Mémoires d’un Éléphant blanc/XVII

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Armand Colin et Cie (p. 105-109).



Chapitre XVII

L’ENLÈVEMENT

Un jour, une idée très coupable me vint.

Parvati s’était montrée depuis quelque temps extrêmement agacée par les exigences de plus en plus nombreuses de son état de princesse, par les réceptions, les parades, les longues dissertations des brahmanes sur la vie présente et future, les interminables poèmes que récitait, d’une voix traînante, à propos des moindres événements arrivés au palais, le poète de la cour.

— Ah ! disait-elle, être libre, n’être qu’une simple mortelle, faire seulement ce que l’on veut, sans souci de paraître sous un masque, sans être forcée de sourire quand on voudrait pleurer, d’être grave quand on voudrait rire !…

Être libre ! Moi aussi, j’y pensais pendant les longues journées où j’étais privé d’elle… Eh bien ! c’était facile ! il fallait nous échapper, nous enfoncer dans la forêt, ne plus revenir.

J’évitai de réfléchir à tout ce qu’un pareil projet avait de criminel, je repoussai toutes les objections qui auraient pu me venir, et, en quittant un jour le palais de Golconde, comme pour une promenade ordinaire, j’étais parfaitement décidé à ne pas y revenir.

J’atteignis la forêt, plus vite que de coutume, et je m’enfonçai dans des régions où nous ne nous étions pas encore aventurés.

Arrivé là, j’étais sauvé. Je savais bien qu’on ne viendrait pas nous poursuivre, car il n’avait pas plu depuis longtemps et la terre sèche ne gardait aucune empreinte de mes énormes pieds. Cependant, pour plus de sûreté, et pour dérouter même le flair des chiens je marchai pendant près d’une demi-heure dans le lit rocheux d’un ruisseau peu profond, et quand je remontai sur la terre opposée, je pus me dire en toute confiance que j’étais bien seul pour longtemps avec ma chère petite princesse Parvati.

Enfin ! j’avais donc quitté cette cour où tout me séparait de mon amie : le cérémonial, l’étiquette, les grandes fêtes officielles et les mille soins de toilette qu’elle était obligée de prendre à toute heure du jour afin de ne paraître jamais en public vêtue de la même robe.

Maintenant il ne serait plus question de tout cela. Elle allait vivre bien tranquillement, bien heureusement dans les bois, comme une petite anachorète, servie par un grand esclave blanc. Et je la servirais si bien, j’aurais pour elle tant de prévenances, tant d’inquiétudes, tant d’affection, tant d’amour !

Elle était si légère sur mon clos que je ne la sentais pas du tout, pas plus que si une mouche verte ou un oiseau bleu du Bengale s’était posé sur ma peau rude. Mais je l’entendais bien chanter et sa voix me ravissait. Elle chantait un récit très long et très beau que ses filles d’honneur lui avaient appris et qu’on appelait le Gita Govinda. Je crois qu’elle ne le comprenait pas très bien, mais elle l’aimait à cause de cela.

De temps en temps, je relevais jusqu’à elle le bout de ma trompe et elle me donnait une poignée de main, en riant. Elle était très joyeuse de ce voyage, car c’était bien le premier qu’elle faisait. Certes on lui avait parlé de cette partie de la forêt pleine de fleurs rouges, mais elle savait qu’on ne l’y mènerait pas, de peur qu’un gros fruit, tombé d’un arbre, ne blessât ses membres délicats, ou qu’un serpent dangereux ne s’élançât sur elle.

Plus on le lui défendait, plus elle désirait aller là, sans doute, car elle n’aimait pas qu’il y eût pour elle des obstacles et des interdictions. Aussi, avec quelle joie avait-elle laissé son bon ami Iravata la conduire au bois défendu !

Au bout de deux heures, nous fûmes en pleine forêt sauvage. Les arbres, au-dessus de nos têtes, avaient une hauteur prodigieuse et leurs cimes étaient si épaisses que le soleil ne les traversait pas. Les plantes ne poussaient pas à leurs pieds : il n’y avait pas de buissons, pas de lianes, rien qu’une innombrable quantité de troncs maigres et sans branches, comme si nous avions pénétré dans la colonnade d’un temple immense. Parvati avait un peu peur maintenant de cette grande solitude et de ce profond silence. Elle avait cessé de chanter et, quand elle me parlait, sa voix était toute triste.

Je me mis alors à courir dans une autre direction ; je me rappelais qu’à une petite distance de là, le terrain montait en pente douce jusqu’à une colline peu élevée qui était célèbre par sa beauté ; ce fut de ce côté que je me dirigeai et j’y parvins en quelques minutes. Un vent parfumé apportait de là le bruit des oiseaux dans les feuilles : Parvati recommença à chanter.

Cette nouvelle forêt était merveilleuse. Il y avait tant de fleurs sur la terre, que j’eus bientôt les pieds tout rouges de les avoir écrasées, comme si j’avais marché dans le sang. Les arbres avaient plus de fleurs que de feuilles, et des buissons d’abeilles pendaient à toutes les branches. De petites corolles jaunes et bleues poussaient sur les troncs eux-mêmes après avoir percé l’écorce. Il y avait des parterres de plantes grasses où s’épanouissaient des fleurs épaisses. C’étaient les fleurs sacrées où les esprits bienfaisants habitent, dispensateurs des grandes joies et des désirs réalisés.

Parvati voulut descendre pour en cueillir quelques-unes ; j’enroulai ma trompe doucement autour de sa longue taille flexible et je la déposai comme une fleur au milieu de ces fleurs cramoisies. Elle arracha de leurs tiges les sept plus belles corolles, fit un trou au fond de chacune et y fit passer une mince liane qui les réunit sans les serrer. Après cela, elle défit ses tresses rapidement, secoua tous ses cheveux sur son dos et y attacha comme elle put sa guirlande. Je ne l’avais jamais vue si jolie : ses parures de cour chargeaient à l’excès sa petite tête faible que les couronnes et les colliers faisaient pencher sur l’épaule. J’aurais voulu toujours la voir ainsi avec cette coiffure fleurie qu’elle s’était faite elle-même, sans esclave et sans miroir.

Je la replaçai doucement sur mon cou et je repris ma marche dans la forêt : les lianes devenaient si nombreuses et si hautes que je ne pouvais plus les enjamber ; parfois j’étais obligé de me dresser sur mes pieds de derrière et de poser ceux de devant sur un faisceau de lianes vertes qui me barraient le chemin. Le poids de mon corps était à peine suffisant pour faire craquer ces barrières naturelles et me livrer passage en avant.

Souvent aussi, les arbres étaient si près les uns des autres et les branches si basses que ma chère petite Parvati aurait pu s’y blesser la figure ou s’égratigner aux épines. Alors je soulevais très haut avec ma trompe tout ce qui aurait pu toucher la princesse, afin que rien, pas même une fleur ne lui fît cligner les yeux.

Tout ce qu’elle voyait la tentait. De grands oiseaux qui passaient avec des plumes extraordinaires lui laissaient le regret de ne les avoir pas pris pour faire de leur queue verte et rose un éventail merveilleux. Elle aurait voulu les petits singes gris qui se moquaient d’elle au bout des branches et lui jetaient des fruits légers dans les cheveux. Elle aurait voulu les gros insectes qui brillaient dans la lumière et ceux qui bourdonnaient autour des grappes bleues. Hélas ! je ne pouvais rien lui donner de tout cela ; d’ailleurs, je n’aurais pas voulu continuer ce voyage avec toute une ménagerie sur mon dos ; et, s’il faut le dire, j’étais un peu jaloux de l’attention que prêtait Parvati à toutes ces choses plus belles que moi.

Le soleil allait se coucher et la forêt devenait toute transfigurée dans les rayons rouges du soir, quand nous arrivâmes au bord du lac, tout entouré d’arbres et tellement couvert de lotus qu’on ne voyait presque pas ses eaux.

Parvati voulut descendre ; je l’aidai, mais je me repentis bientôt de mon imprudence quand je vis mon amie dénouer son grand pagne de soie d’or, le jeter sur la berge et plonger dans l’eau lumineuse.

Comme une bonne très prudente, j’avais peur des rhumes pour ma petite maîtresse et je lui fis de grands signes de trompe pour l’engager à remonter. Alors elle me supplia des yeux, prit un lotus dans chaque main et se croisa les bras sur la poitrine, comme on fait devant les statues de la déesse Laschmi quand on veut l’implorer pour une grâce ou la remercier de l’avoir accordée.

Je la laissai donc faire ; je fus assez faible pour cela. Elle était si joyeuse et si vive. Parmi les grands lotus qu’elle écartait en marchant sur le fond du lac, je ne voyais que sa petite tête ronde, ses yeux brillants comme la nuit et sa bouche rieuse entre ses cheveux mouillés. Elle laissait dans l’eau, derrière elle, tout un sillage parfumé, où s’en allaient la poudre bleue et l’essence de santal sacré qu’on avait répandues sur elle pour lui donner la couleur du ciel. Et bientôt elle n’aurait été qu’une petite fille comme les autres, si elle n’avait conservé dans son regard un éclair de royauté.