Mémoires d’outre-tombe/Quatrième partie/Livre X

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Garnier (Tome 6p. 443-524).

LIVRE X[1]

Conclusion. — Antécédents historiques depuis la Régence jusqu’en 1793. — Le Passé. — Le vieil ordre européen expire. — Inégalité des fortunes. — Danger de l’expansion de la nature intelligente et de la nature matérielle. — Chute des monarchies. — Dépérissement de la société et progrès de l’individu. — L’avenir. — Difficulté de le comprendre. — Saint-Simoniens. — Phalanstériens. — Fouriéristes. — Owénistes. — Socialistes. — Communistes. — Unionistes. Égalitaires. — L’idée chrétienne est l’avenir du monde. — Récapitulation de ma vie. — Résumé des changements arrivés sur le globe pendant ma vie. — Supplément à mes mémoires. — Lettre de M. de la Ferronnays. — Généalogie de ma famille.
CONCLUSION.
25 septembre 1841.

J’ai commencé à écrire ces Mémoires à la Vallée-aux-Loups le 4 octobre 1811 ; j’achève de les relire en les corrigeant à Paris ce 25 septembre 1841 : voilà donc trente ans, onze mois, vingt-un jours, que je tiens secrètement la plume en composant mes livres publics, au milieu de toutes les révolutions et de toutes les vicissitudes de mon existence. Ma main est lassée : puisse-t-elle ne pas avoir pesé sur mes idées, qui n’ont point fléchi et que je sens vives comme au départ de la course ! À mon travail de trente années j’avais le dessein d’ajouter une conclusion générale : je comptais dire, ainsi que je l’ai souvent mentionné, quel était le monde quand j’y entrai, quel il est quand je le quitte. Mais le sablier est devant moi, j’aperçois la main que les marins croyaient voir jadis sortir des flots à l’heure du naufrage : cette main me fait signe d’abréger ; je vais donc resserrer l’échelle du tableau sans omettre rien d’essentiel.

Louis XIV mourut. Le duc d’Orléans fut régent pendant la minorité de Louis XV. Une guerre avec l’Espagne, suite de la conspiration de Cellamare, éclata : la paix fut rétablie par la chute d’Alberoni. Louis XV atteignit sa majorité le 15 février 1723. Le Régent succomba dix mois après. Il avait communiqué sa gangrène à la France ; il avait assis Dubois dans la chaire de Fénelon, et élevé Law. Le duc de Bourbon devint premier ministre de Louis XV, et il eut pour successeur le cardinal de Fleury dont le génie consistait dans les années[2]. En 1734 éclata la guerre[3] où mon père fut blessé devant Dantzig. En 1745 se donna la bataille de Fontenoy ; un des moins belliqueux de nos rois nous a fait triompher dans la seule grande bataille rangée que ayons gagnée sur les Anglais, et le vainqueur du monde a ajouté à Waterloo un désastre aux désastres de Crécy, de Poitiers et d’Azincourt. L’église de Waterloo est décorée du nom des officiers anglais tombés en 1815 ; on ne retrouve dans l’église de Fontenoy qu’une pierre avec ces mots : « Ci-devant repose le corps de messire Philippe de Vitry, lequel, âgé de vingt-sept ans, fut tué à la bataille de Fontenoy le 11 de mai 1745. » Aucune marque n’indique le lieu de l’action ; mais on retire de la terre des squelettes avec des balles aplaties dans le crâne. Les Français portent leurs victoires écrites sur leur front.

Plus tard le comte de Gisors, fils du maréchal de Belle-Isle, tomba à Crevelt. En lui s’éteignit le nom et la descendance directe de Fouquet. On était passé de mademoiselle de La Vallière à madame de Châteauroux. Il y a quelque chose de triste à voir des noms arriver à leur fin, de siècles en siècles, de beautés en beautés, de gloire en gloire.

Au mois de juin 1745, le second prétendant des Stuarts[4] avait commencé ses aventures : infortunes dont je fus bercé en attendant que Henri V remplaçât dans l’exil le prétendant anglais.

La fin de ces guerres annonça nos désastres dans nos colonies. La Bourdonnais vengea le pavillon français en Asie ; ses dissensions avec Dupleix depuis la prise de Madras gâtèrent tout. La paix de 1748 suspendit ces malheurs ; en 1755 recommencèrent les hostilités ; elles s’ouvrirent par le tremblement de terre de Lisbonne, où périt le petit-fils de Racine. Sous prétexte de quelques terrains en litige sur la frontière de l’Acadie, l’Angleterre s’empara sans déclaration de guerre de trois cents de nos vaisseaux marchands ; nous perdîmes le Canada : faits immenses par leurs conséquences, sur lesquels surnage la mort de Wolfe et de Montcalm. Dépouillés de nos possessions dans l’Afrique et dans l’Inde, lord Clive entama la conquête du Bengale. Or, pendant ces jours, les querelles du jansénisme avaient lieu ; Damiens avait frappé Louis XV ; La Pologne était partagée, l’expulsion des jésuites exécutée, la cour descendue au Parc-aux-Cerfs. L’auteur du pacte de famille[5] se retire à Chanteloup, tandis que la révolution intellectuelle s’achevait sous Voltaire. La cour plénière de Maupeou fut installée : Louis XV laissa l’échafaud à la favorite qui l’avait dégradé, après avoir envoyé Garat[6] et Sanson à Louis XVI, l’un pour lire, et l’autre pour exécuter la sentence.

Ce dernier monarque s’était marié le 16 mai 1770 à la fille de Marie-Thérèse d’Autriche : on sait ce qu’elle est devenue. Passèrent les ministres Machault, le vieux Maurepas, Turgot l’économiste, Malesherbes aux vertus antiques et aux opinions nouvelles, Saint-Germain qui détruisit la maison du roi et donna une ordonnance funeste ; Calonne et Necker enfin.

Louis XVI rappela les parlements, abolit la corvée, abrogea la torture avant le prononcé du jugement, rendit les droits civils aux protestants, en reconnaissant leur mariage légal. La guerre d’Amérique, en 1779, impolitique pour la France toujours dupe de sa générosité, fut utile à l’espèce humaine ; elle rétablit dans le monde entier l’estime de nos armes et l’honneur de notre pavillon.

La révolution se leva, prête à mettre au jour la génération guerrière que huit siècles d’héroïsme avaient déposée dans ses flancs. Les mérites de Louis XVI ne rachetèrent pas les fautes que ses aïeux lui avaient laissées à expier ; mais c’est sur le mal que tombent les coups de la Providence, jamais sur l’homme : Dieu n’abrège les jours de la vertu sur la terre que pour les allonger dans le ciel. Sous l’astre de 1793, les sources du grand abîme furent rompues ; toutes nos gloires d’autrefois se réunirent ensuite et firent leur dernière explosion dans Bonaparte : il nous les renvoie dans son cercueil.

J’étais né pendant l’accomplissement de ces faits. Deux nouveaux empires, la Prusse et la Russie, m’ont à peine devancé d’un demi-siècle sur la terre ; la Corse est devenue française à l’instant où j’ai paru ; je suis arrivé au monde vingt jours après Bonaparte. Il m’amenait avec lui. J’allais entrer dans la marine en 1783 quand la flotte de Louis XVI surgit à Brest : elle apportait les actes de l’état civil d’une nation éclose sous les ailes de la France. Ma naissance se rattache à la naissance d’un homme et d’un peuple : pâle reflet que j’étais d’une immense lumière.

Si l’on arrête les yeux sur le monde actuel, on le voit, à la suite du mouvement imprimé par une grande révolution, s’ébranler depuis l’Orient jusqu’à la Chine, qui semblait à jamais fermée ; de sorte que nos renversements passés ne seraient rien ; que le bruit de la renommée de Napoléon serait à peine entendu dans le sens dessus dessous général des peuples, de même que lui, Napoléon, a éteint tous les bruits de notre ancien globe.

L’empereur nous a laissés dans une agitation prophétique. Nous, l’État le plus mûr et le plus avancé, nous montrons de nombreux symptômes de décadence. Comme un malade en péril se préoccupe de ce qu’il trouvera dans sa tombe, une nation qui se sent défaillir s’inquiète de son sort futur. De là ces hérésies politiques qui se succèdent. Le vieil ordre européen expire ; nos débats actuels paraîtront des luttes puériles aux yeux de la postérité. Il n’existe plus rien : autorité de l’expérience et de l’âge, naissance ou génie, talent ou vertu, tout est nié ; quelques individus gravissent au sommet des ruines, se proclament géants et roulent en bas pygmées. Excepté une vingtaine d’hommes qui survivront et qui étaient destinés à tenir le flambeau à travers les steppes ténébreuses où l’on entre, excepté ce peu d’hommes, une génération qui portait en elle un esprit abondant, des connaissances acquises, des germes de succès de toutes sortes, les a étouffés dans une inquiétude aussi improductive que sa superbe est stérile. Des multitudes sans nom s’agitent sans savoir pourquoi, comme les associations populaires du moyen âge : troupeaux affamés qui ne reconnaissent point de berger, qui courent de la plaine à la montagne et de la montagne à la plaine, dédaignant l’expérience des pâtres durcis au vent et au soleil. Dans la vie de la cité tout est transitoire : la religion et la morale cessent d’être admises, ou chacun les interprète à sa façon. Parmi les choses d’une nature inférieure, même en puissance de conviction et d’existence, une renommée palpite à peine une heure, un livre vieillit dans un jour, des écrivains se tuent pour attirer l’attention ; autre vanité : on n’entend pas même leur dernier soupir.

De cette prédisposition des esprits il résulte qu’on n’imagine d’autres moyens de toucher que des scènes d’échafaud et des mœurs souillées : on oublie que les vraies larmes sont celles que fait couler une belle poésie et dans lesquelles se mêle autant d’admiration que de douleur ; mais à présent que les talents se nourrissent de la Régence et de la Terreur, qu’était-il besoin de sujets pour nos langues destinées si tôt à mourir ? Il ne tombera plus du génie de l’homme quelques-unes de ces pensées qui deviennent le patrimoine de l’univers.

Voilà ce que tout le monde se dit et ce que tout le monde déplore, et cependant les illusions surabondent, et plus on est près de sa fin et plus on croit vivre. On aperçoit des monarques qui se figurent être des monarques, des ministres qui pensent être des ministres, des députés qui prennent au sérieux leurs discours, des propriétaires qui, possédant ce matin, sont persuadés qu’ils posséderont ce soir. Les intérêts particuliers, les ambitions personnelles cachent au vulgaire la gravité du moment : nonobstant les oscillations des affaires du jour, elles ne sont qu’une ride à la surface de l’abîme ; elles ne diminuent pas la profondeur des flots. Auprès des mesquines loteries contingentes, le genre humain joue la grande partie ; les rois tiennent encore les cartes et ils les tiennent pour les nations : celles-ci vaudront-elles mieux que les monarques ? Question à part, qui n’altère point le fait principal. Quelle importance ont des amusettes d’enfants, des ombres glissant sur la blancheur d’un linceul ? L’invasion des idées a succédé à l’invasion des barbares ; la civilisation actuelle décomposée se perd en elle-même ; le vase qui la contient n’a pas versé la liqueur dans un autre vase ; c’est le vase qui s’est brisé.

À quelle époque la société disparaîtra-t-elle ? quels accidents en pourront suspendre les mouvements ? À Rome le règne de l’homme fut substitué au règne de la loi : on passa de la république à l’empire ; notre révolution s’accomplit en sens contraire : on incline à passer de la royauté à la république, ou, pour ne spécifier aucune forme, à la démocratie ; cela ne s’effectuera pas sans difficulté.

Pour ne toucher qu’un point entre mille, la propriété, par exemple, restera-t-elle distribuée comme elle l’est ? La royauté née à Reims avait pu faire aller cette propriété en en tempérant la rigueur par la diffusion des lois morales, comme elle avait changé l’humanité en charité. Un état politique où des individus ont des millions de revenu, tandis que d’autres individus meurent de faim, peut-il subsister quand la religion n’est plus là avec ses espérances hors de ce monde pour expliquer le sacrifice ? Il y a des enfants que leurs mères allaitent à leurs mamelles flétries, faute d’une bouchée de pain pour sustenter leurs expirants nourrissons ; il y a des familles dont les membres sont réduits à s’entortiller ensemble pendant la nuit, faute de couverture pour se réchauffer. Celui-là voit mûrir ses nombreux sillons ; celui-ci ne possédera que les six pieds de terre prêtés à sa tombe par son pays natal. Or, combien six pieds de terre peuvent-ils fournir d’épis de blé à un mort ?

À mesure que l’instruction descend dans ces classes inférieures, celles-ci découvrent la plaie secrète qui ronge l’ordre social irréligieux. La trop grande disproportion des conditions et des fortunes a pu se supporter tant qu’elle a été cachée ; mais aussitôt que cette disproportion a été généralement aperçue, le coup mortel a été porté. Recomposez, si vous le pouvez, les fictions aristocratiques ; essayez de persuader au pauvre, lorsqu’il saura bien lire et ne croira plus, lorsqu’il possédera la même instruction que vous, essayez de lui persuader qu’il doit se soumettre à toutes les privations, tandis que son voisin possède mille fois le superflu : pour dernière ressource il vous le faudra tuer.

Quand la vapeur sera perfectionnée, quand, unie au télégraphe et aux chemins de fer, elle aura fait disparaître les distances, ce ne seront plus seulement les marchandises qui voyageront mais encore les idées rendues à l’usage de leurs ailes. Quand les barrières fiscales et commerciales auront été abolies entre les divers États, comme elles le sont déjà entre les provinces d’un même État ; quand les différents pays en relations journalières tendront à l’unité des peuples, comment ressusciterez-vous l’ancien mode de séparation ?

La société, d’un autre côté, n’est pas moins menacée par l’expansion de l’intelligence qu’elle ne l’est par le développement de la nature brute : supposez les bras condamnés au repos en raison de la multiplicité et de la variété des machines ; admettez qu’un mercenaire unique et général, la matière, remplace les mercenaires de la glèbe et de la domesticité : que ferez-vous du genre humain désoccupé ? Que ferez-vous des passions oisives en même temps que l’intelligence ? La vigueur du corps s’entretient par l’occupation physique ; le labeur cessant, la force disparaît ; nous deviendrions semblables à ces nations de l’Asie, proie du premier envahisseur, et qui ne se peuvent défendre contre une main qui porte le fer. Ainsi la liberté ne se conserve que par le travail, parce que le travail produit la force : retirez la malédiction prononcée contre les fils d’Adam, et ils périront dans la servitude : In sudore vultus tui, vesceris pane. La malédiction divine entre donc dans le mystère de notre sort ; l’homme est moins l’esclave de ses sueurs que de ses pensées : voilà comme, après avoir fait le tour de la société, après avoir passé par les diverses civilisations, après avoir supposé des perfectionnements inconnus, on se retrouve au point de départ en présence des vérités de l’Écriture.

L’Europe avait eu en France, lors de notre monarchie de huit siècles, le centre de son intelligence, de sa perpétuité et de son repos ; privée de cette monarchie, l’Europe a sur-le-champ incliné à la démocratie. Le genre humain, pour son bien ou pour son mal, est hors de page ; les princes en ont eu la garde-noble ; les nations, arrivées à leur majorité, prétendent n’avoir plus besoin de tuteurs. Depuis David jusqu’à notre temps, les rois ont été appelés : la vocation des peuples commence[7]. Les courtes et petites exceptions des républiques grecques, carthaginoise, romaine avec des esclaves, n’empêchaient pas, dans l’antiquité, l’état monarchique d’être l’état normal sur le globe. La Société entière moderne, depuis que la bannière des rois français n’existe plus, quitte la monarchie. Dieu, pour hâter la dégradation du pouvoir royal, a livré les sceptres en divers pays à des rois invalides, à des petites filles au maillot ou dans les aubes de leurs noces : ce sont de pareils lions sans mâchoires, de pareilles lionnes sans ongles, de pareilles enfantelettes tétant ou fiançant, que doivent suivre des hommes faits dans cette ère d’incrédulité.

Les principes les plus hardis sont proclamés à la face des monarques qui se prétendent rassurés derrière la triple haie d’une garde suspecte. La démocratie les gagne[8] ; ils montent d’étage en étage, du rez-de-chaussée au comble de leur palais, d’où ils se jetteront à la nage par les lucarnes[9].

Au milieu de cela, remarquez une contradiction phénoménale : l’état matériel s’améliore, le progrès intellectuel s’accroît, et les nations au lieu de profiter s’amoindrissent : d’où vient cette contradiction ?

C’est que nous avons perdu dans l’ordre moral. En tous temps il y a eu des crimes ; mais ils n’étaient point commis de sang-froid, comme ils le sont de nos jours, en raison de la perte du sentiment religieux. À cette heure ils ne révoltent plus, ils paraissent une conséquence de la marche du temps ; si on les jugeait autrefois d’une manière différente, c’est qu’on n’était pas encore, ainsi qu’on ose l’affirmer, assez avancé dans la connaissance de l’homme ; on les analyse actuellement ; on les éprouve au creuset, afin de voir ce qu’on peut en tirer d’utile, comme la chimie trouve des ingrédients dans les voiries. Les corruptions de l’esprit, bien autrement destructives que celles des sens, sont acceptées comme des résultats nécessaires ; elles n’appartiennent plus à quelques individus pervers, elles sont tombées dans le domaine public.

Tels hommes seraient humiliés qu’on leur prouvât qu’ils ont une âme, qu’au delà de cette vie ils trouveront une autre vie ; ils croiraient manquer de fermeté et de force et de génie, s’ils ne s’élevaient au-dessus de la pusillanimité de nos pères ; ils adoptent le néant ou, si vous le voulez, le doute, comme un fait désagréable peut-être, mais comme une vérité qu’on ne saurait nier. Admirez l’hébétement de notre orgueil !

Voilà comment s’expliquent le dépérissement de la société et l’accroissement de l’individu. Si le sens moral se développait en raison du développement de l’intelligence, il y aurait un contre-poids et l’humanité grandirait sans danger, mais il arrive tout le contraire : la perception du bien et du mal s’obscurcit à mesure que l’intelligence s’éclaire ; la conscience se rétrécit à mesure que les idées s’élargissent. Oui, la société périra : la liberté, qui pouvait sauver le monde, ne marchera pas, faute de s’appuyer à la religion ; l’ordre, qui pouvait maintenir la régularité, ne s’établira pas solidement, parce que l’anarchie des idées le combat. La pourpre, qui communiquait naguère la puissance, ne servira désormais de couche qu’au malheur : nul ne sera sauvé qu’il ne soit né, comme le Christ, sur la paille. Lorsque les monarques furent déterrés à Saint-Denis au moment où la trompette sonna la résurrection populaire ; lorsque, tirés de leurs tombeaux effondrés, ils attendaient la sépulture plébéienne, les chiffonniers arrivèrent à ce jugement dernier des siècles ; ils regardèrent avec leurs lanternes dans la nuit éternelle ; ils fouillèrent parmi les restes échappés à la première rapine. Les rois n’y étaient déjà plus, mais la royauté y était encore ; ils l’arrachèrent des entrailles du temps, et la jetèrent au panier des débris.

Voilà pour ce qui est de la vieille Europe, elle ne revivra jamais. La jeune Europe offre-t-elle plus de chances ? Le monde actuel, le monde sans autorité consacrée, semble placé entre deux impossibilités : l’impossibilité du passé, l’impossibilité de l’avenir. Et n’allez pas croire, comme quelques-uns se le figurent, que si nous sommes mal à présent, le bien renaîtra du mal ; la nature humaine dérangée à sa source ne marche pas ainsi correctement. Par exemple, les excès de la liberté mènent au despotisme ; mais les excès de la tyrannie ne mènent qu’à la tyrannie ; celle-ci en nous dégradant nous rend incapables d’indépendance : Tibère n’a pas fait remonter Rome à la république, il n’a laissé après lui que Caligula.

Pour éviter de s’expliquer, on se contente de déclarer que les temps peuvent cacher dans leur sein une constitution politique que nous n’apercevons pas. L’antiquité tout entière, les plus beaux génies de cette antiquité, comprenaient-ils la société sans esclaves ? Et nous la voyons subsister. On affirme que dans cette civilisation à naître l’espèce s’agrandira, je l’ai moi-même avancé : cependant n’est-il pas à craindre que l’individu ne diminue ? Nous pourrons être de laborieuses abeilles occupées en commun de notre miel. Dans le monde matériel les hommes s’associent pour le travail, une multitude arrive plus vite et par différentes routes à la chose qu’elle cherche ; des masses d’individus élèveront des pyramides ; en étudiant chacun de son côté, ces individus rencontreront des découvertes dans les sciences, exploreront tous les coins de la création physique. Mais dans le monde moral en est-il de la sorte ? Mille cerveaux auront beau se coaliser, ils ne composeront jamais le chef-d’œuvre qui sort de la tête d’un Homère.

On a dit qu’une cité dont les membres auront une égale répartition de bien et d’éducation présentera aux regards de la Divinité un spectacle au dessus du spectacle de la cité de nos pères. La folie du moment est d’arriver à l’unité des peuples et de ne faire qu’un seul homme de l’espèce entière, soit ; mais en acquérant des facultés générales, toute une série de sentiments privés ne périra-t-elle pas ? Adieu les douceurs du foyer ; adieu les charmes de la famille ; parmi tous ces êtres blancs, jaunes, noirs, réputés vos compatriotes, vous ne pourriez vous jeter au cou d’un frère. N’y avait-il rien dans la vie d’autrefois, rien dans cet espace borné que vous aperceviez de votre fenêtre encadrée de lierre ? Au delà de votre horizon vous soupçonniez des pays inconnus dont vous parlait à peine l’oiseau du passage, seul voyageur que vous aviez vu à l’automne. C’était bonheur de songer que les collines qui vous environnaient ne disparaîtraient pas à vos yeux ; qu’elles renfermeraient vos amitiés et vos amours ; que le gémissement de la nuit autour de votre asile serait le seul bruit auquel vous vous endormiriez ; que jamais la solitude de votre âme ne serait troublée, que vous y rencontreriez toujours les pensées qui vous y attendent pour reprendre avec vous leur entretien familier. Vous saviez où vous étiez né, vous saviez où était votre tombe ; en pénétrant dans la forêt vous pouviez dire :

Beaux arbres qui m’avez vu naître,
Bientôt vous me verrez mourir[10].

L’homme n’a pas besoin de voyager pour s’agrandir ; il porte avec lui l’immensité. Tel accent échappé de votre sein ne se mesure pas et trouve un écho dans des milliers d’âmes : qui n’a point en soi cette mélodie, la demandera en vain à l’univers. Asseyez-vous sur le tronc de l’arbre abattu au fond des bois : si dans l’oubli profond de vous-même, dans votre immobilité, dans votre silence vous ne trouvez pas l’infini, il est inutile de vous égarer aux rives du Gange.

Quelle serait une société universelle qui n’aurait point de pays particulier, qui ne serait ni française, ni anglaise, ni allemande, ni espagnole, ni portugaise, ni italienne, ni russe, ni tartare, ni turque, ni persane, ni indienne, ni chinoise, ni américaine, ou plutôt qui serait à la fois toutes ces sociétés ? Qu’en résulterait-il pour ses mœurs, ses sciences, ses arts, sa poésie ? Comment s’exprimeraient des passions ressenties à la fois à la manière des différents peuples dans les différents climats ? Comment entrerait dans le langage cette confusion de besoins et d’images produits des divers soleils qui auraient éclairé une jeunesse, une virilité et une vieillesse communes ? Et quel serait ce langage ? De la fusion des sociétés résultera-t-il un idiome universel, ou y aura-t-il un dialecte de transaction servant à l’usage journalier, tandis que chaque nation parlerait sa propre langue, ou bien les langues diverses seraient-elles entendues de tous ? Sous quelle règle semblable, sous quelle loi unique existerait cette société ? Comment trouver place sur une terre agrandie par la puissance d’ubiquité, et rétrécie par les petites proportions d’un globe souillé partout ? Il ne resterait qu’à demander à la science le moyen de changer de planète.

Las de la propriété particulière, voulez-vous faire du gouvernement un propriétaire unique, distribuant à la communauté devenue mendiante une part mesurée sur le mérite de chaque individu ? Qui jugera des mérites ? Qui aura la force et l’autorité de faire exécuter vos arrêts ? Qui tiendra et fera valoir cette banque d’immeubles vivants ?

Chercherez-vous l’association du travail ? Qu’apportera le faible, le malade, l’inintelligent dans la communauté restée grevée de leur inaptitude ?

Autre combinaison : on pourrait former, en remplaçant le salaire, des espèces de sociétés anonymes ou en commandite entre les fabricants et les ouvriers, entre l’intelligence et la matière, où les uns apporteraient leur capital et leur idée, les autres leur industrie et leur travail ; on partagerait en commun les bénéfices survenus. C’est très bien, la perfection complète admise chez les hommes : très bien, si vous ne rencontrez ni querelle, ni avarice, ni envie : mais qu’un seul associé réclame, tout croule ; les divisions et les procès commencent. Ce moyen, un peu plus possible en théorie, est tout aussi impossible en pratique.

Chercherez-vous, par une opinion mitigée, l’édification d’une cité où chaque homme possède un toit, du feu, des vêtements, une nourriture suffisante ? Quand vous serez parvenu à doter chaque citoyen, les qualités et les défauts dérangeront votre partage ou le rendront injuste : celui-ci a besoin d’une nourriture plus considérable que celui-là ; celui-là ne peut pas travailler autant que celui-ci ; les hommes économes et laborieux deviendront des riches, les dépensiers, les paresseux, les malades, retomberont dans la misère ; car vous ne pouvez donner à tous le même tempérament : l’inégalité naturelle reparaîtra en dépit de vos efforts.

Et ne croyez pas que nous nous laissions enlacer par les précautions légales et compliquées qu’ont exigées l’organisation de la famille, droits patrimoniaux, tutelles, reprises des hoirs et ayants cause, etc., etc. Le mariage est notoirement une absurde oppression : nous abolissons tout cela. Si le fils tue le père, ce n’est pas le fils, comme on le prouve très bien, qui commet un parricide, c’est le père qui en vivant immole le fils. N’allons donc pas nous troubler la cervelle des labyrinthes d’un édifice que nous mettons rez pied, rez terre ; il est inutile de s’arrêter à ces bagatelles caduques de nos grands-pères.

Ce nonobstant, parmi les modernes sectaires, il en est qui, entrevoyant les impossibilités de leurs doctrines, y mêlent, pour les faire tolérer, les mots de morale et de religion ; ils pensent qu’en attendant mieux, on pourrait nous mener d’abord à l’idéale médiocrité des Américains ; ils ferment les yeux et veulent bien oublier que les Américains sont propriétaires et propriétaires ardents, ce qui change un peu la question.

D’autres, plus obligeants encore, et qui admettent une sorte d’élégance de civilisation, se contenteraient de nous transformer en Chinois constitutionnels, à peu près athées, vieillards éclairés et libres, assis en robes jaunes pour des siècles dans nos semis de fleurs, passant nos jours dans un confortable acquis à la multitude, ayant tout inventé, tout trouvé, végétant en paix au milieu de nos progrès accomplis, et nous mettant seulement sur un chemin de fer, comme un ballot, afin d’aller de Canton à la grande muraille deviser d’un marais à dessécher, d’un canal à creuser, avec un autre industriel du Céleste-Empire. Dans l’une ou l’autre supposition, Américain ou Chinois, je serai heureux d’être parti avant qu’une telle félicité me soit advenue.

Enfin il resterait une solution : il se pourrait qu’en raison d’une dégradation complète du caractère humain, les peuples s’arrangeassent de ce qu’ils ont : ils perdraient l’amour de l’indépendance, remplacé par l’amour des écus, en même temps que les rois perdraient l’amour du pouvoir, troqué pour l’amour de la liste civile. De là résulterait un compromis entre les monarques et les sujets charmés de ramper pêle-mêle dans un ordre politique bâtard ; ils étaleraient à leur aise leurs infirmités les uns devant les autres, comme dans les anciennes léproseries, ou comme dans ces boues où trempent aujourd’hui des malades pour se soulager ; on barboterait dans une fange indivise à l’état de reptile pacifique.

C’est néanmoins mal prendre son temps que de vouloir, dans l’état actuel de notre société, remplacer les plaisirs de la nature intellectuelle par les joies de la nature physique. Celles-ci, on le conçoit, pouvaient occuper la vie des anciens peuples aristocratiques ; maîtres du monde, ils possédaient des palais, des troupeaux d’esclaves ; ils englobaient dans leurs propriétés particulières des régions entières de l’Afrique. Mais sous quel portique promènerez-vous maintenant vos pauvres loisirs ? Dans quels bains vastes et ornés renfermerez-vous les parfums, les fleurs, les joueuses de flûte, les courtisanes de l’Ionie ? N’est pas Héliogabale qui veut. Où prendrez-vous les richesses indispensables à ces délices matérielles ? L’âme est économe ; mais le corps est dépensier.

Maintenant, quelques mots plus sérieux sur l’égalité absolue : cette égalité ramènerait non seulement la servitude des corps, mais l’esclavage des âmes ; il ne s’agirait de rien moins que de détruire l’inégalité morale et physique de l’individu. Notre volonté, mise en régie sous la surveillance de tous, verrait nos facultés tomber en désuétude. L’infini, par exemple, est de notre nature ; défendez à notre intelligence, ou même à nos passions, de songer à des biens sans terme, vous réduisez l’homme à la vie du limaçon, vous le métamorphosez en machine. Car, ne vous y trompez pas : sans la possibilité d’arriver à tout, sans l’idée de vivre éternellement, néant partout ; sans la propriété individuelle, nul n’est affranchi ; quiconque n’a pas de propriété ne peut être indépendant ; il devient prolétaire ou salarié, soit qu’il vive dans la condition actuelle des propriétés à part, ou au milieu d’une propriété commune. La propriété commune ferait ressembler la société à un de ces monastères à la porte duquel des économes distribuaient du pain. La propriété héréditaire et inviolable est notre défense personnelle ; la propriété n’est autre chose que la liberté. L’égalité absolue, qui présuppose la soumission complète à cette égalité, reproduirait la plus dure servitude ; elle ferait de l’individu humain une bête de somme soumise à l’action qui la contraindrait, et obligée de marcher sans fin dans le même sentier.

Tandis que je raisonnais ainsi, M. de Lamennais attaquait, sous les verrous de sa geôle[11], les mêmes systèmes avec sa puissance logique qui s’éclaire de la splendeur du poète. Un passage emprunté à sa brochure intitulée : Du Passé et de l’Avenir du Peuple[12], complètera mes raisonnements ; écoutez-le, c’est lui maintenant qui parle :

« Pour ceux qui se proposent ce but d’égalité rigoureuse, absolue, les plus conséquents concluent, pour l’établir et pour le maintenir, à l’emploi de la force, au despotisme, à la dictature, sous une forme ou sous une autre forme.

« Les partisans de l’égalité absolue sont d’abord contraints d’attaquer les inégalités naturelles, afin de les atténuer, de les détruire s’il est possible. Ne pouvant rien sur les conditions premières d’organisation et de développement, leur œuvre commence à l’instant où l’homme naît, où l’enfant sort du sein de sa mère. L’État alors s’en empare : le voilà maître absolu de l’être spirituel comme de l’être organique. L’intelligence et la conscience, tout dépend de lui, tout lui est soumis. Plus de famille, plus de paternité, plus de mariage dès lors ; un mâle, une femelle, des petits que l’État manipule, dont il fait ce qu’il veut, moralement, physiquement, une servitude universelle et si profonde que rien n’y échappe, qu’elle pénètre jusqu’à l’âme même.

« En ce qui touche les choses matérielles, l’égalité ne saurait s’établir d’une manière tant soit peu durable par le simple partage. S’il s’agit de la terre seule, on conçoit qu’elle puisse être divisée en autant de portions qu’il y a d’individus ; mais le nombre des individus variant perpétuellement, il faudrait aussi perpétuellement changer cette division primitive. Toute propriété individuelle étant abolie, il n’y a de possesseur de droit que l’État. Ce mode de possession, s’il est volontaire, est celui du moine astreint par ses vœux à la pauvreté comme à l’obéissance ; s’il n’est pas volontaire, c’est celui de l’esclave, là où rien ne modifie la rigueur de sa condition. Tous les liens de l’humanité, les relations sympathiques, le dévouement mutuel, l’échange des services, le libre don de soi, tout ce qui fait le charme de la vie et sa grandeur, tout, tout a disparu, disparu sans retour.

« Les moyens proposés jusqu’ici pour résoudre le problème de l’avenir du peuple aboutissent à la négation de toutes les conditions indispensables de l’existence, détruisent, soit directement, soit implicitement, le devoir, le droit, la famille et ne produiraient, s’ils pouvaient être appliqués à la société, au lieu de la liberté dans laquelle se résume tout progrès réel, qu’une servitude à laquelle l’histoire, si haut qu’on remonte dans le passé, n’offre rien de comparable. »

Il n’y a rien à ajouter à cette logique.

Je ne vais pas voir les prisonniers, comme Tartufe, pour leur distribuer des aumônes, mais pour enrichir mon intelligence avec des hommes qui valent mieux que moi. Quand leurs opinions diffèrent des miennes, je ne crains rien : chrétien entêté, tous les beaux génies de la terre n’ébranleraient pas ma foi ; je les plains, et ma charité me défend contre la séduction. Si je pèche par excès, ils pèchent par défaut ; je comprends ce qu’ils comprennent, ils ne comprennent pas ce que je comprends. Dans la même prison où je visitais autrefois le noble et malheureux Carrel, je visite aujourd’hui l’abbé de Lamennais[13]. La révolution de Juillet a relégué aux ténèbres d’une geôle le reste des hommes supérieurs dont elle ne peut ni juger le mérite, ni soutenir l’éclat. Dans la dernière chambre en montant, sous un toit abaissé que l’on peut toucher de la main, nous imbéciles croyants de liberté, François de Lamennais et François de Chateaubriand, nous causons de choses sérieuses. Il a beau se débattre, ses idées ont été jetées dans le moule religieux ; la forme est restée chrétienne, alors que le fond s’éloigne le plus du dogme : sa parole a retenu le bruit du ciel.

Fidèle professant l’hérésie, l’auteur de l’Essai sur l’indifférence parle ma langue avec des idées qui ne sont plus mes idées. Si, après avoir embrassé l’enseignement évangélique populaire, il fût resté attaché au sacerdoce, il aurait conservé l’autorité qu’ont détruite des variations. Les curés, les membres nouveaux du clergé (et les plus distingués d’entre ces lévites) allaient à lui ; les évêques se seraient trouvés engagés dans sa cause s’il eût adhéré aux libertés gallicanes, tout en vénérant le successeur de saint Pierre et en défendant l’unité.

En France, la jeunesse eût entouré le missionnaire en qui elle trouvait les idées qu’elle aime et les progrès auxquels elle aspire ; en Europe, les dissidents attentifs n’auraient point fait obstacle ; de grands peuples catholiques, les Polonais, les Irlandais, les Espagnols, auraient béni le prédicateur suscité. Rome même eût fini par s’apercevoir que le nouvel évangéliste faisait renaître la domination de l’Église et fournissait au pontife opprimé le moyen de résister à l’influence des rois absolus. Quelle puissance de vie ! L’intelligence, la religion, la liberté représentées dans un prêtre !

Dieu ne l’a pas voulu ; la lumière a tout à coup manqué à celui qui était la lumière ; le guide en se dérobant a laissé le troupeau dans la nuit. À mon compatriote, dont la carrière publique est interrompue, restera toujours la supériorité privée et la prééminence des dons naturels. Dans l’ordre des temps il doit me survivre ; je l’ajourne à mon lit de mort pour agiter nos grands contestes à ces portes que l’on ne repasse plus. J’aimerais à voir son génie répandre sur moi l’absolution que sa main avait autrefois le droit de faire descendre sur ma tête. Nous avons été bercés en naissant par les mêmes flots ; qu’il soit permis à mon ardente foi et à mon admiration sincère d’espérer que je rencontrerai encore mon ami réconcilié sur le même rivage des choses éternelles[14].

En définitive, mes investigations m’amènent à conclure que l’ancienne société s’enfonce sous elle, qu’il est impossible à quiconque n’est pas chrétien de comprendre la société future poursuivant son cours et satisfaisant à la fois ou l’idée purement républicaine ou l’idée monarchique modifiée. Dans toutes les hypothèses, les améliorations que vous désirez, vous ne les pouvez tirer que de l’Évangile.

Au fond des combinaisons des sectaires actuels, c’est toujours le plagiat, la parodie de l’Évangile, toujours le principe apostolique qu’on retrouve ; ce principe est tellement entré en nous, que nous en usons comme nous appartenant ; nous nous le présumons naturel, quoiqu’il ne nous le soit pas ; il nous est venu de notre ancienne foi, à prendre celle-ci à deux ou trois degrés d’ascendance au-dessus de nous. Tel esprit indépendant qui s’occupe du perfectionnement de ses semblables n’y aurait jamais pensé si le droit des peuples n’avait été posé par le Fils de l’homme. Tout acte de philanthropie auquel nous nous livrons, tout système que nous rêvons dans l’intérêt de l’humanité, n’est que l’idée chrétienne retournée, changée de nom et trop souvent défigurée : c’est toujours le verbe qui se fait chair !

Voulez-vous que l’idée chrétienne ne soit que l’idée humaine en progression ? J’y consens ; mais ouvrez les diverses cosmogonies, vous apprendrez qu’un christianisme traditionnel a devancé sur la terre le christianisme révélé. Si le Messie n’était pas venu et qu’il n’eût point parlé, comme il le dit de lui-même, l’idée n’aurait pas été dégagée, les vérités seraient restées confuses, telles qu’on les entrevoit dans les écrits des anciens. C’est donc, de quelque façon que vous l’interprétiez, du révélateur ou du Christ que vous tenez tout ; c’est du Sauveur, Salvator, du Consolateur, Paracletus, qu’il vous faut toujours partir ; c’est de lui que vous avez reçu les germes de la civilisation et de la philosophie.

Vous voyez donc que je ne trouve de solution à l’avenir que dans le christianisme et dans le christianisme catholique ; la religion du Verbe est la manifestation de la vérité, comme la création est la visibilité de Dieu. Je ne prétends pas qu’une rénovation générale ait absolument lieu, car j’admets que des peuples entiers soient voués à la destruction ; j’admets aussi que la foi se dessèche en certains pays : mais s’il en reste un seul grain, s’il tombe sur un peu de terre, ne fût-ce que dans les débris d’un vase, ce grain lèvera, et une seconde incarnation de l’esprit catholique ranimera la société.

Le christianisme est l’appréciation la plus philosophique et la plus rationnelle de Dieu et de la création ; il renferme les trois grandes lois de l’univers, la loi divine, la loi morale, la loi politique : la loi divine, unité de Dieu en trois personnes ; la loi morale, charité ; la loi politique, c’est-à-dire, liberté, égalité, fraternité.

Les deux premiers principes sont développés ; le troisième, la loi politique, n’a point reçu ses compléments, parce qu’il ne pouvait fleurir tandis que la croyance intelligente de l’être infini et la morale universelle n’étaient point solidement établies. Or, le christianisme eut d’abord à déblayer les absurdités et les abominations dont l’idolâtrie et l’esclavage avaient encombré le genre humain.

Des personnes éclairées ne comprennent pas qu’un catholique tel que moi s’entête à s’asseoir à l’ombre de ce qu’elles appellent des ruines ; selon ces personnes, c’est une gageure, un parti pris. Mais dites-le-moi, par pitié, où trouverai-je une famille et un Dieu dans la société individuelle et philosophique que vous me proposez ? Dites-le-moi et je vous suis ; sinon, ne trouvez pas mauvais que je me couche dans la tombe du Christ, seul abri que vous m’avez laissé en m’abandonnant.

Non, je n’ai point fait une gageure avec moi-même ; je suis sincère ; voici ce qui m’est arrivé : de mes projets, de mes études, de mes expériences, il ne m’est resté qu’un détromper complet de toutes les choses que poursuit le monde. Ma conviction religieuse, en grandissant, a dévoré mes autres convictions ; il n’est ici-bas chrétien plus croyant et homme plus incrédule que moi. Loin d’être à son terme, la religion du Libérateur entre à peine dans sa troisième période, la période politique, liberté, égalité, fraternité. L’Évangile, sentence d’acquittement, n’a pas été lu encore à tous ; nous en sommes encore aux malédictions prononcées par le Christ : « Malheur à vous qui chargez les hommes de fardeaux qu’ils ne sauraient porter, et qui ne voudriez pas les avoir touchés du bout du doigt ! »

Le christianisme, stable dans ses dogmes, est mobile dans ses lumières ; sa transformation enveloppe la transformation universelle. Quand il aura atteint son plus haut point, les ténèbres achèveront de s’éclaircir ; la liberté, crucifiée sur le Calvaire avec le Messie, en descendra avec lui ; elle remettra aux nations ce nouveau testament écrit en leur faveur et jusqu’ici entravé dans ses clauses. Les gouvernements passeront, le mal moral disparaîtra, la réhabilitation annoncera la consommation des siècles de mort et d’oppression nés de la chute.

Quand viendra ce jour désiré ? Quand la Société se recomposera-t-elle d’après les moyens secrets du principe générateur ? Nul ne le peut dire ; on ne saurait calculer les résistances des passions.

Plus d’une fois la mort engourdira des races, versera le silence sur les événements comme la neige tombée pendant la nuit fait cesser le bruit des chars. Les nations ne croissent pas aussi rapidement que les individus dont elles sont composées et ne disparaissent pas aussi vite. Que de temps ne faut-il point pour arriver à une seule chose cherchée ! L’agonie du Bas-Empire pensa ne pas finir ; l’ère chrétienne, déjà si étendue, n’a pas suffi à l’abolition de la servitude. Ces calculs, je le sais, ne vont pas au tempérament français ; dans nos révolutions nous n’avons jamais admis l’élément du temps : c’est pourquoi nous sommes toujours ébahis des résultats contraires à nos impatiences. Pleins d’un généreux courage, des jeunes gens se précipitent ; ils s’avancent tête baissée vers une haute région qu’ils entrevoient et qu’ils s’efforcent d’atteindre : rien de plus digne d’admiration ; mais ils useront leur vie dans ces efforts, et arrivés au terme, de mécompte en mécompte, ils consigneront le poids des années déçues à d’autres générations abusées qui le porteront jusqu’aux tombeaux voisins ; ainsi de suite. Le temps du désert est revenu ; le christianisme recommence dans la stérilité de la Thébaïde, au milieu d’une idolâtrie redoutable, l’idolâtrie de l’homme envers soi.

Il y a deux conséquences dans l’histoire, l’une immédiate et qui est à l’instant connue, l’autre éloignée et qu’on n’aperçoit pas d’abord. Ces conséquences souvent se contredisent ; les unes viennent de notre courte sagesse, les autres de la sagesse perdurable. L’événement providentiel apparaît après l’événement humain. Dieu se lève derrière les hommes. Niez tant qu’il vous plaira le suprême conseil, ne consentez pas à son action, disputez sur les mots, appelez force des choses ou raison ce que le vulgaire appelle Providence, regardez à la fin d’un fait accompli, et vous verrez qu’il a toujours produit le contraire de ce qu’on en attendait, quand il n’a point été établi d’abord sur la morale et sur la justice.

Si le ciel n’a pas prononcé son dernier arrêt ; si un avenir doit être, un avenir puissant et libre, cet avenir est loin encore, loin au delà de l’horizon visible ; on n’y pourra parvenir qu’à l’aide de cette espérance chrétienne dont les ailes croissent à mesure que tout semble la trahir, espérance plus longue que le temps et plus forte que le malheur.

L’ouvrage inspiré par mes cendres et destiné à mes cendres subsistera-t-il après moi ? Il est possible que mon travail soit mauvais ; il est possible qu’en voyant le jour ces Mémoires s’effacent : du moins les choses que je me serai racontées auront servi à tromper l’ennui de ces dernières heures dont personne ne veut et dont on ne sait que faire. Au bout de la vie est un âge amer : rien ne plaît, parce qu’on n’est digne de rien ; bon à personne, fardeau à tous, près de son dernier gîte, on n’a qu’un pas à faire pour y atteindre : à quoi servirait de rêver sur une plage déserte ? quelles aimables ombres apercevrait-on dans l’avenir ? Fi des nuages qui volent maintenant sur ma tête !

Une idée me revient et me trouble : ma conscience n’est pas rassurée sur l’innocence de mes veilles ; je crains mon aveuglement et la complaisance de l’homme pour ses fautes. Ce que j’écris est-il bien selon la justice ? La morale et la charité sont-elles rigoureusement observées ? Ai-je eu le droit de parler des autres ? Que me servirait le repentir, si ces Mémoires faisaient quelque mal ? Ignorés et cachés de la terre, vous de qui la vie agréable aux autels opère des miracles, salut à vos secrètes vertus !

Ce pauvre, dépourvu de science, et dont on ne s’occupera jamais, a, par la seule doctrine de ses mœurs exercé sur ses compagnons de souffrance l’influence divine qui émanait des vertus du Christ. Le plus beau livre de la terre ne vaut pas un acte inconnu de ces martyrs sans nom dont Hérode avait mêlé le sang à leurs sacrifices.

Vous m’avez vu naître ; vous avez vu mon enfance, l’idolâtrie de ma singulière création dans le château de Combourg, ma présentation à Versailles, mon assistance à Paris au premier spectacle de la Révolution. Dans le nouveau monde je rencontre Washington ; je m’enfonce dans les bois ; le naufrage me ramène sur les côtes de ma Bretagne. Arrivent mes souffrances comme soldat, ma misère comme émigré. Rentré en France, je deviens auteur du Génie du christianisme. Dans une société changée, je compte et je perds des amis. Bonaparte m’arrête et se jette, avec le corps sanglant du duc d’Enghien, devant mes pas ; je m’arrête à mon tour, et je conduis le grand homme de son berceau, en Corse, à sa tombe, à Sainte-Hélène. Je participe à la Restauration et je la vois finir.

Ainsi la vie publique et privée m’a été connue. Quatre fois j’ai traversé les mers ; j’ai suivi le soleil en Orient, touché les ruines de Memphis, de Carthage, de Sparte et d’Athènes ; j’ai prié au tombeau de saint Pierre et adoré sur le Golgotha. Pauvre et riche, puissant et faible, heureux et misérable, homme d’action, homme de pensée, j’ai mis ma main dans le siècle, mon intelligence au désert ; l’existence effective s’est montrée à moi au milieu des illusions, de même que la terre apparaît aux matelots parmi les nuages. Si ces faits répandus sur mes songes, comme le vernis qui préserve des peintures fragiles, ne disparaissent pas, ils indiqueront le lieu par où a passé ma vie.

Dans chacune de mes trois carrières, je m’étais proposé un but important : voyageur, j’ai aspiré à la découverte du monde polaire ; littérateur, j’ai essayé de rétablir le culte sur ses ruines ; homme d’État, je me suis efforcé de donner aux peuples le système de la monarchie pondérée, de replacer la France à son rang en Europe, de lui rendre la force que les traités de Vienne lui avaient fait perdre ; j’ai du moins aidé à conquérir celle de nos libertés qui les vaut toutes, la liberté de la presse. Dans l’ordre divin, religion et liberté ; dans l’ordre humain, honneur et gloire (qui sont la génération humaine de la religion et de la liberté) : voilà ce que j’ai désiré pour ma patrie.

Des auteurs français de ma date, je suis quasi le seul qui ressemble à ses ouvrages : voyageur, soldat, publiciste, ministre, c’est dans les bois que j’ai chanté les bois, sur les vaisseaux que j’ai peint l’Océan, dans les camps que j’ai parlé des armes, dans l’exil que j’ai appris l’exil, dans les cours, dans les affaires, dans les assemblées, que j’ai étudié les princes, la politique et les lois.

Les orateurs de la Grèce et de Rome furent mêlés à la chose publique et en partagèrent le sort ; dans l’Italie et l’Espagne de la fin du moyen âge et de la renaissance, les premiers génies des lettres et des arts participèrent au mouvement social. Quelles orageuses et belles vies que celles de Dante, de Tasse, de Camoëns, d’Ercilla, de Cervantes ! En France, anciennement, nos cantiques et nos récits nous parvenaient de nos pèlerinages et de nos combats ; mais, à compter du règne de Louis XIV, nos écrivains ont trop souvent été des hommes isolés dont les talents pouvaient être l’expression de l’esprit, non des faits de leur époque.

Moi, bonheur ou fortune, après avoir campé sous la hutte de l’Iroquois et sous la tente de l’Arabe, après avoir revêtu la casaque du sauvage et le cafetan du Mamelouck, je me suis assis à la table des rois pour retomber dans l’indigence. Je me suis mêlé de paix et de guerre ; j’ai signé des traités et des protocoles ; j’ai assisté à des sièges, des congrès et des conclaves ; à la réédification et à la démolition des trônes ; j’ai fait de l’histoire, et je la pouvais écrire : et ma vie solitaire et silencieuse marchait au travers du tumulte et du bruit avec les filles de mon imagination, Atala, Amélie, Blanca, Velléda, sans parler de ce que je pourrais appeler les réalités de mes jours, si elles n’avaient elles-mêmes la séduction des chimères. J’ai peur d’avoir eu une âme de l’espèce de celle qu’un philosophe ancien appelait une maladie sacrée.

Je me suis rencontré entre deux siècles, comme au confluent de deux fleuves ; j’ai plongé dans leurs eaux troublées, m’éloignant à regret du vieux rivage où je suis né, nageant avec espérance vers une rive inconnue.

La géographie entière a changé depuis que, selon l’expression de nos vieilles coutumes, j’ai pu regarder le ciel de mon lit. Si je compare deux globes terrestres, l’un du commencement, l’autre de la fin de ma vie, je ne le reconnais plus. Une cinquième partie de la terre, l’Australie, a été découverte et s’est peuplée : un sixième continent vient d’être aperçu par des voiles françaises dans les glaces du pôle antarctique, et les Parry, les Ross, les Franklin ont tourné, à notre pôle, les côtes qui dessinent la limite de l’Amérique au septentrion ; l’Afrique a ouvert ses mystérieuses solitudes ; enfin il n’y a pas un coin de notre demeure qui soit actuellement ignoré. On attaque toutes les langues de terres qui séparent le monde ; on verra sans doute bientôt des vaisseaux traverser l’isthme de Panama et peut-être l’isthme de Suez.

L’histoire a fait parallèlement au fond du temps des découvertes ; les langues sacrées ont laissé lire leur vocabulaire perdu ; jusque sur les granits de Mezraïm, Champollion a déchiffré ces hiéroglyphes qui semblaient être un sceau mis sur les lèvres du désert, et qui répondait de leur éternelle discrétion[15]. Que si les révolutions nouvelles ont rayé de la carte la Pologne, la Hollande, Gènes et Venise, d’autres républiques occupent une partie des rivages du grand Océan et de l’Atlantique. Dans ces pays, la civilisation perfectionnée pourrait prêter des secours à une nature énergique : les bateaux à vapeur remonteraient ces fleuves destinés à devenir des communications faciles, après avoir été d’invincibles obstacles ; les bords de ces fleuves se couvriraient de villes et de villages, comme nous avons vu de nouveaux États américains sortir des déserts du Kentucky. Dans ces forêts réputées impénétrables fuiraient ces chariots sans chevaux, transportant des poids énormes et des milliers de voyageurs. Sur ces rivières, sur ces chemins, descendraient, avec les arbres pour la construction des vaisseaux, les richesses des mines qui serviraient à les payer ; et l’isthme de Panama romprait sa barrière pour donner passage à ces vaisseaux dans l’une et l’autre mer.

La marine qui emprunte du feu le mouvement ne se borne pas à la navigation des fleuves, elle franchit l’Océan ; les distances s’abrègent ; plus de courants, de moussons, de vents contraires, de blocus, de ports fermés. Il y a loin de ces romans industriels au hameau de Plancoët : en ce temps-là, les dames jouaient aux jeux d’autrefois à leur foyer ; les paysannes filaient le chanvre de leurs vêtements ; la maigre bougie de résine éclairait les veillées de village ; la chimie n’avait point opéré ses prodiges ; les machines n’avaient pas mis en mouvement toutes les eaux et tous les fers pour tisser les laines ou broder les soies ; le gaz resté aux météores ne fournissait point encore l’illumination de nos théâtres et de nos rues.

Ces transformations ne se sont pas bornées à nos séjours : par l’instinct de son immortalité, l’homme a envoyé son intelligence en haut ; à chaque pas qu’il a fait dans le firmament, il a reconnu des miracles de la puissance inénarrable. Cette étoile, qui paraissait simple à nos pères, est double et triple à nos yeux ; les soleils interposés devant les soleils se font ombre et manquent d’espace pour leur multitude. Au centre de l’infini. Dieu voit défiler autour de lui ces magnifiques théories, preuves ajoutées aux preuves de l’Être suprême.

Représentons-nous, selon la science agrandie, notre chétive planète nageant dans un océan à vagues de soleils, dans cette voie lactée, matière brute de lumière, métal en fusion de mondes que façonnera la main du Créateur. La distance de telles étoiles est si prodigieuse que leur éclat ne pourra parvenir à l’œil qui les regarde que quand ces étoiles seront éteintes, le foyer avant le rayon. Que l’homme est petit sur l’atome où il se meut ! Mais qu’il est grand comme intelligence ! Il sait quand le visage des astres se doit charger d’ombre, à quelle heure reviennent les comètes après des milliers d’années, lui qui ne vit qu’un instant ! Insecte microscopique inaperçu dans un pli de la robe du ciel, les globes ne peuvent lui cacher un seul de leurs pas dans la profondeur des espaces. Ces astres, nouveaux pour nous, quelles destinées éclaireront-ils ? La révélation de ces astres est-elle liée à quelque nouvelle phase de l’humanité ? Vous le saurez, races à naître ; je l’ignore et je me retire.

Grâce à l’exorbitance de mes années, mon monument est achevé. Ce m’est un grand soulagement ; je sentais quelqu’un qui me poussait : le patron de la barque sur laquelle ma place est retenue m’avertissait qu’il ne restait qu’un moment pour monter à bord. Si j’avais été le maître de Rome, je dirais, comme Sylla, que je finis mes Mémoires la veille même de ma mort ; mais je ne conclurais pas mon récit par ces mots comme il conclut le sien : « J’ai vu en songe un de mes enfants qui me montrait Métella, sa mère, et m’exhortait à venir jouir du repos dans le sein de la félicité éternelle. » Si j’eusse été Sylla, la gloire ne m’aurait jamais pu donner le repos et la félicité.

Des orages nouveaux se formeront ; on croit pressentir des calamités qui l’emporteront sur les afflictions dont nous avons été accablés ; déjà, pour retourner au champ de bataille, on songe à rebander ses vieilles blessures. Cependant je ne pense pas que des malheurs prochains éclatent : peuples et rois sont également recrus ; des catastrophes imprévues ne fondront pas sur la France : ce qui me suivra ne sera que l’effet de la transformation générale. On touchera sans doute à des stations pénibles ; le monde ne saurait changer de face sans qu’il y ait douleur. Mais, encore un coup, ce ne seront point des révolutions à part ; ce sera la grande révolution allant à son terme. Les scènes de demain ne me regardent plus ; elles appellent d’autres peintres : à vous, messieurs.

En traçant ces derniers mots, le 16 novembre 1841, ma fenêtre, qui donne à l’ouest sur les jardins des Missions étrangères, est ouverte : il est six heures du matin ; j’aperçois la lune pâle et élargie ; elle s’abaisse sur la flèche des Invalides à peine révélée par le premier rayon doré de l’Orient : on dirait que l’ancien monde finit, et que le nouveau commence. Je vois les reflets d’une aurore dont je ne verrai pas se lever le soleil. Il ne me reste qu’a m’asseoir au bord de ma fosse ; après quoi je descendrai hardiment, le crucifix à la main, dans l’éternité[16].

FIN DES MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE
SUPPLÉMENT À MES MÉMOIRES[17]

JULIE DE CHATEAUBRIAND.

Voici la vie de ma sœur Julie[18]. Il n’y a pas un mot de moi dans le récit de l’abbé Carron[19] ; en retranchant des phrases et supprimant des paragraphes, j’ai abrégé l’ouvrage de moitié.

Julie-Agathe, fille de messire René de Chateaubriand, comte de Combourg, et de dame Pauline de Bedée de la Bouëtardais, naquit dans la ville de Saint-Malo[20]. Son père, homme de beaucoup d’esprit et plein de dignité dans les manières, remplissait avec régularité les devoirs du christianisme ; sa mère était douée de la piété la plus tendre .  .  .  .  .  .  .  .  .  

Avec une figure que l’on trouvait charmante, une imagination pleine de fraîcheur et de grâce, avec beaucoup d’esprit naturel, se développèrent en elle ces talents brillants auxquels les amis de la terre et de ses vaines jouissances attachent un si puissant intérêt. Mademoiselle de Chateaubriand faisait agréablement et facilement les vers ; sa mémoire se montrait fort étendue, sa lecture prodigieuse ; c’était en elle une véritable passion. On a connu d’elle une traduction en vers du septième chant de la Jérusalem, quelques épîtres et deux actes d’une comédie où les mœurs de ce siècle étaient peintes avec autant de finesse que de goût.

Elle était âgée de dix-huit ans lorsqu’elle épousa[21] Annibal de Farcy de Montavallon, capitaine au régiment de Condé .  .  .  .  .  .  .  .  .  .   Personne ne saurait peindre, je ne dis point encore cette héroïque pénitence qui sera la plus belle partie de ses jours, mais ce charme unique, inexprimable, attaché à toutes ses paroles, à toutes ses manières.

La jeune mondaine avait mis bas les armes ; la vertu l’enchaînait à son char ; mais combien il lui restait à faire pour immoler tout ce qui lui avait été le plus cher jusqu’à ce moment ! Entre les objets qu’elle affectionnait davantage, ayant aimé passionnément la poésie, elle s’y était livrée au point d’en faire son unique occupation .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  

Dans un temps que, seule à la campagne, poursuivie par un sentiment secret qu’elle repoussait encore, elle se promenait à grands pas dans un bois qui entourait sa demeure, disputant contre la grâce, elle se disait : « Faire des vers n’est pas un crime, s’ils n’attaquent ni la religion, ni les mœurs. Je ferai des vers et je servirai Dieu. » .  .  .  .  .  .  

Après des combats qui la retinrent pendant plusieurs jours dans un état d’agitation cruelle, elle prit enfin le parti de ne rien refuser à Dieu, et jeta au feu tous ses manuscrits, sans même épargner un ouvrage commencé auquel elle tenait, disait-elle, avec tout l’engouement de la plus ridicule prévention.

Madame de Farcy fut de ces caractères heureux qui ne se réservent en rien dans leur retour à Dieu ; âme forte et grande, elle quitta tout et trouva tout. Les personnes qui ont eu le bonheur de la connaître le plus intimement et qui ont pu l’apprécier savent ce qu’elle donna et devinent ce qu’elle reçut pour prix d’une immolation entière. Après s’être portée avec une répugnance presque insurmontable à certains sacrifices pénibles, elle s’était souvent demandé ensuite à elle-même : « Qu’est devenu mon chagrin de tantôt ? » .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  

Au milieu d’une vie employée à satisfaire son goût pour les plaisirs de l’esprit, la jeune et brillante Julie avait été frappée d’une maladie très grave ; elle voulut rentrer en elle-même et consulter ses plus secrets sentiments. Alors, se trouvant la tête remplie de tous les ouvrages de poésie qu’elle avait dévorés, et qui étaient comme son unique aliment, elle fut tout à coup saisie de cette pensée : « Je vais être bientôt appelée devant Dieu pour lui rendre compte de ma vie ; que lui répondrai-je ? je ne sais que des vers. » — Lorsque je n’étais encore que depuis peu de temps à Dieu, disait-elle à son amie, je m’étais mis à la torture sur le choix d’un ruban rose ou bleu, voulant prendre le bleu par mortification, et n’ayant pas le courage de résister au rose. »

Réconciliée avec le divin maître, nourrie délicieusement à son banquet adorable, admise, pour récompense de ses sacrifices, aux plus intimes communications avec le Dieu de toute bonté, de toute miséricorde, elle n’eut pas plutôt senti les charmes de la piété, les attraits de l’amour divin, que la jeune épouse ne fut plus reconnaissable ; bientôt elle répandit autour d’elle l’édification et l’admiration. Couverte de vêtements de la plus grande simplicité, d’une robe de laine noire ou brune, enveloppée l’hiver d’une pelisse mal fourrée, l’été d’une mante de taffetas noir, cette Julie, naguère si intéressante aux amis de la terre et de ses pompes par son élégance, expiait avant trente ans le goût et la délicatesse qui la paraient à vingt. Elle parvint ensuite, par des austérités poussées trop loin sans doute, et par les progrès d’un dépérissement successif, à décharner totalement un visage qu’on jugeait autrefois plus attrayant que la beauté régulière. Cependant le charme de son regard, le jeu de sa physionomie si expressive, si éloquente au profit de la vertu, les grâces de son esprit résistèrent encore aux efforts de son humilité. .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  

Pour soutenir son ardeur naissante, et peut-être pour la modérer, son directeur la soumit successivement aux conseils de deux religieuses d’un mérite distingué. Sous les ailes de leur vigilance maternelle, elle s’occupait sans cesse à retrancher impitoyablement tout ce qu’elle craignait de dérober à la parfaite immolation d’elle-même. « Il faut que je m’éteigne, » disait-elle.

Madame de Farcy avait été bénie dans son union par la naissance d’une fille[22]. Elle remplit d’une manière exemplaire les devoirs d’épouse et de mère pendant l’émigration de son mari. Mais ne serait-ce pas avec frayeur que nous révélerons ici cette partie de sa vie plus admirable qu’imitable, et dans laquelle, malgré les instances réitérées de sa mère et de ses sœurs, elle déclara comme une guerre interminable à tous ses sens, vivant avec une extrême austérité, que le dépérissement graduel de sa santé ne put interrompre ? C’était par un doux sourire qu’elle cherchait à consoler ses amies de l’excès de ses rigueurs envers elle. Souvent, pendant des froids rigoureux, elle demeurait la nuit fort longtemps prosternée la face contre terre, portant habituellement un cilice, punissant par d’autres austérités un corps innocent, jeûnant toute l’année avec la plus étonnante rigueur, mesurant scrupuleusement la quantité de pain noir et d’eau dont elle soutenait sa faiblesse, étant à peine vêtue, logée dans une espèce de grenier, couchée sur un lit sans rideaux et qui était aussi dur que des planches, travaillant sans cesse à cacher son esprit, employant à se défigurer autant d’art que la femme la plus coquette pourrait en mettre à s’embellir. .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  

Après les soins que Julie donnait à l’éducation de sa fille, elle partageait son temps entre de fervents exercices et tous les genres possibles de bonnes œuvres. Associée à plusieurs dames pour concourir au soulagement des indigents, elle se vit adoptée par eux pour la mère la plus tendre. « Un jour, raconte sa fille, maman m’annonça que nous allions aller voir une de nos parentes, tombée du faîte de la prospérité dans la plus affreuse misère. Je trouvai le chemin fort long, et, en montant l’espèce d’échelle tournante qui conduisait à son triste réduit, j’étais prête à pleurer sur les vicissitudes humaines. La porte s’ouvre ; j’étais en peine s’il fallait appeler la dame du nom de tante ou de cousine, lorsqu’une femme couverte de haillons, de la figure la plus basse, avec le ton et les manières les plus ignobles, s’avança vers nous. Son aspect m’étonna d’abord, et tout ce qui l’entourait acheva de me déconcerter ; mais telle était ma prévention que je voulais absolument découvrir en elle quelque trace d’une noble origine. Trois quarts d’heure que nous passâmes avec elle furent employés par moi dans cette infructueuse recherche, et je sortis confondue. Mon premier soin fut de demander à ma mère le nom de cette étrange parente et de quel côté nous pouvions lui appartenir. — Ma fille, me répondit-elle, cette femme est comme nous fille d’Adam et d’Ève, et nous sommes déchus comme elle. Jamais mon orgueil n’a reçu une meilleure leçon. »

La juste réputation de mérite et de vertu que madame de Farcy s’était acquise, la rendait comme naturellement le conseil bienveillant de jeunes personnes qui répandaient dans son sein leurs troubles et leurs inquiétudes : « Ne croyez point aimer d’une manière criminelle, disait-elle à l’une, aussitôt que l’on vous plaît. Ne vous faites point des idées romanesques d’une prétendue nécessité d’aimer et d’être aimée pour contracter un engagement heureux. Lorsque Dieu appelle à cet état, il suffit de pouvoir estimer celui à qui on s’unit. »

Elle donne sur l’amitié les idées les plus justes et un avis aussi sage qu’il est ordinairement méconnu dans le premier âge de la vie : « Vous avez les idées les plus fausses, dit-elle, sur ce que vous appelez le besoin d’être seule ; croyez-moi, vous êtes à vous-même bien mauvaise compagnie. .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .   Que l’amie que vous choisirez soit plus vertueuse que vous, afin qu’elle vous inspire assez de respect pour que vous n’osiez vous permettre avec elle certains épanchements inutiles .  .  .  .  .  .  .  .  

« On se permet souvent dans la conversation un genre de familiarité qui n’est pas vice, mais qui annoncerait une éducation vicieuse. Déshabituez-vous de certaines dénominations trop aisées ; donnez aux choses dont vous parlez une expression noble et délicate, et sachez vous faire estimer par cette pureté de langage qui est une émanation de celle de l’âme. »

Une de ses jeunes amies, craignant peut-être de blesser une conscience trop timorée par sa vive tendresse envers elle, madame de Farcy lui répond avec cette aimable ingénuité : « Je ne crois pas, ma très-aimable amie, un seul mot de tout le mal que vous pensez de votre pauvre cœur, et comme je ne suis pas d’humeur à renoncer à la part que j’y pouvais prétendre, je commence par vous prier de le laisser m’aimer à son aise. » .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  

Un nouveau champ de sacrifices et de mérites va s’ouvrir devant la vertueuse Julie .  .  .  .  .  .  .   Son rang, celui de ses parents, l’émigration de son mari, ses qualités personnelles : que de titres à la proscription ! Vers le milieu de 1793[23], elle fut arrêtée et conduite à la maison du Bon-Pasteur, à Rennes, et y demeura enfermée pendant treize mois. Elle y fut à toutes ses compagnes un modèle de patience, de courage et de toutes les qualités qui forment les parfaits chrétiens ; jamais on ne la vit se répandre en murmures .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  

Les compagnes de sa captivité se montraient à ses yeux comme autant de sœurs bien aimées .  .  .  .   Elle ne se contentait pas de supporter la gêne de la captivité, les traitements inhumains des satellites du crime ; elle parut en tout un modèle inimitable de mortification, d’oubli héroïque d’elle-même. Elle servait continuellement les autres et se comptait toujours comme n’étant rien. Ne pouvant conserver assez de recueillement au milieu du dortoir commun, elle obtint une petite place dans un grenier presque à l’injure de l’air ; elle s’y rendait à quatre heures du matin et y semblait absorbée dans ses méditations, toujours à genoux avec un peu d’eau auprès d’elle pour se désaltérer dans la chaleur que la saison et le lieu faisaient éprouver .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  

Le moyen de l’arracher à sa contemplation était de lui demander un service : elle quittait tout à l’instant. Une malade avait besoin de prendre des bains, et l’amie des affligés tirait et portait elle-même de l’eau : dévouement au-dessus de ses forces, et qui sans doute abrégea ses jours. .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  

Rarement elle se trouvait aux repas des détenues, se contentant des restes qui demeuraient sur les tables. Aux représentations de l’amitié, elle répondait : « Ces restes ne seront pas donnés aux pauvres, et je tiens leur place en ce moment. »

Le grenier où l’humble captive passait ses plus longs et plus doux moments renfermait une statue de la très sainte Vierge que, par mégarde ou par mépris, on laissait jetée dans un coin ; quelle fut la joie de Julie quand elle l’y découvrit ! Elle fit tant par ses instances, par ses sacrifices auprès des geôliers de la maison, qu’elle obtint la faveur d’y avoir un petit oratoire. Elle l’orna avec tous les soins et l’appareil que son zèle et son cœur lui permirent ; elle y conduisit successivement ses compagnes pour y faire en commun de pieux exercices .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  

Un soir le bruit se répandit que les détenues seraient incessamment massacrées. Cette nouvelle causa une alarme générale : une des dames renfermées aperçoit au haut de la maison la faible lueur d’une lampe, et communique sa surprise et sa terreur à sa voisine : « Ne vous effrayez point, répondit celle-ci ; ne savez-vous pas que madame de Farcy passe la plus grande partie de la nuit en prières ? »

Après une longue captivité, madame de Farcy rentra dans sa famille, mais sa délicate constitution s’affaiblissait rapidement et préparait de longs et cuisants regrets à des amies dignes de l’avoir connue pour l’apprécier et pour la bénir. Peu de mois avant de mourir, elle venait de contracter avec une jeune personne de son pays une liaison qui fut précieuse à l’une et bien douce à l’autre. C’est d’un petit manuscrit intitulé : Mes Souvenirs de madame de Farcy, et que nous avons entre les mains, que nous recueillons de nouveau la manière ingénieuse et triomphante dont celle de qui nous écrivons la vie faisait des conquêtes à la vertu. .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  

« L’amie dont je m’étais créé la chimère, je ne l’ai trouvée qu’une fois. Dieu me la fît rencontrer au moment où j’en avais le plus besoin sans doute ; mais il ne me la donna que pour ce moment : c’était une sœur de l’auteur du Génie du christianisme. À cette époque son frère ne s’était pas encore fait un nom dans la littérature. Cette femme au-dessus de tout ce que j’ai connu, de la plus agréable mondaine, était devenue la plus austère pénitente ; plus aimable que jamais, elle faisait à Dieu autant de conquêtes que de jeunes personnes avaient le bonheur de l’approcher. Je ne l’ai connue que six mois : l’ardeur de sa pénitence avait déjà consumé ses forces ; elle finit de la mort des saints, me laissant d’éternels regrets. .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .   Elle m’eût fait aller au bout du monde ; avec elle il était impossible de tomber ni de rester dans la tiédeur. » .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  

La nouvelle amie de Julie la met en scène avec elle, et retrace fidèlement leur conversation : « Il faut, disait madame de Farcy, que nous soyons toutes à Dieu. Ce jour qui m’éclaire, cette terre qui fournit à tous mes besoins, ces plaisirs qui me délassent, ces parents, ces amis que j’aime, leur tendresse, le plus doux des biens, tout cela me vient de lui ; mes yeux ne peuvent reposer que sur ses bienfaits.

« Si le moment de vous présenter au tribunal arrive avant que vous sentiez que la grâce vous est accordée, allez, sans hésiter et avec confiance, aux pieds de Dieu, qui ne vous demande que la droiture et la bonne volonté ; c’est lui qui fera le reste.

« Jamais, nous dit la nouvelle amie de Julie, je n’eus de si doux moments que ceux où je me sentis pressée dans les bras de cette incomparable amie : il semblait qu’elle en voulût faire une chaîne pour m’attacher à Dieu. »

Madame de Farcy parlait de Dieu d’une manière simple, naturelle et pourtant élevée, et son ton de voix et sa physionomie prenaient alors un caractère attendrissant et même sublime.

« Lorsque j’eus le bonheur de la connaître, nous raconte une de ses autres amies, j’avais la tête farcie de chimères romanesques dont je m’étais alimentée toute ma vie.  . . . . . . . . . . Je me souviens qu’à l’occasion de sentiments exaltés après lesquels je courais beaucoup, elle me dit : Vous n’aimerez jamais comme vous voudriez aimer, à moins que vous ne vous tourniez vers Dieu.  . . . À l’égard de créatures .  .  .  .  .  .  .  .   vous ne serez jamais contente ni d’elles, ni de vos sentiments. Vous serez tendre aujourd’hui, froide demain ; vous ne les aimerez pas deux jours de la même manière ; vous ne saurez souvent s’il est bien vrai que vous les aimiez, à moins que vous ne commenciez à les aimer pour Dieu. »

Madame de Farcy n’approuvait pas ces épanchements intimes où l’on ne peut soulager son cœur qu’aux dépens de ceux qui en causent les peines. « On ne cherche qu’à soulager ses maux, disait-elle, et l’on ne parvient souvent qu’à les aigrir. En les faisant partager, on se les exagère à soi-même ; on détaille ses griefs, on s’appesantit sur chacun ; la compassion qu’on inspire d’un côté double le sentiment d’injustice qu’on éprouve de l’autre ; plus on se fait plaindre, plus on s’attendrit sur soi, et plus on se sent blessé de ce que l’on souffre. Ce résultat prouve que de telles consolations ne sont point dans l’ordre de Dieu. »

La détention si pénible et si longue de madame de Farcy dans la maison du Bon-Pasteur de Rennes avait comme éteint ce qui lui restait de forces. Elle était en proie aux douleurs les plus aiguës, mais elle les supportait sans se permettre la moindre plainte, et l’on ne s’en apercevait qu’à l’altération empreinte sur son visage. Pendant sa dernière maladie, elle conserva la même patience, acheva de mettre ordre à ses affaires et recommanda sa fille, alors dans sa quinzième année, à la famille de son mari.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

Lorsque sa fille lui demandait en pleurant quand elle la reverrait, elle lui promettait que leur séparation ne serait pas très longue et qu’elles se réuniraient pour ne plus se quitter. Elle lui recommanda de prier Dieu chaque jour dans un moment qu’elle fixa, lui promettant de prier à la même heure et ainsi de concert avec l’objet de sa tendresse. Elle voulut entourer et comme garantir les beaux ans de sa fille par les avis les plus tendres et les plus salutaires. Elle les lui remit par écrit, et nous les consignons ici comme un précieux monument de cet amour qu’une bonne mère, une mère chrétienne, doit aux enfants que le ciel lui donna   .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

« Je voudrais, ma chère petite, que tu conservasses la bonne habitude d’être matinale. Lève-toi, pendant la belle saison, à six heures du matin. Que ta première pensée soit pour Dieu, ta première action la prière ; fais-la à genoux et souviens-toi que cette attitude respectueuse, en rappelant notre attention, nous dispose à rendre à Dieu le seul hommage dont il soit jaloux, celui de nos cœurs.   .  .  .  .  .  .

« N’oublie pas de faire mention de ton père et de moi, ma bien-aimée. À peine avons-nous un seul jour à passer sur la terre, que serait-ce si nous étions condamnés à nous séparer après ce court espace, à ne plus nous aimer ? C’est au ciel que j’aspire à te voir à mes côtés durant l’éternité toute entière ; c’est à mon Dieu que je veux te présenter comme ma joie et ma couronne. »   .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

Dès que madame de Farcy se vit alitée, elle se fit dire, tous les jours, à trois heures après midi, les litanies pour la bonne mort ; à six, on lui récitait les prières des agonisants. Une de ses amies, qui avait une maison de campagne à une demi-lieue de Rennes, la pressa de venir chez elle ; elle s’y fit transporter.   .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

Morte à tous les objets créés, elle ne voulait plus que Dieu et que Dieu seul ; elle avouait ingénument avoir poussé trop loin l’amour de la pénitence, et cependant elle le conservait toujours, se réjouissant de l’accroissement de ses souffrances, souriant avec grâce après les nuits les plus pénibles et disant : « Cela est passé, il n’y faut plus penser. » Jamais on ne surprit sur ses lèvres l’aveu qu’elle eût souffert. Ses méditations si fréquentes sur la passion de Notre-Seigneur lui avaient appris combien on est heureux de se trouver un moment sur la croix.

Comment retracer fidèlement et sa douceur et sa reconnaissance pour les plus légers services, soit de la part de ses gardes, soit de la part de tous ceux qui l’approchaient ? L’amie qui l’avait recueillie dans son ermitage recevait à chaque instant un nouveau témoignage de sa gratitude. Elle lui répétait souvent : « Mais que vous êtes bonne et charitable de m’avoir reçue ! » Son immense charité ne se démentit jamais ; ses derniers vœux, ses derniers soupirs ont été pour les pauvres. Tous la pleurèrent et publiaient hautement les actes de son inépuisable charité.

Dans un moment où son état semblait empirer, elle dit, et comme hors d’elle-même, à une de ses meilleures amies : « Ah ! ma bonne amie, je verrai mon Dieu ! » Cependant l’extrême délicatesse de sa conscience lui faisait craindre que son désir de mourir, quoique inspiré par un si beau motif, ne fût pas assez pur. Il lui échappa de dire : « Non, je ne veux plus désirer la mort, mais uniquement le bon plaisir de Dieu. » Au flambeau de son humilité, Julie s’estimait la plus coupable des femmes ; elle disait à une intime amie : « Serait-il possible que, criminelle comme je le suis, je visse cependant mon Seigneur et mon Dieu ? Ah ! je me remets entièrement à lui, et j’adore ses décrets ; je me soumets à tout ce qu’il ordonnera de moi ; s’il me veut même en enfer, j’y consens. » À cet instant elle plaça son crucifix sur ses lèvres, mais avec une telle expression de résignation, de force et d’amour, que les témoins de cet acte sublime ne purent s’empêcher de verser des larmes que souvent depuis ils ont renouvelées au souvenir de leur amie mourante.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

En conservant jusqu’à la fin l’innocente gaieté qui l’animait, en continuant de manifester une charité pleine d’égards et de politesse, elle parlait de sa mort comme elle eût parlé d’un voyage de pur agrément ; elle lui donnait le nom de son départ. Elle se plaisait à raconter sans cesse les détails de la jouissance délicieuse qu’elle allait goûter dans le sein de Dieu. Combien souvent elle demandait : « Mais mon exil doit-il être encore bien long ? Ai-je encore bien des jours à vivre ? ».  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  

La dernière fois que ses sœurs la visitèrent, elles ne purent s’énoncer que par leurs larmes ; Julie soutint cette entrevue avec force et courage.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

Dans l’appartement où elle passait le jour se trouvait un tableau de Notre-Seigneur au Jardin des Olives ; elle avait toujours soin que l’on tournât son fauteuil de manière à le voir. Sur la cheminée de son appartement était placé un tableau de la mère de Dieu ; elle ne le contemplait qu’en tressaillant d’allégresse.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

Il est pour le juste mourant certains moments d’abattement, tels que ceux où nous avons déjà vu la pieuse Julie, et que l’idée de la mort, prête à saisir sa victime, va renouveler en elle, pour lui donner quelques traits de ressemblance avec son Sauveur agonisant. Une religieuse, en qui madame de Farcy avait plus grande confiance, est chargée de lui annoncer qu’elle va bientôt quitter la terre : elle remplit par écrit cette mission douloureuse, et le lendemain matin vient demander à la mourante quelle impression sa lettre a faite sur elle. Hélas ! les saints se connaissent si peu, qu’après avoir tant désiré sa fin, l’humble servante du Seigneur, s’exagérant ses fautes, n’a plus en perspective qu’un jugement rigoureux ; elle ne dissimula point une sorte de consternation : « Je ne vous dirai pas, répond la mourante d’une voix paisible, mais altérée par la crainte, que votre nouvelle ne m’ait point fait de peine ; je ne suis pas du nombre de celles qui ont sujet de se réjouir en apprenant un tel événement. ».  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  

Un jour qu’elle se trouvait avec d’intimes amies qui parlaient de morts causées par sensations vives : « Il me paraît difficile, leur dit-elle, de mourir de joie, mais je conçois qu’on puisse mourir de contrition. ».  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  

Ainsi que son admirable modèle, l’humble servante de Jésus-Christ avait passé en faisant le bien ; elle touchait à sa dernière heure.

Le 26 juillet 1799, elle fut levée et fit ses prières à l’ordinaire ; dans l’après-dîner, on la coucha. Placé près de la mourante, l’abbé Leforestier lui demanda s’il ne convenait point d’envoyer chercher sa fille « Non, monsieur, répondit-elle, à moins que vous ne l’exigiez ; le sacrifice est fait. »

On lui demanda quelque temps après si elle reconnaissait ceux qui l’approchaient ; elle dit les reconnaître. À neuf heures elle demanda plusieurs fois combien de temps elle avait encore à vivre : « Peut-être trois heures, » lui répondit-on. — « Ah ! s’écria-t-elle, trois heures encore sans voir Dieu ! » À dix heures, elle reçut l’extrême-onction. Elle redoutait son agonie par sa grande crainte d’offenser dans une impatience : elle avait conjuré le Seigneur de lui accorder la grâce de perdre connaissance. Elle la perdit à dix heures et un quart, à onze heures elle expira.

Mademoiselle de Chateaubriand n’était pas fille unique : hélas ! la postérité, en s’attachant à ce nom célèbre, dira les victimes qu’il rappelle, victimes d’un dévouement sans bornes à l’autel et au trône. Un de ses frères, avec tant d’autres braves, avait quitté le sol de la patrie quand sa sœur y périt ; elle avait vu la tombe s’ouvrir devant elle, et ce fut de ses bords qu’elle fit tenir à ce frère, si chéri et si digne de l’être, le dernier gage de sa tendresse. Écoutons-le nous raconter l’effet que cet envoi touchant fit sur son cœur (préface de la première édition du Génie du christianisme) :

« Mes sentiments religieux n’ont pas toujours été ce qu’ils sont aujourd’hui. Tout en avouant la nécessité d’une religion et en admirant le christianisme, j’en ai cependant méconnu plusieurs rapports. Frappé des abus des institutions et des vices de quelques hommes, je suis tombé jadis dans les déclamations et les sophismes. Je pourrais en rejeter la faute sur ma jeunesse, sur le délire des temps, sur les sociétés que je fréquentais ; mais j’aime mieux me condamner ; je ne sais point excuser ce qui n’est point excusable. Je dirai seulement les moyens dont la Providence s’est servie pour me rappeler à mes devoirs. Ma mère, après avoir été à soixante-douze ans dans les cachots où elle vit périr une partie de ses enfants, expira enfin sur un grabat, où ses malheurs l’avaient reléguée. Le souvenir de mes égarements répandit sur ses derniers jours une grande amertume ; elle chargea en mourant une de mes sœurs de me rappeler à cette religion dans laquelle j’avais été élevé. Ma sœur me manda le dernier vœu de ma mère. Quand sa lettre me parvint au delà des mers, ma sœur elle-même n’existait plus ; elle était morte aussi des suites de son emprisonnement. Ces deux voix sorties du tombeau, cette mort qui servait d’interprète à la mort, m’ont frappé : je suis devenu chrétien. Je n’ai point cédé, j’en conviens, à de grandes lumières surnaturelles ; ma conviction est sortie du cœur ; j’ai pleuré et j’ai cru. »

Ô chrétiens de tous les âges et de tous les rangs, que n’avez-vous point à admirer, que n’avez-vous point à imiter dans la vie de Julie de Chateaubriand !

LETTRE DE M. DE LA FERRONNAYS[24].

Saint-Pétersbourg, le 14 mai 1824.
« Monsieur le vicomte,

« Les observations que j’ai cru devoir vous soumettre et les renseignements que je suis dans le cas de vous donner aujourd’hui m’ont paru d’une nature assez délicate pour ne devoir être confiés qu’à une occasion parfaitement sûre. Les moyens de séduction que dans certaines circonstances le cabinet russe ne se fait aucun scrupule d’employer sont tels, qu’il est de la prudence de les croire irrésistibles, au moins pour ceux de nos courriers qui ne sont pas personnellement connus ; c’est ce qui m’a décidé à vous expédier M. de Lagrené[25], que je recommande à vos bontés. J’ai de plus la certitude que depuis longtemps mes chiffres sont connus du ministère impérial, et je dois, à cette occasion, vous prévenir que j’ai quelques raisons de craindre qu’ils ne lui aient été envoyés de Paris même. Lorsque j’aurai le bonheur de vous voir, il sera indispensable d’organiser entre vous et moi un moyen de correspondre qui soit plus sûr que ceux dont nous faisons usage aujourd’hui et plus à l’abri des infidélités.

« Il est très-vrai, monsieur le vicomte, que j’ai eu à lutter dans ces derniers temps ; l’on n’a rien négligé pour me faire un peu peur, et pour me mettre dans le cas de vous la faire partager ; mais, comme je vous le mande dans ma dépêche, j’ai trop bien compris l’avantage que doit nous donner l’admirable situation dans laquelle se trouve aujourd’hui la France, pour me laisser facilement intimider. J’ai donc été avec prudence, mais sans aucune espèce de crainte, au-devant de l’orage ; je n’ai été ému ni de l’humeur que l’on m’a témoignée ni de tous les dangers dont on m’a menacé ; et du moment où l’on a été bien convaincu que je ne reculerais pas, on s’est calmé, on est entré en composition.

« Je n’ai pas obtenu tout ce que j’aurais voulu ; j’aurais désiré que la dépêche à Pozzo[26] fût autrement rédigée ; il y a plusieurs phrases que j’aurais voulu faire supprimer ou changer ; mais, ayant obtenu le point essentiel pour le moment, je n’ai pas cru prudent de vouloir exiger davantage d’un amour-propre si facile à froisser. Tout mon désir maintenant est que vous soyez satisfait des communications que vous portent nos courriers, et que vous soyez bien convaincu que j’ai fait tout ce qui dépendait de moi pour remplir vos intentions.

« J’ai presque regretté que, dans votre dépêche et dans votre lettre particulière, vous ayez cru nécessaire d’entrer dans des explications aussi détaillées sur le discours du roi[27] ; l’impression qu’on en avait d’abord reçue était effacée, ou du moins ce que j’avais répondu aux premières observations qui m’avaient été faites avait fait prendre la résolution de ne m’en plus parler ; les explications que vous me donnez ne se trouvent pas d’ailleurs entièrement conformes à celles qu’a envoyées Pozzo, qui a mandé, je crois, que vous aviez bien effectivement ajouté deux ou trois phrases au discours du roi, mais que le président du conseil les avait rayées. Quoi qu’il en soit, c’est une petite affaire dont il ne faut plus parler et qui sera plus qu’oubliée, si dans le courant de la session vous trouvez l’occasion de faire entendre à la tribune deux ou trois phrases qui satisfassent l’extrême exigence de nos amours-propres.

« Je ne sais en vérité si l’on n’est pas plus embarrassé que reconnaissant de notre empressement à venir au-devant des propositions qui nous ont été faites relativement aux affaires d’Orient ; on aimait bien mieux le rôle de tuteur que celui d’ami ; on est en quelque sorte gêné vis-à-vis de ceux avec lesquels on avait pris l’habitude de nous régenter, d’avouer une intimité qui doit déranger des rapports que l’on regretterait, parce qu’ils donneraient à peu de frais beaucoup d’importance. D’ailleurs, rien n’est encore moins clair que les intentions de la Russie à l’égard de la Grèce ; il y a bien longtemps que le comte de Nesselrode m’a dit qu’il n’y avait que ceux qui méconnaissaient les vrais intérêts politiques de la Russie qui pouvaient lui supposer l’intention de vouloir s’établir sur la Méditerranée ; que ce serait, pour ainsi dire, offrir volontairement à l’Angleterre le moyen et le prétexte de saisir un ennemi qu’elle redoute, qui aujourd’hui n’a rien à craindre d’elle, et qui plus tard pourra, sur un autre point, lui porter des atteintes dangereuses.

« Ainsi que j’ai l’honneur de vous le mander dans ma dépêche, il n’y a jamais eu le moindre rapport entre la conduite et le langage de la Russie depuis le commencement de l’insurrection de la Grèce. Le renvoi du comte Capo d’Istria[28], au moment même où les déclarations du cabinet de Saint-Pétersbourg semblaient ne devoir plus laisser ni espérance, ni moyens de prévenir la guerre, a prouvé à la fois le degré d’importance que l’on doit ajouter aux notes diplomatiques les plus énergiques de ce cabinet, et la vérité de l’intérêt qu’il prend à la cause des Grecs.

« Le sang-froid avec lequel on parle aujourd’hui à Pétersbourg du formidable armement préparé contre les insurgés, et qui semble les menacer d’une entière extermination, le soin que l’on met dans les journaux, qui tous se rédigent sous les yeux du gouvernement, à déconsidérer leur cause, à exalter les moyens de leurs ennemis, tout prouve que l’opinion de l’empereur doit être conforme à celle du comte de Nesselrode, et que le chef de la religion grecque ne voit en effet aucun intérêt pour sa politique à soutenir par des moyens efficaces la cause de ses coreligionnaires.

« Je n’ai point trouvé que le mécontentement que le comte de Nesselrode m’a témoigné du retard que l’Autriche et l’Angleterre apportaient à répondre à son mémoire fût exprimé avec franchise et vérité ; il semblait que ce qu’il me disait à ce sujet fît partie d’un rôle étudié ; qu’il avait en quelque sorte compté sur le peu d’empressement dont il se plaignait et qui semblait cependant déjouer ses plans. Tout semble indiquer que le mémoire qu’il a fait faire, et dont le succès a été si général, n’était qu’un acquit de conscience, l’exécution de l’engagement qu’il avait pris à Czernowitz, et que l’auteur a toujours été convaincu, ainsi que l’Autriche et l’Angleterre, que cette pièce diplomatique ne serait suivie d’aucun résultat, qu’elle resterait dans les archives impériales et dans celles de tous les cabinets de l’Europe comme un stérile monument de ce que l’on est convenu de nommer magnanimité de l’empereur, et un éloquent témoignage de son facile désintéressement.

« Il ne faut donc pas nous étonner si notre empressement à nous rendre à l’invitation du cabinet russe, si la bonne foi avec laquelle nous nous sommes montrés disposés à donner immédiatement suite aux idées soumises par la Russie, et que nous avons cru aussi franchement proposées qu’elles semblaient conçues avec générosité, ne nous ont pas valu plus de témoignages de reconnaissance. Vous avez dû vous-même, monsieur le vicomte, être étonné de la brièveté et de la sécheresse des remercîments qui vous ont été officiellement faits dans cette circonstance. Je crois vous en expliquer la véritable cause ; je suis sûr que si j’avais été dans le cas d’annoncer ici que nous allions donner une flotte au roi d’Espagne, de l’argent et des soldats, pour aller reconquérir l’autre hémisphère, ou bien encore que vous aviez fermé vos ports aux vaisseaux brésiliens, on vous aurait témoigné bien plus de satisfaction qu’on ne l’a fait en apprenant que nous étions prêts à prendre fait et cause pour la Russie dans une question que nous regardions comme liée à ses plus chers intérêts politiques.

« Dans cet état de choses, je pense que vous approuverez que je ne me mette pas plus en avant que je ne l’ai fait. Si la Russie veut agir, elle sait qu’elle peut compter sur nous ; mais pour cela il faut attendre qu’elle s’explique plus clairement. Si au contraire, comme tout peut le faire croire, on joue une comédie, je veux au moins laisser entrevoir que je suis dans la confidence, et ne pas trop légèrement accepter le rôle d’innocent dont mon collègue d’Autriche aimerait fort à me voir me charger,

« Ce qui me paraît certain, monsieur le vicomte, c’est que les Grecs eux-mêmes ne paraissent pas plus ambitieux aujourd’hui de la protection de la Russie qu’elle-même ne semble disposée à la leur accorder ; les liens de la religion attachent peut-être encore les basses classes au chef suprême de leur Église ; mais les gens éclairés de la nation, indignés d’abord de l’abandon dans lequel les a laissés une cour qui, depuis Catherine II, ne cesse de les porter à la révolte, ont ensuite étudié et recherché les causes de cet abandon ; ils ont vu ou cru voir que la crainte de laisser encore s’accroître la puissance et l’influence déjà si incommode de la Russie, armait contre leur cause l’Europe entière ; qu’ils étaient sacrifiés à l’intérêt général. Ils ont reconnu et bien jugé que l’empereur était incapable de concevoir et d’exécuter les projets de son aïeule ; dès-lors, ils ont compris que, loin de compter sur l’assistance de la Russie, ils devaient éviter de la rechercher, puisqu’au lieu de leur être utile, elle leur créait des ennemis. Ils ont alors, en désespoir de cause, tourné leurs regards vers l’Angleterre, qui déjà, quoique d’une manière non avouée, semble les prendre sous sa protection. Elle ne leur accordera point l’indépendance, parce qu’il ne lui convient pas de laisser se fonder dans la Méditerranée une marine marchande qui ferait tort à la sienne ; mais elle les protégera et les gouvernera à la façon des îles Ioniennes : triste perspective qui ne peut être acceptée que par les déplorables victimes de l’absurde despotisme des musulmans.

« Ce n’est pas la première fois, monsieur le vicomte, que nous devons regretter le fatal article du traité du 31 mars, qui nous a enlevé les îles Ioniennes[29] ; nous y étions aimés et considérés autant que les Anglais y sont détestés, et aujourd’hui nous ne serions pas embarrassés du rôle que nous devrions jouer, ni incertains sur le plan que nous aurions à suivre. Celui de l’Autriche et de l’Angleterre était clair et tout tracé, il a été suivi avec hardiesse et habileté. Ceux qui ont été chargés de le conduire ont été admirablement secondés par les circonstances dans lesquelles l’Europe s’est trouvée, par le caractère inerte de l’empereur, par les dispositions personnelles et les rapports particuliers de celui de ses ministres qui est resté investi de sa confiance après le départ du comte Capo d’Istria. Le renvoi de ce dernier a été la plus grande victoire qu’aient obtenue M. de Metternich et lord Londonderry ; le jour de son départ a été celui d’un vrai triomphe pour leurs ministres à Pétersbourg.

« De ce jour-là, en effet, la Russie a prononcé l’abandon de toute son influence dans le Levant, et lord Strangford[30] s’est trouvé à Constantinople pour hériter, au profit de son gouvernement, de l’immense sacrifice que la peur ou l’irrésolution venait d’arracher à l’empereur. Depuis lors, le rôle de cet ambassadeur n’a plus été qu’un jeu ; il a abusé d’une situation qu’il a due au hasard bien plus encore qu’à son habileté, avec une imprudence sans égale ; toutes ses notes, toutes ses prétendues conversations avec le Reis-Effendi[31], sont pleines de l’ironie la plus insultante pour la Russie. Mais il a prouvé du moins ce que l’on peut impunément oser contre un caractère faible et irrésolu, et les actes de l’ambassade de lord Strangford resteront pour servir d’exemple et d’instruction tant que l’empereur régnera.

« Ce même ambassadeur affecte aujourd’hui un mécontentement qui semble aller jusqu’à l’indignation contre ceux de ses compatriotes qui se vouent à la cause des Grecs, et surtout contre les capitaines de la marine royale anglaise, qui subitement se sont montrés aussi chauds protecteurs des insurgés qu’ils avaient été jusque-là ardents à les persécuter. Il déplore la perte de son influence ministérielle ; ses plaintes sont ici répétées avec une affectation plaisante par sir Charles Bagot[32] et le comte de Lebzeltern[33], qui doivent réellement avoir bien de la confiance dans la bonhomie de ceux auxquels ils s’adressent. Lord Strangford a fait preuve de beaucoup trop d’esprit pendant sa négociation pour que quiconque ne veut pas volontairement fermer les yeux puisse penser qu’il se soit trompé sur les intentions véritables de son gouvernement. Le tout est une partie parfaitement bien jouée ; cependant ce ne sera que quand nous verrons un ambassadeur russe aux prises avec le divan que nous pourrons juger si toutes les chances de cette partie ont été bien calculées.

« Il me semble, monsieur le vicomte, que notre rôle dans cette situation est d’attendre ; peut-être que plus tard les circonstances pourront arracher l’empereur à son sommeil : le réveil alors pourrait faire du bruit et amener des combinaisons qui nous indiqueraient plus clairement qu’elle ne l’est aujourd’hui la route qu’une bonne politique devra nous faire suivre.

« En attendant, je crois que si nous avons ici quelques conférences, elles ne conduiront à rien de décisif ; l’ambassadeur d’Angleterre paraît savoir qu’il ne sera autorisé qu’à écouter et qu’il devra tout prendre ad referendum ; M. Lebzeltern trouvera dans les observations de M. de Metternich tous les motifs qui lui seront nécessaires pour en faire autant ; le comte de Nesselrode me paraît plus que dans aucune occasion, disposé à la temporisation. Il est donc probable que si l’on s’occupe des idées que renferme le mémoire russe, ce ne sera qu’après la campagne, et je ne prévois plus aucune affaire qui puisse s’opposer à ce que je profite du congé que vous avez la bonté de m’envoyer. Cependant, M. le vicomte, j’espère que je n’ai pas besoin de vous promettre que ni ma santé, ni aucune considération quelconque, ne pourra me faire un seul instant abandonner mon poste, tant que je pourrai croire que ma présence peut y être le moins du monde utile au service du roi.

« En voilà bien long sur la Grèce ; mais j’ai cru devoir vous faire connaître toute mon opinion sur l’importance réelle des conférences proposées sur cette grande question.

« Je dois vous confier, M. le vicomte, et sous le secret, un fait dont vous pourrez mieux que moi connaître l’exactitude, mais qui, s’il était vrai, pourrait influer d’une manière très fâcheuse sur la situation du général Pozzo. Sous ce rapport, la chose pourrait avoir de l’importance ; car si, par suite de l’affaire, il devait perdre sa place, il serait nécessaire de prévoir de bonne heure sur qui il nous conviendrait de jeter les yeux pour lui succéder, et d’autant plus que le choix serait aussi difficile à faire qu’il serait important pour nous.

« Vous n’ignorez pas, monsieur le vicomte, que depuis longtemps tous les efforts de M. de Metternich et du cabinet anglais tendent à renverser Pozzo ; il n’a pas en Russie une seule voix qui le soutienne, et le poste qu’il occupe est l’objet de tout ce qui a de l’ambition à Pétersbourg. La chute du comte Capo d’Istria a presque entraîné la sienne ; il a su se maintenir par sa propre habileté et par l’adresse avec laquelle il a toujours su persuader de l’importance du rôle qu’il joue à Paris ; ses rapports, rédigés avec art et infiniment d’esprit, intéressent l’empereur ; les lettres particulières, dans lesquelles l’ambassadeur se permet de donner des détails très étrangers aux affaires, amusent et font souvent le divertissement de ce monarque et de ses intimes.

« Depuis quelque temps, cependant, la faveur n’est plus la même. L’inutile voyage de Pozzo à Madrid a déjà porté une forte atteinte à son crédit : voici de plus ce qui vient d’arriver. L’ambassadeur d’Angleterre a reçu, par la poste, une lettre de M. Canning qui roule entièrement sur la situation de l’Espagne. Après avoir fait de ce malheureux pays la peinture la plus déplorable, M. Canning ajoute qu’elle est due presque entièrement aux intrigues du général Pozzo et au despotisme qu’il exerce au nom de son maître sur le roi d’Espagne et ses ministres ; il attribue entièrement ces intrigues à une cupidité insatiable, l’accusant de ne faire usage de son influence que pour forcer le roi Ferdinand à prendre des engagements humiliants et onéreux et dont Pozzo et quelques agioteurs profiteraient largement. À l’appui de cette grave accusation, M. Canning joint à sa lettre la copie d’une autre lettre sans signature, écrite de Madrid, qui dénonce en quelque sorte le général Pozzo comme travaillant à renverser le comte d’Offalia et tout le ministère espagnol (à la nomination duquel il est censé avoir cependant puissamment contribué), uniquement parce que le général Pozzo doit avoir acquis pour plusieurs millions de bons sur les Cortès, et que le comte d’Offalia, se refusant à reconnaître l’emprunt révolutionnaire, la fortune et la réputation du général se trouvent également compromises.

« Cette lettre, arrivée par la poste, a nécessairement été ouverte ; l’empereur en a connaissance et je crois être sûr que M. d’Oubril[34] est chargé de prendre très secrètement des renseignements sur la vérité de cette accusation. J’espère pour le général Pozzo que ce n’est qu’une mauvaise intrigue du cabinet anglais. S’il en était autrement, j’en serais fâché pour son honneur et pour son existence ; l’un serait perdu, et l’autre serait affreuse et vouée au mépris. Vous serez à même, monsieur le vicomte, de savoir si toute cette vilaine histoire a quelque fondement ; dans ce cas-là, veuillez jusqu’à mon arrivée n’en faire aucun usage, et surtout ne rien m’écrire qui puisse y avoir rapport. Vous savez que si aucune affaire ne s’y oppose, je ne resterai plus ici assez longtemps pour recevoir réponse aux lettres que je vous adresse aujourd’hui.

« M. d’Oubril part aujourd’hui ; il sera probablement à Paris à peu près en même temps que ma lettre. Ses instructions lui prescrivent de travailler à réparer tout le mal qu’a fait à Madrid la conduite imprudente de M. Boulgary, de se faire le conciliateur et le modérateur de toutes les opinions ; d’engager en même temps le roi d’Espagne à résister fortement à tous les conseils, à toutes les insinuations dont le but serait de le porter à transiger sur quelques-uns de ses droits. La lettre du comte de Nesselrode au comte d’Offalia, qui vous sera probablement communiquée, indique assez que c’est là surtout la crainte de l’empereur, et, dans la conversation que j’ai eue avec M. d’Oubril, j’ai reconnu mot à mot ce qui m’avait été dit à moi-même lorsque j’ai eu l’honneur d’avoir un entretien avec Sa Majesté.

« J’ai déjà eu l’occasion de vous parler de M. d’Oubril, vous allez vous-même pouvoir le juger. Je crois, monsieur le vicomte, que vous trouverez qu’il n’est pas à la hauteur du rôle que l’on pouvait supposer à la Russie l’intention de vouloir faire jouer à son ministre en Espagne ; la fierté castillane ne sera peut-être pas flattée non plus de ne trouver aucun titre devant le nom de ce nouvel envoyé ; mais je crois que pour nous il vaut beaucoup mieux avoir affaire avec un homme de ce caractère qu’avec aucun de ceux dont il avait été question pour ce poste délicat.

« M. d’Alopeus[35] (celui qui est à Berlin) l’avait fortement sollicité ; je crois que nous avons toute espèce de raisons de nous féliciter qu’il ne l’ait pas obtenu. M. d’Oubril n’exercera d’ailleurs, je crois, aucune influence personnelle à Madrid ; il est à craindre seulement que le sieur Ugarte s’empare de lui ; je crois être sûr, cependant, qu’on l’a prémuni d’avance contre les séductions de cet intrigant ; il sera nécessaire que Pozzo lui donne à ce sujet une bonne direction.

« M. d’Oubril retrouvera à Madrid un de ses collègues, sir Ev. A’Court[36], qui a de lui la plus mince opinion possible, et dont le premier soin sera sûrement de déconsidérer et de ridiculiser le nouvel arrivé, comme il l’a fait en Italie. Sous ce rapport, M. de Talaru[37] pourra être fort utile à M. d’Oubril ; il deviendra en quelque sorte son appui et son soutien. Cette combinaison me paraît à la fois convenable à notre dignité, utile à nos intérêts et conforme à l’opinion que nous devons laisser prendre de la nature de nos rapports avec la Russie.

« Il me reste, monsieur le vicomte, à vous parler du Würtemberg. Je n’ai point laissé ignorer à M. de Nesselrode ni à l’empereur lui-même tout le prix et l’intérêt que le gouvernement du roi mettait à voir finir le différend qui existe entre la cour de Pétersbourg et celle de Stuttgard, et dans lequel toutes les puissances de l’Europe ont pris parti contre le roi de Würtemberg[38]. J’ai eu occasion de vous mander déjà, M. le vicomte, que mes premiers efforts pour faire finir cet état de choses avaient été sans succès ; j’ai acquis la certitude depuis qu’en voulant nous mêler plus directement de cette affaire, nous achèverions de la gâter et peut-être de la rendre inarrangeable. Le roi de Wurtemberg a beaucoup de torts à se reprocher vis-à-vis de l’empereur ; sa conduite, son langage, ses correspondances, celles de ses ministres, ont été constamment inconsidérées et offensantes pour celui qu’il avait tant d’intérêt de ménager. Les représentations les plus douces ont été sans effet ; le roi avait adopté un rôle, il voulait le soutenir ; il avait près de lui de fort mauvaises têtes, des serviteurs perfides ; il n’a fait que des imprudences, et a fini par froisser d’une manière si forte l’amour-propre et les sentiments de l’empereur qu’il en est résulté cette espèce de rupture. Ici, les personnes chargées des intérêts du roi de Würtemberg se sont conduites avec maladresse ; elles ont voulu mettre de la roideur et de la dignité quand il aurait fallu agir avec franchise et bonne foi. L’empereur s’est aperçu qu’on voulait le braver, et ce qu’il eût été facile d’arranger dans le commencement avec de la prudence, est devenu maintenant une assez grande affaire ; elle est entièrement personnelle entre les deux souverains, ce qui rend toute espèce d’intervention ou de médiation étrangère impossible : celle de M. G. de Caraman[39] ne peut donc être proposée.

« Il est nécessaire, il est indispensable que le roi de Würtemberg fasse une démarche, mais qu’il la fasse avec franchise et cordialité ; c’est moins le souverain que le parent qui se trouve offensé, la réparation n’en est que plus facile. C’est malheureusement ce que ni le roi ni ses ayants cause à Pétersbourg n’ont voulu jusqu’à présent ni comprendre ni conseiller. M. de Beroldingen[40] a fait, avec les meilleures intentions du monde, beaucoup de fautes, mais elles ne sont pas irréparables, et j’espère que nous sommes au moment de terminer cette désagréable affaire. Me prévalant de l’intérêt que nous avons témoigné au Würtemberg dans cette circonstance, j’ai eu avec le comte de Beroldingen une explication très franche dans laquelle je ne lui ai point laissé ignorer que le seul moyen de rétablir les relations amicales entre les deux cours était entre les mains du roi, et que tant que la démarche que l’empereur attendait ne serait pas franchement faite, il était inutile d’espérer un raccommodement. Le comte de Beroldingen a paru apprendre quelque chose de nouveau ; nous nous sommes bien expliqués, et j’ai eu sa promesse que la première chose dont il s’occuperait en arrivant à Stuttgard serait d’obtenir du roi la lettre qui seule peut tout arranger. Depuis son départ, j’ai eu avec M. Fleischmann, resté chargé d’affaires, de fréquents entretiens : c’est un homme d’un excellent esprit, beaucoup plus calme et plus entendu que M. de Beroldingen ; il s’est laissé diriger par nos conseils et c’est après m’être consulté avec le comte de Nesselrode que je l’ai conseillé non seulement d’écrire avec toute espèce de franchise au roi, mais même de lui envoyer le modèle d’une lettre qui n’aurait rien que de très convenable pour la dignité du souverain, et qui mettra fin à toute cette mésintelligence.

« Le prince de Hohenlohe, envoyé ici par le roi de Würtemberg pour complimenter sur le mariage du grand-duc Michel[41], était un choix heureux. Allié de la famille, personnellement connu et fort estimé de l’empereur et de l’impératrice, le prince de Hohenlohe était sans contredit l’homme le plus propre à bien remplir une négociation du genre de celle qui paraissait lui être confiée. Malheureusement il n’était porteur que d’une simple lettre d’étiquette, et cette démarche faussement calculée est devenue un grief de plus. Aussi le prince de Hohenlohe, malgré l’estime particulière que l’on a pour lui, a-t-il eu beaucoup de désagréments pendant son séjour ; on lui en préparait de plus grands encore : je suis parvenu à les lui éviter et à lui faire obtenir une audience de congé. L’empereur l’a traité avec tant de bonté, lui a parlé avec tant d’effusion et tant de sentiment de la conduite du roi que le prince est sorti pénétré de reconnaissance. Il part demain pour Stuttgard, décidé à unir ses efforts à ceux que vient de faire M. Fleischmann pour obtenir du roi la démarche très simple qui doit satisfaire l’empereur. Tout permet donc d’espérer que l’arrivée de M. de Beroldingen et son entrée au ministère seront signalées par la fin de cette affaire dans laquelle vous voyez, monsieur le vicomte, que j’ai rempli, autant que la prudence me le permettait, le rôle de médiateur.

« Il est probable que si le roi se prête à ce que l’on a le droit d’attendre de lui, le même prince de Hohenlohe viendra ici remplir les fonctions de ministre plénipotentiaire ; l’empereur lui en a exprimé le désir ; il sera dans ce cas parfaitement accueilli. Quant à nous, monsieur le vicomte, je ne vous cache pas que l’empereur attache beaucoup de prix à ce que le retour de M. de Caraman à Stuttgard soit différé jusqu’à ce que cette affaire soit terminée. J’ai pris avec le comte de Nesselrode l’engagement de vous faire connaître le désir de Sa Majesté, mais je ne lui ai point laissé ignorer qu’étant entièrement étrangers à cette querelle, nous ne pouvions pas y prendre le même intérêt, ni adopter exactement les mêmes mesures que ceux qu’elle regarde personnellement ; que, malgré tout notre empressement à nous prêter toujours à ce qui peut être agréable à l’empereur, le retour de notre ministre à Stuttgard devait nécessairement rester subordonné à ce que pouvaient exiger de nous nos intérêts directs. Voilà où en est l’affaire. Si vous pouvez prolonger de deux mois le congé de M. de Caraman, ce sera pour le mieux ; dans le cas contraire, je prends sur moi de faire trouver bonnes les raisons qui vous auront mis dans l’obligation de le renvoyer plus tôt à son poste.

« Je commence à croire que je suivrai votre conseil et que je ne profiterai point de la frégate : j’irai alors faire une cure à Carlsbad. Je serai à Paris dans les premiers jours d’août, et de retour à mon poste dans le mois de septembre. Mon projet, si rien ne s’y oppose, est de partir au plus tard d’aujourd’hui en un mois.

« Adieu, monsieur le vicomte : je suis heureux de l’idée que je pourrai passer quelques instants avec vous ; j’aurai, malgré la longueur de mes lettres, bien des choses encore à vous dire, et j’ai la prétention de croire que mon voyage à Paris peut avoir de très heureux résultats pour le service du roi et de nos intérêts. Dans tous les cas, je serai heureux de vous renouveler de vive voix l’assurance d’un attachement depuis longtemps fondé sur la plus profonde estime, et que la confiance et la reconnaissance ont achevé de rendre indestructible.

« La Ferronnays. »

« P. S. L’ambassadeur d’Angleterre sort à l’instant de chez moi ; il vient de recevoir son courrier. Il est chargé de répéter au comte de Nesselrode à peu près tout ce que M. de Leiden a déjà mandé de l’opinion de M. Canning sur le mémoire russe. Sir Charles Bagot est autorisé à prendre part aux conférences, si toutefois il n’est pas jugé prudent d’en retarder l’ouverture jusqu’à l’époque du retour de l’ambassadeur de Russie à Constantinople. On annonce à sir Charles l’envoi très prochain d’instructions pour discuter les différentes parties du mémoire ; mais dans aucun cas il n’est autorisé à rien conclure, et doit tout prendre ad referendum. L’opinion de M. Canning est que la connaissance de ces conférences devant nécessairement produire une grande sensation et beaucoup d’irritation à Constantinople, il était à désirer qu’elles fussent ajournées ; il ajoute, dans la dépêche que l’ambassadeur doit communiquer au comte de Nesselrode, que cette opinion est entièrement partagée par le cabinet français et cite à cette occasion une conversation que vous devez avoir eue avec sir Charles Stuart[42] le 15 avril, c’est-à-dire deux jours avant l’expédition de Maconet. Comme vous ne me parlez pas de cette conversation et que vous me renouvelez au contraire l’ordre d’assister aux conférences, si elles ont lieu, et d’accéder à tout ce qui sera proposé sur les bases indiquées dans le mémoire, je dois croire qu’il y a dans la dépêche de M. Canning ou de sir Charles Stuart une erreur (volontaire peut-être). J’ai répondu à l’ambassadeur que je ne verrais aucun inconvénient à ce que les conférences fussent ajournées ; mais que je n’étais point en mesure de faire à cet égard aucune réflexion au gouvernement russe, et que les instructions de Votre Excellence se bornaient à m’autoriser à prendre part aux conférences lorsqu’elles s’ouvriront. M. Canning se plaint aussi de n’avoir point encore reçu (25 avril) les observations annoncées depuis longtemps par le cabinet autrichien. Je suis plus que jamais confirmé dans l’opinion que ces conférences n’auront dans ce moment aucune espèce de résultat ; je serai plus à même dans quelques jours de vous donner à cet égard des éclaircissements plus précis.

« Vous m’avez mandé que le roi donnait son consentement au mariage de mademoiselle de Modène. Je ne vous cache pas que le père est au désespoir de ne pas avoir reçu dans cette circonstance une preuve plus positive et plus directe de l’intérêt du roi qui fut le protecteur de sa jeunesse. Son imagination est singulièrement frappée de l’idée d’avoir encouru la disgrâce de Sa Majesté. Le comte de Modène[43] est un homme animé des meilleurs sentiments et des meilleurs principes ; il jouit ici d’une considération qui dédommage de voir un Français de son rang employé dans une cour étrangère. Ce serait de votre part, monsieur le vicomte, un acte de véritable bienfaisance d’obtenir que le roi eût la bonté d’écrire un mot à M. de Modène, ou que vous eussiez la complaisance de lui écrire vous-même de la part de Sa Majesté. »


GÉNÉALOGIE DE MA FAMILLE.

En écrivant les différentes parties de ces Mémoires, je n’ai point dit le travail intérieur qu’ils m’ont coûté. Il était naturel qu’en m’occupant des hommes et des lieux, je voulusse connaître ce qu’étaient ces lieux et ces hommes. La passion de l’histoire m’a dominé toute ma vie. J’ai souvent entretenu des correspondances sur des faits qui n’intéressent personne : je me plais, par exemple, à savoir comment s’appelle un champ que j’ai vu sur le bord d’un chemin, qui possédait jadis ce champ, comment il est parvenu au propriétaire actuel ; je m’attache de même à découvrir ce que sont devenus des cadets disparus vers telle ou telle époque. C’est ainsi qu’ayant à parler de ma famille, je me suis livré à mes investigations favorites, sans autre intérêt que mon plaisir d’annaliste, indifférent d’ailleurs à tous les autres intérêts qu’on peut attacher à un nom : j’ai pensé mourir d’aise quand j’ai découvert que j’avais des alliances avec un prêtre de paroisse nommé Courte-Blanchardière de la Boucatelière-Foiret, qui demeurait dans un clocher.

J’avais donc réuni sur ma famille ce que j’en avais pu apprendre ; mais mon texte bourré de ma science devenait long : l’ennui que j’aime à trouver au fond de l’histoire n’est pas du goût de chacun ; c’est pourtant de la succession des terrains arides et féconds que se compose un pays.

Arrêté par mille difficultés, je résolus à ne mentionner dans mes Mémoires que ce qu’il fallait pour faire connaître les idées de mon père et l’influence qu’elles eurent sur ma première éducation. Une chose me décidait encore à la suppression de ces errements de famille : je possédais le mémorial des titres envoyés à Malte en 1789 pour mon agrégation à l’ordre ; mais je n’avais pas le travail des Chérin sur ces titres ; bien que ma présentation à Louis XVI fît preuve de ce travail, encore me manquait-il, et par conséquent la base de l’édifice. Les deux Chérin, Bernard[44] et son fils Louis-Nicolas, étaient morts ; le dernier ayant embrassé la révolution, était devenu chef d’état-major de l’armée du Danube. On connaît la sévérité du père et du fils : le premier se plaignait des généalogistes chambrelants (ouvriers qui travaillent en chambre), gens sans études, qui, pour de l’argent, bercent les particuliers d’idées chimériques de noblesse et de grandeurs.

Les archives des Chérin avaient été dispersées quand le passé ne compta plus ; mais peu à peu les cartons cachés ou dérobés furent rapportés à notre vaste dépôt littéraire : ils y continuent aujourd’hui une série précieuse de manuscrits.

Le carton dans lequel il est question de ma famille est du nombre de ceux qui n’ont pas été perdus. M. Charles Lenormant, conservateur à la Bibliothèque du roi, sachant que je faisais des recherches, et pensant qu’une communication pouvait m’être utile, a bien voulu me faire part du dossier Chateaubriand. La pièce généalogique dont il m’a été permis de prendre copie est évidemment une minute composée d’abord par le premier Chérin, lorsqu’il fut chargé en 1782 d’examiner les titres de ma sœur Lucile pour son admission au chapitre de l’Argentière ; puis cette minute a été continuée par le second Chérin pour mon frère ; et enfin pour la rédaction du Mémorial des actes authentiques, quand je fus admis dans l’ordre de Malte.

Muni de ces documents, je ne puis plus reculer, car ils ne m’appartiennent pas ; c’est la propriété de mes neveux, aînés de ma famille ; je n’ai pas le droit, pour abonder dans mon opinion particulière, de les priver de ce qu’ils considèrent comme des épaves, produit de leur naufrage.

En plaçant ces arides reliques dans des casiers, je satisfais à ma piété envers mon père, soit que ses convictions aient été risibles ou raisonnables, chimériques ou fondées. J’ai fait les deux parts : les préjugés dans la note, mon indépendance dans le texte.

Une fois mon parti pris, j’ai cru qu’il était juste de joindre au travail des généalogistes des ordres du roi les autres documents que je possédais : ces documents ont repris leur valeur, mes propres recherches viennent de nécessité grossir ma collection.

Le nom que je porte ayant traversé beaucoup de siècles, beaucoup d’aventures se trouvent attachées à ce nom : je les mentionne toutes, afin de dissimuler autant qu’il m’a été possible l’ennui du sujet. Je combats aussi les historiens quand le point en litige en vaut la peine ; je montre comment ils se sont trompés, ou par imagination, ou par toute autre cause.

J’ai reporté les notes A et B tout à la fin et hors de mes Mémoires. Mais si ce m’était un devoir de produire la généalogie de ma famille, personne n’est obligé de la lire : ce hors-d’œuvre peut être passé sans le moindre inconvénient.


Chateaubriand ayant déjà donné, au tome I des Mémoires, de la page 4 à la page 17 (Livre Premier de la Première Partie), un résumé très complet de la Généalogie de sa famille, on a cru inutile de reproduire ici les nombreuses pièces et documents qu’il avait réunis à ce sujet, et qui, dans les éditions précédentes, où il sera du reste facile au lecteur de les retrouver, n’occupent pas moins de 122 pages.


  1. Ce livre a été écrit en partie en 1834, et en partie en 1841, du 25 septembre au 16 novembre.
  2. Le cardinal Fleury méritait peut être mieux que cette épigramme. On lit dans le Journal de Charles C.-F. Greville, à la date du 24 janvier 1833 : « Nouveau dîner hier à l’ambassade de France. Talleyrand a « causé », comme l’on dit. Il est venu à parler du cardinal Fleury qu’il considère comme un des plus grands ministres ayant jamais gouverné la France, laquelle lui doit la Lorraine et vingt années de paix, et il prétend que l’histoire ne lui rend pas justice. »
  3. Guerre pour la succession de Pologne.
  4. Charles-Édouard, dit le Prétendant.
  5. Traité signé le 15 août 1761, entre les rois de France, d’Espagne et le duc de Parme, et ainsi nommé parce que tous les contractants appartenaient à la famille des Bourbons. Ce traité, dont le duc de Choiseul fut le principal auteur, avait pour but de prévenir, par l’union des forces françaises, espagnoles et italiennes, la supériorité de la marine anglaise.
  6. Dominique-Joseph Garat (1749-1833) ; conventionnel, ministre de la Justice en 1792, ministre de l’Intérieur en 1793, ambassadeur à Naples en 1797, député au Conseil des Anciens, sénateur, comte de l’Empire, représentant à la Chambre des Cent-Jours, etc., au demeurant un des plus plats valets de l’époque révolutionnaire. Le 20 janvier 1793, en sa qualité de ministre de la Justice, il fut chargé d’aller notifier à Louis XVI sa condamnation. Il se présenta devant le roi, le chapeau sur la tête : « Louis, dit-il, la Convention nationale a chargé le Conseil exécutif provisoire de vous signifier ses décrets des 15, 16, 19 et 20 janvier. Le secrétaire du Conseil va vous en faire la lecture. » Le secrétaire Grouvelle déploya alors son papier, et d’une voix faible, tremblante, lut la sentence. (Louis Blanc, Histoire de la Révolution, t. VIII, p. 65.)
  7. « Depuis David jusqu’à notre temps, les rois ont été appelés ; les nations semblent l’être à leur tour. » Manuscrit de 1834.
  8. « Le déluge de la démocratie les gagne. » Manuscrit de 1834.
  9. Voir l’Appendice no VI : L’Avenir du Monde.
  10. L’abbé de Chaulieu, dans sa pièce à Fontenay.
  11. Lamennais, poursuivi devant la Cour d’assises de la Seine pour un de ses écrits politique, le Pays et le Gouvernement, avait été condamné, le 26 décembre 1840, à un an de prison et à 2 000 francs d’amende.
  12. La brochure de Lamennais venait de paraître, lorsqu’à l’automne de 1841 Chateaubriand écrivait ces dernières pages des Mémoires.
  13. Lamennais fut enfermé à Sainte-Pélagie de janvier à décembre 1841. C’est là qu’il composa une Voix de prison, — un admirable petit volume qui renferme, à côté des colères furieuses du pamphlétaire, des pages d’une poésie exquise.
  14. Lamennais est mort, six ans après Chateaubriand, le 27 février 1854. Ses funérailles eurent lieu presque furtivement, le 1er  mars. L’heure en fut avancée par l’autorité qui craignait des troubles ; six ou huit personnes suivaient le corbillard, dont la force armée éloignait la foule. « Le cercueil, raconte M. Blaize (Essai biographique sur M. F. de La Mennais), fut descendu dans une de ces longues et hideuses tranchées où l’on enterre le peuple. Lorsqu’il fut recouvert de terre, le fossoyeur demanda : Faut-il une croix ? M. Barbet répondit : Non. M. de La Mennais avait dit : « On ne mettra rien sur ma fosse. » Pas un mot ne fut prononcé sur la tombe. — Que n’a-t-il été donné à Chateaubriand de vivre assez pour assister son compatriote à l’heure de la mort ? Que serait-il arrivé si l’auteur du Génie du Christianisme avait pu, avec « son ardente foi », dire les paroles suprêmes à l’auteur de l’Essai sur l’indifférence ? Nous savons, par un témoin peu suspect (M. Forgues, Correspondance de Lamennais, Introduction, p. cxviii), que, sept heures avant de rendre le dernier soupir, La Mennais voulut parler, mais que, ne pouvant plus se faire comprendre, il se retourna vers la muraille, avec un mouvement d’impatience découragée. Que se passa-t-il alors dans cette âme, lorsque, séparée des vivants, elle se trouva seule avec elle-même ? Ne lui fut-il pas donné, ainsi qu’elle l’avait souhaité jadis à d’autres, (Correspondance, t. II p. 146) de sonder d’un regard l’abîme, à la lueur de cette lumière pénétrante, inexorable, qui nous apparaît aux derniers moments comme le crépuscule de l’éternité ! C’est le secret de Dieu.
  15. M. Ch. Lenormant, savant compagnon de voyage de Champollion, a préservé la grammaire des obélisques que M. Ampère est allé étudier aujourd’hui sur les ruines de Thèbes et de Memphis. Ch.
  16. Le 28 avril 1847, en adressant à M. Mandaroux-Vertamy, l’un de ses exécuteurs testamentaires, le manuscrit de ses Mémoires, Chateaubriand accompagnait cet envoi de la note suivante :

    « Voilà tous mes manuscrits compris généralement sous le nom de Mémoires, ils commencent par ces mots : « Comme il m’est impossible de prévoir le moment de ma fin » et finissent par ceux-ci : « Il ne me reste qu’à m’asseoir au bord de ma fosse, après quoi je descendrai hardiment, le crucifix à la main, dans l’éternité. » Ces manuscrits se composent de quarante-deux livres ; ils appartiennent à la Société formée en mars 1836 pour les publier. Cette Société est représentée par MM. Sala et Cie, qui me payent avec exactitude la somme annuelle et viagère à laquelle elle s’est obligée envers moi.

    « Je termine mes travaux au moment même de quitter ce monde ; je me prépare à aller chercher dans l’autre le repos éternel que j’ai toujours désiré[**].

    « Chateaubriand. »

    J’avais avancé, dans mon Introduction, que Chateaubriand avait maintenu, jusqu’à la fin de sa vie, la division de ses Mémoires en Livres. La note de 1847 achève de mettre ce point hors de contestation. — Je dois ce précieux document à une obligeante communication de M. Charles de Lacombe.

    ** Voir l’Appendice no VII : Les Dernières années de Chateaubriand.

  17. Voir au tome 1, la note 1 de la page 178.
  18. Sur Julie de Chateaubriand, voir, au tome I des Mémoires, les pages 177-181.
  19. Vies des justes dans les plus hauts rangs de la Société, par l’abbé Carron. Paris, chez Rusand, 1817, in-12. Tome IV. Supplément aux Vies des justes dans les conditions ordinaires de la Société, p. 349 et suiv, Ch.
  20. Le 2 septembre 1763.
  21. En 1782.
  22. Pauline-Zoé Marie de Farcy de Montavallon, née à Fougères le 15 juin 1784. décédée à Rennes le 24 décembre 1850. Le 16 novembre 1814, elle avait épousé Hyacinthe-Eugène-Pierre de Ravenel du Boisteilleul, capitaine d’artillerie, décoré sur le champ de bataille de Smolensk. M. du Boisteilleul est mort à la Tricaudais en Guichen le 13 juin 1868.
  23. Mme  de Farcy fut arrêtée le 21 octobre 1793, et enfermée à Rennes au couvent du Bon-Pasteur, devenu la prison de la Motte. Elle ne retrouva la liberté que le 5 novembre 1794. — Voir, pour les détails, au tome I des Mémoires, la note 1 de la page 146 et la note 1 de la page 147 (notes 20 et 21 du Livre III de la Première Partie).
  24. Voir, au tome IV, 298-299, les pages de Chateaubriand sur le comte de la Ferronnays (Livre IX de la Troisième Partie).
  25. Lagrené (Marie-Melchior-Joseph-Théodore de), né à Anvers le 14 mars 1800, mort à Paris le 26 avril 1862. Après avoir été attaché quelque temps (1822) au ministère des Affaires étrangères, sous Mathieu de Montmorency, il accompagna cet homme d’État au Congrès de Vérone et fut, l’année suivante, envoyé auprès de M. de La Ferronnays, ambassadeur en Russie. Après avoir été, de 1836 à 1843, ministre de France en Grèce, M. de Lagrené remplit en Chine, de 1843 à 1846, une mission qui fut couronnée du plus complet succès. Pair de France de 1846 à 1848, représentant de la Somme à l’Assemblée législative de 1849, il quitta définitivement les affaires au lendemain du coup d’État.
  26. Le comte Pozzo di Borgo, ambassadeur de Russie à Paris.
  27. Discours du roi Louis XVIII, prononcé à l’ouverture de la session des Chambres, le 23 mars 1824.
  28. Le comte Capo d’Istria (1776-1831), ministre des Affaires étrangères en Russie de 1816 à 1822.
  29. Traité du 31 mars 1815, signé à Vienne, pendant le Congrès, entre l’Angleterre, l’Autriche, la Prusse et la Russie.
  30. Strangford (Parcy-Clinton-Sydney-Smith, vicomte de) lord Penhurst, né en 1780, mort en 1855. Ambassadeur d’Angleterre à Stockholm (1817), à Constantinople, de 1822 à 1825, époque à laquelle il devint ambassadeur à Saint-Pétersbourg.
  31. Titre donné en Turquie au ministre des Affaires étrangères.
  32. Ambassadeur d’Angleterre près la cour de Russie.
  33. Ambassadeur d’Autriche à Saint-Pétersbourg.
  34. Il venait d’être nommé ambassadeur de Russie à Madrid.
  35. Le comte David d’Alopeus, ministre plénipotentiaire de Russie à la cour de Berlin. Voyez sur lui, au tome IV des Mémoires, la note de la page 187 (note 14 du Livre VIII de la Troisième Partie).
  36. Ambassadeur d’Angleterre à Madrid.
  37. Louis-Justin-Marie, marquis de Talaru, ambassadeur de France à Madrid. — Voir sur lui, au tome II des Mémoires, la note 2 de la page 300. (note 15 du Livre II de la Deuxième Partie)
  38. Guillaume Ier, né le 27 septembre 1781, roi de Wurtemberg depuis le 30 octobre 1816. Marié en 1808 avec la princesse Caroline-Auguste de Bavière et divorcé d’avec elle en 1814, il avait épousé, le 24 janvier 1816, la sœur de l’empereur Alexandre, Catherina-Paulowna, veuve, en premières noces, le 27 décembre 1812, du prince Pierre-Frédéric-Georges de Holstein-Oldenbourg. La princesse Catherina-Paulowna étant morte en 1819, Guillaume Ier épousa en troisièmes noces, en 1820, sa cousine Pauline, fille du prince Louis de Wurtemberg, de laquelle il eut Charles Ier, depuis roi de Wurtemberg.
  39. Le comte Georges de Caraman, envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire de France à Stuttgard.
  40. Beroldingen (Joseph-Ignace, comte de), né dans le Wurtemberg en 1780. Après avoir servi dans les rangs français jusqu’en 1813, avec le grade de général, il fut nommé, en 1814, ambassadeur à Londres. En 1823, il fut appelé par le roi Guillaume Ier au poste de ministre des Affaires étrangères, qu’il devait conserver pendant vingt-cinq ans. Il ne quitta le pouvoir qu’en 1848.
  41. Michaël-Paulowitch, né le 8 février 1798, frère de l’empereur Alexandre. Il avait épousé le 19 février 1824, la princesse Frédéricque-Charlotte-Marie de Wurtemberg. Voir au tome V, la note 1 de la page 195 (note 53 du Livre XIII de la Troisième Partie).
  42. Ambassadeur d’Angleterre à Paris. — Sur sir Charles Stuart, voir au tome V des Mémoires la note 2 de la page 354 (note 21 du Livre XV de la Troisième Partie).
  43. Le comte de Modène était de famille française. Son père, après avoir été ministre plénipotentiaire de France en Suède, était devenu, en 1771, gentilhomme d’honneur du comte de Provence, puis gouverneur du palais du Luxembourg. Il avait émigré avec le prince et était resté près de lui jusqu’à sa mort en 1799. Le comte de Modène, dont parle ici M. de La Ferronnays, avait donc passé sa jeunesse à la cour du comte de Provence, le futur Louis XVIII.
  44. Sur Bernard Chérin, voir au tome I des Mémoires, la note 2 de la page 5 (note 8 du Livre Premier de la Première Partie).