Mémoires d’outre-tombe/Quatrième partie/Livre VIII

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Garnier (Tome 6p. 329-364).

LIVRE VIII[1]

Journal de Padoue à Prague, du 20 au 26 septembre 1833. — Conegliano. — Traduction du Dernier Abencerage. — Udine. — La comtesse de Samoyloff. — M. de la Ferronnays. — Un prêtre. — La Carinthie. — La Drave. — Un petit paysan. — Forges. — Déjeuner au hameau de Saint-Michel. — Col du Tauern. — Cimetière. — Atala : Combien changée. — Lever du soleil. — Salzbourg. — Revue militaire. — Bonheur des paysans. — Woknabrück. — Plancoët et ma grand’mère. — Nuit. — Villes d’Allemagne et villes d’Italie. — Linz. — Le Danube. — Waldmünchen. — Bois. — Combourg. — Lucile. — Voyageurs. — Prague. — Madame de Gontaut. — Jeunes Français. — Madame la Dauphine. — Course à Butschirad. — Butschirad. — Sommeil de Charles X. — Henri V. — Réception des jeunes gens. — L’échelle et la paysanne. — Dîner à Butschirad. — Madame de Narbonne. — Henri V. — Partie de whist. — Charles X. — Mon incrédulité sur la déclaration de majorité. Lecture des journaux. — Scène des jeunes gens. — À Prague. — Je pars pour la France. — Passage dans Butschirad la nuit. — Rencontre à Schlau. — Carlsbad vide. — Hollfeld. — Bamberg : le bibliothécaire et la jeune femme. — Mes Saint-François diverses. — Épreuves de religion. — La France.

Je me désolai en passant à Mestre, vers la fin de la nuit, de ne pouvoir aller au rivage : peut-être un phare lointain des dernières lagunes m’aurait indiqué la plus belle des îles du monde ancien, comme une petite lumière découvrit à Christophe Colomb la première île du Nouveau-Monde. C’était à Mestre que j’étais débarqué de Venise, lors de mon premier voyage en 1806 : fugit ætas.

Je déjeunai à Conegliano : j’y fus complimenté par les amis d’une dame, traducteur de l’Abencerage, et sans doute ressemblant à Blanca : « Il vit sortir une jeune femme, vêtue à peu près comme ces reines gothiques sculptées sur les monuments de nos anciennes abbayes ; une mantille noire était jetée sur sa tête ; elle tenait avec sa main gauche cette mantille croisée et fermée comme une guimpe au-dessous de son menton, de sorte que l’on n’apercevait de tout son visage que ses grands yeux et sa bouche de rose. » Je paye ma dette au traducteur de mes rêveries espagnoles, en reproduisant ici son portrait.

Quand je remontai en voiture, un prêtre me harangua sur le Génie du Christianisme. Je traversais le théâtre des victoires qui menèrent Bonaparte à l’invasion de nos libertés.

Udine est une belle ville : j’y remarquai un portique imité du palais des doges. Je dînai à l’auberge, dans l’appartement que venait d’occuper madame la comtesse de Samoyloff ; il était encore tout rempli de ses dérangements. Cette nièce de la princesse Bagration, autre injure des ans, est-elle encore aussi jolie qu’elle l’était à Rome en 1829, lorsqu’elle chantait si extraordinairement à mes concerts ? Quelle brise roulait de nouveau cette fleur sous mes pas ? quel souffle poussait ce nuage ? Fille du Nord, tu jouis de la vie ; hâte-toi : des harmonies qui te charmaient ont déjà cessé ; tes jours n’ont pas la durée du jour polaire.

Sur le livre de l’hôtel était écrit le nom de mon noble ami, le comte de La Ferronnays, retournant de Prague à Naples, de même que j’allais de Padoue à Prague. Le comte de la Ferronnays, mon compatriote à double titre, puisqu’il est Breton et Malouin, a entremêlé ses destinées politiques aux miennes : il était ambassadeur à Pétersbourg quand j’étais à Paris ministre des affaires étrangères ; il occupa cette dernière place, et je devins à mon tour ambassadeur sous sa direction. Envoyé à Rome, je donnai ma démission à l’avènement du ministère Polignac, et La Ferronnays hérita de mon ambassade. Beau-frère de M. de Blacas, il est aussi pauvre que celui-ci est riche ; il a quitté la pairie et la carrière diplomatique lors de la révolution de Juillet ; tout le monde l’estime, et personne ne le hait, parce que son caractère est pur et son esprit tempérant. Dans sa dernière négociation à Prague, il s’est laissé surprendre par Charles X, qui marche vers ses derniers lustres. Les vieilles gens se plaisent aux cachotteries, n’ayant rien à montrer qui vaille. En exceptant mon vieux roi, je voudrais qu’on noyât quiconque n’est plus jeune, moi tout le premier avec douze de mes amis.

À Udine, je pris la route de Villach ; je me rendais en Bohême par Salzbourg et Linz. Avant d’attaquer les Alpes, j’ouïs le branle des cloches et j’aperçus dans la plaine un campanile illuminé. Je fis interroger le postillon à l’aide d’un Allemand de Strasbourg, cicerone italien à Venise, qu’Hyacinthe m’avait amené pour interprète slave à Prague. La réjouissance dont je m’enquérais avait lieu à l’occasion d’un prêtre nouvellement promu aux ordres sacrés ; il devait dire le lendemain sa première messe. Combien de fois ces cloches, qui proclament aujourd’hui l’union indissoluble d’un homme avec Dieu, appelleront-elles cet homme au sanctuaire, et à quelle heure ces mêmes cloches sonneront-elles sur son cercueil ?

22 septembre.

Je dormis presque toute la nuit, au bruit des torrents, et je me réveillai au jour, le 22, parmi les montagnes. Les vallées de la Carinthie sont agréables, mais n’ont rien de caractéristique : point de costume parmi les paysans ; quelques femmes portent des fourrures comme les Hongroises ; d’autres ont la tête couverte de coiffes blanches mises en arrière, ou de bonnets de laine bleue renflés en bourrelet sur le bord, tenant le milieu entre le turban de l’Osmanli et la calotte à bouton du Talapoin.

Je changeai de chevaux à Villach. En sortant de cette station, je suivis une large vallée au bord de la Drave, nouvelle connaissance pour moi : à force de passer les rivières, je trouverai enfin mon dernier rivage. Lander[2] vient de découvrir l’embouchure du Niger ; le hardi voyageur a rendu ses jours à l’éternité au moment où il nous apprenait que le fleuve mystérieux de l’Afrique verse ses ondes à l’Océan.

À l’entrée de la nuit, nous faillîmes d’être arrêtés au village de Saint-Paternion : il s’agissait de graisser la voiture ; un paysan vissa l’écrou d’une des roues à contre-sens, avec tant de force qu’il était impossible de l’ôter. Tous les habiles du village, le maréchal ferrant à leur tête, échouèrent dans leurs tentatives. Un garçon de quatorze à quinze ans quitte la troupe, revient avec une paire de tenailles, écarte les travailleurs, entoure l’écrou d’un fil d’archal, le tortille avec ses pinces, et, pesant de la main dans le sens de la vis, enlève l’écrou sans le moindre effort : ce fut un vivat universel. Cet enfant ne serait-il point quelque Archimède ? La reine d’une tribu d’Esquimaux, cette femme qui traçait au capitaine Parry[3] une carte des mers polaires, regardait attentivement des matelots soudant à la forge des bouts de fer, et devançait par son génie toute sa race.

Dans la nuit du 22 au 23, je traversai une masse épaisse de montagnes ; elles continuèrent leur brouillée devant moi jusqu’à Salzbourg : et pourtant ces remparts n’ont pas défendu l’empire romain. L’auteur des Essais, parlant du Tyrol, dit avec sa vivacité ordinaire d’imagination : « C’étoit comme une robe que nous ne voyons que plissée, mais qui, si elle étoit espandue, seroit un fort grand pays. » Les monts où je tournoyais ressemblaient à un éboulement des chaînes supérieures, lequel, en couvrant un vaste terrain, aurait formé de petites Alpes offrant les divers accidents des grandes.

Des cascades descendaient de tous côtés, bondissaient sur des lits de pierres, comme les gaves des Pyrénées. Le chemin passait dans des gorges à peine ouvertes à la voie de la calèche. Aux environs de Gemünd, des forges hydrauliques mêlaient le retentissement de leurs pilons à celui des écluses de chasse ; de leurs cheminées s’échappaient des colonnes d’étincelles parmi la nuit et les noires forêts de sapins. À chaque coup de soufflet sur l’âtre, les toits à jour de la fabrique s’illuminaient soudain, comme la coupole de Saint-Pierre de Rome un jour de fête. Dans la chaîne du Karch, on ajouta trois paires de bœufs à nos chevaux. Notre long attelage, sur les eaux torrentueuses et les ravines inondées, avait l’air d’un pont vivant : la chaîne opposée du Tauern était drapée de neige.

Le 23, à neuf heures du matin, je m’arrêtai au joli hameau de Saint-Michel, au fond d’une vallée. De belles grandes filles autrichiennes me servirent un déjeuner bien propre dans une petite chambre dont les deux fenêtres regardaient des prairies et l’église du village. Le cimetière, entourant l’église, n’était séparé de moi que par une cour rustique. Des croix de bois, inscrites dans un demi-cercle et auxquelles appendaient des bénitiers, s’élevaient sur la pelouse des vieilles tombes : cinq sépulcres encore sans gazon annonçaient cinq nouveaux repos. Quelques-unes des fosses, comme des plates-bandes de potager, étaient ornées de soucis en pleine fleur dorée ; des bergeronnettes couraient après des sauterelles dans ce jardin des morts. Une très vieille femme boiteuse, appuyée sur une béquille, traversait le cimetière et rapportait une croix abattue : peut-être la loi lui permettait-elle de butiner cette croix pour sa tombe ; le bois mort dans les forêts, appartient à celui qui l’a ramassé.

Là dorment ignorés des poètes sans gloire,
Des orateurs sans voix, des héros sans victoire[4].

L’enfant de Prague ne dormirait-il pas mieux ici sans couronne que dans la chambre du Louvre où le corps de son père fut exposé ?

Mon déjeuner solitaire en société des voyageurs repus, couchés sous ma fenêtre, aurait été selon mes goûts, si une mort trop récente ne m’eût affligé : j’avais entendu crier la geline servie à mon festin. Pauvre poussin ! il était si heureux cinq minutes avant mon arrivée ! il se promenait parmi les herbes, les légumes et les fleurs ; il courait au milieu des troupeaux de chèvres descendues de la montagne ; ce soir il se serait couché avec le soleil, et il était encore assez petit pour dormir sous l’aile de sa mère.

La calèche attelée, j’y suis remonté entouré des femmes, et les garçons de l’auberge m’ont accompagné ; ils avaient l’air heureux de m’avoir vu, quoiqu’ils ne me connussent pas et qu’ils ne dussent jamais me revoir : ils me donnaient tant de bénédictions ! Je ne me lasse pas de cette cordialité allemande. Vous ne rencontrez pas un paysan qui ne vous ôte son chapeau et ne vous souhaite cent bonnes choses : en France, on ne salue que la mort ; l’insolence est réputée la liberté et l’égalité ; nulle sympathie d’homme à homme ; envier quiconque voyage un peu commodément, se tenir sur la hanche prêt à olinder[5] contre tout porteur d’une redingote neuve ou d’une chemise blanche, voilà le signe caractéristique de l’indépendance nationale : bien entendu que nous passons nos jours dans les antichambres à essuyer les rebuffades d’un manant parvenu. Cela ne nous ôte pas la haute intelligence et ne nous empêche pas de triompher les armes à la main ; mais on ne fait pas des mœurs à priori : nous avons été huit siècles une grande nation militaire ; cinquante ans n’ont pu nous changer ; nous n’avons pu prendre l’amour véritable de la liberté. Aussitôt que nous avons un moment de repos sous un gouvernement transitoire, la vieille monarchie repousse sur ses souches, le vieux génie français reparaît : nous sommes courtisans et soldats, rien de plus.

23 et 24 septembre 1833.

Le dernier rang de montagnes enclavant la province de Salzbourg domine la région arable. Le Tauern a des glaciers : son plateau ressemble à tous les plateaux des Alpes, mais plus particulièrement à celui du Saint-Gothard. Sur ce plateau, encroûté d’une mousse roussâtre et gelée, s’élève un calvaire : consolation toujours prête, éternel refuge des infortunés. Autour de ce calvaire sont enterrées les victimes qui périssent au milieu des neiges.

Quelles étaient les espérances des voyageurs passant comme moi dans ce lieu, quand la tourmente les surprit ? Qui sont-ils ? Qui les a pleurés ? Comment reposent-ils là, si loin de leurs parents, de leur pays, entendant chaque hiver le mugissement des tempêtes dont le souffle les enleva de la terre ? Mais ils dorment au pied de la croix ; le Christ, leur compagnon solitaire, leur unique ami, attaché au bois sacré, se penche vers eux, se couvre des mêmes frimas qui blanchissent leurs tombes : au séjour céleste il les présentera à son Père et les réchauffera dans son sein.

La descente du Tauern est longue, mauvaise et périlleuse ; j’en étais charmé : elle rappelle, tantôt par ses cascades et ses ponts de bois, tantôt par le rétréci de son chasme, la vallée du Pont-d’Espagne à Cauterets, ou le versant du Simplon sur Domo d’Ossola ; mais elle ne mène point à Grenade et à Naples. On ne trouve point au bas des lacs brillants et des orangers : il est inutile de se donner tant de peine pour arriver à des champs de pommes de terre.

Au relais, à moitié de la descente, je me trouvai en famille dans la chambre de l’auberge : les aventures d’Atala, en six gravures, tapissaient le mur. Ma fille ne se doutait pas que je passerais par là, et je n’avais pas espéré rencontrer un objet si cher au bord d’un torrent nommé, je crois, le Dragon. Elle était bien laide, bien vieillie, bien changée, la pauvre Atala ! Sur sa tête de grandes plumes et autour de ses reins un jupon écourté et collant, à l’instar de mesdames les sauvagesses du théâtre de la Gaîté. La vanité fait argent de tout ; je me rengorgeais devant mes œuvres au fond de la Carinthie, comme le Cardinal Mazarin devant les tableaux de sa galerie. J’avais envie de dire à mon hôte : « C’est moi qui ai fait cela ! » Il fallut me séparer de ma première-née, moins difficilement toutefois que dans l’Île de l’Ohio.

Jusqu’à Werfen, rien n’attira mon attention, si ce n’est la manière dont on fait sécher les regains : on fiche en terre des perches de quinze à vingt pieds de haut ; on roule, sans trop le serrer, le foin écru autour de ces perches ; il y sèche en noircissant. À une certaine distance, ces colonnes ont tout à fait l’air de cyprès ou de trophées plantés en mémoire des fleurs fauchées dans ces vallons.

24 septembre, mardi.

L’Allemagne s’est voulu venger de ma mauvaise humeur contre elle. Dans la plaine de Salzbourg, le 24 au matin, le soleil parut à l’est des montagnes que je laissais derrière moi ; quelques pitons de rochers à l’occident s’illuminaient de ses premiers feux extrêmement doux. L’ombre flottait encore sur la plaine, moitié verte, moitié labourée, et d’où s’élevait une fumée, comme la vapeur des sueurs de l’homme. Le château de Salzbourg, accroissant le sommet du monticule qui domine la ville, incrustait dans le ciel bleu son relief blanc. Avec l’ascension du soleil, émergeaient, du sein de la fraîche exhalaison de la rosée, les avenues, les bouquets de bois, les maisons de briques rouges, les chaumières crépies d’une chaux éclatante, les tours du moyen âge balafrées et percées, vieux champions du temps, blessés à la tête et à la poitrine, restés seuls debout sur le champ de bataille des siècles. La lumière automnale de cette scène avait la couleur violette des veilleuses, qui s’épanouissent dans cette saison, et dont les prés le long de la Saltz étaient semés. Des bandes de corbeaux, quittant les lierres et les trous des ruines, descendaient sur les guérets ; leurs ailes moirées se glaçaient de rose au reflet du matin.

Fête était de saint Rupert, patron de Salzbourg. Les paysannes allaient au marché, parées à la façon de leur village : leur chevelure blonde et leur front de neige se renfermaient sous des espèces de casques d’or, ce qui seyait bien à des Germaines. Lorsque j’eus traversé la ville, propre et belle, j’aperçus, dans une prairie, deux ou trois mille hommes d’infanterie ; un général, accompagné de son état-major, les passait en revue. Ces lignes blanches sillonnant un gazon vert, les éclairs des armes au jour levant, étaient une pompe digne de ces peuples peints ou plutôt chantés par Tacite : Mars le Teuton offrait un sacrifice à l’Aurore. Que faisaient dans ce moment mes gondoliers à Venise ? Ils se réjouissaient comme des hirondelles après la nuit à l’aube renaissante et se préparaient à raser la surface de l’eau ; ensuite viendront les joies de la nuit, les barcarolles et les amours. À chaque peuple son lot : aux uns, la force ; aux autres, les plaisirs : les Alpes font le partage.

Depuis Salzbourg jusqu’à Linz, campagne plantureuse, l’horizon à droite dentelé de montagnes. Des futaies de pins et de hêtres, oasis agrestes et pareilles, s’entourent d’une culture savante et variée. Des troupeaux de diverses sortes, des hameaux, des églises, des oratoires, des croix meublent et animent le paysage.

Après avoir dépassé le rayon de la fête de saint Rupert (les fêtes chez les hommes durent peu et ne vont pas loin), nous trouvâmes tout le monde aux champs, occupé des semailles d’automne et de la récolte des pommes de terre. Ces populations rustiques étaient mieux vêtues, plus polies, et paraissaient plus heureuses que les nôtres. Ne troublons point l’ordre, la paix, les vertus naïves dont elles jouissent, sous prétexte de leur substituer des biens politiques qui ne sont ni conçus ni sentis de la même manière par tous. L’humanité entière comprend la joie du foyer, les affections de famille, l’abondance de la vie, la simplicité du cœur et la religion.

Le Français, si amoureux des femmes, se passe très bien d’elles dans une multitude de soins et de travaux ; l’Allemand ne peut vivre sans sa compagne ; il l’emploie et l’emmène partout avec lui, à la guerre comme au labour, au festin comme au deuil.

En Allemagne, les bêtes mêmes ont du caractère tempéré de leurs raisonnables maîtres. Quand on voyage, la physionomie des animaux est intéressante à observer. On peut préjuger les mœurs et les passions des habitants d’une contrée à la douceur ou à la méchanceté, à l’allure apprivoisée ou farouche, à l’air de gaieté ou de tristesse de cette partie animée de la création que Dieu a soumise à notre empire.

Un accident arrivé à la calèche me força de m’arrêter à Woknabrück. En rôdant dans l’auberge, une porte de derrière me donna l’entrée d’un canal. Par delà s’étendaient des prairies que rayaient des pièces de toile écrue. Une rivière, infléchie sous des collines boisées, servait de ceinture à ces prairies. Je ne sais quoi me rappela le village de Plancoët, où le bonheur s’était offert à moi dans mon enfance. Ombre de mes vieux parents, je ne vous attendais pas sur ces bords ! Vous vous rapprochez de moi, parce que je m’approche de la tombe, votre asile ; nous allons nous y retrouver. Ma bonne tante, chantez-vous encore aux rives du Léthé votre chanson de l’Épervier et de la Fauvette ? Avez-vous rencontré chez les morts le volage Trémigon, comme Didon aperçut Énée dans la région des mânes ?

Quand je partis de Woknabrück le jour finissait ; le soleil me remit entre les mains de sa sœur : double lumière d’une teinte et d’une fluidité indéfinissables. Bientôt la lune régna seule : elle avait envie de renouer notre entretien des forêts de Haselbach ; mais je n’étais pas en train d’elle. Je lui préférai Vénus, qui se leva à deux heures du matin le 25 ; elle était belle comme parmi ces aurores où je la contemplais en l’implorant sur les mers de la Grèce.

Laissant à droite et à gauche force mystères de bosquets, de ruisseaux, de vallées, je traversai Lambach, Wells et Neüban, petites villes toutes neuves avec des maisons sans toit, à l’italienne. Dans l’une de ces maisons on faisait de la musique ; de jeunes femmes étaient aux fenêtres : du temps des Maroboduus,[6] cela ne se passait pas ainsi.

Aux villes d’Allemagne, les rues sont larges, alignées, comme les tentes d’un camp ou les files d’un bataillon ; les marchés sont vastes, les places d’armes spacieuses : on a besoin de soleil, et tout se passe en public.

Dans les villes d’Italie, les rues sont étroites et tortueuses, les marchés petits, les places d’armes resserrées : on a besoin d’ombre, et tout se passe en secret.

À Linz, mon passe-port fut visé sans difficulté.

24 et 25 septembre 1833.

Je passai le Danube à trois heures du matin : je lui avais dit en été ce que je ne trouvais plus à lui dire en automne ; il n’en était plus aux mêmes ondes, ni moi aux mêmes heures. Je laissai loin sur ma gauche mon bon village de Waldmünchen, avec ses troupeaux de porcs, le berger Eumée et la paysanne qui me regardait par-dessus l’épaule de son père. La fosse du mort dans le cimetière aura été comblée ; le décédé est mangé par quelques milliers de vers pour avoir eu l’honneur d’être homme.

M. et Madame de Bauffremont, arrivés à Linz, me devançaient de quelques heures ; ils étaient eux-mêmes précédés de quelques royalistes : porteurs de message de paix, ils croyaient Madame cheminant tranquillement derrière eux, et moi je les suivais tous comme la Discorde, avec des nouvelles de guerre.

La princesse de Bauffremont, née Montmorency, allait à Butschirad[7] complimenter des rois de France nés Bourbons : rien de plus naturel.

Le 25, à la nuit tombante, j’entrai dans des bois. Des corneilles criaient en l’air ; leurs épaisses volées tournoyaient au-dessus des arbres dont elles se préparaient à couronner la cime. Voilà que je retournai à ma première jeunesse : je revis les corneilles du mail de Combourg ; je crus reprendre ma vie de famille dans le vieux château : ô souvenirs, vous traversez le cœur comme un glaive ! ô ma Lucile, bien des années nous ont séparés ! maintenant la foule de mes jours a passé, et, en se dissipant, me laisse mieux voir ton image.

J’étais de nuit à Thabor : sa place, environnée d’arcades, me parut immense ; mais le clair de lune est menteur.

Le 26 au matin, une brume nous couvrit de sa solitude sans limite. Vers les dix heures, il me sembla que je passais entre deux lacs. Je n’étais plus qu’à quelques lieues de Prague.

La brouée se leva. Les approches par la route de Linz sont plus vivantes que par le chemin de Ratisbonne ; le paysage est moins plat. On aperçoit des villages, des châteaux avec des futaies et des étangs. Je rencontrai une femme à figure pieuse et résignée, accablée sous le poids d’une énorme hotte ; deux vieilles marchandes étalent quelques pommes au bord d’un fossé ; une jeune fille et un jeune homme assis sur la pelouse, le jeune homme fumant, la jeune fille gaie, le jour auprès de son ami, la nuit dans ses bras ; des enfants à la porte d’une chaumière jouant avec des chats ou conduisant des oies au pâtis ; des dindons en cage se rendant à Prague comme moi pour la majorité de Henri V ; puis un berger sonnant de sa trompe, tandis que Hyacinthe, Baptiste, le cicerone de Venise et mon excellence, nous cahotions dans notre calèche rapiécetée ; voilà les destinées de la vie. Je ne donnerais pas un patard de la meilleure.

La Bohême ne m’offrait plus rien de nouveau ; mes idées étaient fixées sur Prague.

Prague, 29 septembre 1833.

Le surlendemain de mon arrivée à Prague j’envoyai Hyacinthe porter une lettre à madame la duchesse de Berry, que selon mes calculs il devait rencontrer à Trieste. Cette lettre disait à la princesse : « que j’avais trouvé la famille royale partant pour Leoben, que de jeunes Français étaient arrivés pour l’époque de la majorité de Henri et que le roi leur échappait, que j’avais vu madame la dauphine, qu’elle m’avait invité à me rendre immédiatement à Butschirad, où Charles X se trouvait encore ; que je n’avais point vu Mademoiselle parce qu’elle était un peu souffrante, qu’on m’avait fait entrer dans sa chambre dont les volets étaient fermés, qu’elle m’avait tendu dans l’ombre sa main brûlante en me priant de les sauver tous ;

« Que je m’étais rendu à Butschirad, que j’avais vu M. de Blacas et causé avec lui sur la déclaration de la majorité de Henri V ; qu’introduit dans la chambre du roi, je l’avais trouvé endormi, et que, lui ayant ensuite présenté la lettre de madame la duchesse de Berry, il m’avait paru fort animé contre mon auguste cliente ; que, du reste, le petit acte rédigé par moi sur la majorité avait paru lui plaire. »

La lettre se terminait par ce paragraphe :

« Maintenant, Madame, je ne dois pas vous cacher qu’il y a beaucoup de mal ici. Nos ennemis pourraient rire s’ils nous voyaient nous disputer une royauté sans royaume, un sceptre qui n’est que le bâton sur lequel nous appuyons nos pas dans le pèlerinage peut-être long de notre exil. Tous les inconvénients sont dans l’éducation de votre fils, et je ne vois aucune chance pour qu’elle soit changée. Je retourne au milieu des pauvres que madame de Chateaubriand nourrit ; là, je serai toujours à vos ordres. Si jamais vous deveniez maîtresse absolue de Henri, si vous persistiez à croire que ce dépôt précieux puisse être remis entre mes mains, je serais aussi heureux qu’honoré de lui consacrer le reste de ma vie, mais je ne pourrais me charger d’une aussi effrayante responsabilité qu’à la condition d’être, sous vos conseils, entièrement libre dans mes choix et dans mes idées, et placé sur un sol indépendant, hors du cercle des monarchies absolues. »

Dans la lettre était renfermée cette copie de mon projet de la déclaration de la majorité :

« Nous, Henri V du nom, arrivé à l’âge où les lois du royaume fixent la majorité de l’héritier du trône, voulons que le premier acte de cette majorité soit une protestation solennelle contre l’usurpation de Louis-Philippe, duc d’Orléans. En conséquence, et de l’avis de notre conseil, nous avons fait le présent acte pour le maintien de nos droits et de ceux des Français. Donné le trentième jour de septembre de l’an de grâce mil huit cent trente-trois. »

Prague, 30 septembre 1833.

Ma lettre à madame la duchesse de Berry indiquait les faits généraux, mais elle n’entrait pas dans les détails.

Quand je vis madame de Gontaut, au milieu des malles à moitié faites et des vaches ouvertes, elle se jeta à mon cou, et en sanglotant : « Sauvez-moi ! Sauvez-nous ! disait-elle. — Et de quoi vous sauver, madame ? J’arrive, je ne sais rien de rien. » Hradschin était désert ; on eût dit des journées de Juillet et de l’abandon des Tuileries, comme si les révolutions s’attachaient aux pas de la race proscrite.

Des jeunes gens viennent féliciter Henri sur le jour de sa majorité[8] ; plusieurs sont sous le coup d’un arrêt de mort : quelques-uns, blessés dans la Vendée[9], presque tous pauvres, ont été obligés de se cotiser pour être à même de porter jusqu’à Prague l’expression de leur fidélité. Aussitôt un ordre leur ferme les frontières de la Bohême. Ceux qui parviennent à Butschirad ne sont reçus qu’après les plus grands efforts ; l’étiquette leur barre le passage, comme MM. les gentilshommes de la chambre défendaient à Saint-Cloud la porte du cabinet de Charles X tandis que la révolution entrait par les fenêtres. On déclare à ces jeunes gens que le roi s’en va, qu’il ne sera pas à Prague le 29. Les chevaux sont commandés, la famille royale plie bagage. Si les voyageurs obtiennent enfin la permission de prononcer à la hâte un compliment, on les écoute avec crainte. On n’offre pas un verre d’eau à la petite troupe fidèle ; on ne la prie pas à la table de l’orphelin qu’elle est venue chercher de si loin ; elle est réduite à boire dans un cabaret à la santé de Henri. On fuit devant une poignée de Vendéens, comme on s’est dispersé devant une centaine de héros de Juillet.

Et quel est le prétexte de ce sauve qui peut ? On va au-devant de madame la duchesse de Berry, on donne à la princesse un rendez-vous sur un grand chemin pour la montrer à la dérobée à sa fille et à son fils. N’est-elle pas bien coupable ? elle s’obstine à réclamer pour Henri un titre vain. Pour se tirer de la position la plus simple, on étale aux yeux de l’Autriche et de la France (si toutefois la France aperçoit ces néantises) un spectacle qui rendait la légitimité, déjà trop ravalée, la désolation de ses amis et l’objet de la calomnie de ses ennemis.

Madame la dauphine sent les inconvénients de l’éducation de Henri V, et ses vertus s’en vont en larmes, comme le ciel tombe la nuit en rosée. Le court instant d’audience qu’elle m’accorda ne lui permit pas de me parler de ma lettre de Paris du 30 juin ; elle avait l’air touchée en me regardant.

Dans les rigueurs mêmes de la Providence, un moyen de salut semblait se cacher : l’expatriation sépare l’orphelin de ce qui menaçait de le perdre aux Tuileries ; à l’école de l’adversité, il aurait pu être élevé sous la direction de quelques hommes du nouvel ordre social, habiles à l’instruire de la royauté nouvelle. Au lieu de prendre ces maîtres du moment, loin d’améliorer l’éducation de Henri V, on la rend plus fatale par l’intimité que produit la vie resserrée en famille : dans les soirées d’hiver, des vieillards, tisonnant les siècles au coin du feu, enseignent à l’enfant des jours dont rien ne ramènera le soleil ; ils lui transforment les chroniques de Saint-Denis en contes de nourrice ; les deux premiers barons de l’âge moderne, la Liberté et l’Égalité, sauraient bien forcer Henri sans terre à donner une grande charte.

La dauphine m’avait engagé à faire la course de Butschirad. MM. Dufougerais[10] et Nugent[11] me menèrent en ambassade chez Charles X le soir même de mon arrivée à Prague. À la tête de la députation des jeunes gens, ils allaient achever les négociations commencées au sujet de la présentation. Le premier, impliqué dans mon procès devant la cour d’assises, avait plaidé sa cause avec beaucoup d’esprit ; le second sortait de subir un emprisonnement de huit mois pour délit de presse royaliste. L’auteur du Génie du Christianisme eut donc l’honneur de se rendre auprès du roi très chrétien assis dans une calèche de place, entre l’auteur de la Mode et l’auteur du Revenant.

Prague, 30 septembre 1833.

Butschirad est une villa du grand-duc de Toscane à environ six lieues de Prague, sur la route de Carlsbad. Les princes autrichiens ont leurs biens patrimoniaux dans leur pays, et ne sont, au delà des Alpes, que des possesseurs viagers : ils tiennent l’Italie à ferme. On arrive à Butschirad par une triple allée de pommiers. La villa n’a aucune apparence ; elle ressemble, avec ses communs, à une belle métairie, et domine au milieu d’une plaine nue un hameau mélangé d’arbres verts et d’une tour. L’intérieur de l’habitation est un contre-sens italien, sous le 50e degré de latitude : de grands salons sans cheminées et sans poêles. Les appartements sont tristement enrichis de la dépouille de Holy-Rood. Le château de Jacques II, que remeubla Charles X, a fourni par déménagement à Butschirad les fauteuils et les tapis.

Le roi avait la fièvre et était couché lorsque j’arrivai à Butschirad, le 27, à huit heures du soir. M. de Blacas me fit entrer dans la chambre de Charles X, comme je le disais à la duchesse de Berry. Une petite lampe brûlait sur la cheminée ; je n’entendais dans le silence des ténèbres que la respiration élevée du trente-cinquième successeur de Hugues Capet. Ô mon vieux roi ! votre sommeil était pénible ; le temps et l’adversité, lourds cauchemars, étaient assis sur votre poitrine. Un jeune homme s’approcherait du lit de sa jeune épouse avec moins d’amour que je ne me sentis de respect en marchant d’un pied furtif vers votre couche solitaire. Du moins, je n’étais pas un mauvais songe comme celui qui vous réveilla pour aller voir expirer votre fils ! Je vous adressais intérieurement ces paroles que je n’aurais pu prononcer tout haut sans fondre en larmes : « Le ciel vous garde de tout mal à venir ! Dormez en paix ces nuits avoisinant votre dernier sommeil ! Assez longtemps vos vigiles ont été celles de la douleur. Que ce lit d’exil perde sa dureté en attendant la visite de Dieu ! lui seul peut rendre légère à vos os la terre étrangère. »

Oui, j’aurais donné avec joie tout mon sang pour rendre la légitimité possible à la France. Je m’étais figuré qu’il en serait de la vieille royauté ainsi que de la verge desséchée d’Aaron : enlevée du temple de Jérusalem, elle reverdit et porta les fleurs de l’amandier, symbole du renouvellement de l’alliance. Je ne m’étudie point à étouffer mes regrets, à retenir les larmes dont je voudrais effacer la dernière trace des royales douleurs. Les mouvements que j’éprouve en sens divers, au sujet des mêmes personnes, témoignent de la sincérité avec laquelle ces Mémoires sont écrits. Dans Charles X, l’homme m’attendrit, le monarque me blesse : je me laisse aller à ces deux impressions à mesure qu’elles se succèdent sans chercher à les concilier.

Le 28 septembre, après que Charles X m’eut reçu le matin au bord de son lit, Henri V me fit appeler : je n’avais pas demandé à le voir. Je lui dis quelques mots graves sur sa majorité et sur ces loyaux Français dont l’ardeur lui avait offert des éperons d’or.

Au surplus, il est impossible d’être mieux traité que je ne le fus. Mon arrivée avait jeté l’alarme ; on craignait le rendu compte de mon voyage à Paris. Pour moi donc toutes les attentions ; le reste était négligé. Mes compagnons, dispersés, mourants de faim et de soif, erraient dans les corridors, les escaliers, les cours du château, au milieu de l’effarade des maîtres du logis et des apprêts de leur évasion. On entendait des jurements et des éclats de rire.

La garde autrichienne s’émerveillait de ces individus à moustaches et en habit bourgeois ; elle les soupçonnait d’être des soldats français déguisés, avisant à s’emparer de la Bohême par surprise.

Durant cette tempête au dehors, Charles X me disait au dedans : « Je me suis occupé de corriger l’acte de mon gouvernement à Paris. Vous aurez pour collègue M. de Villèle, comme vous l’avez demandé, le marquis de La Tour-Maubourg et le chancelier.[12] »

Je remerciai le roi de ses bontés, en admirant les illusions de ce monde. Quand la société croule, quand les monarchies finissent, quand la face de la terre se renouvelle, Charles établit à Prague un gouvernement en France, de l’avis de son conseil entendu. Ne nous raillons pas trop : qui de nous n’a sa chimère ? qui de nous ne donne la becquée à de naissantes espérances ? qui de nous n’a son gouvernement in petto, de l’avis de ses passions entendues ? La moquerie m’irait mal à moi l’homme aux songes. Ces Mémoires, que je barbouille en courant, ne sont-ils pas mon gouvernement, de l’avis de ma vanité entendue ? Ne crois-je pas très sérieusement parler à l’avenir, aussi peu à ma disposition que la France aux ordres de Charles X ?

Le cardinal Latil, ne se voulant pas trouver dans la bagarre, était allé passer quelques jours chez le duc de Rohan. M. de Foresta[13] passait mystérieusement, un portefeuille sous le bras ; madame de Bouillé me faisait des révérences profondes, comme une personne de parti, avec des yeux baissés qui voulaient voir à travers leurs paupières ; M. la Villate s’attendait à recevoir son congé ; il n’était plus question de M. Barrande, qui se flattait de rentrer en grâce et séjournait dans un coin à Prague.

J’allai faire ma cour au dauphin. Notre conversation fut brève :

« Comment Monseigneur se trouve-t-il à Butschirad ?

— Vieillottant.

— C’est comme tout le monde, Monseigneur.

— Et votre femme ?

— Monseigneur, elle a mal aux dents.

— Fluxion ?

— Non, Monseigneur : temps.

— Vous dînez chez le roi ? Nous nous reverrons. » Et nous nous quittâmes.

Prague, 28 et 29 septembre 1833.

Je me trouvai libre à trois heures : on dînait à six. Ne sachant que devenir, je me promenai dans les allées de pommiers dignes de la Normandie. La récolte du fruit de ces faux orangers s’élève dans les bonnes années à la somme de dix-huit mille francs. Les calvilles s’exportent en Angleterre. On n’en fait point de cidre, le monopole de la bière en Bohême s’y oppose. Selon Tacite, les Germains avaient des mots pour signifier le printemps, l’été et l’hiver ; ils n’en avaient point pour exprimer l’automne, dont ils ignoraient le nom et les présents : nomen ac bona ignorantur. Depuis le temps de Tacite, il leur est arrivé une Pomone.

Accablé de fatigue, je m’assis sur les échelons d’une échelle appuyée contre le tronc d’un pommier. J’étais là dans l’œil-de-bœuf du château de Butschirad, ou au balustre de la chambre du conseil. En regardant le toit qui couvrait la triple génération de mes rois, je me rappelais ces plaintes du Maoual arabe : « Ici nous avons vu disparaître sous l’horizon les étoiles que nous aimons à voir se lever sous le ciel de notre patrie. »

Plein de ces tristes idées, je m’endormis. Une voix douce me réveilla. Une paysanne bohème venait cueillir des pommes ; avançant la poitrine et relevant la tête, elle me faisait une salutation slave avec un sourire de reine ; je pensai tomber de mon juchoir : je lui dis en français : « Vous êtes bien belle ; je vous remercie ! » Je vis à son air qu’elle m’avait compris : les pommes sont toujours pour quelque chose dans mes rencontres avec les Bohémiennes. Je descendis de mon échelle comme un de ces condamnés des temps féodaux, délivré par la présence d’une jeune femme. Pensant à la Normandie, à Dieppe, à Fervacques, à la mer, je repris le chemin du Trianon de la vieillesse de Charles X.

On se mit à table, à savoir : le prince et la princesse de Bauffremont, le duc et la duchesse de Narbonne, M. de Blacas, M. de Damas, M. O’Hégerty, moi, M. le dauphin et Henri V ; j’aurais mieux aimé y voir les jeunes gens que moi. Charles X ne dîna point ; il se soignait, afin d’être en état de partir le lendemain. Le banquet fut bruyant, grâce au parlage du jeune prince : il ne cessa de discourir de sa promenade à cheval, de son cheval, des frasques de son cheval sur le gazon, des ébrouements de son cheval dans les terres labourées. Cette conversation était bien naturelle, et j’en étais cependant affligé ; j’aimais mieux notre ancien entretien sur les voyages et sur l’histoire.

Le roi vint et causa avec moi. Il me complimenta de rechef sur la note de majorité ; elle lui plaisait parce que, laissant de côté les abdications comme chose consommée, elle n’exigeait d’autre signature que celle de Henri, et ne ravivait aucune blessure. Selon Charles X, la déclaration serait envoyée de Vienne à M. Pastoret avant mon retour en France ; je m’inclinai avec un sourire d’incrédulité. Sa Majesté, après m’avoir frappé l’épaule selon sa coutume : « Chateaubriand, où allez-vous à présent ? — Tout bêtement à Paris, sire. — Non, non, pas bêtement, » reprit le roi, cherchant avec une sorte d’inquiétude le fond de ma pensée.

On apporta les journaux ; le dauphin s’empara des gazettes anglaises : tout d’un coup, au milieu d’un profond silence, il traduisit à haute voix ce passage du Times : « Il y a ici le baron de ***, haut de quatre pieds, âgé de soixante-quinze ans, et tout aussi vert qu’il était il y a cinquante ans. » Et puis monseigneur se tut.

Le roi se retira ; M. de Blacas me dit : « Vous devriez venir à Leoben avec nous. » La proposition n’était pas sérieuse. Je n’avais d’ailleurs aucune envie d’assister à une scène de famille ; je ne voulais ni diviser des parents, ni me mêler de réconciliations dangereuses. Lorsque j’entrevis la chance de devenir le favori d’une des deux puissances, je frémis ; la poste ne me semblait pas assez prompte pour m’éloigner de mes honneurs possibles. L’ombre de la fortune me fait trembler, comme l’ombre du cheval de Richard faisait trembler les Philistins.

Le lendemain 28, je m’enfermai à l’hôtel des Bains et j’écrivis ma dépêche à Madame. Le soir même Hyacinthe était parti avec cette dépêche.

Le 29, j’allai voir le comte et la comtesse de Choteck ; je les trouvai confondus du brouhaha de la cour de Charles X. Le grand bourgrave envoyait à force des estafettes lever les consignes qui retenaient les jeunes gens aux frontières. Au surplus, ceux que l’on apercevait dans les rues de Prague n’avaient rien perdu de leur caractère français ; un légitimiste et un républicain, politique à part, sont les mêmes hommes : c’était un bruit, une moquerie, une gaieté ! Les voyageurs venaient chez moi me conter leurs aventures. M*** avait visité Francfort avec un cicerone allemand, très charmé des Français ; M*** lui en demanda la cause, le cicerone lui répondit : « Les Vrançais fenir à Frankfurt ; ils pufaient le fin et faisaient l’amour avec les cholies femmes tes pourchois. Le chénéral Aucherau mettre 41 millions de taxe sur la file te Frankfurt. » Voilà les raisons pour lesquelles on aimait tant les Français à Francfort.

Un grand déjeuner fut servi dans mon auberge ; les riches payèrent l’écot des pauvres. Au bord de la Moldau, on but du vin de Champagne à la santé de Henri V, qui courait les chemins avec son aïeul, dans la peur d’entendre les toasts portés à sa couronne. À huit heures, mes affaires fixées, je montai en voiture, espérant bien ne retourner en Bohême de ma vie.

On a dit que Charles X avait eu l’intention de se retirer à l’autel : il avait des antécédents de ce dessein dans sa famille. Richer, moine de Senones, et Geoffroy de Beaulieu, confesseur de saint Louis, rapportent que ce grand homme avait pensé à s’enfermer dans un cloître, lorsque son fils serait en âge de le remplacer sur le trône. Christine de Pisan dit de Charles V : « Le sage roi avait délibéré en soi que, si tant pouvoit vivre que son fils le dauphin fust en âge de porter couronne, il lui délairoit le royaume… et se feroit prêtre. » De pareils princes, s’ils avaient abandonné le sceptre, auraient bien manqué comme tuteurs à leurs fils ; et cependant, en restant rois, ont-ils rendu dignes d’eux leurs successeurs ? Que fut Philippe le Hardi auprès de saint Louis ? Toute la sagesse de Charles V se transforma en folie dans son héritier.

Je passe à dix heures du soir devant Butschirad, dans la campagne muette, vivement éclairée de la lune. J’aperçois la masse confuse de la villa, du hameau et de la ruine qu’habite le dauphin : le reste de la famille royale voyage. Un si profond isolement me saisit ; cet homme (je vous l’ai déjà dit) a des vertus : modéré en politique, il nourrit peu de préjugés ; il n’a dans les veines qu’une goutte de sang de saint Louis, mais il l’a ; sa probité est sans égale, sa parole inviolable comme celle de Dieu. Naturellement courageux, sa piété filiale l’a perdu à Rambouillet. Brave et humain en Espagne, il a eu la gloire de rendre un royaume à son parent et n’a pu conserver le sien. Louis-Antoine, depuis les journées de Juillet, a songé à demander un asile en Andalousie : Ferdinand le lui eût sans doute refusé. Le mari de la fille de Louis XVI languit dans un village de Bohême ; un chien dont j’entends la voix, est la seule garde du prince : Cerbère aboie ainsi aux ombres dans les régions de la mort, du silence et de la nuit.

Je n’ai jamais pu revoir dans ma longue vie mes foyers paternels ; je n’ai pu me fixer à Rome, où je désirais tant mourir ; les huit cents lieues que j’achève, y compris mon premier voyage en Bohême, m’auraient mené aux plus beaux sites de la Grèce, de l’Italie et de l’Espagne. J’ai dévoré ce chemin et j’ai dépensé mes derniers jours pour revenir sur cette terre froide et grise : qu’ai-je donc fait au ciel ?

J’entrai dans Prague le 29 à quatre heures du soir. Je descendis à l’hôtel des Bains. Je ne vis point la jeune servante saxonne ; elle était retournée à Dresde consoler par des chants d’Italie les tableaux exilés de Raphaël.

Du 29 septembre au 6 octobre 1833.

À Schlau, à minuit, devant l’hôtel de la poste, une voiture changeait de chevaux. Entendant parler français j’avançai la tête hors de ma calèche et je dis : « Messieurs, vous allez à Prague ? Vous n’y trouverez plus Charles X, il est parti avec Henri V. » Je me nommai. « Comment, parti ? s’écrièrent ensemble plusieurs voix. En avant, postillon ! en avant ! ».

Mes huit compatriotes, arrêtés d’abord à Égra, avaient obtenu la permission de continuer leur route, mais à la garde d’un officier de police. Elle est curieuse ma rencontre, en 1833, d’un convoi de serviteurs du trône et de l’autel, dépêché par la légitimité française, sous l’escorte d’un sergent de ville ! En 1822, j’avais vu passer à Vérone des cagées de carbonari accompagnés de gendarmes. Que veulent donc les souverains ? Qui reconnaissent-ils pour amis ? Craignent-ils la trop grande foule de leurs partisans ? Au lieu d’être touchés de la fidélité, ils traitent les hommes dévoués à leur couronne comme des propagandistes et des révolutionnaires.

Le maître de poste de Schlau venait d’inventer l’accordéon : il m’en vendit un ; toute la nuit, je fis jouer le soufflet dont le son emportait pour moi le souvenir du monde[14].

Carlsbad (je le traversai le 30 septembre) était désert ; salle d’opéra après la pièce jouée. Je retrouvai à Égra le maltôtier qui me fit tomber de la lune où j’étais au mois de juin avec une dame de la campagne romaine.

À Hollfeld, plus de martinets ni de petite hotteuse ; j’en fus attristé. Telle est ma nature : j’idéalise les personnages réels et personnifie les songes, déplaçant la matière et l’intelligence. Une petite fille et un oiseau grossissent aujourd’hui la foule des êtres de ma création, dont mon imagination est peuplée, comme ces éphémères qui se jouent dans un rayon de soleil. Pardonnez, je parle de moi, je m’en aperçois trop tard.

Voici Bamberg. Padoue me fit souvenir de Tite-Live ; à Bamberg, le père Horrion retrouva la première partie du troisième et du trentième livre de l’historien romain. Tandis que je soupais dans la patrie de Joachim Camemarius, de Clavius, le bibliothécaire de la ville me vint saluer à propos de ma renommée, la première du monde, selon lui, ce qui réjouissait la moelle de mes os. Accourut ensuite un général bavarois. À la porte de l’auberge, la foule m’entoura lorsque je regagnai ma voiture. Une jeune femme était montée sur une borne, comme la Sainte-Beuve pour voir passer le duc de Guise. Elle riait : « Vous moquez-vous de moi ? lui dis-je. — Non, me répondit-elle en français, avec un accent allemand, c’est que je suis si contente ! »

Du 1er au 4 octobre, je revis les lieux que j’avais vus trois mois auparavant. Le 4, je touchai la frontière de France. La Saint-François m’est, tous les ans, un jour d’examen de conscience. Je tourne mes regards vers le passé ; je me demande où j’étais, ce que je faisais à chaque anniversaire précédent. Cette année 1833, soumis à mes vagabondes destinées, la Saint-François me trouve errant. J’aperçois au bord du chemin une croix ; elle s’élève dans un bouquet d’arbres, qui laissent tomber en silence, sur l’Homme-Dieu crucifié, quelques feuilles mortes. Vingt-sept ans en arrière, j’ai passé la Saint-François au pied du véritable Golgotha.

Mon patron aussi visita le saint tombeau. François d’Assise, fondateur des ordres mendiants, fit faire, en vertu de cette institution, un pas considérable à l’Évangile, et qu’on n’a point assez remarqué : il acheva d’introduire le peuple dans la religion ; en revêtant le pauvre d’une robe de moine, il força le monde à la charité, il releva le mendiant aux yeux du riche, et dans une milice chrétienne prolétaire il établit le modèle de cette fraternité des hommes que Jésus avait prêchée, fraternité qui sera l’accomplissement de cette partie politique du christianisme non encore développée, et sans laquelle il n’y aura jamais de liberté et de justice complète sur la terre.

Mon patron étendait cette tendresse fraternelle aux animaux mêmes sur lesquels il paraîtrait avoir reconquis par son innocence l’empire que l’homme exerçait sur eux avant sa chute ; il leur parlait comme s’ils l’eussent entendu ; il leur donnait le nom de frères et de sœurs. Près de Baveno, comme il passait, une multitude d’oiseaux s’assemblèrent autour de lui ; il les salua et leur dit : « Mes frères ailés, aimez et louez Dieu, car il vous a vêtus de plumes et vous a donné le pouvoir de voler dans le ciel. » Les oiseaux du lac de Rieti le suivaient. Il était dans la joie quand il rencontrait des troupeaux de moutons ; il en avait une grande compassion : « Mes frères, leur disait-il, venez à moi. » Il rachetait quelquefois avec ses habits une brebis que l’on conduisait au boucher ; il se souvenait de l’agneau très doux, illius memor agni mitissimi, immolé pour le salut des hommes. Une cigale habitait une branche de figuier près de sa porte à la Portiuncule ; il l’appelait ; elle venait se reposer sur sa main et il lui disait : « Ma sœur la cigale, chante le Dieu ton créateur. » Il en usa de même avec un rossignol et fut vaincu aux concerts par l’oiseau qu’il bénit, et qui s’envola après sa victoire. Il était obligé de faire reporter au loin dans les bois les petits animaux sauvages qui accouraient à lui et cherchaient un abri dans son sein. Quand il voulait prier le matin, il ordonnait le silence aux hirondelles, et elles se taisaient. Un jeune homme allait vendre à Sienne des tourterelles ; le serviteur de Dieu le pria de les lui donner, afin qu’on ne tuât pas des colombes qui, dans l’Écriture, sont le symbole de l’innocence et de la candeur. Le saint les emporta à son couvent de Ravacciano : il planta son bâton à la porte du monastère ; le bâton se changea en un grand chêne vert ; le saint y laissa aller les tourterelles et leur commanda d’y bâtir leur nid, ce qu’elles firent pendant plusieurs années.

François mourant voulut sortir du monde nu comme il y était entré ; il demanda que son corps dépouillé fût enterré dans le lieu où l’on exécutait les criminels, en imitation du Christ qu’il avait pris pour modèle. Il dicta un testament tout spirituel, car il n’avait à léguer à ses frères que la pauvreté et la paix : une sainte femme le mit au tombeau.

J’ai reçu de mon patron la pauvreté, l’amour des petits et des humbles, la compassion pour les animaux ; mais mon bâton stérile ne se changera point en chêne vert pour les protéger.

Je devais tenir à bonheur d’avoir foulé le sol de France le jour de ma fête ; mais ai-je une patrie ? Dans cette patrie, ai-je jamais goûté un moment de repos ? Le 6 octobre au matin je rentrai dans mon Infirmerie. Le coup de vent de la Saint-François régnait encore. Mes arbres, refuges naissants des misères recueillies par ma femme, ployaient sous la colère de mon patron. Le soir, à travers les ormes branchus de mon boulevard, j’aperçus les réverbères agités, dont la lumière demi-éteinte vacillait comme la petite lampe de ma vie[15].


  1. Ce livre a été écrit sur la route de Padoue à Prague, du 20 au 26 septembre 1833, — et, sur la route de Prague à Paris, du 26 septembre au 6 octobre.
  2. Richard Lander, voyageur anglais (1804-1834), a fait plusieurs voyages de découvertes à travers l’Afrique, en 1827, 1830 et 1832. Lors de sa dernière expédition dans une petite île formée par le Niger, il fut assailli par les indigènes et reçut un coup de hache, des suites duquel il mourut à Fernando-Po.
  3. Sur le capitaine Parry, voyez, au tome III, la note 1 de la page 177 (note 117 du Livre Premier de la Troisième Partie).
  4. Vers de Chateaubriand dans les Tombeaux champêtres, élégie imitée de Gray. (Œuvres complètes, tome XXII, p. 329.)
  5. Tirer l’épée. — Olinder est un néologisme de Chateaubriand, tiré du mot Olinde, sorte de lame d’épée.
  6. Maroboduus (et non Maraboduus, comme l’ont imprimé les précédentes éditions), roi des Germains, dont il est parlé au livre second des Annales de Tacite.
  7. Pendant l’été et une partie de l’automne, la famille royale habitait Butschirad, triste et solitaire résidence située dans un pays morne et désolé, à cinq heures à peu près de Prague.
  8. La majorité des rois de France était fixée, par les anciennes lois de la monarchie, à l’âge de quatorze ans commencés : ce fut le souvenir de cette loi qui décida plusieurs centaines de Français à venir à la fois, à cinq cents lieues de leur pays, visiter l’exil de la branche aînée des Bourbons. Il y avait dans cette manifestation quelque chose d’hostile à la dynastie nouvelle. Le gouvernement de Juillet ne se fit donc pas faute — et, après tout, c’était assez naturel, — de susciter aux voyageurs quelques tracasseries. Il obtint du gouvernement autrichien qu’un assez grand nombre d’entre eux fussent ramenés aux frontières. À Francfort, à Munich, les chargés d’affaires du roi Louis-Philippe refusèrent les visas nécessaires ; à Pilsen et à Waldmünchen, il y en eut plusieurs de retenus, comme aussi à Mayence et à Égra. Cette petite manifestation était, d’ailleurs, presque aussi mal vue à Prague qu’à Paris. Le roi Charles X et son fils le Dauphin avaient abdiqué à Rambouillet, et ils ne songeaient point à retirer cette abdication ; seulement, pour maintenir l’irresponsabilité morale du duc de Bordeaux, et aussi pour rendre plus aisés les rapports de l’exil avec les cabinets, et en particulier avec celui de Vienne, ils voulaient conserver, sur la terre étrangère, un titre qui leur semblait inséparable de celui de chefs de la famille de Bourbon. Le voyage des jeunes Français venus pour saluer Henri de France, le jour où il entrait dans sa quatorzième année, pouvait déranger ces arrangements particuliers de l’exil. Il n’était donc pas pour plaire au vieux roi et à son fils. De là les petits incidents que notera tout à l’heure l’auteur des Mémoires.
  9. « Il y avait parmi les visiteurs de Prague des Vendéens dont les blessures n’étaient pas fermées, et jusqu’à huit contumaces, qui avaient dérobé par la fuite leurs têtes à un arrêt de mort. » (Alfred Nettement, Henri de France, tome I, page 264.)
  10. Alfred-Xavier, baron Dufougerais (1804-1874). Son grand-père, Daniel-François, avait été fusillé à Angers en 1793 comme royaliste ; son père, Benjamin-François, directeur de la Caisse d’amortissement et des dépôts et consignations, avait été député au Corps législatif de 1811 à 1815, et membre de la Chambre des députés de 1815 à 1818. Alfred Dufougerais était avocat au barreau de Paris, lorsqu’il devint en 1828 l’un des propriétaires et l’un des rédacteurs de la Quotidienne. Au mois d’avril 1831, il se rendit acquéreur de la Mode, revue du monde élégant, créée en 1829 par Émile de Girardin, qui en avait fait un simple journal de salons, ne s’occupant pas de politique, mais de mode, de littérature et de beaux-arts. Le nouveau propriétaire la transforma en revue politique ; il lui laissa son article et ses gravures de modes, pour justifier le titre et pour ne pas perdre le bénéfice de cette spécialité ; mais, en même temps, elle devenait entre ses mains une arme de guerre contre la monarchie de Juillet. Sans être précisément un écrivain, Alfred Dufougerais avait, à un degré rare, l’instinct du journaliste, et, sous sa direction, la Mode eut vite fait de prendre le premier rang à l’avant-garde de la presse royaliste. Au mois de septembre 1834, l’altération de sa santé l’obligea de céder la propriété de son journal à un ancien receveur particulier des finances, M. Gouze, qui confia la rédaction en chef à Édouard Mennechet, poète et prosateur de talent, ancien secrétaire de la Chambre du roi Charles X. Doué d’un vrai talent de parole, Alfred Dufougerais préférait les luttes du barreau à celles de la presse. Dans le procès de Chateaubriand, il défendit le gérant de la Mode, et son plaidoyer se fit remarquer, même à côté de celui de Berryer. À peu de temps de là, il défendait les Vendéens devant la Cour d’assises de Niort. Il devint bientôt l’avocat en titre des journaux royalistes en province comme à Paris. À Laval, il fit acquitter trois fois l’Indépendant de l’Ouest, ce qui lui valut d’obtenir dans la Mayenne, aux élections de 1848, plus de 30 000 voix. Il n’avait pas été nommé cependant. Aux élections de la Législative, l’année suivante, il fut envoyé à la Chambre par le département de la Vendée. Il vota constamment avec la droite et rentra dans la vie privée au 2 décembre 1851.
  11. Le vicomte Charles de Nugent, rédacteur du Revenant et de la Mode, prosateur et poète, auteur d’un joli recueil de Pensées. Il a écrit le récit de son voyage à Prague.
  12. Le marquis de Pastoret. Pair de France, ministre d’État et membre du Conseil privé, il avait été appelé aux fonctions de Chancelier de France, en 1829, à la place de M. Dambray. Après la Révolution de Juillet, il s’était démis de toutes ses fonctions ; mais, pour Charles X, il était toujours resté le Chancelier. Il devint, en 1834, tuteur des enfants du duc de Berry, charge à laquelle il s’employa avec beaucoup de dévouement, malgré son grand âge.
  13. Foresta (Marie-Joseph, marquis de) avait été, sous la Restauration, préfet de divers départements et gentilhomme honoraire de la chambre du roi. Esprit cultivé, fin et délicat, il avait fait, bien jeune encore, ses preuves littéraires. À l’âge de vingt-deux ans, il avait publié et dédié à la duchesse de Berry deux volumes tout remplis d’aperçus ingénieux, de récits charmants et de réflexions d’une maturité précoce, intitulés : Lettres sur la Sicile. Jusqu’à sa mort, arrivée le 11 février 1858, il resta attaché à la personne du comte de Chambord. C’était le type accompli du gentilhomme chrétien. Voyez sur lui les premiers chapitres de l’ouvrage du P. de Chazournes sur Albéric de Foresta, de la Compagnie de Jésus, fondateur des Écoles apostoliques. Un volume in-18, 1880.
  14. Je reçus de Périgueux, le 14 novembre, la lettre suivante : mon éloge à part, elle constate les faits que j’ai racontés :
    « Périgueux, 10 novembre 1833.
    « Monsieur le vicomte,

    « Je ne puis résister au désir de vous témoigner toute la peine que j’ai éprouvée lundi 28 octobre, lorsqu’on m’annonça votre absence. Je m’étais présenté chez vous pour avoir l’honneur de vous présenter mes hommages et entretenir quelques instants l’homme à qui j’ai voué toute mon admiration. Obligé de repartir le soir même de Paris, où peut-être je ne dois plus retourner, il eût été bien doux pour moi de vous avoir vu. Lorsque, malgré la modicité de la fortune de ma famille, j’entrepris le voyage de Prague, j’avais mis au nombre de mes espérances celle d’avoir l’honneur de me faire connaître de vous. Et, cependant, monsieur le vicomte, je ne puis pas dire que je ne vous ai pas vu : j’étais au nombre des huit jeunes gens que vous rencontrâtes au milieu de la nuit à Schlau, à peu de distance de Prague. Nous arrivions après avoir été cinq jours mortels victimes de l’intrigue qui depuis nous a été révélée. Cette rencontre, en ce lieu, à cette heure, a quelque chose de bizarre et ne s’effacera jamais de mon souvenir, non plus que l’image de celui à qui la France royaliste doit les services les plus utiles.

    « Agréez, je vous prie, etc.

    « P.-G.-Jules Determes. »

    (Note de Chateaubriand.)

  15. La page que l’on vient de lire est du 6 octobre 1833. Celles qui vont suivre sont de 1837. — Au mois de septembre 1836, Chateaubriand avait écrit, au château de Maintenon, un chapitre destiné à ses Mémoires et qui pourtant n’y a pas pris place. On le trouvera à la fin du volume. Voir l’Appendice no III : Fragments inédits des Mémoires d’Outre-Tombe.