’abat comme des moines de cartes, mais chacun est retenu par son voisin ; il n’y eut que la petite fille de l’extrémité de la ligne sur laquelle je chavirai et qui, n’étant appuyée par personne, tomba. Le jusant l’entraîne ; aussitôt mille cris, toutes les bonnes retroussant leurs robes et tripotant dans la mer, chacune saisissant son marmot et lui donnant une tape. Hervine fut repêchée ; mais elle déclara que François l’avait jetée bas. Les bonnes fondent sur moi ; je leur échappe ; je cours me barricader dans la cave de la maison : l’armée femelle me pourchasse. Ma mère et mon père étaient heureusement sortis. La Villeneuve défend vaillamment la porte et soufflette l’avant-garde ennemie. Le véritable auteur du mal, Gesril, me prête secours : il monte chez lui, et, avec ses deux sœurs, jette par les fenêtres des potées d’eau et des pommes cuites aux assaillantes. Elles levèrent le siège à l’entrée de la nuit ; mais cette nouvelle se répandit dans la ville, et le chevalier de Chateaubriand, âgé de neuf ans, passa pour un homme atroce, un reste de ces pirates dont saint Aaron avait purgé son rocher.

Voici l’autre aventure :

J’allais avec Gesril à Saint-Servan, faubourg séparé de Saint-Malo par le port marchand. Pour y arriver à basse mer, on franchit des courants d’eau sur des ponts étroits de pierres plates, que recouvre la marée montante. Les domestiques qui nous accompagnaient étaient restés assez loin derrière nous. Nous apercevons à l’extrémité d’un de ces ponts deux mousses qui venaient à notre rencontre ; Gesril me dit : « Laisserons-nous passer ces gueux-là ? » et aussitôt il leur crie : « À l’eau, canards ! » Ceux-ci, en qualité de mousses, n’entendant pas raillerie, avancent ; Gesril recule ; nous nous plaçons au bout du pont, et, saisissant des galets, nous les jetons à la tête des mousses. Ils fondent sur nous, nous obligent à lâcher pied, s’arment eux-mêmes de cailloux, et nous mènent battant jusqu’à notre corps de réserve, c’est-à-dire jusqu’à nos domestiques. Je ne fus pas, comme Horatius, frappé à l’œil : une pierre m’atteignit si rudement que mon oreille gauche, à moitié détachée, tombait sur mon épaule.

Je ne pensai point à mon mal, mais à mon retour. Quand mon ami rapportait de ses courses un œil poché, un habit déchiré, il était plaint, caressé, choyé, rhabillé : en pareil cas, j’étais mis en pénitence. Le coup que j’avais reçu était dangereux, mais jamais La France ne me put persuader de rentrer, tant j’étais effrayé. Je m’allai cacher au second étage de la maison, chez Gesril, qui m’entortilla la tête d’une serviette. Cette serviette le mit en train : elle lui représenta une mitre ; il me transforma en évêque, et me fit chanter la grand’messe avec lui et ses sœurs jusqu’à l’heure du souper. Le pontife fut alors obligé de descendre : le cœur me battait. Surpris de ma figure débiffée et barbouillée de sang, mon père ne dit pas un mot ; ma mère poussa un cri ; La France conta mon cas piteux, en m’excusant ; je n’en fus pas moins rabroué. On pansa mon oreille, et monsieur et madame de Chateaubriand résolurent de me séparer de Gesril le plus tôt possible[78].

Je ne sais si ce ne fut point cette année que le comte d’Artois vint à Saint-Malo[79] : on lui donna le spectacle d’un combat naval. Du haut du bastion de la poudrière, je vis le jeune prince dans la foule au bord de la mer : dans son éclat et dans mon obscurité, que de destinées inconnues ! Ainsi, sauf erreur de mémoire, Saint-Malo n’aurait vu que deux rois de France, Charles IX et Charles X.

Voilà le tableau de ma première enfance. J’ignore si la dure éducation que je reçus est bonne en principe, mais elle fut adoptée de mes proches sans dessein et par une suite naturelle de leur humeur. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’elle a rendu mes idées moins semblables à celles des autres hommes ; ce qu’il y a de plus sûr encore, c’est qu’elle a imprimé à mes sentiments un caractère de mélancolie née chez moi de l’habitude de souffrir à l’âge de la faiblesse, de l’imprévoyance et de la joie.

Dira-t-on que cette manière de m’élever m’aurait pu conduire à détester les auteurs de mes jours ? Nullement ; le souvenir de leur rigueur m’est presque agréable ; j’estime et honore leurs grandes qualités. Quand mon père mourut, mes camarades au régiment de Navarre furent témoins de mes regrets. C’est de ma mère que je tiens la consolation de ma vie, puisque c’est d’elle que je tiens ma religion ; je recueillais les vérités chrétiennes qui sortaient de sa bouche, comme Pierre de Langres étudiait la nuit dans une église, à la lueur de la lampe qui brûlait devant le Saint Sacrement. Aurait-on mieux développé mon intelligence en me jetant plus tôt dans l’étude ? J’en doute : ces flots, ces vents, cette solitude qui furent mes premiers maîtres, convenaient peut-être mieux à mes dispositions natives ; peut-être dois-je à ces instituteurs sauvages quelques vertus que j’aurais ignorées. La vérité est qu’aucun système d’éducation n’est en soi préférable à un autre système : les enfants aiment-ils mieux leurs parents aujourd’hui qu’ils les tutoient et ne les craignent plus ? Gesril était gâté dans la maison où j’étais gourmandé : nous avons été tous deux d’honnêtes gens et des fils tendres et respectueux. Telle chose que vous croyez mauvaise met en valeur les talents de votre enfant ; telle chose qui vous semble bonne étoufferait ces mêmes talents. Dieu fait bien ce qu’il fait : c’est la Providence qui nous dirige, lorsqu’elle nous destine à jouer un rôle sur la scène du monde.




  1. Ce livre a été écrit, à la Vallée-aux-Loups, près d’Aulnay, d’octobre 1811 à juin 1812.
  2. Horace, Odes, liv. Ier, XI.
  3. Voltaire n’est pas né le 20 février 1694, et il n’est pas né à Châtenay. Il y a là une double erreur, qui était du reste acceptée par tout le monde à la date où écrivait Chateaubriand. Chacun tenait alors pour exact le dire de Condorcet, dans sa Vie de Voltaire : « François-Marie Arouet, qui a rendu le nom de Voltaire si célèbre, naquit à Châtenay le 20 de février 1694. M. A. Jal, en 1864 (Dictionnaire critique de biographie et d’histoire, pages 1283 et suivantes), a établi d’une façon certaine, à l’aide des registres de la paroisse de Saint-André-des-Arcs, que Voltaire était né à Paris, le dimanche 21 novembre 1694. Voltaire, du reste, avait dit lui-même, dans sa lettre du 17 juin 1768 à M. de Parcieux : « Que puis-je faire, sinon plaindre la ville où je suis né ?… Je vous remercie en qualité de Parisien, et quand mes compatriotes cesseront d’être Welches, je les louerai tant que je pourrai. » L’année suivante, dans son Épître à Boileau, il disait à l’auteur des Satires :
    Dans la cour du Palais je naquis ton voisin.
  4. Le 4 octobre, l’Église célèbre la fête de saint François d’Assises. Chateaubriand avait reçu au baptême les prénoms de François-René. — Il était entré à Jérusalem le 4 octobre 1806. (Itinéraire de Paris à Jérusalem, Tome I, p. 286.)
  5. Voir, à l’Appendice, le No II : Le Manuscrit de 1826.
  6. Ce paragraphe, que nous empruntons au Manuscrit de 1826, nous a paru devoir être préféré à celui qui se trouve dans toutes les éditions des Mémoires et dont voici le texte : « De la naissance de mon père et des épreuves de sa première position, se forma en lui un des caractères les plus sombres qui aient été. Or, ce caractère a influé sur mes idées en effrayant mon enfance, contristant ma jeunesse et décidant du genre de mon éducation. » Selon la très juste remarque du comte de Marcellus (Chateaubriand et son temps, p. 6), ces lignes interrompent plus qu’elles n’aident le récit. « C’était sans doute, ajoute M. de Marcellus, un de ces feuillets supplémentaires dont l’auteur, aux derniers moments de sa vie, renversait continuellement l’ordre, de telle façon qu’il ne s’y reconnaissait plus lui-même, comme il le disait à son dernier secrétaire, M. Daniélo. » (Voir, Tome XII de la première édition des Mémoires d’outre-tombe, les pages auxquelles M. J. Daniélo a donné pour titre : M. et Mme de Chateaubriand ; quelques détails sur leurs habitudes, leurs conversations.)
  7. Cette généalogie est résumée dans l’Histoire généalogique et héraldique des Pairs de France, etc., par M. le chevalier de Courcelles. Ch.
  8. Bernard Chérin (1718-1785), généalogiste et historiographe des Ordres de Saint-Lazare, de Saint-Michel et du Saint-Esprit.
  9. La terre de la Guerrande était située, non dans le Morbihan, mais dans la paroisse de Hénan-Bihen, aujourd’hui l’une des communes du canton de Matignon, arrondissement de Dinan (Côtes-du-Nord).
  10. Sur le comte Louis de Chateaubriand et sur son frère Christian, voir l’Appendice, No III.
  11. Jean de Tinténiac, le héros du combat des Trente, était fils d’Olivier, IIIe du nom, seigneur de Tinténiac, et d’Eustaice de Chasteaubrient, seconde fille de Geoffroy, VIe du nom, baron de Chasteau-brient, et d’Isabeau de Machecoul. (Le P. Aug. Du Paz, Histoire généalogique de plusieurs maisons illustres de Bretagne.)
  12. Voyez cette note à la fin de ces Mémoires. Ch.
  13. Les éditions précédentes portent, toutes, « comme un grand terrier du moyen-âge ». Chateaubriand avait dû certainement écrire terrien. Le Dictionnaire de Furetière (1690) porte : « Terrien. — Qui possède grande étendue de terre. — Le roy d’Espagne est le plus grand terrien du monde depuis la découverte des Indes occidentales. — Cette duchesse est grande terrienne en Bretagne, elle y possède beaucoup de terres. » — Littré dit aussi : « Grand terrien, seigneur qui possède beaucoup de terres. »
  14. Grand’mère paternelle de Chateaubriand. Les actes de l’état civil où elle figure lui donnent tous pour premier prénom, au lieu de Pétronille, celui de Perronnelle. Ce dernier nom était très fréquent en Bretagne : on le traduisait en latin par Petronilla, d’où il arrivait que, dans les familles, on écrivait indifféremment Pétronille ou Perronnelle. sans y attacher d’importance.
  15. Avant d’être recteur de Saint-Launeuc et de Merdrignac, il avait été prieur de Bécherel (en 1747).
  16. Le Manuscrit de 1826 entrait ici, sur François-Henri de Chateaubriand, seigneur de la Villeneuve, dans les détails qui suivent : « Ce singulier curé fut adoré par ses paroissiens. Son nom, illustre en Bretagne, excitait d’abord l’étonnement ; ensuite son caractère joyeux, le culte que cette autre espèce de Rabelais avait voué aux Muses dans un presbytère attirait à lui, on venait le voir de toutes parts ; il donnait tout ce qu’il avait, et n’était, à la lettre, pas maître chez lui ; il mourut insolvable, et ma grand’mère n’osa prendre sa chétive succession que sous bénéfice d’inventaire. Les paysans s’assemblèrent, déclarèrent qu’on faisait injure à la mémoire de leur curé, et se chargèrent d’acquitter ses dettes ; en conséquence, ils l’enterrèrent à leurs frais, liquidèrent sa succession et envoyèrent à sa famille le peu qu’il avait laissé. »
  17. Chateaubriand a francisé ici un vers de Shakespeare, qui a dit dans un de ses sonnets :
    When you entombed, in men’ eyes, shall lie
    Your monument shall be my gentle verse.
  18. Louis-Robert-Hippolyte de Bréhan, comte de Plélo, né à Rennes, le 28 mars 1699, était le petit-neveu de Mme de Sévigné. Sa vie a été écrite par M. Edmond Rathery, sous ce titre : Le comte de Plélo, un volume in-8o, 1876.
  19. Voir, à l’Appendice, le No IV : le comte René de Chateaubriand armateur.
  20. Pierre-Marie-Anne de Chateaubriand, seigneur du Plessis et du Val-Guildo, né en 1727. Il commanda plusieurs des navires de son frère. (Voir à l’Appendice le No IV.) Le 12 février 1760, il épousa Marie-Jeanne-Thérèse Brignon, fille de Nicolas Brignon, seigneur de Laher, négociant, et de Marie-Anne Le Tondu. Incarcéré pendant la Terreur, il mourut dans la prison de Saint-Malo, le 3 fructidor an II (20 août 1794).
  21. Les éditions précédentes portent toutes : 1810. C’est une erreur. Armand de Chateaubriand fut fusillé le vendredi saint (31 mars) de l’année 1809. Lorsque Chateaubriand reviendra plus tard avec détails sur ce douloureux épisode, il aura bien soin de lui donner sa vraie date.
  22. Ceci était écrit en 1811 (note de 1831, Genève). Ch.
  23. Le mariage des parents de Chateaubriand fut célébré à Bourseul. Bourseul est aujourd’hui l’une des communes du canton de Plancoët, arrondissement de Dinan (Côtes-du-Nord). — Voici l’extrait de l’acte de mariage, relevé sur les registres paroissiaux de Bourseul : — « Du troisième de juillet 1753, j’ay administré la bénédiction nuptiale à haut et puissant René-Auguste de Chateaubriand, chevalier seigneur du Plessis, fils majeur de haut et puissant François de Chateaubriand, chevalier seigneur de Villeneuve, et de dame Perronnelle-Claude Lamour de Lanjegu, dame de Chateaubriand, son épouse, domiciliée de la paroisse de Guitté en ce diocèse, d’une part ; et à très noble demoiselle Apolline-Jeanne-Suzanne de Bedée, dame de la Villemain, fille de haut et puissant seigneur Ange-Annibal de Bedée, chevalier seigneur de la Bouëtardays et autres lieux, et de dame Bénigne-Jeanne-Marie de Ravenel du Boistilleul, son épouse, d’autre part… Ont été présents à la cérémonie : messire Ange-Annibal de Bedée et dame Bénigne-Jeanne-Marie de Ravenel, père et mère de l’épouse ; demoiselle Anne de Bedée et demoiselle Suzanne-Apolline de Ravenel, tantes de l’épouse : messire Théodore-Jean-Baptiste de Ravenel de Boistilleul, cousin germain de l’épouse, conseiller au Parlement de Bretagne, et autres soussignants. — Suivent les signatures : Apoline de Bedée de Vilmain, B. de Chateaubriand, Bénigne J.-M. de Ravenel de la Bouëtardaye, de Bedée de la Bouëtardaye, Suzanne de Ravenel, Anne de Bedée, Angélique Bedée du Boisrioux, Jeanne Le Mintier du Boistilleul, Marie-Antoine de Bedée, Théodore J.-B. de Ravenel du Boistilleul, du Breil pontbriand, F. de Chateaubriand, frère de L’époux, et Guillemot, curé de Bourseul.
  24. Ange-Annibal de Bedée, seigneur de La Bouëtardais, de la Mettrie et de Boisriou, né à La Bouëtardais, en Bourseul, Le 11 septembre 1696, était fils de Jean-Marc de Bedée de la Bouëtardais, seigneur des mêmes lieux, et de Jeanne de Bégaignon. Il mourut le 14 janvier 1761 et fut inhumé dans l’église de Bourseul. La famille de Bedée, qui a compté des branches nombreuses, tire son nom d’une paroisse, aujourd’hui commune du canton et de l’arrondissement de Montfort (Ille-et-Vilaine). La seigneurie de Bedée a cessé depuis longtemps d’appartenir à la famille de ce nom : au siècle dernier, elle était aux mains des Visdelou, qui se qualifiaient de marquis de Bedée.
  25. Bénigne-Jeanne-Marie (et non Marie-Anne) de Ravenel du Boisteilleul, née à Rennes, en la paroisse Saint-Jean, le 15 octobre 1698 (et non le 16 octobre), était fille de écuyer Benjamin de Ravenel, seigneur de Boisteilleul, et de Catherine-Françoise de Farcy. Elle avait épousé, le 24 février 1720, en l’église de Toussaint, à Rennes, Ange-Annibal de Bedée. — Je dois ces indications, ainsi que la plupart de celles qui vont suivre et qui ont trait aux parents de Chateaubriand, à M. Frédéric Saulnier, conseiller à la Cour d’appel de Rennes. Sans son utile et si dévoué concours, je n’aurais pu mener à bonne fin cette partie de mon travail.
  26. Chateaubriand fixe à dix le nombre des enfants issus du mariage de ses père et mère. Les registres de la ville de Saint-Malo n’en accusent que neuf :

    1o Geoffroy-René-Marie, né le 4 mai 1758 (mort au berceau).

    2o Jean-Baptiste-Auguste, né le 23 juin 1759 (celui qui sera le petit-gendre de Malesherbes).

    3o Marie-Anne-Françoise, née le 4 juillet 1760 (plus tard Mme de Marigny).

    4o Bénigne-Jeanne, née le 31 août 1761 (qui épousera plus tard M. de Québriac, puis M. de Châteaubourg).

    5o Julie-Marie-Agathe, née le 2 septembre 1763 (plus tard Mme de Farcy).

    6o Lucile-Angélique, née le 7 août 1764 (plus tard Mme de Caux).

    7o Auguste, né le 28 mai 1766 (mort au bout de quelques mois).

    8o Calixte-Anne-Marie, née le 3 juin 1767 (morte en bas âge).

    9o François-René, né le 4 septembre 1768 (l’auteur du Génie du Christianisme).

    Le chiffre de dix enfants, donné par Chateaubriand, n’en est pas moins exact. Un dixième enfant — qui fut en réalité le premier — était né à Plancoët, où M. et Mme de Chateaubriand habitèrent pendant quelque temps à la suite de leur mariage. Ce premier enfant, né et mort à Plancoët, n’a pu figurer sur les registres de Saint-Malo. (Recherches sur plusieurs des circonstances relatives aux origines, à la naissance et à l’enfance de M de Chateaubriand, par M. Ch. Cunat, 1850.)

  27. Le texte complet de l’acte de baptême de Chateaubriand est ainsi conçu :
    « François-René de Chateaubriand, fils de haut et puissant René de Chateaubriand, chevalier, comte de Combourg, et de haute et puissante dame, Apolline-Jeanne-Suzanne de Bedée, dame de Chateaubriand, son épouse, né le 4 septembre 1768, baptisé le jour suivant par nous, Messire Pierre-Henry Nouail, grand chantre et chanoine de l’Église cathédrale, official et grand vicaire de Monseigneur l’évêque de Saint-Malo. A été parrain haut et puissant Jean-Baptiste de Chateaubriand, son frère, et marraine haute et puissante dame Françoise-Marie-Gertrude de Contade, dame et comtesse de Plouër, qui signent et le Père. Ont signé : Jean-Baptiste de Chateaubriand, Brignon de Chateaubriand, Contades de Plouër, de Chateaubriand, Nouail, vicaire général. »
  28. Vingt jours avant moi, le 15 août 1768, naissait dans une autre île, à l’autre extrémité de la France, l’homme qui a mis fin à l’ancienne société, Bonaparte. Ch.
  29. On lit, dans l’Itinéraire de Paris à Jérusalem, tome I, p. 295 : « Tandis que j’attendais l’instant du départ, les religieux se mirent à chanter dans l’église du monastère. Je demandai la cause de ces chants et j’appris que l’on célébrait la fête du patron de l’ordre. Je me souvins alors que nous étions au 4 octobre, jour de la Saint-François, jour de ma naissance et de ma fête. Je courus au chœur et j’offris des vœux pour le repos de celle qui m’avait autrefois donné la vie à pareil jour. »
  30. « Je fus nommé François du jour où j’étais né, et René à cause de mon père. » Manuscrit de 1826. — Atala, le Génie du Christianisme, les Martyrs et l’Itinéraire sont signés : François-Auguste de Chateaubriand. En supprimant ainsi, en tête de ses premiers ouvrages, l’appellation de René, Chateaubriand voulait éviter les fausses interprétations de ceux qui auraient été tentés de le reconnaître dans l’immortel épisode de ses œuvres qui ne porte d’autre titre que ce nom.
  31. En 1768, les parents de Chateaubriand habitaient rue des Juifs (aujourd’hui rue de Chateaubriand), une maison appartenant à M. Magon de Boisgarein. On la distinguait alors sous le nom d’Hôtel de la Gicquelais, nom du père de M. Magon.
  32. En 1780, M. Magon de Boisgarein vendit cette maison à M. Dupuy-Fromy, et peu de temps après elle fut occupée par M. Chenu, qui en fit une auberge. Sa destination, depuis plus d’un siècle, n’a pas changé. L’un des trois corps de logis dont est actuellement composé l’Hôtel de France et de Chateaubriand, celui qui est le plus avancé dans la rue, est la maison natale du grand écrivain.
  33. Françoise-Gertrude de Contades, fille de Louis-Georges-Erasme de Contades, maréchal de France, et de Nicole Magon de la Lande. Elle avait épousé en 1747 Jean-Pierre de la Haye, comte de Plouër, colonel de dragons.
  34. Chateaubriand n’a point imaginé cette tempête romantique, qui éclate pourtant si à propos à l’heure même de sa naissance. M. Charles Cunat, le savant et consciencieux archiviste de Saint-Malo, confirme de la façon la plus précise, dans son écrit de 1850, l’exactitude de tous les détails donnés par le grand poète : « En effet, dit-il, une pluie opiniâtre durait depuis près de deux mois ; plusieurs coups de vent qu’on avait éprouvés n’avaient pas changé l’état de l’atmosphère ; ce temps pluvieux jetait l’alarme dans le pays ; ce fut dans la nuit de samedi à dimanche, à l’approche du dernier quartier de la lune, qu’eut lieu la tempête horrible qui accompagna la naissance de Chateaubriand et dont les terribles effets se firent sentir dans le pays, et notamment à la chaussée du Sillon. » Cette nuit du samedi au dimanche, où la tempête fut particulièrement horrible, était précisément celle du 3 au 4 septembre, et c’est le 4 septembre que naquit Chateaubriand. — La continuité et la violence des tempêtes, en ces premiers jours de septembre 1768, furent telles que l’évêque et le chapitre firent exposer pendant neuf jours, comme aux époques des plus grandes calamités, les reliques de Saint Malo dans le chœur de la cathédrale ; les voûtes de l’antique basilique ne cessèrent de retentir des chants de la pénitence et des appels à la miséricorde divine. Enfin, l’orage s’apaisa, le ciel reprit sa sérénité, et, le dimanche 18 septembre, on porta processionnellement les restes du saint à travers les rues de la ville et autour des remparts, au milieu d’un concours immense de la population. Les reliques, précédées du clergé, étaient portées par des chanoines et suivies par Mgr. Jean-Joseph Fogasse de la Bastie, évêque du diocèse. (Ch. Cunat, op. cit.)
  35. Il n’y eut jamais à Plancoët d’abbaye de Bénédictins. Il existait seulement, au hameau de l’Abbaye, une maison de Dominicains, dont les bâtiments, aujourd’hui transformés en ferme, joignent la partie nord-est de la modeste chapelle où le futur pèlerin de Paris à Jérusalem fut relevé de son premier vœu.
  36. Longtemps encore après Froissart, on a continué d’écrire Combour, ce qui était suivre l’ancienne forme du nom, Comburnium. C’est seulement de 1660 à 1680 que le g a été ajouté.
  37. Emmanuel-Félicité de Durfort, duc de Duras (1715-1789), pair et maréchal de France, premier gentilhomme de la Chambre, membre de l’Académie française. Choisi par le roi pour aller commander en Bretagne au milieu des troubles qu’avait fait naître l’affaire de La Chalotais, il réussit à concilier les esprits et à rétablir la tranquillité.
  38. Louise-Françoise-Maclovie-Céleste de Coëtquen, mariée en 1736 au duc de Duras, décédée le 17 nivôse an X (7 janvier 1802).
  39. Hallay-Coëtquen (Jean-Georges-Charles-Frédéric-Emmanuel, marquis du), né le 5 octobre 1799, mort le 10 mars 1867. Il avait été, sous la Restauration, capitaine au 1er régiment de grenadiers à cheval de la garde royale et gentilhomme ordinaire de la chambre du roi. Le marquis du Hallay a eu une grande réputation comme juge du point d’honneur et arbitre en matière de duel. Il a publié des Nouvelles et Souvenirs, Paris, 1835 et 1836, 2 tomes en 1 vol. in-8o.
  40. Le comte du Hallay-Coëtquen, frère cadet du précédent, a été page de Louis XVIII en 1814, puis garde du corps de Monsieur, et lieutenant au 4e régiment de chasseurs à cheval.
  41. Pierre-Louis Moreau de Maupertuis (1698-1759) ; membre de l’Académie des sciences et de l’Académie française ; président perpétuel de l’Académie des sciences et belles-lettres de Berlin. Il était né à Saint-Malo.
  42. Nicolas-Charles-Joseph Trublet (1697-1770) ; parent et ami de Maupertuis et, comme lui, né à Saint-Malo. Il avait été reçu membre de l’Académie française le 13 avril 1761.
  43. C’est un souvenir du voyage de l’auteur en Palestine et de son séjour au couvent de Saint-Saba : « On montre aujourd’hui dans ce monastère trois ou quatre mille têtes de morts, qui sont celles des religieux massacrés par les infidèles. Les moines me laissèrent un quart d’heure tout seul avec ces reliques : ils semblaient avoir deviné que mon dessein était de peindre un jour la situation de l’âme des solitaires de la Thébaïde. Mais je ne me rappelle pas encore sans un sentiment pénible qu’un caloyer voulut me parler de politique et me raconter les secrets de la cour de Russie. « Hélas ! mon père, lui dis-je, où chercherez-vous la paix, si vous ne la trouvez pas ici ? » Itinéraire de Paris à Jérusalem, tome I, p. 313.
  44. Lucile avait, non pas deux ans, mais quatre ans de plus que son frère. Elle était née le 7 août 1764. — Voir son acte de naissance à la page 7 de la remarquable étude de M. Frédéric Saulnier sur Lucile de Chateaubriand et M. de Caux, d’après des documents inédits, 1885. M. Anatole France s’est donc trompé, lui aussi, lorsque, dans son petit volume, d’ailleurs si charmant, sur Lucile de Chateaubriand, sa vie et ses œuvres, il l’a fait naître « en l’an 1766 ».
  45. Άχὼρ, gourme. Ch.
  46. « Dans les jardins en terrasse de cette maison, qui sert maintenant de presbytère à la paroisse de Nazareth, se voit encore la fontaine entourée de saules, où l’aïeule de Chateaubriand venait respirer le frais en tricotant au milieu de ses enfants et petits-enfants. » Du Breil de Marzan, Impressions bretonnes sur les funérailles de Chateaubriand et sur les Mémoires d’outre-tombe, 1850.
  47. Suzanne-Emilie de Ravenel, demoiselle du Boisteilleul, sœur cadette de madame de Bedée de la Bouëtardais, née à Rennes le 12 mai 1700.
  48. La véritable orthographe du nom des trois vieilles filles était : Loisel de la Villedeneu. (Du Breil de Marzan, op. cit.)
  49. Marie-Antoine-Bénigne de Bedée, comte de la Bouëtardais, baron de Plancoët, fils de Ange-Annibal de Bedée et de Bénigne-Jeanne-Marie de Ravenel de Boisteilleul, frère de madame de Chateaubriand et d’un an plus jeune qu’elle ; il était né dans la paroisse de Bourseul, le 5 avril 1727. Il mourut à Dinan, le 24 juillet 1807.
  50. Le château de Monchoix, dans la paroisse de Pluduno, aujourd’hui l’une des communes du canton de Plancoët, arrondissement de Dinan. Monchoix est actuellement habité par M. du Boishamon, arrière-petit-fils du comte de Bedée.
  51. Le comte de Bedée avait eu huit enfants, dont quatre morts en bas âge. Chateaubriand n’a donc connu que les quatre dont il parle : 1o Charlotte-Suzanne-Marie (celle qu’il appelle Caroline), née en la paroisse de Pluduno, le 24 avril 1762, décédée à Dinan, non mariée, le 28 avril 1849 ; — 2o Marie-Jeanne-Claude ou Claudine, née le 21 avril 1765, mariée en émigration à René-Hervé du Hecquet, seigneur de Rauville. Revenue en France, elle s’est fixée à Valognes et a dû y mourir. Ce sont ses héritiers qui ont hérité de la Bouëtardais. — 3o Flore-Anne, née le 5 octobre 1766, mariée au château de Monchoix, le 28 octobre 1788, à Charles-Augustin-Jean-Baptiste Locquet, chevalier de Château-d’Assy, d’une famille d’origine malouine ; elle est décédée, veuve, à Dinan, le 7 janvier 1851. — 4o Marie-Joseph-Annibal de Bedée, comte de la Bouëtardais, conseiller au Parlement de Rennes. Il fut, à Londres, le compagnon d’émigration de Chateaubriand et nous renvoyons à ce moment les détails que nous aurons à fournir sur lui.
  52. Marie-Angélique-Fortunée-Cécile Ginguené, fille de écuyer François Ginguené et de dame Thérèse-Françoise Jean. Elle était née à Rennes le 23 novembre 1729. Mariée, le 23 novembre 1756, à Marie-Antoine-Bénigne de Bedée. Décédée à Dinan, le 22 novembre 1823.
  53. « C’était la première fois de ma vie que j’étais décemment habillé. Je devais tout devoir à la religion, même la propreté, que saint Augustin appelle une demi-vertu. » Manuscrit de 1826.
  54. À propos de cette expression et de quelques autres (me jouer emmi les vagues qui se retiraient ; — à l’orée d’une plaine ; — des nuages qui projettent leur ombre faitive, etc.), Sainte-Beuve écrivait, dans son article du 15 avril 1834, après les premières lectures des Mémoires : « L’effet est souvent heureux de ces mots gaulois rajeunis mêlés à de fraîches importations latines (Le vaste du ciel, les blandices des sens, etc.) et encadrés dans des lignes d’une pureté grecque, au tour grandiose, mais correct et défini. Le vocabulaire de M. de Chateaubriand dans ces Mémoires comprend toute la langue française imaginable et ne la dépasse guère que parfois en quelque demi-douzaine de petits mots que je voudrais retrancher. Cet art d’écrire qui ne dédaigne rien, avide de toute fleur et de toute couleur assortie, remonte jusqu’au sein de Ducange pour glaner un épi d’or oublié, ou ajouter un antique bleuet à la couronne. » Portraits contemporains, I, 30.
  55. La chapelle de Notre-Dame de Nazareth n’était aucunement un édifice gothique. Elle datait du milieu du XVIIe siècle et avait été fondée par dame Catherine de Rosmadec, épouse de Guy de Rieux, comte de Châteauneuf, qui en fit don au couvent des religieux Dominicains de Dinan. La première pierre fut posée en présence de Ferdinand de Neufville, évêque de Saint-Malo, le 2 mai 1649, et, à cette date, on ne construisait plus, même en Bretagne, ni églises ni chapelles gothiques. (Voir Dictionnaire d’Ogée, article Corseul, et l’Histoire de la découverte de la Sainte image de Notre Dame de Nazareth, copiée sur l’ancien original du père Guillouzou, et publiée par M. L. Prud’homme, de Saint-Brieuc).
  56. « La religion, qui ne connaît pas les rangs et qui donne toujours des leçons, ne voyait dans cette cérémonie que la pauvre femme qui m’avait sauvé de la mort, et l’enfant qui avait sucé le même lait que moi ; la grande dame ma mère était à la porte, la paysanne dans le sanctuaire. » Manuscrit de 1826.
  57. « Quand cela fut fait, on acheva de célébrer la messe ; ma mère communia après le prêtre, et très certainement ses vœux cherchèrent à détourner sur moi les grâces que cette communion devait répandre sur elle. Combien il est essentiel de frapper l’imagination des enfants, par des actes de religion ! Jamais dans le cours de ma vie je n’ai oublié le relèvement de mon vœu. Il s’est présenté à ma mémoire au milieu des plus grands égarements de ma jeunesse ; je m’y sentais attaché comme à un point fixe autour duquel je tournais sans pouvoir me déprendre. Depuis l’exhortation du bénédictin, j’ai toujours rêvé le pèlerinage de Jérusalem, et j’ai fini par l’accomplir. Il est certain que la plupart des actes religieux, nobles par eux-mêmes, laissent au fond du cœur de nobles souvenirs, nourrissent l’âme de sentiments élevés et disposent à aimer les choses belles et touchantes ; que de droit la religion n’avait-elle donc pas sur moi ! Ne devait-elle pas me dire : « Tu m’as été consacré dans ta jeunesse, je ne t’ai rendu à la vie que pour que tu devinsses mon défenseur. La dépouille de ton innocence, trempée des larmes de ta mère, repose encore sur mes autels ; ce ne sont pas tes vêtements qu’il faut suspendre à mes temples, ce sont tes passions. Consacre-moi ton cœur et tes chagrins, je bénirai ta nouvelle offrande. » Sainte religion, voilà ton langage ; toi seule pourrais remplir le vide que j’ai toujours senti en moi, et guérir cette tristesse qui me suit. Tout sujet m’y replonge ou m’y ramène ; je n’écris pas un mot qu’elle ne soit prête à déborder comme un torrent ; je ne suis occupé qu’à la renfermer, pour ne pas me rendre ridicule aux hommes. Mais dans cet écrit qui ne paraîtra qu’après moi, que j’ai entrepris pour me soulager, pour donner une issue aux sentiments qui m’étouffent, pourquoi me contraindrais-je ? Rassasions-nous de nos peines secrètes, que mon âme malade et blessée puisse à son gré repasser ses chimères et se noyer dans ses souvenirs ! » Manuscrit de 1826.
  58. Dante, Le Paradis, Chant XVII.
  59. « Au mois d’octobre de l’année 1775, nous retournâmes à Saint-Malo. » Manuscrit de 1826.
  60. Saint Aaron vivait bien au VIe siècle, mais on ignore absolument la date à laquelle il s’établit sur le rocher qui porte aujourd’hui la ville de Saint-Malo. La date de 507, donnée ici par Chateaubriand, ne repose sur aucune autorité sérieuse. On ne la trouve même pas dans l’ouvrage, plus Légendaire qu’historique, du P. Albert Le Grand, la vie, gestes, mort et miracles des saints de la Bretagne-Armorique.
  61. Cette date de 541, que Chateaubriand a prise cette fois dans Albert Le Grand (édition de 1680, p. 583), n’est rien moins qu’exacte. Malo fut bien le premier titulaire de l’évêché d’Aleth, fondé par Judaël, roi de Domnonée, mais cette fondation eut lieu, non en 541, mais près d’un demi-siècle plus tard. Né vers 520 dans la Cambrie méridionale, Malo ne passa en Armorique que vers 550. Il aborda dans l’île de Césembre, avec une trentaine de disciples et se mit aussitôt à évangéliser les campagnes aléthiennes et curiosolites. Il comptait déjà dans la péninsule armoricaine, et spécialement dans le pays d’Aleth, quarante ans d’apostolat, lorsqu’il fut honoré de la dignité épiscopale, vers 585-590. Saint Malo mourut en Saintonge, le dimanche 16 décembre 621, âgé d’environ cent ans. (Voir l’Histoire de Bretagne, par Arthur de la Borderie, tome I, p. 421, 465, 475.)
  62. Anson (Georges), amiral anglais, né en 1697, mort en 1762.
  63. La Chalotais (Louis-René de Caradeuc de), procureur-général au Parlement de Bretagne, né à Rennes le 6 mars 1701, mort le 12 juillet 1785. — Le premier Mémoire, écrit sous le nom de M. de La Chalotais, et reconnu par lui comme son œuvre, se terminait par ces lignes : « Fait au château de Saint-Malo, 15 janvier 1766, écrit avec une plume faite d’un cure-dent, et de l’encre faite avec de la suie de cheminée, du vinaigre et du sucre, sur des papiers d’enveloppe de sucre et de chocolat. » La vérité est que La Chalotais, dans sa prison, avait tout ce qu’il faut pour écrire et qu’il écrivait par toutes les postes à sa famille. Voir, dans l’ouvrage de M. Henri Carré, La Chalotais et le duc d’Aiguillon (1893), la correspondance du chevalier de Fontette, commandant du château de Saint-Malo, et en particulier la lettre du 28 avril 1766.
  64. Jacques Cartier naquit à Saint-Malo le 31 décembre 1494, l’année même où Christophe Colomb découvrait la Jamaïque. On ne sait pas exactement la date de sa mort. Le savant annaliste de Saint-Malo, M. Ch. Cunat, croit pouvoir la fixer aux environs de 1654.
  65. René Dugay-Trouin, né le 10 juin 1673 ; mort le 27 septembre 1736.
  66. Robert Surcouf, le célèbre corsaire (1773-1827). M. Ch. Cunat a écrit son Histoire.
  67. Bertrand-François Mahé de La Bourdonnais, (1699-1753).
  68. Julien Offraye de La Mettrie, né à Saint-Malo Le 19 décembre 1709, mort le 11 novembre 1751 à Berlin, où ses ouvrages ouvertement matérialistes lui avaient valu d’être nommé lecteur du roi. Frédéric II a composé son Éloge.
  69. Hugues-Félicité Robert de la Mennais, né le 19 juin 1782, mort le 27 février 1854. Presque tous ses biographes le font naître dans la même rue que Chateaubriand. C’est une erreur. L’hôtel de la Mennais, où naquit l’auteur de l’Essai sur l’Indifférence, était situé, non rue des Juifs, mais rue Saint-Vincent.
  70. François-Joseph-Victor Broussais (1772-1832). Comme son compatriote La Mettrie, mais avec plus d’éclat et de talent, il se montra, dans tous ses ouvrages, un ardent adversaire des doctrines psychologiques et spiritualistes.
  71. Pierre-Louis-Auguste Ferron, comte de La Ferronnays, né le 17 décembre 1772. Il émigra avec son père, lieutenant général des armées du roi, servit sous le prince de Condé et devint aide de camp du duc de Berry. Maréchal de camp (4 juin 1814) ; pair de France (17 août 1815) ; ministre à Copenhague en 1817 ; ambassadeur à Saint-Pétersbourg en 1819 ; ministre des Affaires étrangères du 4 janvier 1828 au 14 mai 1829 ; ambassadeur à Rome du mois de février au mois d’août 1830. Il mourut en cette ville le 17 janvier 1842, laissant une mémoire honorée de tous les partis.
  72. Peu d’années après la naissance de Chateaubriand, sa famille avait quitté l’hôtel de la Gicquelais et était venue habiter le premier étage de la belle maison de M. White de Boisglé, maire de Saint-Malo, maison située sur la rue et la place Saint-Vincent presque en face de la porte Saint Vincent. (Ch. Cunat, op. cit.)
  73. De ces six enfants, cinq figurent sur les registres de naissance de Saint-Malo : Adélaïde, née en 1762 ; Emilie-Thérèse-Rosalie, née le 12 septembre 1763 ; Pierre, né en 1767 ; Armand-Louis-Marie, né le 16 mars 1768 ; Modeste, née en 1772.
  74. Ici encore, dans toutes les éditions, on a imprimé à tort : 1810.
  75. Il a laissé un fils, Frédéric, que je plaçai d’abord dans les gardes de Monsieur, et qui entra depuis dans un régiment de cuirassiers. Il a épousé, à Nancy, mademoiselle de Gastaldi, dont il a eu deux fils, et s’est retiré du service. La sœur aînée d’Armand, ma cousine, est, depuis de longues années, supérieure des religieuses Trappistes. (Note de 1831, Genève.) Ch. — Frédéric de Chateaubriand, dont il est parlé dans cette note, était né à Jersey le 11 novembre 1798. Il est mort le 8 juin 1849, au château de la Ballue, près Saint-Servan, laissant un fils, Henri-Frédéric-Marie-Geoffroy de Chateaubriand, né à la Ballue le 11 mai 1835 et marié en 1869 à Françoise-Madeleine-Anne Regnault de Parcieu.
  76. Gesril du Papeu (Joseph-Francois-Anne) avait un an de plus que son ami Chateaubriand ; il était né à Saint-Malo le 23 février 1767. Entré dans la marine, comme garde, à quatorze ans, il prit part à la guerre de l’Indépendance américaine et fit ensuite une campagne de trois ans dans les mers de l’Inde et de la Chine. Lieutenant de vaisseau, le 9 octobre 1789, il ne tarda pas à émigrer, fit la campagne des Princes en 1792, comme simple soldat, et se rendit ensuite à Jersey. Le 21 juillet 1795, il était à Quiberon, cette fois comme lieutenant de la compagnie noble des élèves de la marine, dans le régiment du comte d’Hector. L’épisode dont il fut le héros dans cette tragique journée suffirait seul à prouver que Sombreuil et ses soldats n’ont mis bas les armes qu’à la suite d’une capitulation. Ceux qui nient l’existence de cette capitulation l’ont bien compris : ils ont essayé de contester l’acte même de Gesril et son généreux sacrifice. Mais ce sacrifice et les circonstances qui l’accompagnèrent sont attestés par trop de témoins pour qu’on puisse les mettre en doute. Ces témoins sont de ceux dont la parole ne se peut récuser : En voici la liste : 1o Chaumereix ; 2o Berthier de Grandry ; 3o La Bothelière, capitaine d’artillerie ; 4o Cornulier-Lucinière ; 5o La Tullaye ; 6o Du Fort ; 7o le contre-amiral Vossey ; 8o le baron de Gourdeau ; 9o le capitaine républicain Rottier, de la légion nantaise. Le fait, d’ailleurs, est consigné dans une lettre écrite des prisons de Vannes par Gesril du Papeu à son père. Le jeune héros fut fusillé à Vannes, le 10 fructidor (27 août 1795).
  77. « Je pense avec orgueil que cet homme a été mon premier ami, et que tous les deux, mal jugés dans notre enfance, nous nous liâmes par l’instinct de ce que nous pouvions valoir un jour, et que c’est dans le coin le plus obscur de la monarchie, sur un misérable rocher, que sont nés ensemble et presque sous le même toit deux hommes dont les noms ne seront peut-être pas tout à fait inconnus dans les annales de l’honneur et de la fidélité. » Manuscrit de 1826.
  78. J’avais déjà parlé de Gesril dans mes ouvrages. Une de ses sœurs, Angélique Gesril de La Trochardais, m’écrivit en 1818 pour me prier d’obtenir que le nom de Gesril fut joint à ceux de son mari et du mari de sa sœur : j’échouai dans ma négociation. (Note de 1831, Genève.) Ch.

    Gesril avait trois sœurs : Mmes Colas de la Baronnais, Le Roy de la Trochardais et Le Metaër de la Racillais. Les deux dernières seules ont laissé des enfants : la famille Gesril se trouve éteinte et fondue dans Le Metaër et, par Le Roy, dans Boisguéhéneuc et du Raquet.

  79. Le comte d’Artois vint, en effet, à Saint-Malo le 11 mai 1777 et y séjourna trois jours. De grandes fêtes eurent lieu en son honneur. (Ch. Cunat, op. cit.)