Mémoires d’un Éléphant blanc/V

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Armand Colin et Cie (p. 31-33).



Chapitre V

LA DOT DE SAPHIR-DU-CIEL

Un jour mon mahout qui, comme tous les mahouts d’ailleurs, avait l’habitude de me faire journellement de longs discours, que j’avais fini par comprendre, se posa devant moi, les bras croisés comme il le faisait quand il voulait être écouté. Je fus tout de suite attentif, car je voyais à son air ému et agité qu’il s’agissait cette fois de quelque chose de grave.

— Roi-Magnanime, me dit-il, devons-nous nous réjouir, ou devons-nous pleurer ? Une vie nouvelle est-elle un bien, ou est-elle un mal ? Faut-il désirer le changement ou faut-il le redouter ? Voilà les questions qui se balancent dans ma tête comme les deux plateaux d’une bascule. Toi qui fus un roi et qui es maintenant un éléphant, si tu pouvais parler, tu me répondrais ; tu saurais me dire si, dans tes nombreuses transformations, le changement t’a causé de la joie ou du regret. Ta sagesse mettrait fin à mon anxiété, peut-être ; car, peut-être aussi, tu n’en sais pas plus long que moi et tu me dirais seulement : Résignons-nous

mon mabout se posa devant moi les bras croisés.
à ce que nous ne pouvons empêcher et attendons pour pleurer ou pour nous réjouir que les événements nous aient été bons ou mauvais. Eh bien ! faisons ainsi, Roi-Magnanime, résignons-nous et attendons. Ce que nous devons attendre, voilà ce que tu ne sais pas et ce que je vais te dire.

Notre grand roi, Phra, Putie, Chucka, Ka, Rap, Si, Klan, Si, Kla, Mom, Ka, Phra, Putie, Chow (car je ne peux nommer le roi sans lui donner tous ses titres, moi, un simple mahout, quand le premier ministre lui-même ne le pourrait pas) ; notre grand roi, donc, est père de plusieurs princes et aussi d’une princesse, une jolie princesse déjà grande et en âge de se marier. Eh bien ! voilà, justement on la marie. Le roi, Phra, Putie, Chucka… a accordé la princesse Saphir-du-Ciel, à un prince hindou, le prince de Golconde, et ce mariage, qui semble ne nous intéresser que de bien loin, va complètement bouleverser notre vie. Sache, Roi-Magnanime, que ta glorieuse personne fait partie de la dot de la princesse. Oui, c’est ainsi ; sans t’avoir demandé si cela te plaisait on fait cadeau de toi à un prince inconnu qui, peut-être, n’aura pas pour Ta Majesté les égards qu’elle mérite. Et moi, moi le pauvre mahout, que suis-je sans le noble éléphant que je conduis ? Et qu’est Sa Majesté sans moi ? Aussi on me donne avec toi ; je suis un fragment de la dot royale ; nous sommes liés jusqu’à la mort ; nous ne faisons qu’un ; tu iras donc où je te conduirai et où tu iras j’irai. Ô Roi-Magnanime ! devons-nous nous réjouir ou pleurer ?

Je ne le savais vraiment pas, et j’étais très troublé de ce que je venais d’apprendre. Quitter cette vie si douce et si tranquille, qui m’ennuyait cependant quelquefois par son inaction et sa monotonie ; abandonner ce beau palais si abondamment pourvu de toutes les bonnes choses ! de cela on pouvait pleurer ; mais aussi, voir de nouveaux pays, de nouvelles villes, connaître d’autres aventures, de cela, peut-être, fallait-il se réjouir. Comme mon mahout, je conclus que le meilleur était d’attendre, et, pour le moment, de se résigner.