Mémoires d’un Touriste (édition Lévy, 1854)/31

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Michel Lévy frères (volume IIp. 34-38).


— Lorient, le…

Hennebon est située d’une façon pittoresque et parfaitement bretonne, c’est-à-dire sur une petite rivière qui reçoit de la mer le flux et le reflux, et par conséquent de petits navires venant de Nantes. Mais l’on ne voit point la mer, et rien n’annonce son voisinage.

Tout contre la rivière s’élève un monticule couvert de beaux arbres qui cachent la ville. La noblesse des châteaux voisins, qui vient passer l’hiver à Hennebon, y étale un grand luxe. Le maître de l’hôtel ne pouvait encore revenir de sa surprise : à l’occasion d’un bal donné l’hiver dernier, un de ces messieurs a fait venir de Paris un service d’argenterie estimé deux mille écus, et que les danseurs, en passant dans la salle à manger, ont aperçu tout à coup.

Rien de joli comme les bouquets de bois que l’on rencontre pendant les trois lieues de Hennebon à Lorient. Là encore j’ai entrevu quelques Bretons dans leur costume antique, longs cheveux et larges culottes[1].

À Lorient, il faut aller à l’hôtel de France ; c’est, de bien loin, le meilleur que j’aie rencontré dans ce voyage. Le maître, homme intelligent, nous a donné un excellent dîner, à une table d’hôte dressée au milieu d’une magnifique salle à manger (cinq croisées séparées par de belles glaces arrivant de Paris : à la table d’hôte, on a constamment parlé de ce qu’elles coûtaient).

L’hôtel de France donne sur une place carrée entourée d’un double rang d’assez jolis arbres ; entre les arbres et les maisons on trouve une rue suffisamment large. On voit que Lorient a été bâtie par la main de la raison. Les rues sont en ligne droite ; ce qui ôte beaucoup au pittoresque. Ce fut en 1720 que la compagnie des Indes créa cet entrepôt à l’embouchure d’une petite rivière nommée la Scorf. Comme le flux et le reflux y pénètrent avec force, il a été facile d’en faire un grand port militaire ; on y fabrique beaucoup de vaisseaux, et j’ai dû subir la corvée de la visite des chantiers et magasins, comme à Toulon. Dieu préserve les voyageurs d’un tel plaisir !

Ce matin, en me levant, j’ai couru pour voir la mer. Hélas ! il n’y a point de mer, la marée est basse ; je n’ai trouvé qu’un très-large fossé rempli de boue et de malheureux navires penchés sur le flanc en attendant que le flux les relève. Rien de plus laid. Quelle différence, grand Dieu ! avec la Méditerranée ! Tout était gris sur cette côte de Bretagne. Il faisait froid, et il y avait du vent. Malgré ces désagréments, j’ai pris une barque et j’ai essayé de suivre l’étroit filet d’eau qui séparait encore les immenses plages de boue et de sable.

J’ai attendu ma barque sur la promenade de la ville assez bien plantée d’un grand nombre de petits arbres, et bordée par un quai sur lequel se promenaient gravement deux employés de la douane ; ils étaient là occupés à surveiller trois ou quatre petits bâtiments tristement penchés sur le côté. L’un d’eux gourmande vertement une troupe d’enfants qui violaient la consigne en essayant de noyer un oiseau dans une petite flaque d’eau restée autour du gouvernail d’un de ces malheureux navires penchés au delà de ce port. Entre la mer et la ville, j’aperçois une jolie colline assez vaste et bien verte ; des soldats y sont à la chasse aux hirondelles. : leurs coups de fusil animent un peu la profonde solitude de cette espèce de port marchand.

On ne voit point d’ici le port militaire, il est situé à la gauche de la promenade, et en est séparé par une longue rue de la ville.

Mon matelot m’expliquait toutes les parties du port militaire en me faisant voguer vers la mer. À tout moment il me nommait des vaisseaux de soixante-dix canons, de quatre-vingts canons ; et il était scandalisé de la froideur avec laquelle j’accueillais ces grands nombres de canons ; de mon côté, je trouvais qu’il les prononçait avec une fatuité ridicule.

C’est là, me suis-je dit, cet esprit de corps si utile, si nécessaire dans l’armée, mais si ridicule pour le spectateur. Malheur à la France, si cet homme me parlait de ses vaisseaux en froid philosophe. Oserai-je hasarder un mot bas ? Il faut ces blagues à cette classe pour lui faire supporter l’ennui d’une longue navigation. Mais la mienne, au milieu de ces vastes plages de sable et par un vent glacial, ne pouvait que me faire prendre en grippe la rivière de Lorient ; je ne pouvais pas être plus ennuyé que je ne l’étais, c’est alors que je me suis déterminé à aller voir les établissements militaires.

Cette corvée finie, j’ai demandé le grand café, on m’a indiqué celui de la Comédie.

La salle de spectacle est précédée par un joli petit boulevard qui va en descendant ; les arbres ont quarante pieds et les maisons trente. Cela est bien arrangé, petit, tranquille et silencieux (snog). Ce mot devait être inventé par des Anglais, gens si faciles à choquer, et dont le frêle bonheur peut être anéanti par le moindre danger couru par leur rang. Le brio des gens du Midi ne connaît pas le snog, qui, à leurs yeux, serait le triste.

Comme je n’avais guère de brio, en sortant des magasins de chanvre de l’État, j’ai été ravi de la situation du café de la Comédie ; j’y ai trouvé un brave officier de marine qui n’a plus, ce me semble, ni jambes ni bras ; il buvait gaiement de la bière ; il a hélé quelqu’un qui entrait, pour boire avec lui.

Pour moi, on m’a donné une tasse de café à la crème, sublime comme on en trouve à Milan. J’ai vu de loin un numéro du Siècle, que j’ai lu avec une extrême attention jusqu’aux annonces. Les articles, ordinairement bons, de ce journal m’ont semblé admirables.

Au bout d’une heure, j’étais un autre homme ; j’avais entièrement oublié la corderie et les magasins de l’État, et je me suis mis à flâner gaiement dans la ville.

J’ai remarqué à l’extrémité de mon joli boulevard une jolie petite statue en bronze placée sur une colonne de granit. La colonne est du plus beau poli et fort élégante, mais il faudrait s’en servir ailleurs, et placer la statue sur la base de la colonne à neuf ou dix pieds de haut tout au plus ; alors on la verrait fort bien : maintenant on l’aperçoit à peine. J’ai compris que c’était l’élève Bisson, faisant sauter son bâtiment plutôt que de se rendre. Il n’y a pas d’inscription. La statue vue de près serait peut-être d’un goût fort sec ; ce qui vaut mieux que le genre niais ordinaire des statues de province.

Je suis allé à la grande église ; on voit bien qu’elle a été bâtie au dix-huitième siècle. Bien de plus vaste, de plus commode et de moins religieux. Il fallait sous le climat de Lorient une copie du charmant Saint-Maclou de Rouen, ou, si l’on trouvait ce bâtiment trop cher, une copie de l’église de Ploërmel. Je me suis amusé à rêver à l’effet que produirait au milieu de ces maisons pauvres avant tout, mais enfin au fond d’architecture gallo-grecque, une copie de la Maison carrée de Nîmes ou de la Madone de San-Celse de Milan. Il faudrait ici le singulier Saint-Laurent de Milan. Toutes ces rues de Lorient, soigneusement alignées, sont formées par de jolies petites maisons bien raisonnables, qui ont à peine un premier et un second, avec un toit fort propre en ardoises.

Les fenêtres bourgeoises sont garnies de petites vitres d’un pied carré, la plupart tirant sur le vert.

Je suis arrivé à l’esplanade, où manœuvrait un bataillon d’infanterie : la musique était agréable, mais j’étais le seul spectateur, avec deux petits gamins de dix ans. Les bourgeois de Lorient sont trop raisonnables pour venir perdre leur temps à entendre de la musique.

Malgré ma répugnance pour l’arsenal, j’ai passé de nouveau une porte de fer, et suis monté à la tour ronde, située sur un monticule planté, qui m’a rappelé la colline du jardin des Plantes où se trouve le cèdre du Liban. Auprès de cette tour ronde, j’ai trouvé un banc demi-circulaire. Là j’ai passé plusieurs heures à regarder la mer avec ma lorgnette. Je l’apercevais dans le lointain, l’ingrate ! au delà de plusieurs îles ou presqu’îles, dont plusieurs sont armées et ont des maisons. Toutes ces îles sont gâtées par de larges plages grises, que la mer laissait à sec en se retirant. J’ai bien compris que je ne la verrais pas autrement que de la tour ronde, et, tandis que je la considérais longuement, j’ai laissé passer le moment de partir avec la diligence. Je m’en doutais un peu ; mais d’abord je ne savais pas bien exactement l’heure du départ, et ensuite je n’étais pas mal sur ce banc, occupé à considérer des nuages gris et à penser aux bizarreries du cœur humain.



  1. Comatum et bracatum.