Mémoires d’un âne/5

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Hachette (p. 39-48).



V

LE CIMETIÈRE


Nous marchions au pas, et nous approchions du cimetière du village, qui est à une lieue du château. « Si nous retournions, dit Caroline, et que nous reprenions le chemin de la forêt ? »

— Pourquoi cela ? dit Cécile.

Caroline.

C’est que je n’aime pas les cimetières.

Cécile, d’un air moqueur.

Pourquoi n’aimes-tu pas les cimetières ? Est-ce que tu as peur d’y rester ?

— Non, mais je pense aux pauvres gens qui y sont enterrés, et j’en suis attristée. »

Les enfants se moquèrent de Caroline, et passèrent exprès tout contre le mur. Ils allaient le dépasser, lorsque Caroline, qui paraissait inquiète, arrêta son âne, sauta à terre, et courut à la grille du cimetière.

« Que fais-tu, Caroline ? où vas-tu ? » s’écrièrent les enfants.

Caroline ne répondit pas ; elle poussa précipitamment la grille, entra dans le cimetière, regarda autour d’elle, et courut vers une tombe fraîchement remuée.

Ernest l’avait suivie avec inquiétude, et la rejoignit au moment où, se baissant vers la tombe, elle relevait un pauvre petit garçon de trois ans dont elle avait entendu les gémissements.

« Qu’as-tu, mon pauvre petit ? Pourquoi pleures-tu ? »

L’enfant sanglotait et ne pouvait répondre ; il était très joli et misérablement vêtu.

Caroline.

Comment es-tu tout seul ici, mon pauvre petit ?

L’enfant, sanglotant.

Ils m’ont laissé ici ; j’ai faim.

Caroline.

Qui est-ce qui t’a laissé ici ?

L’enfant, sanglotant.

Les hommes noirs ; j’ai faim.

Caroline.

Ernest, va vite chercher nos provisions ; il faut donner à manger à ce pauvre petit ; il nous expliquera ensuite pourquoi il pleure et pourquoi il est ici.

Ernest courut chercher le panier aux provisions, pendant que Caroline tâchait de consoler l’enfant. Peu d’instants après Ernest reparut, suivi de toute la bande, que la curiosité attirait. On donna à l’enfant du poulet froid et du pain trempé dans du vin ; à mesure qu’il mangeait, ses larmes se séchaient, son visage reprenait un air riant. Quand il fut rassasié, Caroline lui demanda pourquoi il était couché sur cette tombe.



L’enfant.

C’est grand’mère qu’ils ont mise là. Je veux attendre qu’elle revienne.

Caroline.

Où est ton papa ?

L’enfant.

Je ne sais pas, je ne le connais pas.

Caroline.

Et ta maman ?

L’enfant.

Je ne sais pas ; des hommes noirs l’ont emportée comme grand’mère.

Caroline.

Mais qui est-ce qui te soigne ?

L’enfant.

Personne.

Caroline.

Qui est-ce qui te donne à manger ?

L’enfant.

Personne ; je tétais nourrice.

Caroline.

Où est-elle ta nourrice ?

L’enfant.

Là-bas, à la maison.

Caroline.

Qu’est-ce qu’elle fait ?

L’enfant.

Elle marche ; elle mange de l’herbe.

Caroline.

De l’herbe ?

Et tous les enfants se regardèrent avec surprise.

« Elle est donc folle ? » dit tout bas Cécile.

Antoine.

Il ne sait ce qu’il dit, il est trop jeune.

Caroline.

Pourquoi ta nourrice ne t’a-t-elle pas emporté ?

L’enfant.

Elle ne peut pas ; elle n’a pas de bras.

La surprise des enfants redoubla.

Caroline.

Mais alors comment peut-elle te porter ?

L’enfant.

Je monte sur son dos.

Caroline.

Est-ce que tu couches avec elle ?

L’enfant, souriant.

Oh non ! je serais trop mal.

Caroline.

Mais où couche-t-elle donc ? N’a-t-elle pas un lit ?

L’enfant se mit à rire et dit :

— Oh non ! elle couche sur la paille.

— Que veut dire tout cela ? dit Ernest. Demandons-lui de nous mener dans sa maison, nous verrons sa nourrice ; elle nous expliquera ce qu’il veut dire.

— J’avoue que je n’y comprends rien, dit Antoine.

Caroline.

Peux-tu retourner chez toi, mon petit ?

L’enfant.

Oui, mais pas tout seul ; j’ai peur des hommes noirs ; il y en a plein la chambre de grand’mère.

Caroline.

Nous irons tous avec toi ; montre-nous par où il faut aller. »

Caroline remonta sur son âne, et prit le petit garçon sur ses genoux. Il lui indiqua le chemin, et, cinq minutes après, nous arrivâmes tous à la cabane de la mère Thibaut, qui était morte de la veille et enterrée du matin. L’enfant courut à la maison et appela : « Nourrice, nourrice ! » Aussitôt une chèvre bondit hors de l’écurie restée ouverte, courut à l’enfant et témoigna sa joie de le revoir par mille sauts et caresses. L’enfant l’embrassait aussi ; puis il dit : « Téter, nourrice ». La chèvre se coucha aussitôt par terre ; le petit garçon s’étendit près d’elle et se mit à téter comme s’il n’avait ni bu ni mangé.

« Voilà la nourrice expliquée, dit enfin Ernest. Que ferons-nous de cet enfant ?

— Nous n’avons rien à en faire, dit Antoine qu’à le laisser là avec sa chèvre. »

Les enfants se récrièrent tous avec indignation.

Caroline.

Ce serait abominable d’abandonner ce pauvre petit ; il mourrait peut-être bientôt, faute de soins.

Antoine.

Que veux-tu en faire ? Vas-tu l’emmener chez toi ?

Caroline.

Certainement ; je prierai maman de faire demander qui il est, s’il a des parents, et, en attendant, de le garder à la maison.

Antoine.
Et notre partie d’âne ? Nous allons donc tous rentrer ?

Le petit garçon s’étendit près d’elle et se mit à téter.

Caroline.

Mais non, Ernest aura la complaisance de m’accompagner. Continuez, vous autres, votre promenade ; vous êtes encore quatre, vous pouvez bien vous passer de moi et d’Ernest.

— Au fait, elle a raison, dit Antoine ; remontons à âne et continuons notre promenade.

Et ils partirent, laissant la bonne Caroline avec son cousin Ernest.

« Comme c’est heureux qu’on ne m’ait pas écoutée et qu’on ait voulu me taquiner en passant si près du cimetière, dit Caroline : sans cela je n’aurais pas entendu pleurer ce pauvre enfant et il aurait passé la nuit entière sur la terre froide et humide ! »

C’était moi qu’Ernest montait. Je compris, avec mon intelligence accoutumée, qu’il fallait arriver le plus promptement possible au château. Je me mis donc à galoper, mon camarade me suivit, et nous arrivâmes en une demi-heure. On fut d’abord effrayé de notre retour si prompt. Caroline raconta ce qui leur était arrivé avec l’enfant. Sa maman ne savait trop qu’en faire, lorsque la femme du garde offrit de l’élever avec son fils, qui était du même âge. La maman accepta son offre. Elle fit demander au village le nom du petit garçon et ce qu’étaient devenus ses parents. On apprit que le père était mort l’année d’avant, la mère depuis six mois ; l’enfant était resté avec une vieille grand’mère méchante et avare, qui était morte la veille. Personne n’avait pensé à l’enfant, et il avait suivi le cercueil jusqu’au cimetière ; du reste, la grand’mère avait du bien, l’enfant n’était pas pauvre. On fit venir la bonne chèvre chez le garde, qui éleva l’enfant et en fit un bon petit sujet. Je le connais, il s’appelle Jean Thibaut : il ne fait jamais de mal aux animaux, ce qui prouve son bon cœur ; et il m’aime beaucoup, ce qui prouve son esprit.