Mémoires d’outre-tombe/Troisième partie/Livre XV

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Garnier (Tome 5p. 327-413).

LIVRE XV[1]

Les républicains. — Les orléanistes. — M. Thiers est envoyé à Neuilly. — Convocation des pairs chez le grand référendaire. La lettre m’arrive trop tard. — Saint-Cloud. — Scène. Monsieur le Dauphin et le maréchal de Raguse. — Neuilly. — M. le duc d’Orléans. — Le Raincy. — Le prince vient à Paris. — Une députation de la Chambre élective offre à M. le duc d’Orléans la lieutenance générale du royaume. — Il accepte. — Efforts des républicains. — M. le duc d’Orléans va à l’Hôtel de Ville. — Les républicains au Palais-Royal. — Le roi quitte Saint-Cloud. — Arrivée de Madame la Dauphine à Trianon. — Corps diplomatique. — Rambouillet. — Ouverture de la session, le 3 août. — Lettre de Charles X à M. le duc d’Orléans. — Départ du peuple pour Rambouillet. — Fuite du roi. — Réflexions. — Palais-Royal. — Conversations. — Dernière tentation politique. — M. de Sainte-Aulaire. — Dernier soupir du parti républicain. — Journée du 7 août. — Séance à la Chambre des Pairs. — Mon discours. — Je sors du palais du Luxembourg pour n’y plus rentrer. — Mes démissions. — Charles X s’embarque à Cherbourg. — Ce que sera la révolution de juillet. — Fin de ma carrière politique.

Les trois partis commençaient à se dessiner et à agir les uns contre les autres : les députés qui voulaient la monarchie par la branche aînée étaient les plus forts légalement ; ils ralliaient à eux tout ce qui tendait à l’ordre ; mais, moralement, ils étaient les plus faibles : ils hésitaient, ils ne se prononçaient pas : il devenait manifeste, par la tergiversation de la cour, qu’ils tomberaient dans l’usurpation plutôt que de se voir engloutis dans la République.

Celle-ci fit afficher un placard qui disait : « La France est libre. Elle n’accorde au gouvernement provisoire que le droit de la consulter, en attendant qu’elle ait exprimé sa volonté par de nouvelles élections. Plus de royauté. Le pouvoir exécutif confié à un président temporaire. Concours médiat ou immédiat de tous les citoyens à l’élection des députés. Liberté des cultes. »

Ce placard résumait les seules choses justes de l’opinion républicaine ; une nouvelle assemblée de députés aurait décidé s’il était bon ou mauvais de céder à ce vœu, plus de royauté ; chacun aurait plaidé sa cause, et l’élection d’un gouvernement quelconque par un congrès national eût eu le caractère de la légalité.

Sur une autre affiche républicaine du même jour, 30 juillet, on lisait en grosses lettres : « Plus de Bourbons… Tout est là, grandeur, repos, prospérité publique, liberté. »

Enfin, parut une adresse à MM. les membres de la commission municipale composant un gouvernement provisoire ; elle demandait : « Qu’aucune proclamation ne fût faite pour désigner un chef, lorsque la forme même du gouvernement ne pouvait être encore déterminée ; que le gouvernement provisoire restât en permanence jusqu’à ce que le vœu de la majorité des Français pût être connu ; toute autre mesure étant intempestive et coupable. »

Cette adresse, émanant des membres d’une commission nommée par un grand nombre de citoyens de divers arrondissements de Paris, était signée par MM. Chevalier, président, Trélat, Teste, Lepelletier, Guinard, Hingray, Cauchois-Lemaire, etc.

Dans cette réunion populaire, on proposait de remettre par acclamation la présidence de la République à M. de La Fayette ; on s’appuyait sur les principes que la Chambre des représentants de 1815 avait proclamés en se séparant. Divers imprimeurs refusèrent de publier ces proclamations, disant que défense leur en était faite par M. le duc de Broglie. La République jetait par terre le trône de Charles X ; elle craignait les inhibitions de M. de Broglie, lequel n’avait aucun caractère.

Je vous ai dit que, dans la nuit du 29 au 30, M. Laffitte, avec MM. Thiers et Mignet, avaient tout préparé pour attirer les yeux du public sur M. le duc d’Orléans. Le 30 parurent des proclamations et des adresses, fruit de ce conciliabule : « Évitons la République, » disaient-elles. Venaient ensuite les faits d’armes de Jemmapes et de Valmy, et l’on assurait que M. le duc d’Orléans n’était pas Capet, mais Valois[2].

Et cependant M. Thiers, envoyé par M. Laffitte, chevauchait vers Neuilly avec M. Scheffer[3] : S. A. R. n’y était pas. Grands combats de paroles entre mademoiselle d’Orléans et M. Thiers : il fut convenu qu’on écrirait à M. le duc d’Orléans pour le décider à se rallier à la révolution. M. Thiers écrivit lui-même un mot au prince, et madame Adélaïde promit de devancer sa famille à Paris. L’orléanisme avait fait des progrès, et, dès le soir même de cette journée, il fut question parmi les députés de conférer les pouvoirs de lieutenant général à M. le duc d’Orléans.

M. de Sussy, avec les ordonnances de Saint-Cloud, avait été encore moins bien reçu à l’Hôtel de Ville qu’à la Chambre des députés. Muni d’un récépissé de M. de La Fayette, il revint trouver M. de Mortemart qui s’écria : « Vous m’avez sauvé plus que la vie ; vous m’avez sauvé l’honneur. »

La commission municipale fit une proclamation dans laquelle elle déclarait que les crimes de son pouvoir (de Charles X) étaient finis, et que le peuple aurait un gouvernement qui lui devrait (au peuple) son origine : phrase ambiguë qu’on pouvait interpréter comme on voulait. MM. Laffitte et Périer ne signèrent point cet acte. M. de La Fayette, alarmé un peu tard de l’idée de la royauté orléaniste, envoya M. Odilon Barrot[4] à la Chambre des députés annoncer que le peuple, auteur de la révolution de juillet, n’entendait pas la terminer par un simple changement de personnes, et que le sang versé valait bien quelques libertés. Il fut question d’une proclamation des députés afin d’inviter S. A. R. le duc d’Orléans à se rendre dans la capitale : après quelques communications avec l’Hôtel de Ville, ce projet de proclamation fut anéanti. On n’en tira pas moins au sort une députation de douze membres pour aller offrir au châtelain de Neuilly cette lieutenance générale qui n’avait pu trouver passage dans une proclamation.

Dans la soirée, M. le grand référendaire rassemble chez lui les pairs : sa lettre, soit négligence ou politique, m’arriva trop tard. Je me hâtai de courir au rendez-vous ; on m’ouvrit la grille de l’allée de l’Observatoire ; je traversai le jardin du Luxembourg : quand j’arrivai au palais, je n’y trouvai personne. Je refis le chemin des parterres, les yeux attachés sur la lune. Je regrettais les mers et les montagnes où elle m’était apparue, les forêts dans la cime desquelles, se dérobant elle-même en silence, elle avait l’air de me répéter la maxime d’Épicure : « Cache ta vie. »

J’ai laissé les troupes, le 29 au soir, se retirer sur Saint-Cloud. Les bourgeois de Chaillot et de Passy les attaquèrent, tuèrent un capitaine de carabiniers, deux officiers, et blessèrent une dizaine de soldats. Le Motha, capitaine de la garde, fut frappé d’une balle par un enfant qu’il s’était plu à ménager. Ce capitaine avait donné sa démission au moment des ordonnances ; mais, voyant qu’on se battait le 27, il rentra dans son corps pour partager les dangers de ses camarades[5]. Jamais, à la gloire de la France, il n’y eut un plus beau combat dans les partis opposés entre la liberté et l’honneur.

Les enfants, intrépides parce qu’ils ignorent le danger, ont joué un triste rôle dans les trois journées : à l’abri de leur faiblesse, ils tiraient à bout portant sur les officiers qui se seraient crus déshonorés en les repoussant. Les armes modernes mettent la mort à la disposition de la main la plus débile. Singes laids et étiolés, libertins avant d’avoir le pouvoir de l’être, cruels et pervers, ces petits héros des trois journées se livraient à des assassinats avec tout l’abandon de l’innocence. Donnons-nous garde, par des louanges imprudentes, de faire naître l’émulation du mal. Les enfants de Sparte allaient à la chasse aux ilotes.

Monsieur le dauphin reçut les soldats à la porte du village de Boulogne, dans le bois, puis il rentra à Saint-Cloud.

Saint-Cloud était gardé par les quatre compagnies des gardes du corps. Le bataillon des élèves de Saint-Cyr était arrivé : en rivalité et en contraste avec l’École polytechnique, il avait embrassé la cause royale. Les troupes exténuées, qui revenaient d’un combat de trois jours, ne causaient, par leurs blessures et leur délabrement, que de l’ébahissement aux domestiques titrés, dorés et repus qui mangeaient à la table du roi. On ne songea point à couper les lignes télégraphiques ; passaient librement sur la route courriers, voyageurs, malles-postes, diligences, avec le drapeau tricolore qui insurgeait les villages en les traversant. Les embauchages par le moyen de l’argent et des femmes commencèrent. Les proclamations de la commune de Paris étaient colportées çà et là. Le roi et la cour ne se voulaient pas encore persuader qu’ils fussent en péril. Afin de prouver qu’ils méprisaient les gestes de quelques bourgeois mutinés, et qu’il n’y avait point de révolution, ils laissaient tout aller : le doigt de Dieu se voit dans tout cela.

À la tombée de la nuit du 30 juillet, à peu près à la même heure où la commission des députés partait pour Neuilly, un aide-major fit annoncer aux troupes que les ordonnances étaient rapportées. Les soldats crièrent : Vive le roi ! et reprirent leur gaieté au bivouac ; mais cette annonce de l’aide-major, envoyé par le duc de Raguse, n’avait pas été communiquée au Dauphin, qui, grand amateur de discipline, entra en fureur. Le roi dit au maréchal : « Le Dauphin est mécontent ; allez vous expliquer avec lui. »

Le maréchal ne trouva point le Dauphin chez lui, et l’attendit dans la salle de billard avec le duc de Guiche et le duc de Ventadour, aides de camp du prince. Le Dauphin rentra : à l’aspect du maréchal, il rougit jusqu’aux yeux, traverse son antichambre avec ses grands pas si singuliers, arrive à son salon, et dit au maréchal : « Entrez ! » La porte se referme : un grand bruit se fait entendre ; l’élévation des voix s’accroît ; le duc de Ventadour, inquiet, ouvre la porte ; le maréchal sort, poursuivi par le dauphin, qui l’appelle double traître. « Rendez votre épée ! rendez votre épée ! » et, se jetant sur lui, il lui arrache son épée. L’aide de camp du maréchal, M. Delarue, se veut précipiter entre lui et le Dauphin, il est retenu par M. de Montgascon ; le prince s’efforce de briser l’épée du maréchal et se coupe les mains. Il crie : « À moi, gardes du corps ! qu’on le saisisse ! » Les gardes du corps accoururent ; sans un mouvement de tête du maréchal, leurs baïonnettes l’auraient atteint au visage. Le duc de Raguse est conduit aux arrêts dans son appartement[6].

Le roi arrangea tant bien que mal cette affaire, d’autant plus déplorable, que les acteurs n’inspiraient pas un grand intérêt. Lorsque le fils du Balafré occit Saint-Pol, maréchal de la Ligue, on reconnut dans ce coup d’épée la fierté et le sang des Guises ; mais quand monsieur le dauphin, plus puissant seigneur qu’un prince de Lorraine, aurait pourfendu le maréchal Marmont, qu’est-ce que cela eût fait ? Si le maréchal eût tué monsieur le dauphin, c’eût été seulement un peu plus singulier. On verrait passer dans la rue César, descendant de Vénus, et Brutus, arrière-neveu de Junius, qu’on ne les regarderait pas. Rien n’est grand aujourd’hui, parce que rien n’est haut.

Voilà comme se dépensait à Saint-Cloud la dernière heure de la monarchie ; cette pâle monarchie, défigurée et sanglante, ressemblait au portrait que nous fait d’Urfé d’un grand personnage expirant : « Il avait les yeux hâves et enfoncés ; la mâchoire inférieure, couverte seulement d’un peu de peau, paraissait s’être retirée ; la barbe hérissée, le teint jaune, les regards lents, les souffles abattus. De sa bouche il ne sortait déjà plus de paroles humaines, mais des oracles. »

M. le duc d’Orléans avait eu, sa vie durant, pour le trône ce penchant que toute âme bien née sent pour le pouvoir. Ce penchant se modifie selon les caractères : impétueux et aspirant, mou et rampant ; imprudent, ouvert, déclaré dans ceux-ci, circonspect, caché, honteux et bas dans ceux-là : l’un, pour s’élever, peut atteindre à tous les crimes ; l’autre, pour monter, peut descendre à toutes les bassesses. M. le duc d’Orléans appartenait à cette dernière classe d’ambitieux. Suivez ce prince dans sa vie, il ne dit et ne fait jamais rien de complet, et laisse toujours une porte ouverte à l’évasion. Pendant la Restauration, il flatte la cour et encourage l’opinion libérale ; Neuilly est le rendez-vous des mécontentements et des mécontents. On soupire, on se serre la main en levant les yeux au ciel, mais on ne prononce pas une parole assez significative pour être reportée en haut lieu. Un membre de l’opposition meurt-il, on envoie un carrosse au convoi, mais ce carrosse est vide ; la livrée est admise à toutes les portes et à toutes les fosses. Si, au temps de mes disgrâces de cour, je me trouve aux Tuileries sur le chemin de M. le duc d’Orléans, il passe en ayant soin de saluer à droite, de manière que, moi étant à gauche, il me tourne l’épaule. Cela sera remarqué, et fera bien.

M. le duc d’Orléans connut-il d’avance les ordonnances de juillet ? En fut-il instruit par une personne qui tenait le secret de M. Ouvrard ? Qu’en pensa-t-il ? Quelles furent ses craintes et ses espérances ? Conçut-il un plan ? Poussa-t-il M. Laffitte à faire ce qu’il fit, ou laissa-t-il faire M. Laffitte ? D’après le caractère de Louis-Philippe, on doit présumer qu’il ne prit aucune résolution, et que sa timidité politique, se renfermant dans sa fausseté, attendit l’événement comme l’araignée attend le moucheron qui se prendra dans sa toile. Il a laissé le moment conspirer ; il n’a conspiré lui-même que par ses désirs, dont il est probable qu’il avait peur.

Il y avait deux partis à prendre pour M. le duc d’Orléans : le premier, et le plus honorable, était de courir à Saint-Cloud, de s’interposer entre Charles X et le peuple, afin de sauver la couronne de l’un et la liberté de l’autre ; le second consistait à se jeter dans les barricades, le drapeau tricolore au poing, et à se mettre à la tête du mouvement du monde. Philippe avait à choisir entre l’honnête homme et le grand homme : il a préféré escamoter la couronne du roi et la liberté du peuple. Un filou, pendant le trouble et les malheurs d’un incendie, dérobe subtilement les objets les plus précieux du palais brûlant, sans écouter les cris d’un enfant que la flamme a surpris dans son berceau.

La riche proie une fois saisie, il s’est trouvé force chiens à la curée : alors sont arrivées toutes ces vieilles corruptions des régimes précédents, ces recéleurs d’effets volés, crapauds immondes à demi écrasés sur lesquels on a cent fois marché, et qui vivent, tout aplatis qu’ils sont. Ce sont là pourtant les hommes que l’on vante et dont on exalte l’habileté ! Milton pensait autrement lorsqu’il écrivait ce passage d’une lettre sublime : « Si Dieu versa jamais un amour ferme de la beauté morale dans le sein d’un homme, il l’a versé dans le mien. Quelque part que je rencontre un homme méprisant la fausse estime du vulgaire, osant aspirer, par ses sentiments, son langage et sa conduite, à ce que la haute sagesse des âges nous a enseigné de plus excellent, je m’unis à cet homme par une sorte de nécessaire attachement. Il n’y a point de puissance dans le ciel ou sur la terre qui puisse m’empêcher de contempler avec respect et tendresse ceux qui ont atteint le sommet de la dignité et de la vertu. »

La cour aveugle de Charles X ne sut jamais où elle en était et à qui elle avait affaire : on pouvait mander M. le duc d’Orléans à Saint-Cloud, et il est probable que dans le premier moment il eût obéi ; on pouvait le faire enlever à Neuilly, le jour même des ordonnances : on ne prit ni l’un ni l’autre parti.

Sur des renseignements que lui porta madame de Bondy à Neuilly dans la nuit du mardi 27, Louis-Philippe se leva à trois heures du matin, et se retira en un lieu connu de sa seule famille. Il avait la double crainte d’être atteint par l’insurrection de Paris ou arrêté par un capitaine des gardes. Il alla donc écouter dans la solitude du Raincy les coups de canon lointains de la bataille du Louvre, comme j’écoutais sous un arbre ceux de la bataille de Waterloo. Les sentiments qui sans doute agitaient le prince ne devaient guère ressembler à ceux qui m’oppressaient dans les campagnes de Gand.

Je vous ai dit que, dans la matinée du 30 juillet, M. Thiers ne trouva point le duc d’Orléans à Neuilly ; mais madame la duchesse d’Orléans envoya chercher S. A. R. : M. le comte Anatole de Montesquiou[7] fut chargé du message. Arrivé au Raincy, M. de Montesquiou eut toutes les peines du monde à déterminer Louis-Philippe à revenir à Neuilly pour y attendre la députation de la Chambre des députés.

Enfin, persuadé par le chevalier d’honneur de la duchesse d’Orléans, Louis-Philippe monta en voiture. M. de Montesquiou partit en avant ; il alla d’abord assez vite ; mais quand il regarda en arrière, il vit la calèche de S. A. R. s’arrêter et rebrousser chemin vers le Raincy. M. de Montesquiou revient en hâte, implore la future majesté qui courait se cacher au désert, comme ces illustres chrétiens fuyant jadis la pesante dignité de l’épiscopat : le serviteur fidèle obtint une dernière et malheureuse victoire.

Le soir du 30, la députation des douze membres de la Chambre des députés, qui devait offrir la lieutenance générale du royaume au prince, lui envoya un message à Neuilly. Louis-Philippe reçut ce message à la grille du parc, le lut au flambeau et se mit à l’instant en route pour Paris, accompagné de MM. de Berthois[8], Haymès et Oudart. Il portait à sa boutonnière une cocarde tricolore : il allait enlever une vieille couronne au garde-meuble.

À son arrivée au Palais-Royal, M. le duc d’Orléans envoya complimenter M. de La Fayette.

La députation des douze députés se présenta au Palais-Royal. Elle demanda au prince s’il acceptait la lieutenance générale du royaume ; réponse embarrassée : « Je suis venu au milieu de vous partager vos dangers… J’ai besoin de réfléchir. Il faut que je consulte diverses personnes. Les dispositions de Saint-Cloud ne sont point hostiles ; la présence du roi m’impose des devoirs. » Ainsi répondit Louis-Philippe. On lui fit rentrer ses paroles dans le corps, comme il s’y attendait : après s’être retiré une demi-heure, il reparut portant une proclamation en vertu de laquelle il acceptait les fonctions de lieutenant général du royaume, proclamation finissant par cette déclaration : « La charte sera désormais une vérité. »

Portée à la Chambre élective, la proclamation fut reçue avec cet enthousiasme révolutionnaire âgé de cinquante ans : on y répondit par une autre proclamation, de la rédaction de M. Guizot. Les députés retournèrent au Palais-Royal ; le prince s’attendrit, accepta de nouveau, et ne put s’empêcher de gémir sur les déplorables circonstances qui le forçaient d’être lieutenant général du royaume.

La République, étourdie des coups qui lui étaient portés, cherchait à se défendre ; mais son véritable chef, le général La Fayette, l’avait presque abandonnée. Il se plaisait dans ce concert d’adorations qui lui arrivaient de tous côtés ; il humait le parfum des révolutions ; il s’enchantait de l’idée qu’il était l’arbitre de la France, qu’il pouvait à son gré, en frappant du pied, faire sortir de terre une république ou une monarchie ; il aimait à se bercer dans cette incertitude où se plaisent les esprits qui craignent les conclusions, parce qu’un instinct les avertit qu’ils ne sont plus rien quand les faits sont accomplis.

Les autres chefs républicains s’étaient perdus d’avance par divers ouvrages : l’éloge de la terreur, en rappelant aux Français 1793, les avait fait reculer. Le rétablissement de la garde nationale tuait en même temps, dans les combattants de juillet, le principe ou la puissance de l’insurrection. M. de La Fayette ne s’aperçut pas qu’en rêvassant la République, il avait armé contre elle trois millions de gendarmes.

Quoi qu’il en soit, honteux d’être sitôt pris pour dupes, les jeunes gens essayèrent quelque résistance. Ils répliquèrent par des proclamations et des affiches aux proclamations et aux affiches du duc d’Orléans. On lui disait que si les députés s’étaient abaissés à le supplier d’accepter la lieutenance générale du royaume, la Chambre des députés, nommée sous une loi aristocratique, n’avait pas le droit de manifester la volonté populaire. On prouvait à Louis-Philippe qu’il était fils de Louis-Philippe-Joseph ; que Louis-Philippe-Joseph était fils de Louis-Philippe ; que Louis-Philippe était fils de Louis, lequel était fils de Philippe II, régent ; que Philippe II était fils de Philippe Ier, lequel était frère de Louis XIV : donc Louis-Philippe d’Orléans était Bourbon et Capet, non Valois. M. Laffitte n’en continuait pas moins à le regarder comme étant de la race de Charles IX et de Henri III, et disait : « Thiers sait cela. »

Plus tard, la réunion Lointier[9] s’écria que la nation était en armes pour soutenir ses droits par la force. Le comité central du douzième arrondissement déclara que le peuple n’avait point été consulté sur le mode de sa Constitution ; que la Chambre des députés et la Chambre des pairs, tenant leurs pouvoirs de Charles X, étaient tombées avec lui, qu’elles ne pouvaient, en conséquence, représenter la nation ; que le douzième arrondissement ne reconnaissait point la lieutenance générale ; que le gouvernement provisoire devait rester en permanence, sous la présidence de La Fayette, jusqu’à ce qu’une Constitution eût été délibérée et arrêtée comme base fondamentale du gouvernement.

Le 30 au matin, il était question de proclamer la République. Quelques hommes déterminés menaçaient de poignarder la commission municipale, si elle ne conservait pas le pouvoir. Ne s’en prenait-on pas aussi à la Chambre des pairs ? On était furieux de son audace. L’audace de la Chambre des pairs ! Certes, c’était là, le dernier outrage et la dernière injustice qu’elle eût dû s’attendre à éprouver de l’opinion.

Il y eut un projet : vingt jeunes gens des plus ardents devaient s’embusquer dans une petite rue donnant sur le quai de la Ferraille, et faire feu sur Louis-Philippe, lorsqu’il se rendrait du Palais-Royal à la maison de ville. On les arrêta en leur disant : « Vous tuerez en même temps Laffitte, Pajol et Benjamin Constant. » Enfin on voulait enlever le duc d’Orléans et l’embarquer à Cherbourg : étrange rencontre, si Charles X et Philippe se fussent retrouvés dans le même port, sur le même vaisseau, l’un expédié à la rive étrangère par les bourgeois, l’autre par les républicains !

Le duc d’Orléans, ayant pris le parti d’aller faire confirmer son titre par les tribuns de l’Hôtel de Ville, descendit dans la cour du Palais-Royal, entouré de quatre-vingt-neuf députés en casquettes, en chapeaux ronds, en habits, en redingotes. Le candidat royal est monté sur un cheval blanc ; il est suivi de Benjamin Constant dans une chaise à porteur ballottée par deux Savoyards. MM. Méchin[10] et Viennet[11], couverts de sueur et de poussière, marchent entre le cheval blanc du monarque futur et la brouette du député goutteux, se querellant avec les deux crocheteurs pour garder les distances voulues. Un tambour à moitié ivre battait la caisse à la tête du cortège. Quatre huissiers servaient de licteurs. Les députés les plus zélés meuglaient : Vive le duc d’Orléans ! Autour du Palais-Royal, ces cris eurent quelques succès ; mais, à mesure qu’on avançait vers l’Hôtel de Ville, les spectateurs devenaient moqueurs ou silencieux. Philippe se démenait sur son cheval de triomphe, et ne cessait de se mettre sous le bouclier de M. Laffitte, en recevant de lui, chemin faisant, quelques paroles protectrices. Il souriait au général Gérard, faisait des signes d’intelligence à M. Viennet et à M. Méchin, mendiait la couronne en quêtant le peuple avec son chapeau orné d’une aune de ruban tricolore, tendant la main à quiconque voulait en passant aumôner cette main. La monarchie ambulante arrive sur la place de Grève, où elle est saluée des cris : Vive la République !

Quand la matière électorale royale pénétra dans l’intérieur de l’Hôtel de Ville, des murmures plus menaçants accueillirent le postulant : quelques serviteurs zélés qui criaient son nom reçurent des gourmades. Il entre dans la salle du Trône ; là se pressaient les blessés et les combattants des trois journées : une exclamation générale : Plus de Bourbons ! Vive La Fayette ! ébranla les voûtes de la salle. Le prince en parut troublé. M. Viennet lut à haute voix pour M. Laffitte la déclaration des députés ; elle fut écoutée dans un profond silence. Le duc d’Orléans prononça quelques mots d’adhésion. Alors M. Dubourg dit rudement à Philippe : « Vous venez de prendre de grands engagements. S’il vous arrivait jamais d’y manquer, nous sommes gens à vous les rappeler. » Et le roi futur de répondre tout ému : « Monsieur, je suis honnête homme. » M. de la Fayette, voyant l’incertitude croissante de l’assemblée, se mit tout à coup en tête d’abdiquer la présidence : il donne au duc d’Orléans un drapeau tricolore, s’avance sur le balcon de l’Hôtel de Ville, et embrasse le prince aux yeux de la foule ébahie, tandis que celui-ci agitait le drapeau national. Le baiser républicain de La Fayette fit un roi. Singulier résultat de toute la vie du héros des Deux Mondes !

Et puis, plan ! plan ! la litière de Benjamin Constant et le cheval blanc de Louis-Philippe rentrèrent moitié hués, moitié bénis, de la fabrique politique de la Grève au Palais-Marchand. « Ce jour-là même, dit encore M. Louis Blanc (31 juillet), et non loin de l’Hôtel de Ville, un bateau placé au bas de la Morgue, et surmonté d’un pavillon noir, recevait des cadavres qu’on descendait sur des civières. On rangeait ces cadavres par piles en les couvrant de paille ; et, rassemblée le long des parapets de la Seine, la foule regardait en silence[12]. »

À propos des États de la Ligue et de la confection d’un roi, Palma-Cayet s’écrie : « Je vous prie de vous représenter quelle réponse eût pu faire ce petit bonhomme maître Matthieu Delaunay et M. Boucher, curé de Saint-Benoît, et quelque autre de cette étoffe, à qui leur eût dit qu’ils dussent être employés pour installer un roi en France à leur fantaisie ?… Les vrais Français ont toujours eu en mépris cette forme d’élire les rois qui les rend maîtres et valets tout ensemble. »

Philippe n’était pas au bout de ses épreuves ; il avait encore bien des mains à serrer, bien des accolades à recevoir ; il lui fallait encore envoyer bien des baisers, saluer bien bas les passants, venir bien des fois, au caprice de la foule, chanter la Marseillaise sur le balcon des Tuileries.

Un certain nombre de républicains s’étaient réunis le matin du 31 au bureau du National : lorsqu’ils surent qu’on avait nommé le duc d’Orléans lieutenant général du royaume, ils voulurent connaître les opinions de l’homme destiné à devenir leur roi malgré eux. Ils furent conduits au Palais-Royal par M. Thiers : c’étaient MM. Bastide[13], Thomas[14], Joubert[15], Cavaignac[16], Marchais[17], Degousée[18], Guinard[19]. Le prince dit d’abord de fort belles choses sur la liberté : « Vous n’êtes pas encore roi, répliqua Bastide, écoutez la vérité ; bientôt vous ne manquerez pas de flatteurs. » « Votre père, ajouta Cavaignac, est régicide comme le mien ; cela vous sépare un peu des autres. » Congratulations mutuelles sur le régicide, néanmoins avec cette remarque judicieuse de Philippe, qu’il y a des choses dont il faut garder le souvenir pour ne pas les imiter.

Des républicains qui n’étaient pas de la réunion du National entrèrent. M. Trélat dit à Philippe : « Le peuple est le maître ; vos fonctions sont provisoires ; il faut que le peuple exprime sa volonté : le consultez-vous, oui ou non ? »

M. Thiers, frappant sur l’épaule de M. Thomas et interrompant ces discours dangereux : « Monseigneur, n’est-ce pas que voilà un beau colonel ? — C’est vrai, répond Louis-Philippe. — Qu’est-ce qu’il dit donc ? s’écrie-t-on. Nous prend-il pour un troupeau qui vient se vendre ? » Et l’on entend de toutes parts ces mots contradictoires : « C’est la tour de Babel ! Et l’on appelle cela un roi citoyen ! la République ? Gouvernez donc avec des républicains ! » Et M. Thiers de s’écrier : « J’ai fait là une belle ambassade ! »

Puis M. de La Fayette descendit au Palais-Royal : le citoyen faillit être étouffé sous les embrassements de son roi. Toute la maison était pâmée.

Les vestes étaient aux postes d’honneur, les casquettes dans les salons, les blouses à table avec les princes et les princesses ; dans le conseil, des chaises, point de fauteuils ; la parole à qui la voulait ; Louis-Philippe, assis entre M. de La Fayette et M. Laffitte, les bras passés sur l’épaule de l’un et de l’autre, s’épanouissait d’égalité et de bonheur.

J’aurais voulu mettre plus de gravité dans la description de ces scènes qui ont produit une grande révolution, ou, pour parler plus correctement, de ces scènes par lesquelles sera hâtée la transformation du monde ; mais je les ai vues ; des députés qui en étaient les acteurs ne pouvaient s’empêcher d’une certaine confusion, en me racontant de quelle manière, le 31 juillet, ils étaient allés forger — un roi.

On faisait à Henri IV, non catholique, des objections qui ne le ravalaient pas et qui se mesuraient à la hauteur même du trône : on lui remontrait « que saint Louis n’avoit pas été canonisé à Genève, mais à Rome : que si le roi n’étoit catholique, il ne tiendroit pas le premier rang des rois en la chrétienté ; qu’il n’étoit pas beau que le roi priât d’une sorte et son peuple d’une autre ; que le roi ne pourroit être sacré à Reims et qu’il ne pourroit être enterré à Saint-Denis s’il n’étoit catholique. »

Qu’objectait-on à Philippe avant de le faire passer au dernier tour de scrutin ? On lui objectait qu’il n’était pas assez patriote.

Aujourd’hui que la révolution est consommée, on se regarde comme offensé lorsqu’on ose rappeler ce qui se passa au point de départ ; on craint de diminuer la solidité de la position qu’on a prise, et quiconque ne trouve pas dans l’origine du fait commençant la gravité du fait accompli, est un détracteur.

Lorsqu’une colombe descendait pour apporter à Clovis l’huile sainte, lorsque les rois chevelus étaient élevés sur un bouclier, lorsque saint Louis tremblait, par sa vertu prématurée, en prononçant à son sacre le serment de n’employer son autorité que pour la gloire de Dieu et le bien de son peuple, lorsque Henri IV, après son entrée à Paris, alla se prosterner à Notre-Dame, que l’on vit ou que l’on crut voir, à sa droite, un bel enfant qui le défendait et que l’on prit pour son ange gardien, je conçois que le diadème était sacré ; l’oriflamme reposait dans les tabernacles du ciel. Mais depuis que, sur une place publique, un souverain, les cheveux coupés, les mains liées derrière le dos, a abaissé sa tête sous le glaive au son du tambour ; depuis qu’un autre souverain, environné de la plèbe, est allé mendier des votes pour son élection, au bruit du même tambour, sur une autre place publique, qui conserve la moindre illusion sur la couronne ? Qui croit que cette royauté meurtrie et souillée puisse encore imposer au monde ? Quel homme, sentant un peu son cœur battre, voudrait avaler le pouvoir dans ce calice de honte et de dégoût que Philippe a vidé d’un seul trait sans vomir ? La monarchie européenne aurait pu continuer sa vie, si l’on eût conservé en France la monarchie mère, fille d’un saint et d’un grand homme ; mais on en a dispersé les semences : rien n’en renaîtra.

Vous venez de voir la royauté de la Grève s’avancer poudreuse et haletante sous le drapeau tricolore, au milieu de ses insolents amis ; voyez maintenant la royauté de Reims se retirer, à pas mesurés, au milieu de ses aumôniers et de ses gardes, marchant dans toute l’exactitude de l’étiquette, n’entendant pas un mot qui ne fût un mot de respect, et révérée même de ceux qui la détestaient. Le soldat, qui l’estimait peu, se faisait tuer pour elle ; le drapeau blanc, placé sur son cercueil avant d’être reployé pour jamais, disait au vent : Saluez-moi : j’étais à Ivry ; j’ai vu mourir Turenne ; les Anglais me connurent à Fontenoy ; j’ai fait triompher la liberté sous Washington ; j’ai délivré la Grèce et je flotte encore sur les murailles d’Alger !

Le 31, à l’aube du jour, à l’heure même où le duc d’Orléans, arrivé à Paris, se préparait à l’acceptation de la lieutenance générale, les gens du service de Saint-Cloud se présentèrent au bivouac du pont de Sèvres, annonçant qu’ils étaient congédiés, et que le roi était parti à trois heures et demie du matin. Les soldats s’émurent, puis ils se calmèrent à l’apparition du Dauphin : il s’avançait à cheval, comme pour les enlever par un de ces mots qui mènent les Français à la mort ou à la victoire ; il s’arrête au front de la ligne, balbutie quelques phrases, tourne court et rentre au château. Le courage ne lui faillit pas, mais la parole. La misérable éducation de nos princes de la branche aînée, depuis Louis XIV, les rendait incapables de supporter une contradiction, de s’exprimer comme tout le monde, et de se mêler au reste des hommes.

Cependant, les hauteurs de Sèvres et les terrasses de Bellevue se couronnaient d’hommes du peuple : on échangea quelques coups de fusil. Le capitaine qui commandait à l’avant-garde du pont de Sèvres passa à l’ennemi ; il mena une pièce de canon et une partie de ses soldats aux bandes réunies sur la route du Point du Jour. Alors les Parisiens et la garde convinrent qu’aucune hostilité n’aurait lieu jusqu’à ce que l’évacuation de Saint-Cloud et de Sèvres fût effectuée. Le mouvement rétrograde commença ; les Suisses furent enveloppés par les habitants de Sèvres, jetèrent bas leurs armes, bien que dégagés presque aussitôt par les lanciers, dont le lieutenant-colonel fut blessé. Les troupes traversèrent Versailles, où la garde nationale faisait le service depuis la veille avec les grenadiers de La Rochejaquelein, l’une sous la cocarde tricolore, les autres avec la cocarde blanche. Madame la Dauphine arriva de Vichy et rejoignit la famille royale à Trianon, jadis séjour préféré de Marie-Antoinette. À Trianon, M. de Polignac se sépara de son maître.

On a dit que madame la Dauphine était opposée aux ordonnances : le seul moyen de bien juger les choses, c’est de les considérer dans leur essence ; le plébéien sera toujours d’avis de la liberté, le prince inclinera toujours au pouvoir. Il ne leur en faut faire ni un crime ni un mérite ; c’est leur nature. Madame la Dauphine aurait peut-être désiré que les ordonnances eussent paru dans un moment plus opportun, alors que de meilleures précautions eussent été prises pour en garantir le succès ; mais au fond elles lui plaisaient et lui devaient plaire. Madame la duchesse de Berry en était ravie. Ces deux princesses crurent que la royauté, hors de page, était enfin affranchie des entraves que le gouvernement représentatif attache au pied du souverain.

On est étonné, dans ces événements de juillet, de ne pas rencontrer le corps diplomatique, lui qui n’était que trop consulté de la cour et qui se mêlait trop de nos affaires.

Il est question deux fois des ambassadeurs étrangers dans nos derniers troubles. Un homme fut arrêté aux barrières, et le paquet dont il était porteur envoyé à l’Hôtel de Ville : c’était une dépêche de M. de Lœvenhielm[20] au roi de Suède. M. Baude fit remettre cette dépêche à la légation suédoise sans l’ouvrir. La correspondance de lord Stuart étant tombée entre les mains des meneurs populaires, elle lui fut pareillement renvoyée sans avoir été ouverte, ce qui fit merveille à Londres. Lord Stuart, comme ses compatriotes, adorait le désordre chez l’étranger : sa diplomatie était de la police, ses dépêches, des rapports. Il m’aimait assez lorsque j’étais ministre, parce que je le traitais sans façon et que ma porte lui était toujours ouverte ; il entrait chez moi en bottes à toute heure, crotté et vêtu comme un voleur, après avoir couru sur les boulevards et chez les dames, qu’il payait mal et qui l’appelaient Stuart[21].

J’avais conçu la diplomatie sur un nouveau plan : n’ayant rien à cacher, je parlais tout haut ; j’aurais montré mes dépêches au premier venu, parce que je n’avais aucun projet pour la gloire de la France que je ne fusse déterminé à accomplir en dépit de tout opposant.

J’ai dit cent fois à sir Charles Stuart en riant, et j’étais sérieux : « Ne me cherchez pas querelle : si vous me jetez le gant, je le relève. La France ne vous a jamais fait la guerre avec l’intelligence de votre position ; c’est pourquoi vous nous avez battus ; mais ne vous y fiez pas[22] »

Lord Stuart vit donc nos troubles de juillet dans toute cette bonne nature qui jubile de nos misères ; mais les membres du corps diplomatique, ennemis de la cause populaire, avaient plus ou moins poussé Charles X aux ordonnances, et cependant, quand elles parurent, ils ne firent rien pour sauver le monarque ; que si M. Pozzo di Borgo[23] se montra inquiet d’un coup d’État, ce ne fut ni pour le roi ni pour le peuple.

Deux choses sont certaines :

Premièrement, la révolution de juillet attaquait les traités de la quadruple alliance : la France des Bourbons faisait partie de cette alliance ; les Bourbons ne pouvaient donc être dépossédés violemment sans mettre en péril le nouveau droit politique de l’Europe.

Secondement, dans une monarchie, les légations étrangères ne sont point accréditées auprès du gouvernement ; elles le sont auprès du monarque. Le strict devoir de ces légations était donc de se réunir à Charles X et de le suivre tant qu’il serait sur le sol français.

N’est-il pas singulier que le seul ambassadeur à qui cette idée soit venue ait été le représentant de Bernadotte, d’un roi qui n’appartenait pas aux vieilles familles de souverains ? M. de Lœvenhielm allait entraîner le baron de Werther[24] dans son opinion, quand M. Pozzo di Borgo s’opposa à une démarche qu’imposaient les lettres de créance et que commandait l’honneur.

Si le corps diplomatique se fût rendu à Saint-Cloud, la position de Charles X changeait : les partisans de la légitimité eussent acquis dans la Chambre élective une force qui leur manqua tout d’abord ; la crainte d’une guerre possible eût alarmé la classe industrielle ; l’idée de conserver la paix en gardant Henri V eût entraîné dans le parti de l’enfant royal une masse considérable de populations.

M. Pozzo di Borgo s’abstint pour ne pas compromettre ses fonds à la Bourse ou chez des banquiers, et surtout pour ne pas exposer sa place. Il a joué au cinq pour cent sur le cadavre de la légitimité capétienne, cadavre qui communiquera la mort aux autres rois vivants. Il ne manquera plus, dans quelque temps d’ici, que d’essayer, selon l’usage, de faire passer cette faute irréparable d’un intérêt personnel pour une combinaison profonde.

Les ambassadeurs qu’on laisse trop longtemps à la même cour prennent les mœurs du pays où ils résident : charmés de vivre au milieu des honneurs, ne voyant plus les choses comme elles sont, ils craignent de laisser passer dans leurs dépêches une vérité qui pourrait amener un changement dans leur position. Autre chose est, en effet, d’être Esterhazy, Werther, Pozzo à Vienne, à Berlin, à Pétersbourg, ou bien LL. EE. les ambassadeurs à la cour de France[25]. On a dit que M. Pozzo avait des rancunes contre Louis XVIII et Charles X, à propos du cordon bleu et de la pairie. On eut tort de ne pas le satisfaire ; il avait rendu aux Bourbons des services, en haine de son compatriote Bonaparte. Mais si à Gand il décida la question du trône en provoquant le départ subit de Louis XVIII pour Paris, il se peut vanter qu’en empêchant le corps diplomatique de faire son devoir dans les journées de juillet, il a contribué à faire tomber de la tête de Charles X la couronne qu’il avait aidé à replacer sur le front de son frère.

Je le pense depuis longtemps, les corps diplomatiques, nés dans des siècles soumis à un autre droit des gens, ne sont plus en rapport avec la société nouvelle : des gouvernements publics, des communications faciles font qu’aujourd’hui les cabinets sont à même de traiter directement ou sans autre intermédiaires que des agents consulaires, dont il faudrait accroître le nombre et améliorer le sort : car, à cette heure, l’Europe est industrielle. Les espions titrés, à prétentions exorbitantes, qui se mêlent de tout pour se donner une importance qui leur échappe, ne servent qu’à troubler les cabinets près desquels ils sont accrédités, et à nourrir leurs maîtres d’illusions. Charles X eut tort, de son côté, en n’invitant pas le corps diplomatique à se rendre à sa cour ; mais ce qu’il voyait lui semblait un rêve ; il marchait de surprise en surprise. C’est ainsi qu’il ne manda pas auprès de lui M. le duc d’Orléans ; car, ne se croyant en danger que du côté de la république, le péril d’une usurpation ne lui vint jamais en pensée.

Charles X partit dans la soirée pour Rambouillet avec les princesses et M. le duc de Bordeaux. Le nouveau rôle de M. le duc d’Orléans fît naître dans la tête du roi les premières idées d’abdication. Monsieur le dauphin, toujours à l’arrière-garde, mais ne se mêlant point aux soldats, leur fit distribuer à Trianon ce qui restait de vins et de comestibles.

À huit heures et un quart du soir, les divers corps se mirent en marche. Là expira la fidélité du 5e léger. Au lieu de suivre le mouvement, il revint à Paris : on rapporta son drapeau à Charles X, qui refusa de le recevoir, comme il avait refusé de recevoir celui du 50e.

Les brigades étaient dans la confusion, les armes mêlées ; la cavalerie dépassait l’infanterie et faisait ses haltes à part. À minuit, le 31 juillet expirant, on s’arrêta à Trappes. Le Dauphin coucha dans une maison en arrière de ce village.

Le lendemain, 1er août, il partit pour Rambouillet, laissant les troupes bivouaquées à Trappes. Celles-ci levèrent leur camp à onze heures. Quelques soldats, étant allés acheter du pain dans les hameaux, furent massacrés.

Arrivée à Rambouillet, l’armée fut cantonnée autour du château.

Dans la nuit du 1er au 2 août, trois régiments de la grosse cavalerie reprirent le chemin de leurs anciennes garnisons. On croit que le général Bordesoulle[26], commandant la grosse cavalerie de la garde, avait fait sa capitulation à Versailles. Le 2e de grenadiers partit aussi le 2 au matin, après avoir renvoyé ses guidons chez le roi. Le Dauphin rencontra ces grenadiers déserteurs ; ils se formèrent en bataille pour rendre les honneurs au prince, et continuèrent leur chemin. Singulier mélange d’infidélité et de bienséance ! Dans cette révolution des trois journées, personne n’avait de passion ; chacun agissait selon l’idée qu’il s’était faite de son droit ou de son devoir : le droit conquis, le devoir rempli, nulle inimitié comme nulle affection ne restait ; l’un craignait que le droit ne l’entraînât trop loin, l’autre que le devoir ne dépassât les bornes. Peut-être n’est-il arrivé qu’une fois, et peut-être n’arrivera-t-il plus, qu’un peuple se soit arrêté devant sa victoire, et que des soldats qui avaient défendu un roi, tant qu’il avait paru vouloir se battre, lui aient remis leurs étendards avant de l’abandonner. Les ordonnances avaient affranchi le peuple de son serment ; la retraite, sur le champ de bataille, affranchit le grenadier de son drapeau.

Charles X se retirant, les républicains reculant, rien n’empêchait la monarchie élue d’avancer. Les provinces, toujours moutonnières et esclaves de Paris, à chaque mouvement du télégraphe ou à chaque drapeau tricolore perché sur le haut d’une diligence, criaient : Vive Philippe ! ou : Vive la Révolution !

L’ouverture de la session fixée au 3 août, les pairs se transportèrent à la Chambre des députés : je m’y rendis, car tout était encore provisoire. Là fut représenté un autre acte de mélodrame : le trône resta vide et l’anti-roi s’assit à côté. On eût dit du chancelier ouvrant par procuration une session du parlement anglais, en l’absence du souverain.

Philippe parla de la funeste nécessité où il s’était trouvé d’accepter la lieutenance générale pour nous sauver tous, de la révision de l’article 14 de la Charte, de la liberté que lui, Philippe, portait dans son cœur et qu’il allait faire déborder sur nous, comme la paix sur l’Europe. Jongleries de discours et de constitution répétées à chaque phase de notre histoire, depuis un demi-siècle. Mais l’attention devint très vive quand le prince fit cette déclaration :

Messieurs les pairs et messieurs les députés,

« Aussitôt que les deux Chambres seront constituées, je ferai porter à votre connaissance l’acte d’abdication de S. M. le roi Charles X. Par ce même acte, Louis-Antoine de France, dauphin, renonce également à ses droits. Cet acte a été remis entre mes mains hier, 2 août, à onze heures du soir. J’en ordonne ce matin le dépôt dans les archives de la Chambre des pairs, et je le fais insérer dans la partie officielle du Moniteur. »

Par une misérable ruse et une lâche réticence, le duc d’Orléans supprime ici le nom de Henri V, en faveur duquel les deux rois avaient abdiqué. Si, à cette époque, chaque Français eût pu être consulté individuellement, il est probable que la majorité se fût prononcée en faveur de Henri V ; une partie des républicains même l’aurait accepté, en lui donnant La Fayette pour mentor. Le germe de la légitimité resté en France, les deux vieux rois allant finir leurs jours à Rome, aucune des difficultés qui entourent une usurpation et qui la rendent suspecte aux divers partis n’aurait existé[27]. L’adoption des cadets de Bourbon était non seulement un péril, c’était un contre-sens politique : la France nouvelle est républicaine ; elle ne veut point de roi, du moins elle ne veut point un roi de la vieille race. Encore quelques années, nous verrons ce que deviendront nos libertés et ce que sera cette paix dont le monde se doit réjouir. Si l’on peut juger de la conduite du nouveau personnage élu, par ce que l’on connaît de son caractère, il est présumable que ce prince ne croira pouvoir conserver sa monarchie qu’en opprimant au dedans et en rampant au dehors.

Le tort réel de Louis-Philippe n’est pas d’avoir accepté la couronne (acte d’ambition dont il y a des milliers d’exemples et qui n’attaque qu’une institution politique) ; son véritable délit est d’avoir été tuteur infidèle, d’avoir dépouillé l’enfant et l’orphelin, délit contre lequel l’Écriture n’a pas assez de malédictions : or, jamais la justice morale (qu’on la nomme fatalité ou Providence, je l’appelle, moi, conséquence inévitable du mal) n’a manqué de punir les infractions à la loi morale.

Philippe, son gouvernement, tout cet ordre de choses impossibles et contradictoires, périra, dans un temps plus ou moins retardé par des cas fortuits, par des complications d’intérêts intérieurs et extérieurs, par l’apathie et la corruption des individus, par la légèreté des esprits, l’indifférence et l’effacement des caractères ; mais, quelle que soit la durée du régime actuel, elle ne sera jamais assez longue pour que la branche d’Orléans puisse pousser de profondes racines.

Charles X, apprenant les progrès de la révolution, n’ayant rien dans son âge et dans son caractère de propre à arrêter ces progrès, crut parer le coup porté à sa race en abdiquant avec son fils, comme Philippe l’annonça aux députés. Dès le premier août il avait écrit un mot approuvant l’ouverture de la session, et, comptant sur le sincère attachement de son cousin le duc d’Orléans, il le nommait, de son côté, lieutenant général du royaume. Il alla plus loin le 2, car il ne voulait plus que s’embarquer et demandait des commissaires pour le protéger jusqu’à Cherbourg. Ces appariteurs ne furent point reçus d’abord par la maison militaire. Bonaparte eut aussi pour gardes des commissaires, la première fois russes, la seconde fois français ; mais il ne les avait pas demandés.

Voici la lettre de Charles X :

« Rambouillet, ce 2 août 1830.

« Mon cousin, je suis trop profondément peiné des maux qui affligent ou qui pourraient menacer mes peuples pour n’avoir pas cherché un moyen de les prévenir. J’ai donc pris la résolution d’abdiquer la couronne en faveur de mon petit-fils le duc de Bordeaux.

« Le dauphin, qui partage mes sentiments, renonce aussi à ses droits en faveur de son neveu.

« Vous aurez donc, par votre qualité de lieutenant général du royaume, à faire proclamer l’avènement de Henri V à la couronne. Vous prendrez d’ailleurs toutes les mesures qui vous concernent pour régler les formes du gouvernement pendant la minorité du nouveau roi. Ici je me borne à faire connaître ces dispositions ; c’est un moyen d’éviter encore bien des maux.

« Vous communiquerez mes intentions au corps diplomatique, et vous me ferez connaître le plus tôt possible la proclamation par laquelle mon petit-fils sera reconnu roi sous le nom de Henri V…

« Je vous renouvelle, mon cousin, l’assurance des sentiments avec lesquels je suis votre affectionné cousin.

« Charles. »

Si M. le duc d’Orléans eût été capable d’émotion ou de remords, cette signature : Votre affectionné cousin, n’aurait-elle pas dû le frapper au cœur ? On doutait si peu à Rambouillet de l’efficacité des abdications, que l’on préparait le jeune prince à son voyage : la cocarde tricolore, son égide, était déjà façonnée par les mains des plus grands zélateurs des ordonnances. Supposez que madame la duchesse de Berry, partie subitement avec son fils, se fût présentée à la Chambre des députés au moment où M. le duc d’Orléans y prononçait le discours d’ouverture, il restait deux chances ; chances périlleuses ! mais du moins, une catastrophe arrivant, l’enfant enlevé au ciel n’aurait pas traîné de misérables jours en terre étrangère.

Mes conseils, mes vœux, mes cris, furent impuissants ; je demandais en vain Marie-Caroline : la mère de Bayard, prêt à quitter le château paternel, « ploroit, » dit le loyal serviteur. « La bonne gentil femme sortit par le derrière de la tour, et fit venir son fils auquel elle dit ces paroles : « Pierre, mon ami, soyez doux et courtois en ostant de vous tout orgueil ; soyez humble et serviable à toutes gens ; soyez loyal en faicts et dits ; soyez secourable aux pauvres veufves et orphelins, et Dieu le vous guerdonnera… » Alors la bonne dame tira hors de sa manche une petite boursette en laquelle avoit seulement six écus en or et un en monnoie qu’elle donna à son fils. »

Le chevalier sans peur et sans reproche partit avec six écus d’or dans une petite boursette pour devenir le plus brave et le plus renommé des capitaines. Henri, qui n’a peut-être pas six écus d’or, aura bien d’autres combats à rendre ; il faudra qu’il lutte contre le malheur, champion difficile à terrasser. Glorifions les mères qui donnent de si tendres et de si bonnes leçons à leur fils ! Bénie donc soyez-vous, ma mère, de qui je tiens ce qui peut avoir honoré et discipliné ma vie !

Pardon de tous ces souvenirs ; mais peut-être la tyrannie de ma mémoire, en faisant entrer le passé dans le présent, ôte à celui-ci une partie de ce qu’il a de misérable.

Les trois commissaires députés vers Charles X étaient MM. de Schonen, Odilon Barrot et le maréchal Maison. Renvoyés par les postes militaires, ils reprirent la route de Paris. Un flot populaire les reporta vers Rambouillet.

Le bruit se répandit, le 2 au soir, à Paris que Charles X refusait de quitter Rambouillet jusqu’à ce que son petit-fils eût été reconnu. Une multitude s’assembla le 3 au matin aux Champs-Élysées, criant : « À Rambouillet ! à Rambouillet ! Il ne faut pas qu’un seul Bourbon en réchappe. » Des hommes riches se trouvaient mêlés à ces groupes, mais, le moment arrivé, ils laissèrent partir la canaille, à la tête de laquelle se plaça le général Pajol, qui prit le colonel Jacqueminot[28] pour son chef d’état-major. Les commissaires qui revenaient, ayant rencontré les éclaireurs de cette colonne, retournèrent sur leurs pas et furent introduits alors à Rambouillet. Le roi les questionna sur la force des insurgés, puis, s’étant retiré, il fit appeler Maison, qui lui devait sa fortune et le bâton de maréchal[29] : « Maison, je vous demande sur l’honneur de me dire, foi de soldat, si ce que les commissaires ont raconté est vrai ? » Le maréchal répondit : « Ils ne vous ont dit que la moitié de la vérité. »

Il restait encore, le 3 août, à Rambouillet, trois mille cinq cents hommes de l’infanterie de la garde, quatre régiments de cavalerie légère, formant vingt escadrons, et présentant deux mille hommes. La maison militaire, gardes du corps, etc., cavalerie et infanterie, se montait à treize cents hommes ; en tout huit mille huit cents hommes, sept batteries attelées et composées de quarante-deux pièces de canon. À dix heures du soir on fait sonner le boute-selle ; tout le camp se met en route pour Maintenon, Charles X et sa famille marchant au milieu de la colonne funèbre qu’éclairait à peine la lune voilée.

Et devant qui se retirait-on ? Devant une troupe presque sans armes, arrivant en omnibus, en fiacres, en petites voitures de Versailles et de Saint-Cloud. Le général Pajol se croyait bien perdu lorsqu’il fut forcé de se mettre à la tête de cette multitude[30], laquelle, après tout, ne s’élevait pas au delà de quinze mille individus, avec l’adjonction des Rouennais arrivés. La moitié de cette troupe restait sur les chemins. Quelques jeunes gens exaltés, vaillants et généreux, mêlés à ce ramas, se seraient sacrifiés ; le reste se fût probablement dispersé. Dans les champs de Rambouillet, en rase campagne, il eût fallu aborder le feu de la ligne et de l’artillerie ; une victoire, selon toutes les apparences, eût été remportée. Entre la victoire du peuple à Paris et la victoire du roi à Rambouillet, des négociations se seraient établies.

Quoi ! parmi tant d’officiers, il ne s’en est pas trouvé un assez résolu pour se saisir du commandement au nom de Henri V ? Car, après tout, Charles X et le Dauphin n’étaient plus rois !

Ne voulait-on pas combattre : que ne se retirait-on à Chartres ? Là, on eût été hors de l’atteinte de la populace de Paris ; encore mieux à Tours, en s’appuyant sur des provinces légitimistes. Charles X demeuré en France, la majeure partie de l’armée serait demeurée fidèle. Les camps de Boulogne et de Lunéville étaient levés et marchaient à son secours. Mon neveu, le comte Louis, amenait son régiment, le 4e chasseurs, qui ne se débanda qu’en apprenant la retraite de Rambouillet. M. de Chateaubriand fut réduit à escorter sur un pony le monarque jusqu’au lieu de son embarcation. Si, rendu dans une ville, à l’abri d’un premier coup de main, Charles X eût convoqué les deux Chambres, plus de la moitié de ces Chambres aurait obéi. Casimir-Périer, le général Sébastiani et cent autres avaient attendu, s’étaient débattus contre la cocarde tricolore ; ils redoutaient les périls d’une révolution populaire : que dis-je ? le lieutenant général du royaume, mandé par le roi et ne voyant pas la bataille gagnée, se serait dérobé à ses partisans et conformé à l’injonction royale. Le corps diplomatique, qui ne fit pas son devoir, l’eût fait alors en se rangeant autour du monarque. La République, installée à Paris au milieu de tous les désordres, n’aurait pas duré un mois en face d’un gouvernement régulier constitutionnel, établi ailleurs. Jamais on ne perdit la partie à si beau jeu, et quand on l’a perdue de la sorte, il n’y a plus de revanche : allez donc parler de liberté aux citoyens et d’honneur aux soldats après les ordonnances de juillet et la retraite de Saint-Cloud !

Viendra peut-être le temps, quand une société nouvelle aura pris la place de l’ordre social actuel, que la guerre paraîtra une monstrueuse absurdité, que le principe même n’en sera plus compris ; mais nous n’en sommes pas là. Dans les querelles armées, il y a des philanthropes qui distinguent les espèces et sont prêts à se trouver mal au seul nom de guerre civile : « Des compatriotes qui se tuent ! des frères, des pères, des fils en face les uns des autres ! » Tout cela est fort triste, sans doute ; cependant un peuple s’est souvent retrempé et régénéré dans les discordes intestines. Il n’a jamais péri par une guerre civile, et il a souvent disparu dans des guerres étrangères. Voyez ce qu’était l’Italie au temps de ses divisions, et voyez ce qu’elle est aujourd’hui. Il est déplorable d’être obligé de ravager la propriété de son voisin, de voir ses foyers ensanglantés par ce voisin ; mais, franchement, est-il beaucoup plus humain de massacrer une famille de paysans allemands que vous ne connaissez pas, qui n’a eu avec vous de discussion d’aucune nature, que vous volez, que vous tuez sans remords, dont vous déshonorez en sûreté de conscience les femmes et les filles, parce que c’est la guerre ? Quoi qu’on en dise, les guerres civiles sont moins injustes, moins révoltantes et plus naturelles que les guerres étrangères, quand celles-ci ne sont pas entreprises pour sauver l’indépendance nationale. Les guerres civiles sont fondées au moins sur des outrages individuels, sur des aversions avouées et reconnues ; ce sont des duels avec des seconds, où les adversaires savent pourquoi ils ont l’épée à la main. Si les passions ne justifient pas le mal, elles l’excusent, elles l’expliquent, elles font concevoir pourquoi il existe. La guerre étrangère, comment est-elle justifiée ? Des nations s’égorgent ordinairement parce qu’un roi s’ennuie, qu’un ambitieux se veut élever, qu’un ministre cherche à supplanter un rival. Il est temps de faire justice de ces vieux lieux communs de sensiblerie, plus convenables aux poètes qu’aux historiens : Thucydide, César, Tite-Live se contentent d’un mot de douleur et passent.

La guerre civile, malgré ses calamités, n’a qu’un danger réel : si les factions ont recours à l’étranger ou si l’étranger, profitant des divisions d’un peuple, attaque ce peuple ; la conquête pourrait être le résultat d’une telle position. La Grande-Bretagne, l’Ibérie, la Grèce constantinopolitaine, de nos jours la Pologne, nous offrent des exemples qu’on ne doit pas oublier. Toutefois, pendant la Ligue, les deux partis appelant à leur aide des Espagnols et des Anglais, des Italiens et des Allemands, ceux-ci se contre-balancèrent et ne dérangèrent point l’équilibre que les Français armés maintenaient entre eux.

Charles X eut tort d’employer les baïonnettes au soutien des ordonnances ; ses ministres ne peuvent se justifier d’avoir fait, par obéissance ou non, couler le sang du peuple et des soldats, sans qu’aucune haine les divisât, de même que les terroristes de théorie reproduiraient volontiers le système de la terreur lorsqu’il n’y a plus de terreur. Mais Charles X eut tort aussi de ne pas accepter la guerre lorsque, après avoir cédé sur tous les points, on la lui apportait. Il n’avait pas le droit, après avoir attaché le diadème au front de son petit-fils, de dire à ce nouveau Joas : « Je t’ai fait monter au trône pour te traîner dans l’exil, pour qu’infortuné, banni, tu portes le poids de mes ans, de ma proscription et de mon sceptre. » Il ne fallait pas au même instant donner à Henri V une couronne et lui ôter la France. En le faisant roi, on l’avait condamné à mourir sur le sol où s’est mêlée la poussière de saint Louis et de Henri IV.

Au surplus, après ce bouillonnement de mon sang, je reviens à ma raison, et je ne vois plus dans ces choses que l’accomplissement des destins de l’humanité. La cour, triomphante par les armes, eût détruit les libertés publiques ; elle n’en aurait pas moins été écrasée un jour ; mais elle eût retardé le développement de la société pendant quelques années ; tout ce qui avait compris la monarchie d’une manière large eût été persécuté par la congrégation rétablie. En dernier résultat, les événements ont suivi la pente de la civilisation. Dieu fait les hommes puissants conformes à ses desseins secrets : il leur donne les défauts qui les perdent quand ils doivent être perdus, parce qu’il ne veut pas que des qualités mal appliquées par une fausse intelligence s’opposent aux décrets de sa providence.

La famille royale, en se retirant, réduisait mon rôle à moi-même. Je ne songeais plus qu’à ce que je serais appelé à dire à la Chambre des pairs. Écrire était impossible : si l’attaque fût venue des ennemis de la couronne ; si Charles X eût été renversé par une conspiration du dehors, j’aurais pris la plume, et, m’eût-on laissé l’indépendance de la pensée, je me serais fait fort de rallier un immense parti autour des débris du trône ; mais l’attaque était descendue de la couronne ; les ministres avaient violé les deux principales libertés ; ils avaient rendu la royauté parjure, non d’intention sans doute, mais de fait ; par cela même ils m’avaient enlevé ma force. Que pouvais-je hasarder en faveur des ordonnances ? Comment aurais-je pu vanter encore la sincérité, la candeur, la chevalerie de la monarchie légitime ? Comment aurais-je pu dire qu’elle était la plus forte garantie de nos intérêts, de nos lois et de notre indépendance ? Champion de la vieille royauté, cette royauté m’arrachait mes armes et me laissait nu devant mes ennemis.

Je fus donc tout étonné quand, réduit à cette faiblesse, je me vis recherché par la nouvelle royauté. Charles X avait dédaigné mes services ; Philippe fit un effort pour m’attacher à lui. D’abord M. Arago me parla avec élévation et vivacité de la part de madame Adélaïde ; ensuite le comte Anatole de Montesquiou vint un matin chez madame Récamier et m’y rencontra. Il me dit que madame la duchesse d’Orléans et M. le duc d’Orléans seraient charmés de me voir, si je voulais aller au Palais-Royal. On s’occupait alors de la déclaration qui devait transformer la lieutenance générale du royaume en royauté. Peut-être, avant que je me prononçasse, S. A. R. avait-elle jugé à propos d’essayer d’affaiblir mon opposition. Elle pouvait aussi penser que je me regardais comme dégagé par la fuite des trois rois.

Ces ouvertures de M. de Montesquiou[31] me surprirent. Je ne les repoussai cependant pas ; car, sans me flatter d’un succès, je pensai que je pouvais faire entendre des vérités utiles. Je me rendis au Palais-Royal avec le chevalier d’honneur de la reine future. Introduit par l’entrée qui donne sur la rue de Valois, je trouvai madame la duchesse d’Orléans et madame Adélaïde dans leurs petits appartements. J’avais eu l’honneur de leur être présenté autrefois. Madame la duchesse d’Orléans me fit asseoir auprès d’elle, et sur-le-champ elle me dit : « Ah ! monsieur de Chateaubriand, nous sommes bien malheureux ! Si tous les partis voulaient se réunir, peut-être pourrait-on encore se sauver ! Que pensez-vous de tout cela ?

« — Madame, répondis-je, rien n’est si aisé : Charles X et monsieur le dauphin ont abdiqué : Henri est maintenant le roi ; monseigneur le duc d’Orléans est lieutenant général du royaume : qu’il soit régent pendant la minorité de Henri V, et tout est fini.

« — Mais, monsieur de Chateaubriand, le peuple est très agité ; nous tomberons dans l’anarchie.

« — Madame, oserai-je vous demander quelle est l’intention de monseigneur le duc d’Orléans ? Acceptera-t-il la couronne, si on la lui offre ? »

Les deux princesses hésitèrent à répondre. Madame la duchesse d’Orléans répartit après un moment de silence :

« Songez, monsieur de Chateaubriand, aux malheurs qui peuvent arriver. Il faut que tous les honnêtes gens s’entendent pour nous sauver de la République. À Rome, monsieur de Chateaubriand, vous pourriez rendre de si grands services, ou même ici, si vous ne vouliez plus quitter la France !

« — Madame n’ignore pas mon dévouement au jeune roi et à sa mère ?

« — Ah ! monsieur de Chateaubriand, ils vous ont si bien traité !

« — Votre Altesse Royale ne voudrait pas que je démentisse toute ma vie.

« — Monsieur de Chateaubriand, vous ne connaissez pas ma nièce : elle est si légère !… pauvre Caroline !… Je vais envoyer chercher M. le duc d’Orléans, il vous persuadera mieux que moi. »

La princesse donna des ordres, et Louis-Philippe arriva au bout d’un demi-quart d’heure. Il était mal vêtu et avait l’air extrêmement fatigué. Je me levai, et le lieutenant général du royaume en m’abordant :

« — Madame la duchesse d’Orléans a dû vous dire combien nous sommes malheureux. »

Et sur-le-champ il fit une idylle sur le bonheur dont il jouissait à la campagne, sur la vie tranquille et selon ses goûts qu’il passait au milieu de ses enfants. Je saisis le moment d’une pause entre deux strophes pour prendre à mon tour respectueusement la parole, et pour répéter à peu près ce que j’avais dit aux princesses.

« — Ah ! s’écria-t-il, c’est là mon désir ! Combien je serais satisfait d’être le tuteur et le soutien de cet enfant ! Je pense tout comme vous, monsieur de Chateaubriand : prendre le duc de Bordeaux serait certainement ce qu’il y aurait de mieux à faire. Je crains seulement que les événements ne soient plus forts que nous. — Plus forts que nous, monseigneur ? N’êtes-vous pas investi de tous les pouvoirs ? Allons rejoindre Henri V ; appelez auprès de vous, hors de Paris, les Chambres et l’armée. Sur le seul bruit de votre départ, toute cette effervescence tombera, et l’on cherchera un abri sous votre pouvoir éclairé et protecteur. »

Pendant que je parlais, j’observais Philippe. Mon conseil le mettait mal à l’aise ; je lus sur son front le désir d’être roi. « Monsieur de Chateaubriand, me dit-il sans me regarder, la chose est plus difficile que vous ne le pensez ; cela ne va pas comme cela. Vous ne savez pas dans quel péril nous sommes. Une bande furieuse peut se porter contre les Chambres aux derniers excès, et nous n’avons rien pour nous défendre. »

Cette phrase échappée à M. le duc d’Orléans me fit plaisir parce qu’elle me fournissait une réplique péremptoire. « Je conçois cet embarras, monseigneur ; mais il y a un moyen sûr de l’écarter. Si vous ne croyez pas pouvoir rejoindre Henri V, comme je le proposais tout à l’heure, vous pouvez prendre une autre route. La session va s’ouvrir : quelle que soit la première proposition qui sera faite par les députés, déclarez que la Chambre actuelle n’a pas les pouvoirs nécessaires (ce qui est la vérité pure) pour disposer de la forme du gouvernement ; dites qu’il faut que la France soit consultée, et qu’une nouvelle assemblée soit élue avec des pouvoirs ad hoc pour décider une aussi grande question. Votre Altesse Royale se mettra de la sorte dans la position la plus populaire ; le parti républicain, qui fait aujourd’hui votre danger, vous portera aux nues. Dans les deux mois qui s’écouleront jusqu’à l’arrivée de la nouvelle législature, vous organiserez la garde nationale ; tous vos amis et les amis du jeune roi travailleront avec vous dans les provinces. Laissez venir alors les députés, laissez se plaider publiquement à la tribune la cause que je défends. Cette cause, favorisée en secret par vous, obtiendra l’immense majorité des suffrages. Le moment d’anarchie étant passé, vous n’aurez plus rien à craindre de la violence des républicains. Je ne vois pas même qu’il soit très difficile d’attirer à vous le général La Fayette et M. Laffitte. Quel rôle pour vous, monseigneur ! vous pouvez régner quinze ans sous le nom de votre pupille ; dans quinze ans, l’âge du repos sera arrivé pour nous tous ; vous aurez eu la gloire, unique dans l’histoire, d’avoir pu monter au trône et de l’avoir laissé à l’héritier légitime ; en même temps, vous aurez élevé cet enfant dans les lumières du siècle, et vous l’aurez rendu capable de régner sur la France : une de vos filles pourrait un jour porter le sceptre avec lui. »

Philippe promenait ses regards vaguement au-dessus de sa tête : « Pardon, me dit-il, monsieur de Chateaubriand ; j’ai quitté, pour m’entretenir avec vous, une députation auprès de laquelle il faut que je retourne. Madame la duchesse d’Orléans vous aura dit combien je serais heureux de faire ce que vous pourriez désirer ; mais, croyez-le bien, c’est moi qui retiens seul une foule menaçante. Si le parti royaliste n’est pas massacré, il ne doit sa vie qu’à mes efforts.

« — Monseigneur, répondis-je à cette déclaration si inattendue et si loin du sujet de notre conversation, j’ai vu des massacres : ceux qui ont passé à travers la Révolution sont aguerris. Les moustaches grises ne se laissent pas effrayer par les objets qui font peur aux conscrits. »

S. A. R. se retira, et j’allai retrouver mes amis :

« Eh bien ? s’écrièrent-ils.

« — Eh bien, il veut être roi.

« — Et madame la duchesse d’Orléans ?

« — Elle veut être reine.

« — Ils vous l’ont dit ?

« — L’un m’a parlé de bergeries, l’autre des périls qui menaçaient la France et de la légèreté de la pauvre Caroline ; tous deux ont bien voulu me faire entendre que je pourrais leur être utile, et ni l’un ni l’autre ne m’a regardé en face. »

Madame la duchesse d’Orléans désira me voir encore une fois[32]. M. le duc d’Orléans ne vint pas se mêler à cette conversation. Madame la duchesse d’Orléans s’expliqua plus clairement sur les faveurs dont monseigneur le duc d’Orléans se proposait de m’honorer. Elle eut la bonté de me rappeler ce qu’elle nommait ma puissance sur l’opinion, les sacrifices que j’avais faits, l’aversion que Charles X et sa famille m’avaient toujours montrée, malgré mes services. Elle me dit que si je voulais rentrer au ministère des affaires étrangères, S. A. R. se ferait un grand bonheur de me réintégrer dans cette place ; mais que j’aimerais peut-être mieux retourner à Rome, et qu’elle (madame la duchesse d’Orléans) me verrait prendre ce dernier parti avec un extrême plaisir, dans l’intérêt de notre sainte religion.

« Madame, répondis-je sur-le-champ avec une sorte de vivacité, je vois que le parti de monsieur le duc d’Orléans est pris, qu’il en a pesé les conséquences, qu’il a vu les années de misères et de périls divers qu’il aura à traverser ; je n’ai donc plus rien à dire. Je ne viens point ici pour manquer de respect au sang des Bourbons ; je ne dois, d’ailleurs, que de la reconnaissance aux bontés de madame. Laissant donc de côté les grandes objections, les raisons puisées dans les principes et les événements, je supplie Votre Altesse Royale de consentir à m’entendre en ce qui me touche.

« Elle a bien voulu me parler de ce qu’elle appelle ma puissance sur l’opinion. Eh bien ! si cette puissance est réelle, elle n’est fondée que sur l’estime publique ; or, je la perdrais, cette estime, au moment où je changerais de drapeau. Monsieur le duc d’Orléans aurait cru acquérir un appui, et il n’aurait à son service qu’un misérable faiseur de phrases, qu’un parjure dont la voix ne serait plus écoutée, qu’un renégat à qui chacun aurait le droit de jeter de la boue et de cracher au visage. Aux paroles incertaines qu’il balbutierait en faveur de Louis-Philippe, on lui opposerait les volumes entiers qu’il a publiés en faveur de la famille tombée. N’est-ce pas moi, madame, qui ai écrit la brochure De Bonaparte et des Bourbons, les articles sur l’arrivée de Louis XVIII à Compiègne, le Rapport dans le conseil du roi à Gand, l’Histoire de la vie et de la mort de M. le duc de Berry ? Je ne sais s’il y a une seule page de moi où le nom de mes anciens rois ne se trouve pour quelque chose, et où il ne soit environné de mes protestations d’amour et de fidélité ; chose qui porte un caractère d’attachement individuel d’autant plus remarquable, que madame sait que je ne crois pas aux rois. À la seule pensée d’une désertion, le rouge me monte au visage ; j’irais le lendemain me jeter dans la Seine. Je supplie madame d’excuser la vivacité de mes paroles ; je suis pénétré de ses bontés ; j’en garderai un profond et reconnaissant souvenir, mais elle ne voudrait pas me déshonorer : plaignez-moi, madame, plaignez-moi ! »

J’étais resté debout et, m’inclinant, je me retirai. Mademoiselle d’Orléans n’avait pas prononcé un mot. Elle se leva et, en s’en allant, elle me dit : « Je ne vous plains pas, monsieur de Chateaubriand, je ne vous plains pas ! » Je fus étonné de ce peu de mots et de l’accent avec lequel ils furent prononcés.

Voilà ma dernière tentation politique ; j’aurais pu me croire un juste selon saint Hilaire, car il affirme que les hommes sont exposés aux entreprises du diable en raison de leur sainteté : Victoria ei est magis, exacta de sanctis : « sa victoire est plus grande remportée sur des saints. » Mes refus étaient d’une dupe ; où est le public pour les juger ? n’aurais-je pas pu me ranger au nombre de ces hommes, fils vertueux de la terre, qui servent le pays avant tout ? Malheureusement je ne suis pas une créature du présent, et je ne veux point capituler avec la fortune. Il n’y a rien de commun entre moi et Cicéron ; mais sa fragilité n’est pas une excuse : la postérité n’a pu pardonner un moment de faiblesse à un grand homme pour un autre grand homme ; que serait-ce que ma pauvre vie perdant son seul bien, son intégrité, pour Louis-Philippe d’Orléans ?

Le soir même de cette dernière conversation au Palais-Royal, je rencontrai chez madame Récamier M. de Sainte-Aulaire[33]. Je ne m’amusai point à lui demander son secret, mais il me demanda le mien. Il débarquait de la campagne encore tout chaud des événements qu’il avait lus : « Ah ! s’écria-t-il, que je suis aise de vous voir ! voilà de belle besogne ! J’espère que nous autres, au Luxembourg, nous ferons notre devoir. Il serait curieux que les pairs disposassent de la couronne de Henri IV ! J’en suis bien sûr, vous ne me laisserez pas seul à la tribune. »

Comme mon parti était pris, j’étais fort calme ; ma réponse parut froide à l’ardeur de M. de Sainte-Aulaire. Il sortit, vit ses amis, et me laissa seul à la tribune : vivent les gens d’esprit à cœur léger et à tête frivole !

Le parti républicain se débattait encore sous les pieds des amis qui l’avaient trahi. Le 6 août, une députation de vingt membres désignés par le comité central des douze arrondissements de Paris se présenta à la Chambre des députés pour lui remettre une adresse que le général Thiard[34] et M. Duris-Dufresne[35] escamotèrent à la bénévole députation. Il était dit dans cette adresse : « que la nation ne pouvait reconnaître comme pouvoir constitutionnel, ni une Chambre élective nommée durant l’existence et sous l’influence de la royauté qu’elle a renversée, ni une Chambre aristocratique, dont l’institution est en opposition directe avec les principes qui lui ont mis (à elle, la nation) les armes à la main ; que le comité central des douze arrondissements n’accordant, comme nécessité révolutionnaire, qu’un pouvoir de fait et très provisoire à la Chambre des députés actuels, pour aviser à toute mesure d’urgence, appelle de tous ses vœux l’élection libre et populaire de mandataires qui représentent réellement les besoins du peuple ; que les assemblées primaires seules peuvent amener ce résultat. S’il en était autrement, la nation frapperait de nullité tout ce qui tendrait à la gêner dans l’exercice de ses droits. »

Tout cela était la pure raison, mais le lieutenant général du royaume aspirait à la couronne, et les peurs et les ambitions avaient hâte de la lui donner. Les plébéiens d’aujourd’hui voulaient une révolution et ne savaient pas la faire ; les Jacobins, qu’ils ont pris pour modèles, auraient jeté à l’eau les hommes du Palais-Royal et les bavards des deux Chambres. M. de La Fayette était réduit à des désirs impuissants : heureux d’avoir fait revivre la garde nationale, il se laissa jouer comme un vieux maillot par Philippe, dont il croyait être la nourrice ; il s’engourdit dans cette félicité. Le vieux général n’était plus que la liberté endormie, comme la République de 1793 n’était plus qu’une tête de mort.

La vérité est qu’une Chambre sans mandat et tronquée n’avait aucun droit de disposer de la couronne : ce fut une Convention exprès réunie, formée de la Chambre des lords et d’une Chambre des communes nouvellement élue, qui disposa du trône de Jacques II. Il est encore certain que ce croupion de la Chambre des députés, que ces 221, imbus sous Charles X des traditions de la monarchie héréditaire, n’apportaient aucune disposition propre à la monarchie élective ; ils l’arrêtent dès son début, et la forcent de rétrograder vers des principes de quasi-légitimité. Ceux qui ont forgé l’épée de la nouvelle royauté ont introduit dans sa lame une paille qui tôt ou tard la fera éclater.

Le 7 d’août est un jour mémorable pour moi ; c’est celui où j’ai eu le bonheur de terminer ma carrière politique comme je l’avais commencée ; bonheur assez rare aujourd’hui pour qu’on puisse s’en réjouir. On avait apporté à la Chambre des pairs la déclaration de la Chambre des députés concernant la vacance du trône. J’allai m’asseoir à ma place dans le plus haut rang des fauteuils, en face du président. Les pairs me semblèrent à la fois affairés et abattus. Si quelques uns portaient sur leur front l’orgueil de leur prochaine infidélité, d’autres y portaient la honte des remords qu’ils n’avaient pas le courage d’écouter. Je me disais, en regardant cette triste assemblée : « Quoi ! ceux qui ont reçu les bienfaits de Charles X dans sa prospérité vont le déserter dans son infortune ! Ceux dont la mission spéciale était de défendre le trône héréditaire, ces hommes de cour qui vivaient dans l’intimité du roi, le trahiront-ils ? Ils veillaient à sa porte à Saint-Cloud ; ils l’ont embrassé à Rambouillet ; il leur a pressé la main dans un dernier adieu ; vont-ils lever contre lui cette main, toute chaude encore de cette dernière étreinte ? Cette Chambre, qui retentit pendant quinze années de leurs protestations de dévouement, va-t-elle entendre leur parjure ? C’est pour eux cependant que Charles X s’est perdu ; c’est eux qui le poussaient aux ordonnances ; ils trépignaient de joie lorsqu’elles parurent et lorsqu’ils se crurent vainqueurs dans cette minute muette qui précède la chute du tonnerre. »

Ces idées roulaient confusément et douloureusement dans mon esprit. La pairie était devenue le triple réceptacle des corruptions de la vieille Monarchie, de la République et de l’Empire. Quant aux républicains de 1793, transformés en sénateurs, quant aux généraux de Bonaparte, je n’attendais d’eux que ce qu’ils ont toujours fait : ils déposèrent l’homme extraordinaire auquel ils devaient tout, ils allaient déposer le roi qui les avait confirmés dans les biens et dans les honneurs dont les avait comblés leur premier maître. Que le vent tourne, et ils déposeront l’usurpateur auquel ils se préparaient à jeter la couronne.

Je montai à la tribune. Un silence profond se fit ; les visages parurent embarrassés, chaque pair se tourna de côté sur son fauteuil, et regarda la terre. Hormis quelques pairs résolus à se retirer comme moi, personne n’osa lever les yeux à la hauteur de la tribune. Je conserve mon discours parce qu’il résume ma vie, et que c’est mon premier titre à l’estime de l’avenir.

« Messieurs,

« La déclaration apportée à cette Chambre est beaucoup moins compliquée pour moi que pour ceux de MM. les pairs qui professent une opinion différente de la mienne. Un fait, dans cette déclaration, domine à mes yeux tous les autres, ou plutôt les détruit. Si nous étions dans un ordre de choses régulier, j’examinerais sans doute avec soin les changements qu’on prétend opérer dans la charte. Plusieurs de ces changements ont été par moi-même proposés. Je m’étonne seulement qu’on ait pu entretenir cette Chambre de la mesure réactionnaire touchant les pairs de la création de Charles X. Je ne suis pas suspect de faiblesse pour les fournées, et vous savez que j’en ai combattu même la menace ; mais nous rendre les juges de nos collègues, mais rayer du tableau des pairs qui l’on voudra, toutes les fois que l’on sera le plus fort, cela ressemble trop à la proscription. Veut-on détruire la pairie ? Soit : mieux vaut perdre la vie que de la demander.

« Je me reproche déjà ce peu de mots sur un détail qui, tout important qu’il est, disparaît dans la grandeur de l’événement. La France est sans direction, et j’irais m’occuper de ce qu’il faut ajouter ou retrancher aux mâts d’un navire dont le gouvernail est arraché ! J’écarte donc de la déclaration de la Chambre élective tout ce qui est d’un intérêt secondaire, et, m’en tenant au seul fait énoncé de la vacance vraie ou prétendue du trône, je marche droit au but.

« Une question préalable doit être traitée : si le trône est vacant, nous sommes libres de choisir la forme de notre gouvernement.

« Avant d’offrir la couronne à un individu quelconque, il est bon de savoir dans quelle espèce d’ordre politique nous constituerons l’ordre social. Établirons-nous une république ou une monarchie nouvelle ?

« Une république ou une monarchie nouvelle offre-t-elle à la France des garanties suffisantes de durée, de force et de repos ?

« Une république aurait d’abord contre elle les souvenirs de la république même. Ces souvenirs ne sont nullement effacés. On n’a pas oublié le temps où la mort, entre la liberté et l’égalité, marchait appuyée sur leurs bras. Quand vous seriez tombés dans une nouvelle anarchie, pourriez-vous réveiller sur son rocher l’Hercule qui fut seul capable d’étouffer le monstre ? Dans quelque mille ans, votre postérité pourra voir un autre Napoléon. Quant à vous, ne l’attendez pas.

« Ensuite, dans l’état de nos mœurs et dans nos rapports avec les gouvernements qui nous environnent, la république, sauf erreur, ne me parait pas exécutable maintenant. La première difficulté serait d’amener les Français à un vote unanime. Quel droit la population de Paris aurait-elle de contraindre la population de Marseille ou de telle autre ville de se constituer en république ? Y aurait-il une seule république ou vingt ou trente républiques ? Seraient-elles fédératives ou indépendantes ? Passons par-dessus ces obstacles. Supposons une république unique : avec notre familiarité naturelle, croyez-vous qu’un président, quelque grave, quelque respectable, quelque habile qu’il puisse être, soit un an à la tête des affaires sans être tenté de se retirer ? Peu défendu par les lois et par les souvenirs, contrarié, avili, insulté soir et matin par des rivaux secrets et par des agents de trouble, il n’inspirera pas assez de confiance au commerce et à la propriété ; il n’aura ni la dignité convenable pour traiter avec les cabinets étrangers, ni la puissance nécessaire au maintien de l’ordre intérieur. S’il use de mesures révolutionnaires, la République deviendra odieuse ; l’Europe inquiète profitera de ces divisions, les fomentera, interviendra, et l’on se trouvera de nouveau engagé dans des luttes effroyables. La république représentative est sans doute l’état futur du monde, mais son temps n’est pas encore arrivé.

« Je passe à la monarchie.

« Un roi nommé par les Chambres ou élu par le peuple sera toujours, quoi qu’on fasse, une nouveauté. Or, je suppose qu’on veut la liberté, surtout la liberté de la presse, par laquelle et pour laquelle le peuple vient de remporter une si étonnante victoire. Eh bien ! toute monarchie nouvelle sera forcée, ou plus tôt ou plus tard, de bâillonner cette liberté. Napoléon lui-même a-t-il pu l’admettre ? Fille de nos malheurs et esclave de notre gloire, la liberté de la presse ne vit en sûreté qu’avec un gouvernement dont les racines sont déjà profondes. Une monarchie, bâtarde d’une nuit sanglante, n’aurait-elle rien à redouter de l’indépendance des opinions ? Si ceux-ci peuvent prêcher la république, ceux-là un autre système, ne craignez-vous pas d’être bientôt obligés de recourir à des lois d’exception, malgré l’anathème contre la censure ajouté à l’article 8 de la charte ?

« Alors, amis de la liberté réglée, qu’aurez-vous gagné au changement qu’on vous propose ? Vous tomberez de force dans la république, ou dans la servitude légale. La monarchie sera débordée et emportée par le torrent des lois démocratiques, ou le monarque par le mouvement des factions.

« Dans le premier enivrement d’un succès, on se figure que tout est aisé ; on espère satisfaire toutes les exigences, toutes les humeurs, tous les intérêts ; on se flatte que chacun mettra de côté ses vues personnelles et ses vanités ; on croit que la supériorité des lumières et la sagesse du gouvernement surmonteront des difficultés sans nombre ; mais, au bout de quelques mois, la pratique vient démentir la théorie.

« Je ne vous présente, messieurs, que quelques-uns des inconvénients attachés à la formation d’une république ou d’une monarchie nouvelle. Si l’une et l’autre ont des périls, il restait un troisième parti, et ce parti valait bien la peine qu’on en eût dit quelques mots.

« D’affreux ministres ont souillé la couronne, et ils ont soutenu la violation de la loi par le meurtre ; ils se sont joués des serments faits au ciel, des lois jurées à la terre.

« Étrangers, qui deux fois êtes entrés à Paris sans résistance, sachez la vraie cause de vos succès : vous vous présentiez au nom du pouvoir légal. Si vous accouriez aujourd’hui au secours de la tyrannie, pensez-vous que les portes de la capitale du monde civilisé s’ouvriraient aussi facilement devant vous ? La nation française a grandi, depuis votre départ, sous le régime des lois constitutionnelles, nos enfants de quatorze ans sont des géants ; nos conscrits à Alger, nos écoliers à Paris, viennent de vous révéler les fils des vainqueurs d’Austerlitz, de Marengo et d’Iéna ; mais les fils fortifiés de tout ce que la liberté ajoute à la gloire.

« Jamais défense ne fut plus légitime et plus héroïque que celle du peuple de Paris. Il ne s’est point soulevé contre la loi ; tant qu’on a respecté le pacte social, le peuple est demeuré paisible ; il a supporté sans se plaindre les insultes, les provocations, les menaces ; il devait son argent et son sang en échange de la charte, il a prodigué l’un et l’autre.

« Mais lorsqu’après avoir menti jusqu’à la dernière heure, on a tout à coup sonné la servitude ; quand la conspiration de la bêtise et de l’hypocrisie a soudainement éclaté ; quand une terreur de château organisée par des eunuques a cru pouvoir remplacer la terreur de la République et le joug de fer de l’Empire, alors ce peuple s’est armé de son intelligence et de son courage ; il s’est trouvé que ces boutiquiers respiraient assez facilement la fumée de la poudre, et qu’il fallait plus de quatre soldats et un caporal pour les réduire. Un siècle n’aurait pas autant mûri les destinées d’un peuple que les trois derniers soleils qui viennent de briller sur la France. Un grand crime a eu lieu ; il a produit l’énergique explosion d’un principe : devait-on, à cause de ce crime et du triomphe moral et politique qui en a été la suite, renverser l’ordre de choses établi ? Examinons :

« Charles X et son fils sont déchus ou ont abdiqué, comme il vous plaira de l’entendre ; mais le trône n’est pas vacant : après eux venait un enfant ; devait-on condamner son innocence ?

« Quel sang crie aujourd’hui contre lui ? oseriez-vous dire que c’est celui de son père ? Cet orphelin, élevé aux écoles de la patrie dans l’amour du gouvernement constitutionnel et dans les idées de son siècle, aurait pu devenir un roi en rapport avec les besoins de l’avenir. C’est au gardien de sa tutelle que l’on aurait fait jurer la déclaration sur laquelle vous allez voter ; arrivé à sa majorité, le jeune monarque aurait renouvelé le serment. Le roi présent, le roi actuel aurait été M. le duc d’Orléans, régent du royaume, prince qui a vécu près du peuple, et qui sait que la monarchie ne peut être aujourd’hui qu’une monarchie de consentement et de raison. Cette combinaison naturelle m’eût semblé un grand moyen de conciliation, et aurait peut-être sauvé à la France ces agitations qui sont la conséquence des violents changements d’un État.

« Dire que cet enfant, séparé de ses maîtres, n’aurait pas le temps d’oublier jusqu’à leurs noms avant de devenir homme ; dire qu’il demeurerait infatué de certains dogmes de naissance après une longue éducation populaire, après la terrible leçon qui a précipité deux rois en deux nuits, est-ce bien raisonnable ?

« Ce n’est ni par un dévouement sentimental, ni par un attendrissement de nourrice transmis de maillot en maillot depuis le berceau de Henri IV jusqu’à celui du jeune Henri, que je plaide une cause où tout se tournerait de nouveau contre moi, si elle triomphait. Je ne vise ni au roman, ni à la chevalerie, ni au martyre ; je ne crois pas au droit divin de la royauté, et je crois à la puissance des révolutions et des faits. Je n’invoque pas même la charte, je prends mes idées, plus haut ; je les tire de la sphère philosophique de l’époque où ma vie expire : je propose le duc de Bordeaux tout simplement comme une nécessité de meilleur aloi que celle dont on argumente.

« Je sais qu’en éloignant cet enfant, on veut établir le principe de la souveraineté du peuple : niaiserie de l’ancienne école, qui prouve que, sous le rapport politique, nos vieux démocrates n’ont pas fait plus de progrès que les vétérans de la royauté. Il n’y a de souveraineté absolue nulle part ; la liberté ne découle pas du droit politique, comme on le supposait au xviiie siècle ; elle vient du droit naturel, ce qui fait qu’elle existe dans toutes les formes de gouvernement, et qu’une monarchie peut être libre et beaucoup plus libre qu’une république ; mais ce n’est ni le temps ni le lieu de faire un cours de politique.

« Je me contenterai de remarquer que, lorsque le peuple a disposé des trônes, il a souvent aussi disposé de sa liberté ; je ferai observer que le principe de l’hérédité monarchique, absurde au premier abord, a été reconnu, par l’usage, préférable au principe de la monarchie élective. Les raisons en sont si évidentes, que je n’ai pas besoin de les développer. Vous choisissez un roi aujourd’hui : qui vous empêchera d’en choisir un autre demain ? La loi, direz-vous. La loi ? et c’est vous qui la faites !

« Il est encore une manière plus simple de trancher la question, c’est de dire : Nous ne voulons plus de la branche aînée des Bourbons. Et pourquoi n’en voulez-vous plus ? Parce que nous sommes victorieux ; nous avons triomphé dans une cause juste et sainte ; nous usons d’un droit de double conquête.

« Très-bien : vous proclamez la souveraineté de la force. Alors gardez soigneusement cette force ; car si dans quelques mois elle vous échappe, vous serez mal venus à vous plaindre. Telle est la nature humaine ! Les esprits les plus éclairés et les plus justes ne s’élèvent pas toujours au-dessus d’un succès. Ils étaient les premiers, ces esprits, à invoquer le droit contre la violence ; ils appuyaient ce droit de toute la supériorité de leur talent, et, au moment même où la vérité de ce qu’ils disaient est démontrée par l’abus le plus abominable de la force et par le renversement de cette force, les vainqueurs s’emparent de l’arme qu’ils ont brisée ! Dangereux tronçons, qui blesseront leur main sans les servir.

« J’ai transporté le combat sur le terrain de mes adversaires ; je ne suis point allé bivouaquer dans le passé sous le vieux drapeau des morts, drapeau qui n’est pas sans gloire, mais qui pend le long du bâton qui le porte, parce qu’aucun souffle de la vie ne le soulève. Quand je remuerais la poussière des trente-cinq Capets, je n’en tirerais pas un argument qu’on voulût seulement écouter. L’idolâtrie d’un nom est abolie ; la monarchie n’est plus une religion : c’est une forme politique préférable dans ce moment à toute autre, parce qu’elle fait mieux entrer l’ordre dans la liberté.

« Inutile Cassandre, j’ai assez fatigué le trône et la patrie de mes avertissements dédaignés ; il ne me reste qu’à m’asseoir sur les débris d’un naufrage que j’ai tant de fois prédit. Je reconnais au malheur toutes les sortes de puissance, excepté celle de me délier de mes serments de fidélité. Je dois aussi rendre ma vie uniforme : après tout ce que j’ai fait, dit et écrit pour les Bourbons, je serais le dernier des misérables, si je les reniais au moment où, pour la troisième et dernière fois, ils s’acheminent vers l’exil.

« Je laisse la peur à ces généreux royalistes qui n’ont jamais sacrifié une obole ou une place à leur loyauté ; à ces champions de l’autel et du trône, qui naguère me traitaient de renégat, d’apostat et de révolutionnaire. Pieux libellistes, le renégat vous appelle ! Venez donc balbutier un mot, un seul mot avec lui pour l’infortuné maître qui vous combla de ses dons et que vous avez perdu ! Provocateurs de coups d’État, prédicateurs du pouvoir constituant, où êtes-vous ? Vous vous cachez dans la boue du fond de laquelle vous leviez vaillamment la tête pour calomnier les vrais serviteurs du roi ; votre silence d’aujourd’hui est digne de votre langage d’hier. Que tous ces preux, dont les exploits projetés ont fait chasser les descendants d’Henri IV à coups de fourche, tremblent maintenant, accroupis sous la cocarde tricolore : c’est tout naturel. Les nobles couleurs dont ils se parent protégeront leur personne, et ne couvriront pas leur lâcheté.

« Au surplus, en m’exprimant avec franchise à cette tribune, je ne crois pas du tout faire un acte d’héroïsme. Nous ne sommes plus dans ces temps où une opinion coûtait la vie ; y fussions-nous, je parlerais cent fois plus haut. Le meilleur bouclier est une poitrine qui ne craint pas de se montrer découverte à l’ennemi. Non, messieurs, nous n’avons à craindre ni un peuple dont la raison égale le courage, ni cette généreuse jeunesse que j’admire, avec laquelle je sympathise de toutes les facultés de mon âme, à laquelle je souhaite, comme à mon pays, honneur, gloire et liberté.

« Loin de moi surtout la pensée de jeter des semences de division dans la France, et c’est pour quoi j’ai refusé à mon discours l’accent des passions. Si j’avais la conviction intime qu’un enfant doit être laissé dans les rangs obscurs et heureux de la vie, pour assurer le repos de trente-trois millions d’hommes, j’aurais regardé comme un crime toute parole en contradiction avec le besoin des temps : je n’ai pas cette conviction. Si j’avais le droit de disposer d’une couronne, je la mettrais volontiers aux pieds de M. le duc d’Orléans. Mais je ne vois de vacant qu’un tombeau à Saint-Denis, et non un trône.

« Quelles que soient les destinées qui attendent M. le lieutenant général du royaume, je ne serai jamais son ennemi, s’il fait le bonheur de ma patrie. Je ne demande à conserver que la liberté de ma conscience et le droit d’aller mourir partout où je trouverai indépendance et repos.

« Je vote contre le projet de déclaration[36]. »

J’avais été assez calme en commençant ce discours ; mais peu à peu l’émotion me gagna ; quand j’arrivai à ce passage : Inutile Cassandre, j’ai assez fatigué le trône et la patrie de mes avertissements dédaignés, ma voix s’embarrassa, et je fus obligé de porter mon mouchoir à mes yeux pour supprimer des pleurs de tendresse et d’amertume. L’indignation me rendit la parole dans le paragraphe qui suit : Pieux libellistes, le renégat vous appelle ! Venez donc balbutier un mot, un seul mot avec lui pour l’infortuné maître qui vous combla de ses dons et que vous avez perdu ! Mes regards se portaient alors sur les rangs à qui j’adressais ces paroles.

Plusieurs pairs semblaient anéantis ; ils s’enfonçaient dans leur fauteuil au point que je ne les voyais plus derrière leurs collègues assis immobiles devant eux. Ce discours eut quelque retentissement : tous les partis y étaient blessés, mais tous se taisaient, parce que j’avais placé auprès des grandes vérités un grand sacrifice. Je descendis de la tribune ; je sortis de la salle, je me rendis au vestiaire, je mis bas mon habit de pair, mon épée, mon chapeau à plumet ; j’en détachai la cocarde blanche, je la mis dans la petite poche du côté gauche de la redingote noire que je revêtis et que je croisai sur mon cœur. Mon domestique emporta la défroque de la pairie, et j’abandonnai, en secouant la poussière de mes pieds, ce palais des trahisons, où je ne rentrerai de ma vie.

Le 10 et le 12 août, j’achevai de me dépouiller et j’envoyai ces diverses démissions :

« Paris, ce 10 août 1830.
« Monsieur le président de la Chambre des pairs[37],

« Ne pouvant prêter serment de fidélité à Louis-Philippe d’Orléans comme roi des Français, je me trouve frappé d’une incapacité légale qui m’empêche d’assister aux séances de la Chambre héréditaire. Une seule marque des bontés du roi Louis XVIII et de la munificence royale me reste : c’est une pension de pair de douze mille francs, laquelle me fut donnée pour maintenir, sinon avec éclat, du moins avec l’indépendance des premiers besoins, la haute dignité à laquelle j’avais été appelé. Il ne serait pas juste que je conservasse une faveur attachée à l’exercice de fonctions que je ne puis remplir. En conséquence, j’ai l’honneur de résigner entre vos mains ma pension de pair. »

« Paris, ce 12 août 1830.
« Monsieur le ministre des finances[38],

« Il me reste des bontés de Louis XVIII et de la munificence nationale une pension de pair de douze mille francs, transformée en rentes viagères inscrites au grand-livre de la dette publique et transmissibles seulement à la première génération directe du titulaire. Ne pouvant prêter serment à monseigneur le duc d’Orléans comme roi des Français, il ne serait pas juste que je continuasse de toucher une pension attachée à des fonctions que je n’exerce plus. En conséquence, je viens la résigner entre vos mains : elle aura cessé de courir pour moi le jour (10 août) où j’ai écrit à M. le président de la Chambre des pairs qu’il m’était impossible de prêter le serment exigé.

« J’ai l’honneur d’être avec une haute, etc. »

« Paris, ce 12 août 1830.
« Monsieur le grand référendaire[39],

« J’ai l’honneur de vous envoyer copie des deux lettres que j’ai adressées, l’une à M. le président de la Chambre des pairs, l’autre à M. le ministre des finances. Vous y verrez que je renonce à ma pension de pair, et qu’en conséquence mon fondé de pouvoirs n’aura à toucher de cette pension que la somme échue au 10 août, jour où j’ai annoncé que j’ai refusé le serment.

« J’ai l’honneur d’être avec une haute, etc. »

« Paris, ce 12 août 1830.
« Monsieur le ministre de la justice[40],

« J’ai l’honneur de vous envoyer ma démission de ministre d’État.

« Je suis avec une haute considération,
« Monsieur le ministre de la justice,

« Votre très-humble et très-obéissant serviteur. »

Je restai nu comme un petit saint Jean ; mais depuis longtemps j’étais accoutumé à me nourrir du miel sauvage, et je ne craignais pas que la fille d’Hérodiade eût envie de ma tête grise.

Mes broderies, mes dragonnes, franges, torsades, épaulettes, vendues à un juif, et par lui fondues, m’ont rapporté sept cents francs, produit net de toutes mes grandeurs.

Maintenant, qu’était devenu Charles X ? Il cheminait vers son exil, accompagné de ses gardes du corps, surveillé par ses trois commissaires, traversant la France sans exciter même la curiosité des paysans qui labouraient leurs sillons sur le bord du grand chemin. Dans deux ou trois petites villes, des mouvements hostiles se manifestèrent ; dans quelques autres, des bourgeois et des femmes donnèrent des signes de pitié[41]. Il faut se souvenir que Bonaparte ne fit pas plus de bruit en se rendant de Fontainebleau à Toulon, que la France ne s’émut pas davantage, et que le gagneur de tant de batailles faillit être massacré à Orgon. Dans ce pays fatigué, les plus grands événements ne sont plus que des drames joués pour notre divertissement : ils occupent le spectateur tant que la toile est levée, et, lorsque le rideau tombe, ils ne laissent qu’un vain souvenir. Parfois Charles X et sa famille s’arrêtaient dans de méchantes stations de rouliers pour prendre un repas sur le bout d’une table sale où des charretiers avaient dîné avant lui. Henri V et sa sœur s’amusaient dans la cour avec les poulets et les pigeons de l’auberge. Je l’avais dit : la monarchie s’en allait, et l’on se mettait à la fenêtre pour la voir passer.

Le ciel en ce moment se plut à insulter le parti vainqueur et le parti vaincu. Tandis que l’on soutenait que la France entière avait été indignée des ordonnances, il arrivait au roi Philippe des adresses de la province, envoyées au roi Charles X pour féliciter celui-ci sur les mesures salutaires qu’il avait prises et qui sauvaient la monarchie.

Le bey de Tittery, de son côté, expédiait au monarque détrôné, qui cheminait vers Cherbourg, la soumission suivante :

« Au nom de Dieu, etc., etc., je reconnais pour seigneur et souverain absolu le grand Charles X, le victorieux ; je lui payerai le tribut, etc. » On ne peut se jouer plus ironiquement de l’une et de l’autre fortune. On fabrique aujourd’hui les révolutions à la machine ; elles sont faites si vite qu’un monarque, roi encore sur la frontière de ses États, n’est déjà plus qu’un banni dans sa capitale.

Dans cette insouciance du pays pour Charles X, il y a autre chose que de la lassitude : il y faut reconnaître le progrès de l’idée démocratique et de l’assimilation des rangs. À une époque antérieure, la chute d’un roi de France eût été un événement énorme ; le temps a descendu le monarque de la hauteur où il était placé, il l’a rapproché de nous, il a diminué l’espace qui le séparait des classes populaires. Si l’on était peu surpris de rencontrer le fils de saint Louis sur le grand chemin comme tout le monde, ce n’était point par un esprit de haine ou de système, c’était tout simplement par ce sentiment du niveau social, qui a pénétré les esprits et qui agit sur les masses sans qu’elles s’en doutent.

Malédiction, Cherbourg, à tes parages sinistres ! C’est auprès de Cherbourg que le vent de la colère jeta Édouard III pour ravager notre pays ; c’est non loin de Cherbourg que le vent d’une victoire ennemie brisa la flotte de Tourville ; c’est à Cherbourg que le vent d’une prospérité menteuse repoussa Louis XVI vers son échafaud ; c’est à Cherbourg que le vent de je ne sais quelle rive a emporté nos derniers princes[42]. Les côtes de la Grande-Bretagne, qu’aborda Guillaume le Conquérant, ont vu débarquer Charles le dixième sans pennon et sans lance ; il est allé retrouver, à Holy-Rood, les souvenirs de sa jeunesse, appendus aux murailles du château des Stuarts, comme de vieilles gravures jaunies par le temps.

J’ai peint les trois journées à mesure qu’elles se sont déroulées devant moi ; une certaine couleur de contemporanéité, vraie dans le moment qui s’écoule, fausse après le moment écoulé, s’étend donc sur le tableau. Il n’est révolution si prodigieuse qui, décrite de minute en minute, ne se trouvât réduite aux plus petites proportions. Les événements sortent du sein des choses, comme les hommes du sein de leurs mères, accompagnés des infirmités de la nature. Les misères et les grandeurs sont sœurs jumelles, elles naissent ensemble ; mais quand les couches sont vigoureuses, les misères à une certaine époque meurent, les grandeurs seules vivent. Pour juger impartialement de la vérité qui doit rester, il faut donc se placer au point de vue d’où la postérité contemplera le fait accompli.

Me dégageant des mesquineries de caractère et d’action dont j’avais été le témoin, ne prenant des journées de Juillet que ce qui en demeurera, j’ai dit avec justice dans mon discours à la Chambre des pairs : « Ce peuple s’étant armé de son intelligence et de son courage, il s’est trouvé que ces boutiquiers respiraient assez facilement l’odeur de la poudre, et qu’il fallait plus de quatre soldats et un caporal pour les réduire. Un siècle n’aurait pas autant mûri les destinées d’un peuple que les trois derniers soleils qui viennent de briller sur la France. »

En effet, le peuple proprement dit a été brave et généreux dans la journée du 28. La garde avait perdu plus de trois cents hommes, tués ou blessés ; elle rendit pleine justice aux classes pauvres, qui seules se battirent dans cette journée, et parmi lesquelles se mêlèrent des hommes impurs, mais qui n’ont pu les déshonorer. Les élèves de l’École polytechnique, sortis trop tard de leur école le 28 pour prendre part aux affaires, furent mis par le peuple à sa tête le 29 avec une simplicité et une naïveté admirables.

Des champions absents des luttes soutenues par ce peuple vinrent se réunir à ses rangs le 29, quand le plus grand péril fut passé ; d’autres, également vainqueurs, ne rejoignirent la victoire que le 30 et le 31.

Du côté des troupes, ce fut à peu près la même chose, il n’y eut guère que les soldats et les officiers d’engagés ; l’état-major, qui avait déjà déserté Bonaparte à Fontainebleau, se tint sur les hauteurs de Saint-Cloud, regardant de quel côté le vent poussait la fumée de la poudre. On faisait queue au lever de Charles X ; à son coucher il ne trouva personne.

La modération des classes plébéiennes égala leur courage ; l’ordre résulta subitement de la confusion. Il faut avoir vu des ouvriers demi-nus, placés en faction à la porte des jardins publics, empêcher selon leur consigne d’autres ouvriers déguenillés de passer, pour se faire une idée de cette puissance du devoir qui s’était emparée des hommes demeurés les maîtres. Ils auraient pu se payer le prix de leur sang, et se laisser tenter par leur misère. On ne vit point, comme au 10 août 1792, les Suisses massacrés dans la fuite. Toutes les opinions furent respectées ; jamais à quelques exceptions près, on n’abusa moins de la victoire. Les vainqueurs, portant les blessés de la garde à travers la foule, s’écriaient : « Respect aux braves ! » Le soldat venait-il à expirer, ils disaient : « Paix aux morts ! » Les quinze années de la Restauration, sous un régime constitutionnel, avaient fait naître parmi nous cet esprit d’humanité, de légalité et de justice, que vingt-cinq années de l’esprit révolutionnaire et guerrier n’avaient pu produire. Le droit de la force introduit dans nos mœurs semblait être devenu le droit commun.

Les conséquences de la révolution de Juillet seront mémorables. Cette révolution a prononcé un arrêt contre tous les trônes ; les rois ne pourront régner aujourd’hui que par la violence des armes ; moyen assuré pour un moment, mais qui ne saurait durer : l’époque des janissaires successifs est finie.

Thucydide et Tacite ne nous raconteraient pas bien les événements des trois jours ; il nous faudrait Bossuet pour nous expliquer les événements dans l’ordre de la Providence ; génie qui voyait tout, mais sans franchir les limites posées à sa raison et à sa splendeur, comme le soleil qui roule entre deux bornes éclatantes, et que les Orientaux appellent l’esclave de Dieu.

Ne cherchons pas si près de nous le moteur d’un mouvement placé plus loin : la médiocrité des hommes, les frayeurs folles, les brouilleries inexplicables, les haines, les ambitions, la présomption des uns, le préjugé des autres, les conspirations secrètes, les ventes, les mesures bien ou mal prises, le courage ou le défaut de courage ; toutes ces choses sont les accidents, non les causes de l’événement. Lorsqu’on dit que l’on ne voulait plus les Bourbons, qu’ils étaient devenus odieux parce qu’on les supposait imposés par l’étranger à la France, ce dégoût superbe n’explique rien d’une manière suffisante.

Le mouvement de Juillet ne tient point à la politique proprement dite ; il tient à la révolution sociale qui agit sans cesse. Par l’enchaînement de cette révolution générale, le 28 juillet 1830 n’est que la suite forcée du 21 janvier 1793. Le travail de nos premières assemblées délibérantes avait été suspendu, il n’avait pas été terminé. Dans le cours de vingt années, les Français s’étaient accoutumés, de même que les Anglais sous Cromwell, à être gouvernés par d’autres maîtres que par leurs anciens souverains. La chute de Charles X est la conséquence de la décapitation de Louis XVI, comme le détrônement de Jacques II est la conséquence de l’assassinat de Charles Ier. La Révolution parut s’éteindre dans la gloire de Bonaparte et dans les libertés de Louis XVIII, mais son germe n’était pas détruit : déposé au fond de nos mœurs, il s’est développé quand les fautes de la Restauration l’ont réchauffé, et bientôt il a éclaté.

Les conseils de la Providence se découvrent dans le changement antimonarchique qui s’opère. Que des esprits superficiels ne voient dans la révolution des trois jours qu’une échauffourée, c’est tout simple ; mais les hommes réfléchis savent qu’un pas énorme a été fait : le principe de la souveraineté du peuple est substitué au principe de la souveraineté royale, la monarchie héréditaire changée en monarchie élective. Le 21 janvier avait appris qu’on peut disposer de la tête d’un roi ; le 29 juillet a montré qu’on peut disposer d’une couronne. Or, toute vérité bonne ou mauvaise qui se manifeste demeure acquise à la foule. Un changement cesse d’être inouï, extraordinaire ; il ne se présente plus comme impie à l’esprit et à la conscience, quand il résulte d’une idée devenue populaire. Les Francs exercèrent collectivement la souveraineté, ensuite ils la déléguèrent à quelques chefs ; puis ces chefs la confièrent à un seul ; puis ce chef unique l’usurpa au profit de sa famille. Maintenant on rétrograde de la royauté héréditaire à la royauté élective, de la monarchie élective on glissera dans la république. Telle est l’histoire de la société ; voilà par quels degrés le gouvernement sort du peuple et y rentre.

Ne pensons donc pas que l’œuvre de Juillet soit une superfétation d’un jour ; ne nous figurons pas que la légitimité va venir rétablir incontinent la succession par droit de primogéniture : n’allons pas non plus nous persuader que Juillet mourra tout à coup de sa belle mort. Sans doute, la branche d’Orléans ne prendra pas racine ; ce ne sera pas pour ce résultat que tant de sang, de calamité et de génie aura été dépensé depuis un demi-siècle ! Mais Juillet, s’il n’amène pas la destruction finale de la France avec l’anéantissement de toutes les libertés, Juillet portera son fruit naturel : ce fruit est la démocratie. Ce fruit sera peut-être amer et sanglant ; mais la monarchie est une greffe étrangère qui ne prendra pas sur une tige républicaine.

Ainsi, ne confondons pas le roi improvisé avec la révolution dont il est né par hasard : celle-ci, telle que nous la voyons agir, est en contradiction avec ses principes ; elle ne semble pas née viable, parce qu’elle est muletée d’un trône ; mais qu’elle se traîne seulement quelques années, cette révolution, ce qui sera venu, ce qui s’en sera allé changera les données qui restent à connaître. Les hommes faits meurent ou ne voient plus les choses comme ils les voyaient ; les adolescents atteignent l’âge de raison ; les générations nouvelles rafraîchissent des générations corrompues ; les langes trempés des plaies d’un hôpital, rencontrés par un grand fleuve, ne souillent que le flot qui passe sous ces corruptions : en aval et en amont le courant garde ou reprend sa limpidité.

Juillet, libre dans son origine, n’a produit qu’une monarchie enchaînée ; mais viendra le temps où, débarrassé de sa couronne, il subira ces transformations qui sont la loi des êtres ; alors, il vivra dans une atmosphère appropriée à sa nature.

L’erreur du parti républicain, l’illusion du parti légitimiste sont l’une et l’autre déplorables, et dépassent la démocratie et la royauté : le premier croit que la violence est le seul moyen de succès ; le second croit que le passé est le seul port de salut. Or, il y a une loi morale qui règle la société, une légitimité générale qui domine la légitimité particulière. Cette grande loi et cette grande légitimité sont la jouissance des droits naturels de l’homme, réglés par les devoirs ; car c’est le devoir qui crée le droit, et non le droit qui crée le devoir ; les passions et les vices vous relèguent dans la classe des esclaves. La légitimité générale n’aurait eu aucun obstacle à vaincre, si elle avait gardé, comme étant de même principe, la légitimité particulière.

Au surplus, une observation suffira pour nous faire comprendre la prodigieuse et majestueuse puissance de la famille de nos anciens souverains : je l’ai déjà dit et je ne saurais trop le répéter, toutes les royautés mourront avec la royauté française.

En effet, l’idée monarchique manque au moment même où manque le monarque ; on ne trouve plus autour de soi que l’idée démocratique. Mon jeune roi emportera dans ses bras la monarchie du monde. C’est bien finir.

Lorsque j’écrivais tout ceci sur ce que pourrait être la révolution de 1830 dans l’avenir, j’avais de la peine à me défendre d’un instinct qui me parlait contradictoirement au raisonner. Je prenais cet instinct pour le mouvement de ma déplaisance des troubles de 1830 ; je me défiais de moi-même, et peut-être, dans mon impartialité trop loyale, exagérai-je les provenances futures des trois journées. Or, dix années se sont écoulées depuis la chute de Charles X : Juillet s’est-il assis ? Nous sommes maintenant au commencement de décembre 1840, à quel abaissement la France est-elle descendue ! Si je pouvais goûter quelque plaisir dans l’humiliation d’un gouvernement d’origine française, j’éprouverais une sorte d’orgueil à relire, dans le Congrès de Vérone, ma correspondance avec M. Canning : certes, ce n’est pas celle dont on vient de donner connaissance à la Chambre des députés. D’où vient la faute ? est-elle du prince élu ? est-elle de l’impéritie de ses ministres ? est-elle de la nation même, dont le caractère et le génie paraissent usés ? Nos idées sont progressives, mais nos mœurs les soutiennent-elles ? Il ne serait pas étonnant qu’un peuple âgé de quatorze siècles, qui a terminé cette longue carrière par une explosion de miracles, fût arrivé à son terme. Si vous allez jusqu’à la fin de ces Mémoires, vous verrez qu’en rendant justice à tout ce qui m’a paru beau aux diverses époques de notre histoire, je pense qu’en dernier résultat la vieille société finit[43].

Ici se termine ma carrière politique, Cette carrière devait aussi clore mes Mémoires, n’ayant plus qu’à résumer les expériences de ma course. Trois catastrophes ont marqué les trois parties précédentes de ma vie : j’ai vu mourir Louis XVI pendant ma carrière de voyageur et de soldat ; au bout de ma carrière littéraire, Bonaparte a disparu ; Charles X, en tombant, a fermé ma carrière politique.

J’ai fixé l’époque d’une révolution dans les lettres, et de même dans la politique j’ai formulé les principes du gouvernement représentatif ; mes correspondances diplomatiques valent, je crois, mes compositions littéraires[44]. Il est possible que les unes et les autres ne soient rien, mais il est sûr qu’elles sont équipollentes.

En France, à la tribune de la Chambre des pairs et dans mes écrits, j’exerçai une telle influence, que je fis entrer d’abord M. de Villèle au ministère, et qu’ensuite il fut contraint de se retirer devant mon opposition, après s’être fait mon ennemi. Tout cela est prouvé par ce que vous avez lu.

Le grand événement de ma carrière politique est la guerre d’Espagne. Elle fut pour moi, dans cette carrière, ce qu’avait été le Génie du Christianisme dans ma carrière littéraire. Ma destinée me choisit pour me charger de la puissante aventure qui, sous la Restauration, aurait pu régulariser la marche du monde vers l’avenir. Elle m’enleva à mes songes, et me transforma en conducteur des faits. À la table où elle me fit jouer, elle plaça comme adversaires les deux premiers ministres du jour, le prince de Metternich et M. Canning ; je gagnai contre eux la partie. Tous les esprits sérieux que comptaient alors les cabinets convinrent qu’ils avaient rencontré en moi un homme d’État[45]. Bonaparte l’avait prévu avant eux, malgré mes livres. Je pourrais donc, sans me vanter, croire que le politique a valu en moi l’écrivain ; mais je n’attache aucun prix à la renommée des affaires ; c’est pour cela que je me suis permis d’en parler.

Si, lors de l’entreprise péninsulaire, je n’avais pas été jeté à l’écart par des hommes aveugles, le cours de nos destinées changeait ; la France reprenait ses frontières, l’équilibre de l’Europe était rétabli ; la Restauration, devenue glorieuse, aurait pu vivre encore longtemps, et mon travail diplomatique aurait aussi compté pour un degré dans notre histoire. Entre mes deux vies, il n’y a que la différence du résultat. Ma carrière littéraire, complètement accomplie, a produit tout ce qu’elle devait produire, parce qu’elle n’a dépendu que de moi. Ma carrière politique a été subitement arrêtée au milieu de ses succès, parce qu’elle a dépendu des autres.

Néanmoins, je le reconnais, ma politique n’était applicable qu’à la Restauration. Si une transformation s’opère dans les principes, dans les sociétés et les hommes, ce qui était bon hier est périmé et caduc aujourd’hui. À l’égard de l’Espagne, les rapports des familles royales ayant cessé par l’abdication de la loi salique, il ne s’agit plus de créer au delà des Pyrénées des frontières impénétrables ; il faut accepter le champ de bataille que l’Autriche et l’Angleterre y pourront un jour nous ouvrir ; il faut prendre les choses au point où elles sont arrivées ; abandonner, non sans regret, une conduite ferme mais raisonnable, dont les bénéfices certains étaient, il est vrai, à longue échéance. J’ai la conscience d’avoir servi la légitimité comme elle devait l’être. Je voyais l’avenir aussi clairement que je le vois à cette heure ; seulement j’y voulais atteindre par une route moins périlleuse, afin que la légitimité, utile à notre enseignement constitutionnel, ne trébuchât pas dans une course précipitée. Maintenant, mes projets ne sont plus réalisables : la Russie va se tourner ailleurs. Si j’allais actuellement dans la Péninsule, dont l’esprit a eu le temps de changer, ce serait avec d’autres pensées : je ne m’occuperais que de l’alliance des peuples, toute suspecte, jalouse, passionnée, incertaine et versatile qu’elle est, et je ne songerais plus aux relations avec les rois. Je dirais à la France : « Vous avez quitté la voie battue pour le sentier des précipices ; eh bien ! explorez-en les merveilles et les périls. À nous, innovations, entreprises, découvertes ! venez, et que les armes, s’il le faut, vous favorisent. Où y a-t-il du nouveau ? Est-ce en Orient ? Marchons-y. Où faut-il porter notre courage et notre intelligence ? Courons de ce côté. Mettons-nous à la tête de la grande levée du genre humain ; ne nous laissons pas dépasser ; que le nom français devance les autres dans cette croisade, comme il arriva jadis au tombeau du Christ. » Oui, si j’étais admis au conseil de ma patrie, je tâcherais de lui être utile dans les dangereux principes qu’elle a adoptés : la retenir à présent, ce serait la condamner à une mort ignoble. Je ne me contenterais pas de discours : joignant les œuvres à la foi, je préparerais des soldats et des millions, je bâtirais des vaisseaux, comme Noé, en prévision du déluge, et si l’on me demandait pourquoi, je répondrais : « Parce que tel est le bon plaisir de la France. » Mes dépêches avertiraient les cabinets de l’Europe que rien ne remuera sur le globe sans notre intervention ; que si l’on se distribue les lambeaux du monde, la part du lion nous revient. Nous cesserions de demander humblement à nos voisins la permission d’exister ; le cœur de la France battrait libre, sans qu’aucune main osât s’appliquer sur ce cœur pour en compter les palpitations ; et puisque nous cherchons de nouveaux soleils, je me précipiterais au-devant de leur splendeur et n’attendrais plus le lever naturel de l’aurore.

Fasse le ciel que ces intérêts industriels, dans lesquels nous devons trouver une prospérité d’un genre nouveau, ne trompent personne, qu’ils soient aussi féconds, aussi civilisateurs que ces intérêts moraux d’où sortit l’ancienne société ! Le temps nous apprendra s’ils ne seraient point le songe infécond de ces intelligences stériles qui n’ont pas la faculté de sortir du monde matériel.

Bien que mon rôle ait fini avec la légitimité, tous mes vœux sont pour la France, quels que soient les pouvoirs à qui son imprévoyant caprice la fasse obéir. Quant à moi, je ne demande plus rien ; je voudrais seulement ne pas trop dépasser les ruines écroulées à mes pieds. Mais les années sont comme les Alpes : à peine a-t-on franchi les premières, qu’on en voit d’autres s’élever. Hélas ! ces plus hautes et dernières montagnes sont déshabitées, arides et blanchies.


  1. Ce livre a été écrit à Paris en août et septembre 1830, et revu en décembre 1840.
  2. Les Souvenirs du duc de Broglie sont ici d’accord avec les Mémoires d’Outre-Tombe. « On lisait, dit M. de Broglie, affiché sur la porte même de M. Laffitte, à la Bourse et dans tous les lieux publics, un placard ainsi conçu :

    « Charles X ne peut plus rentrer à Paris ; il a fait couler le sang du peuple ;

    « La République nous exposerait à d’affreuses divisions ; elle nous brouillerait avec l’Europe ;

    « Le duc d’Orléans est un prince dévoué à la cause de la Révolution ;

    « Le duc d’Orléans ne s’est jamais battu contre nous ;

    « Le duc d’Orléans était à Jemmapes ;

    « Le duc d’Orléans a porté les couleurs nationales, le duc d’Orléans peut seul les porter encore.

    « Le duc d’Orléans s’est prononcé ; il accepte la Charte comme nous l’avons toujours voulue et entendue.

    « C’est du peuple français qu’il tiendra sa couronne. »

    « Cette dernière phrase fut immédiatement modifiée ainsi qu’il suit dans un second placard :

    « Le duc d’Orléans ne se prononce pas ; il attend notre vœu ; proclamons ce vœu, il acceptera la Charte comme nous l’avons toujours entendue et voulue. »

    Le duc de Broglie ajoute : « D’où provenaient ces placards ? On sait aujourd’hui qu’ils étaient l’œuvre de MM. Thiers et Mignet, et que le libraire Paulin, fort de leurs amis, donna ses soins à l’impression et à l’affichage. M. Laffitte était-il dans le secret ? Il y a lieu de le présumer. » (Souvenirs du feu duc de Broglie, tome III, p. 314.)

  3. Ary Scheffer (1785-1858). Dès 1821, il avait été choisi pour donner des leçons de peinture aux jeunes princes d’Orléans, auxquels il resta toujours très attaché. La princesse Marie, en mourant, lui légua tous ses dessins.
  4. Hyacinthe-Camille-Odilon Barrot (1791-1873). Très royaliste en 1815, il avait monté la garde dans les appartements du roi, dans la nuit de son départ ; mais il se jeta bientôt dans l’opposition libérale. Préfet de la Seine, d’août 1830 à février 1831 ; député de 1830 à 1848 ; représentant du peuple, de 1848 au 2 décembre 1851 ; ministre et président du Conseil, du 20 décembre 1848 au 30 octobre 1849 ; président du conseil d’État, du 27 juillet 1872 à sa mort (6 août 1873). Ses Mémoires (4 vol. in-8o) ont paru en 1875.
  5. Le capitaine Le Motha est l’officier qu’Alfred de Vigny a immortalisé dans le dernier et admirable épisode de Servitude et Grandeur militaires, — la Vie et la mort du capitaine Renaud.
  6. M. de Guernon-Ranville, qui était alors à Saint-Cloud, raconte ainsi, dans son Journal, cette déplorable scène : « Le prince et le maréchal étaient seuls dans le salon vert de Saint-Cloud ; les explications du duc de Raguse ne satisfirent pas le Dauphin, qui s’écria : « Est-ce que vous voulez nous trahir aussi ? » À ces mots, le maréchal porta la main à son épée. Le prince vit le mouvement ; il s’élança en avant, et, voulant arracher l’épée du fourreau, il se blessa légèrement à la main ; puis, la jetant sur le parquet, il saisit le maréchal au collet, le renversa sur un canapé en appelant à lui les gardes qui se trouvaient dans la salle voisine. En ce moment, l’officier de service, accouru au bruit, ouvrait la porte du salon ; le prince lui ordonna de conduire le maréchal aux arrêts forcés dans sa chambre. Le Roi, instruit de cette scène étrange, en fit quelques reproches au Dauphin, et lui demanda de se réconcilier avec Marmont. On le fit appeler immédiatement ; il fit quelques excuses au prince, qui lui répondit : « J’ai eu moi-même des torts envers vous ; mais votre épée m’a tiré du sang, ainsi nous sommes quittes… » Et il lui tendit la main. »
  7. Ambroise-Anatole-Augustin, marquis de Montesquiou-Fezensac (1788-1878). Entré au service comme simple soldat en 1806, il était en 1814 colonel et aide-de-camp de l’Empereur. En 1816, il devint aide-de camp du duc d’Orléans, puis, en 1823, chevalier d’honneur de la duchesse. Maréchal de camp en 1831, député de la Sarthe de 1834 à 1841, il fut nommé pair de France le 20 juillet 1841, grand d’Espagne et marquis en 1847. Très ami des lettres, il avait publié des Poésies dès 1820. Outre deux autres volumes de poésies intitulés Chants divers (1843), outre des comédies et des drames non représentés, il a traduit en vers les Sonnets, Canzones et Triomphes de Pétrarque, et composé sur Moïse, non pas, comme Chateaubriand, une tragédie en cinq actes, mais un poème en 24 chants.
  8. Auguste-Marie, baron de Berthois (1787-1870). Lieutenant du génie en 1809, il avait fait toutes les campagnes de 1809 à 1814. Il devint sous la Restauration aide-de-camp du duc d’Orléans, qu’il ne quitta pas un instant pendant les journées de juillet, et qui le nomma colonel en 1831, commandeur de la Légion d’honneur et plus tard maréchal de camp. Allié à la famille du comte Lanjuinais, dont il avait épousé la fille en 1822, M. de Berthois fut envoyé à la Chambre des députés, en 1832, par les électeurs de Vitré (Ille-et-Vilaine), qui lui renouvelèrent son mandat jusqu’en 1848.
  9. Elle se composait d’un certain nombre de républicains qui, à mesure que le dénoûment approchait, redoublaient d’efforts. Réunis chez le restaurateur Lointier, ils y délibéraient le fusil à la main. Le 30 juillet, ils envoyèrent au gouvernement provisoire, siégeant à l’Hôtel-de-Ville, une adresse qui commençait par ces mots : « Le peuple hier a reconquis ses droits sacrés au prix de son sang. Le plus précieux de ses droits est de choisir librement son gouvernement. Il faut empêcher qu’aucune proclamation ne soit faite qui désigne un chef lorsque la forme même du gouvernement ne peut-être déterminée. Il existe une représentation provisoire de la nation. Qu’elle reste en permanence jusqu’à ce que le vœu de la majorité des Français ait pu être connu, etc. » La monarchie de Juillet devait trouver devant elle, au premier rang de ses ennemis, les principaux membres de la réunion Lointier, Trélat, Guinard, Charles Teste, Bastide, Poubelle, Charles Hingray, Chevalier, Hubert. Ce dernier fut chargé de remettre au général Lafayette l’adresse votée par la réunion ; il la portait au bout d’une baïonnette. Ce sera lui qui, le 15 mai 1848, prononcera la dissolution de l’Assemblée nationale.
  10. Alexandre-Edme baron Méchin (1772-1849). Il avait été, de l’an IX à 1814, préfet des Landes, de la Roër, de l’Aisne et du Calvados, et, pendant les Cent-Jours, député d’Ille-et-Vilaine. Envoyé en 1819, à la Chambre des députés par les électeurs de l’Aisne qui lui renouvelèrent son mandat jusqu’à la fin de la Restauration, il fut un des orateurs les plus mordants et les plus actifs de l’opposition libérale. Il coopéra à l’établissement du gouvernement de Juillet, qui le nomma préfet du Nord, et bientôt conseiller d’État, fonctions qu’il conserva jusqu’en 1840. On a du baron Méchin une traduction en vers de Juvénal (1827).
  11. Jean-Pons-Guillaume Viennet, député de 1820 à 1837, pair de France de 1839 à 1848, membre de l’Académie française (18 novembre 1830). Ce fut lui qui lut au peuple, le 31 juillet 1830, la nomination du duc d’Orléans comme lieutenant général du royaume. Le XIXe siècle n’a pas eu de versificateur plus fécond ; il a composé des Épîtres, des Satires, des Fables, des tragédies et des comédies en vers, des poèmes épiques, des poèmes héroï-comiques, etc., etc. Ultra-classique en littérature, ultra-conservateur en politique, du moins après 1830, M. Viennet, de 1830 à 1848, a servi de cible aux petits journaux, à la Mode, au Charivari et au Corsaire. Il ripostait d’ailleurs et c’était souvent, entre la presse et lui, un prêté rendu. Avec quelques ridicules, il était homme d’infiniment d’esprit, et ses deux recueils de Fables se lisent avec plaisir. Il a laissé des Mémoires, encore inédits.
  12. Histoire de dix ans, par Louis Blanc, t. I, p. 350.
  13. Jules Bastide (1800-1870). Il avait arboré le premier, en juillet 1830, le drapeau tricolore au faîte des Tuileries. Après la Révolution de février, il fut ministre des affaires étrangères, du 28 février au 20 décembre 1848. Lors de sa nomination, on prêta à Marrast, son ancien collaborateur au National, ce mot qui a plusieurs fois servi depuis : « Bastide est étranger aux affaires : plaçons-le aux affaires étrangères. »
  14. Jacques-Léonard-Clément Thomas (1809-1871). Le 15 mai 1848, il fut nommé commandant en chef de la garde nationale de la Seine ; mais peu de semaines après, ayant, à la tribune de l’Assemblée nationale, appelé la croix de la Légion d’honneur un « hochet de la vanité », il fut interrompu, insulté, et dut donner sa démission de commandant. Lors du coup d’État de 1851, il tenta vainement de soulever la Gironde, qui l’avait élu représentant en 1848. Il fut exilé, refusa l’amnistie de 1859 et ne rentra qu’après le 4 septembre 1870. Nommé pendant le siège commandant supérieur des gardes nationales de la Seine, il adressa sa démission au général Trochu le 14 février 1871 et rentra dans la vie privée. Le 18 mars, dès le début de l’insurrection, reconnu et arrêté sur la place Pigalle par plusieurs gardes nationaux, il fut conduit au comité central de Montmartre, rue des Rosiers, et fusillé.
  15. C’est par Joubert et son ami Dugied que la Charbonnerie a été introduite en France. Impliqués l’un et l’autre dans la Conspiration du 19 août 1820, dite Conspiration militaire du Bazar, ils allèrent offrir leurs bras à la révolution de Naples et furent alors affiliés à la Société secrète qui enveloppait l’Italie. Dugied, qui en revint le premier, rapporta les règlements et ornements charbonniques, et se réunit à Bazard, Buchez, Flotard, Cariol aîné, Sigaud, Guinard, Corcelles fils, Sautelet et Rouen aîné, pour fonder, dans les derniers jours de 1820, l’association qui devait, pendant les années qui allaient suivre, exercer une si grande et si déplorable influence. Joubert fut, en 1822, un des principaux agents du complot de Belfort. Il réussit encore à s’échapper et gagna l’Espagne, où il se battit contre les soldats français. Au combat de Llers, il fut fait prisonnier. Comme il avait reçu deux coups de feu à la jambe, il fut conduit à l’hôpital de Perpignan, d’où son ami Dugied parvint, à prix d’or, à le faire évader. Il put gagner la Belgique, où il resta jusqu’en 1830. — Voir la Notice sur la Charbonnerie. par M. Trélat, dans Paris révolutionnaire ; 1848.
  16. Édouard-Louis-Godefroi Cavaignac, frère aîné du général Eugène Cavaignac (1801-1845). La monarchie de juillet n’eut pas d’adversaire plus redoutable. Homme de plume et homme d’action, conspirateur ardent autant qu’habile, chef de la Société des Droits de l’homme, il ne cessa, pendant quinze ans, de lutter pour le triomphe de la Révolution et du communisme, avec toutes les armes et sur tous les terrains, dans la rue et dans la presse, à la Cour d’Assises et à la Cour des pairs, en prison et en exil. Il mourut à la peine, en 1845, le 5 mai, comme Napoléon. N’avait-il pas été le Napoléon de l’émeute ?
  17. André-Louis-Augustin Marchais (1800-1857). Encore un conspirateur émérite ! Il prit part, en 1820, à la Conspiration du 19 août, et se fit, en 1821, affilier à la Charbonnerie, dont il devint l’un des chefs. Sous Louis-Philippe, il est l’un des accusés du procès d’avril 1834. En 1848, il est l’un des commissaires extraordinaires de Ledru-Rollin. Sous le Second Empire, en 1853, il est arrêté comme membre de la Société secrète la Marianne et condamné à trois ans de prison. Rendu quelque temps après à la liberté, il quitte la France et va mourir à Constantinople.
  18. Marie-Anne-Joseph Degousée (1795-1862). Après avoir conspiré sous la Restauration et concouru activement aux journées de Juillet 1830, il conspira sous Louis-Philippe et se battit sur les barricades de février 1848. Député de la Sarthe à l’Assemblée constituante, il soutint le gouvernement du général Cavaignac. Non réélu à la Législative, il reprit ses fonctions d’ingénieur civil et s’occupa principalement du forage des puits artésiens.
  19. Joseph Augustin Guinard (1799-1874). Comme Degousée, il conspira contre le gouvernement de la Restauration et contre la monarchie de Juillet. Comme lui, représentant du peuple à la Constituante, il appuya le général Cavaignac ; comme lui encore, il ne fut pas réélu à la Législative ; mais, au lieu de rentrer sagement dans la vie privée, il fit cause commune, le 13 juin 1849, avec les députés de la Montagne et fut arrêté au Conservatoire des Arts-et-Métiers. Traduit devant la Haute-Cour de Versailles et condamné à la déportation perpétuelle, il fut détenu successivement à Doullens et à Belle-Isle. Il fut rendu à la liberté en 1854, et vécut depuis lors dans la retraite.
  20. Ministre plénipotentiaire de Suède près la cour de France. — Le comte Gustave de Lœvenhielm était, depuis 1818 à Paris, où il résida pendant trente-huit ans. Possesseur d’une grande fortune, il l’employait à secourir les malheureux et à protéger les arts.
  21. « L’auteur, dit ici M. de Marcellus, p. 389, a négligé de citer la source où il a puisé ces détails biographiques concernant sir Charles Stuart, ambassadeur britannique à Paris pendant son ministère. Je vais y suppléer. Cette source, c’est moi-même. C’est moi, en effet, qui osai soulever à ses yeux, mais pour son édification privée, un coin du voile qui cachait ces mystères galants de la diplomatie. » Sur lord Stuart, voir au tome IV, la note de la page 276 (note 35 du Livre IX de la Troisième Partie).
  22. C’est à peu près ce que j’écrivais à M. Canning, en 1823. (Voyez le Congrès de Vérone.) Ch.
  23. Sur Pozzo di Borgo, ambassadeur de Russie, voir, au tome IV, la note 1 de la page 16 (note 15 du Livre V de la Troisième Partie).
  24. Ministre plénipotentiaire de Prusse à Paris, de 1824 à 1837. — Son fils, le baron Charles de Werther, fut appelé, au mois d’octobre 1869, à remplacer à Paris le comte de Goltz, avec le double titre d’ambassadeur de la Prusse et de la Confédération de l’Allemagne du Nord ; il garda ce poste jusqu’à la rupture des relations diplomatiques au mois de juillet 1870.
  25. Il semblerait ressortir, du contexte de cette phrase que le prince Esterhazy, au moment de la révolution de Juillet, était ambassadeur à Paris. Ce serait une erreur. L’ambassadeur d’Autriche à Paris, en 1830, était le comte d’Appony.
  26. Étienne Tardif de Pommeroux, comte de Bordesoulle (1771-1837). Il prit part à toutes les guerres de la Révolution et de l’Empire, se rallia en 1814 au gouvernement des Bourbons et suivit Louis XVIII à Gand. En 1823, nommé général en chef du corps de réserve à l’armée d’Espagne, il établit le blocus de Cadix et prit une grande part à la victoire du Trocadéro. Au retour de cette campagne, il fut élevé à la pairie. Il ne refusa pas le serment au gouvernement de Louis-Philippe, et resta à la Chambre haute jusqu’à sa mort.
  27. Ce que dit ici Chateaubriand, un des plus illustres serviteurs de la monarchie de Juillet le dira plus tard, à son tour : « C’eût été certainement un grand bien pour la France, a écrit M. Guizot, et, de sa part, un grand acte d’intelligence, comme de vertu politique, que sa résistance se renfermât dans les limites du droit monarchique et qu’elle ressaisît ses libertés sans renverser le gouvernement. On ne garantit jamais mieux le respect de ses propres droits qu’en respectant les droits qui les balancent ; et, quand on a besoin de la monarchie, il est plus sûr de la maintenir que de la fonder. » M. Guizot ajoute : « La royauté de M. le duc de Bordeaux, avec M. le duc d’Orléans pour régent, eût été la solution la plus constitutionnelle et aussi la plus politique. » (Mélanges historiques et politiques, par M. Guizot, préface, p. xxiii.)
  28. Jean-François Jacqueminot, vicomte de Ham (1787-1865). Colonel sous l’Empire, et chargé, après Waterloo, de reconduire la brigade Wathier dans le Midi, il brisa son épée pour ne pas assister au licenciement de l’armée. Il se retira à Bar-le-Duc, où il fonda une filature, dans laquelle il plaça de vieux soldats de la République et de l’Empire. Député des Vosges au moment des journées de Juillet, il y prit une part active, et il fut nommé, après la retraite de La Fayette, maréchal de camp et chef d’état-major de la garde nationale parisienne. Lieutenant-général depuis 1837, créé vicomte par Louis-Philippe, il devint, en 1842, commandant supérieur de la garde nationale. Il l’était encore au 24 février 1848, et il vit alors cette même garde, dont il avait en 1830 applaudi la révolte, méconnaître ses ordres pour suivre les exemples qu’il avait lui-même autrefois donnés.
  29. Voyez ci-dessus la note 1 de la page 71 (note 86 du Livre XII de la Troisième Partie).
  30. « Le général Pajol m’a dit à moi-même, peu de temps avant sa mort, que dans sa longue carrière militaire il ne s’était jamais cru si près de subir une défaite. » (Marcellus, Chateaubriand et son temps, p. 392.)
  31. « Durant le court intervalle du 3 au 7 août, dit M. Villemain, j’ai vu, chez Mme Récamier, M. de Chateaubriand sollicité par les prévenances d’un homme de grand nom et d’un esprit lettré, alors chevalier d’honneur de la duchesse d’Orléans : il s’agissait d’une visite au Palais-Royal. M. de Chateaubriand accepta. » (M. de Chateaubriand, sa vie et ses écrits, p. 493.) — Le chevalier d’honneur de la duchesse d’Orléans, dont Villemain ne donne pas ici le nom, jugeant sans doute ces menus détails indignes de la majesté de l’histoire, était M. Anatole de Montesquiou, deux fois nommé par Chateaubriand, qui n’avait pas les mêmes scrupules. L’auteur des Mémoires avait déjà eu occasion de parler de M. de Montesquiou. Voir plus haut pages 338 et 339 et la note 1 de la page 338 (Livre XV de la Troisième Partie et note 7 du Livre XV de la Troisième Partie).
  32. « Dans ces jours si pressés, dit M. Villemain, page 496, M. de Chateaubriand fut, encore une fois, appelé près de la duchesse d’Orléans, seule avec Mme Adélaïde, et il reçut d’elle l’offre directe de l’ambassade de Rome, avec le vœu le plus formel de la lui voir accepter, dans l’intérêt de la religion. »
  33. Louis-Clair, comte de Beaupoil de Sainte-Aulaire (1778-1854). Beau-frère de M. Decazes et député de 1815 à 1829, il combattit le ministère Villèle et accueillit avec faveur le ministère Martignac. À la mort de son père (19 février 1829), il entra à la Chambre des pairs. Absent au moment de la Révolution de Juillet, il revint en hâte à Paris ; après quelques hésitations, il adhéra au gouvernement nouveau et reçut l’ambassade de Rome, puis celle de Vienne (1833) et enfin celle de Londres, qu’il occupa de 1841 à 1847. Auteur d’une remarquable Histoire de la Fronde (1827), il fut élu, le 7 janvier 1841, membre de l’Académie française. Il a laissé sur ses diverses ambassades des Mémoires, encore inédits ; il en avait fait quelques lectures à l’Académie, et un bon juge, M. Désiré Nisard, les a caractérisés en ces termes : « Le style de ces Mémoires, précis comme le veut la langue des affaires, pesé et non compassé, comme doit l’être une conversation qui sera répétée ; grave et élevé par moments comme l’histoire ; familier et gracieux, comme les entretiens de politesse qui précèdent les discussions d’affaires, n’ajoutera pas peu aux titres de M. de Sainte-Aulaire comme écrivain. » (Réponse de M. Nisard au discours de réception de M. le duc Victor de Broglie.)
  34. Auxonne-Marie-Théodose, comte de Thiard de Bissy (1772-1852). Il était fils de Claude VIII de Thiard, comte de Bissy, lieutenant-général des armées du Roi, gouverneur des ville et château d’Auxonne, gouverneur du Palais-Royal, des Tuileries à Paris, l’un des quarante de l’Académie française. Il était neveu du comte de Thiard, commandant du roi en Bretagne en 1789, guillotiné le 26 juillet 1794. (Voir au tome I, la note 1 de la page 250 (note 52 du Livre V de la Première Partie) Auxonne-Marie-Théodose émigra en 1791 et servit à l’armée de Condé jusqu’en 1799. Sous l’Empire, après avoir été employé par Napoléon dans ses armées et sa diplomatie, il fut disgracié en 1807 et vécut dans la retraite jusqu’en 1814. Après avoir été représentant aux Cent-Jours, il fut député de 1820 à 1834 et de 1837 à 1848. Quoique ancien émigré, quoique né au château des Tuileries, il ne cessa, sous la Restauration comme sous la monarchie de Juillet, de siéger à l’extrême-gauche.
  35. François Duris-Dufresne (1769-1837). C’était, lui aussi, un ancien officier. Après avoir fait partie du Corps législatif, de l’an XII à 1809, il entra, en 1827, à la Chambre des députés et vota avec le côté gauche. Il adhéra à la Révolution de Juillet et à l’avènement de Louis-Philippe ; mais les événements le rejetèrent bientôt dans l’opposition dynastique. Réélu le 5 juillet 1831, il siégea cette fois à l’extrême-gauche, signa le compte rendu de 1832, et fut de ceux qui se récusèrent (1833) dans l’affaire du journal la Tribune. En 1834, il cessa de faire partie de la Chambre.
  36. Cormenin n’a point donné place à Chateaubriand dans son Livre des Orateurs, et il a eu raison, puisque aussi bien tous les discours de l’auteur du Génie du Christianisme sont des discours écrits. Il n’en reste pas moins que plusieurs de ces discours sont admirables ; en particulier, celui du 7 août 1830, à la Chambre des pairs, ou encore celui sur la guerre d’Espagne, prononcé par Chateaubriand à la Chambre des députés le 25 février 1823.
  37. Le président de la Chambre des pairs était alors, et depuis le 4 août, le baron Pasquier. On lit dans ses Mémoires, t. VI, p. 331 : « M. Pastoret ayant donné sa démission de chancelier et de président de la Chambre des pairs, il fallut pourvoir à son remplacement ; le choix était tombé sur moi. Je pourrais dire que ce n’était pas une affaire de préférence, tous les membres de la Chambre en état de la présider se trouvant ou absents ou dans des positions qui ne permettaient pas de penser à eux. J’hésitai beaucoup avant d’accepter, mais la conservation de la Chambre des pairs était pour le pays de la plus haute importance. Je la savais menacée ; cette considération me décida. Je pris possession du fauteuil à la séance du 4 août… »
  38. Le baron Louis.
  39. C’était toujours M. de Sémonville. Chateaubriand, qui ne le pouvait souffrir, disait un jour de lui à M. de Marcellus : « Souple à tous les régimes, il a passé du Sénat à la pairie héréditaire, puis déshéritée ; peu lui importent les hommes, pourvu qu’il garde ses traitements. Populus me sibilat, at mihi plaudo… » Chateaubriand et son temps, p. 387.
  40. M. Dupont de l’Eure.
  41. Dans son itinéraire de Rambouillet à Cherbourg, le cortège royal, en traversant le val de Vire, passa non loin de la maison de Chênedollé, l’ami de Chateaubriand. Le généreux poète était sur la route, entouré de tous les siens, tenant à la main des branches de lis qu’ils offrirent au vieux roi prêt à quitter, pour ne plus les revoir, les rivages de la patrie : noble et touchante inspiration ! Adieux de la Poésie à la Royauté sur le chemin de l’exil ! Traduction vraiment française du vers de Virgile : Manibus date lilia plenis !
  42. Ce fut le 16 août que Charles X s’embarqua à Cherbourg. Voir, à l’Appendice, le no V : Le Départ de Cherbourg.
  43. (Note. Paris, 3 décembre 1840.) Ch.
  44. Chateaubriand ne disait ici rien que de vrai. Ses correspondances diplomatiques sont des chefs-d’œuvre. Un juge autorisé, l’auteur de la Politique de la Restauration en 1822 et 1823, n’a rien exagéré, lorsqu’il a écrit : « Réunissez tout ce que nous font lire ici les Mémoires d’Outre-tombe, aux dépêches que l’Histoire du Congrès de Vérone et la Politique de la Restauration ont mises sous vos yeux, et vous aurez une sorte de manuel de l’art de la Négociation écrite. On ne rend pas encore une justice complète à la direction imprimée alors à la France par M. de Chateaubriand, à cette correspondance intime qu’il adressait, toute de sa main, aux quatre coins de l’Europe ; enfin à son action personnelle toujours mise en avant et à la place de l’action de ses collaborateurs subalternes : l’exercice sans doute en a été trop court, ou peut-être l’éclat de ses œuvres littéraires a-t-il fait pâlir cette part de sa renommée ; mais, en la signalant à nos jeunes successeurs, qui fréquentent aujourd’hui le vestibule du métier, les archives des Affaires étrangères, nous ne nous lasserons pas de leur dire que nul athlète, dans les temps modernes, n’a tenu d’une main plus ferme et porté plus avant les armes du combat politique et le sceptre de la diplomatie. » (M. de Marcellus, Chateaubriand et son temps, p. 395.)
  45. Voyez les lettres et dépêches des diverses cours, dans le Congrès de Vérone ; consultez aussi l’Ambassade de Rome. Ch.