Mémoires d’un âne/6

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Hachette (p. 49-58).



VI

LA CACHETTE


J’étais heureux, je l’ai déjà dit ; mon bonheur devait bientôt finir. Le père de Georget était soldat ; il revint dans son pays, rapporta de l’argent, que lui avait laissé en mourant son capitaine, et la croix, qui lui avait donnée son général. Il acheta une maison à Mamers, emmena son petit garçon et sa vieille mère, et me vendit à un voisin qui avait une petite ferme. Je fus triste de quitter ma bonne vieille maîtresse et mon petit maître Georget ; tous deux avaient toujours été bons pour moi, et j’avais bien rempli tous mes devoirs.

Mon nouveau maître n’était pas mauvais, mais il avait la sotte manie de vouloir faire travailler tout le monde, et moi comme les autres. Il m’attelait à une petite charrette, et il me faisait charrier de la terre, du fumier, des pommes, du bois. Je commençais à devenir paresseux ; je n’aimais pas à être attelé, et je n’aimais pas surtout le jour du marché. On ne me chargeait pas trop et l’on ne me battait pas, mais il fallait ce jour-là rester sans manger depuis le matin jusqu’à trois ou quatre heures de l’après-midi. Quand la chaleur était forte, j’avais soif à mourir, et il fallait attendre que tout fût vendu, que mon maître eût reçu son argent, qu’il eût dit bonjour aux amis, qui lui faisaient boire la goutte.

Je n’étais pas très bon alors ; je voulais qu’on me traitât avec amitié, sans quoi je cherchais à me venger. Voici ce que j’imaginai un jour ; vous verrez que les ânes ne sont pas bêtes ; mais vous verrez aussi que je devenais mauvais.

Le jour du marché, on se levait de meilleure heure que de coutume à la ferme ; on cueillait les légumes, on battait le beurre, on ramassait les œufs. Je couchais pendant l’été dans une grande prairie. Je voyais et j’entendais ces préparatifs, et je savais qu’à dix heures du matin on


il fallait attendre
quel le maître eut dit bonjour
aux amis qui lui
faisaient boire la goutte.

devait venir me chercher pour m’atteler à la petite charrette, remplie de tout ce qu’on voulait vendre. J’ai déjà dit que ce marché m’ennuyait et me fatiguait. J’avais remarqué dans la prairie un grand fossé rempli de ronces et d’épines ; je pensai que je pourrais m’y cacher, de manière qu’on ne pût me trouver au moment du départ. Le jour du marché, quand je vis commencer les allées et venues des gens de la ferme, je descendis tout doucement dans le fossé, et je m’y enfonçai si bien qu’il était impossible de m’apercevoir. J’étais là depuis une heure, blotti dans les ronces et les épines, lorsque j’entendis le garçon m’appeler, en courant de tous côtés, puis retourner à la ferme. Il avait sans doute appris au maître que j’étais disparu, car peu d’instants après j’entendis la voix du fermier lui-même appeler sa femme et tous les gens de la ferme pour me chercher.

« Il aura sans doute passé au travers de la haie, disait l’un.

— Par où veux-tu qu’il ait passé ? Il n’y a de brèche nulle part, répondit l’autre.

— On aura laissé la barrière ouverte, dit le maître. Courez dans les champs, garçons, il ne doit pas être loin ; allez vite et ramenez-le, car le temps passe, et nous arriverons trop tard. »

Les voilà tous partis dans les champs, dans les bois, à courir, à m’appeler. Je riais tout bas dans mon trou, et je n’avais garde de me montrer. Les pauvres gens revinrent essoufflés, haletants ; pendant une heure ils avaient cherché partout. Le maître jura après moi, dit qu’on m’avait sans doute volé, que j’étais bien bête de m’être laisse prendre, fit atteler un de ses chevaux à la charrette et partit de fort mauvaise humeur. Quand je vis que chacun était retourné à son ouvrage, que personne ne pouvait me voir, je passai la tête avec précaution hors de ma cachette, je regardai autour de moi, et, me voyant seul, je sortis tout à fait ; je courus à l’autre bout de la prairie, pour qu’on ne pût deviner où j’avais été, et je me mis à braire de toutes mes forces.


Les voilà tous partis dans les champs.

À ce bruit, les gens de la ferme accoururent.

« Tiens, le voilà revenu ! s’écria le berger.

— D’où vient-il donc ? dit la maîtresse.

— Par où a-t-il passé ? » reprit le charretier.

Dans ma joie d’avoir évité le marché, je courus à eux. Ils me reçurent très bien, me caressèrent, me dirent que j’étais une bonne bête de m’être sauvé d’entre les mains des gens qui m’avaient volé, et me firent tant de compliments que j’en fus honteux, car je sentais bien que je méritais le bâton bien plus que des caresses. On me laissa paître tranquillement, et j’aurais passé une journée charmante, si je ne m’étais pas senti troublé par ma conscience, qui me reprochait d’avoir attrapé mes pauvres maîtres.


Les pauvres gens revinrent essoufflés.

Quand le fermier revint et qu’il apprit mon retour, il fut bien content, mais aussi bien surpris. Le lendemain, il fit le tour de la prairie, et boucha avec soin tous les trous de la haie qui l’entourait.

« Il sera bien fin s’il s’échappe encore, dit-il en finissant. J’ai bouché avec des épines et des piquets jusqu’aux plus petites brèches ; il n’y a pas de quoi donner passage à un chat. »

La semaine se passa tranquillement ; on ne pensait plus à mon aventure. Mais au marché suivant je recommençai mon méchant tour, et je me cachai dans ce fossé qui m’évitait une si grande fatigue et un si grand ennui. On me chercha comme la dernière fois, on s’étonna plus encore, et l’on crut qu’un habile voleur m’avait enlevé en me faisant passer par la barrière.

« Cette fois, dit tristement mon maître, il est définitivement perdu. Il ne pourra pas s’échapper une seconde fois, et quand même il s’échapperait, il ne pourra rentrer ; j’ai trop bien bouché toutes les brèches de la haie. »

Et il partit en soupirant ; ce fut encore un des chevaux qui me remplaça à la charrette. De même que la semaine précédente je sortis de ma cachette quand tout le monde fut parti ; mais je trouvai plus prudent de ne pas annoncer mon retour en faisant hi ! han ! comme l’autre fois.

Quand on me trouva mangeant tranquillement l’herbe dans la prairie, et quand mon maître apprit que j’étais revenu peu de temps après son départ, je vis qu’on soupçonnait quelque tour de ma façon ; personne ne me fit de compliments, on me regardait d’un air méfiant, et je m’aperçus bien que j’étais surveillé plus que par le passé. Je me moquai d’eux, et je me dis en moi-même :

« Mes bons amis, vous serez bien fins si vous découvrez le tour que je vous joue ; je suis plus fin que vous, et je vous attraperai encore et toujours. »

Je me cachai donc une troisième fois, bien content de ma finesse. Mais j’étais à peine blotti dans mon fossé, quand j’entendis l’aboiement formidable du gros chien de garde, et la voix de mon maître qui disait :

« Attrape-le, Garde à vous, hardi, hardi ! descends dans le fossé, mords-lui les jarrets, amène-le ! bravo ! mon chien ; attrape, attrape, Garde à vous ! »

Garde à vous s’était en effet élancé dans le trou, il me mordait les jarrets, le ventre ; il m’aurait dévoré si je ne m’étais décidé à sauter hors du fossé ; j’allais courir vers la haie et chercher à m’y frayer un passage, quand le fermier, qui m’attendait, me lança un nœud coulant et m’arrêta tout court. Il s’était armé d’un fouet, qu’il me fit rudement sentir ; le chien continuait à me mordre, le maître me battait ; je me repentais amèrement de ma paresse. Enfin le fermier renvoya Garde à vous, cessa de me battre, détacha le nœud coulant, me passa un licou, et m’emmena tout penaud et tout meurtri pour m’atteler à la charrette qui m’attendait.

Je sus depuis qu’un des enfants était resté sur la route, près de la barrière, pour m’ouvrir si je revenais ; il m’avait aperçu sortant du fossé, et il l’avait dit à son père. Le petit traître !

Je lui en voulus de ce que j’appelais une méchanceté, jusqu’à ce que mes malheurs et mon expérience m’eussent rendu meilleur.

Depuis ce jour on fut bien plus sévère pour moi ; on voulut m’enfermer, mais j’avais trouvé moyen d’ouvrir toutes les barrières avec mes dents ; si c’était un loquet, je le levais ; si c’était un bouton, je le tournais ; si c’était un verrou, je le poussais. J’entrais partout, je sortais de partout. Le fermier jurait, grondait, me battait : il devenait méchant pour moi, et moi, je l’étais de plus en plus pour lui. Je me sentais malheureux par ma faute ; je comparais ma vie misérable avec celle que je menais autrefois chez ces mêmes maîtres ; mais, au lieu de me corriger, je devenais de plus en plus entêté et méchant. Un jour, j’entrai dans le potager, je mangeai toute la salade ; un autre jour, je jetai par terre son petit garçon, qui m’avait dénoncé ; une autre fois, je bus un baquet de crème qu’on avait mis dehors pour battre du beurre. J’écrasais leurs poulets, leurs petits dindons, je mordais leurs cochons ; enfin je devins si méchant, que la maîtresse demanda à son mari de me vendre à la foire de Mamers, qui devait avoir lieu dans quinze jours. J’étais devenu maigre et misérable à force de coups et de mauvaise nourriture. On voulut, pour me mieux vendre, me mettre en bon état, comme disent les fermiers. On défendit aux gens de la ferme et aux enfants de me maltraiter ; on ne me fit plus travailler, on me nourrit très bien : je fus très heureux pendant ces quinze jours. Mon maître me mena à la foire et me vendit cent francs. En le quittant, j’aurais bien voulu lui donner un bon coup de dent, mais je craignis de faire prendre mauvaise opinion de moi à mes nouveaux maîtres, et je me contentai de lui tourner le dos avec un geste de mépris.