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Mémoires d’un artiste/Lettres

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy, éditeurs (p. 211-273).

LETTRES

I


À MONSIEUR H. LEFUEL, ARCHITECTE,

     À l’Académie de France, à Rome, villa Médicis.
                     Naples, le mardi 14 juillet 1840.

J’aurais bien désiré, cher Hector, t’adresser plus tôt ce petit mot que je remets à Murat[1]. Mais je n’ai trouvé jusqu’à cette heure que le temps d’écrire à mon frère une assez longue pancarte ; et dans cette ville de Naples, où j’ai fait quelques connaissances il y a trois mois, il m’a fallu commencer cette fois par me faire voir. Maintenant, à partir d’aujourd’hui, me voilà plus libre. J’ai écrit aussi à Desgoffe, et j’aurais voulu en faire autant pour ce bon Hébert, auquel je te prie de faire bien des excuses de ma part. Il aura certainement de mes nouvelles directes un de ces jours, et même très prochainement, car je pense, sans toutefois en être sûr, partir mercredi ou jeudi de la semaine prochaine pour faire ma tournée des îles d’Ischia, Capri, puis revenir par Pœstum, Salerne, Amalfi, Sorrento, Pompéia et Naples ; c’est une affaire d’une douzaine de jours. J’espère, cher bon ami, que tu t’es bien porté depuis mon départ ; je le demande aussi à Desgoffe, que je prie de t’engager à ne pas trop travailler. La chaleur là-bas doit être si grande en ce moment ! Ici, à Naples, il fait quelquefois très lourd ; aujourd’hui surtout, nous avons eu un temps d’orage assommant ; mais la brise de mer n’est pas une charge et, surtout pour nous qui sommes logés en quelque sorte sur la mer, nous en jouissons et nous en sentons la fraîcheur autant qu’il est possible.

Naples m’ennuie plus que jamais (la ville, s’entend). Je suis fort curieux de Capri et d’Ischia, ainsi que de Pœstum. Je suis enfin monté hier aux Camaldules : c’est un point de vue admirable, surtout comme étendue de mer ; tu sais si nous aimons la mer : plus on la voit, plus on comprend la beauté de cette simple ligne horizontale derrière laquelle on pourrait soupçonner l’infini. Demain soir, à quatre heures, s’il fait beau, nous montons au Vésuve pour y voir le coucher du soleil ; nous y passons la nuit pour voir l’effet de tout le golfe au clair de lune, et nous voyons le lendemain matin le lever du soleil. Tu vois que c’est une belle partie.

J’ai reçu avant-hier une lettre de ma mère, envoyée de Rome ; je te remercie, cher Hector, si c’est à toi que je dois l’arrivée de cette lettre. Ma mère m’y charge de mille amitiés pour toi ainsi que mon bon Urbain.

Comment t’es-tu trouvé du tableau de M. Ingres ? Écris-le-moi, ou mets-moi un mot dans la lettre de Desgoffe quand il me répondra. Envoyez-moi toujours vos lettres à la Ville-de-Rome, quai Sainte-Lucie, à Naples. Si je suis en tournée pendant ce temps, je les trouverai à mon retour. Dis à Hébert que je serai très content aussi de savoir l’effet que lui aura produit le tableau de M. Ingres : bien que je ne mérite pas cette nouvelle avant de lui avoir écrit moi-même, j’en suis bien désireux.

Embrasse bien mon petit frère Vauthier, que je prie aussi de ne pas m’oublier. Dis à Fleury[2] que je suis bien fâché de n’avoir pu lui dire adieu avant mon départ. Enfin je te charge, cher ami, de tous mes souvenirs pour nos bons camarades en général et en particulier, selon la formule consacrée.

Adieu, cher Hector, je t’embrasse comme je t’aime, et c’est de tout cœur, tu le sais bien ; au reste, je peux te le dire, car dans notre exil à tous deux, j’ai la part de trois.

Tout à toi de cœur,

                   CHARLES GOUNOD.

Guénepin[3] t’écrira sous peu de jours ; il te dit mille choses aimables ; il est fort bon garçon pour moi, nous avons fait bon voyage, bien que nos nuits aient été de trois ou quatre heures au plus : c’est un détail. Fais-moi donc l’amitié de me dire, quand tu m’écriras, si Desgoffe a renvoyé chercher ma partition de Freischütz chez le prince Soutzo.


II

À MONSIEUR HECTOR LEFUEL

À Venise, poste restante.

              Rome, le mardi 4 avril 1841.
   Mon cher et tendre père,

Voilà déjà que ton enfant désolé se creusait la tête pour savoir où t’écrire, et il commençait à désespérer de la tendresse de son vieux papa, lorsqu’il apprend par M. Schnetz que cet intrépide centenaire s’est transporté de Florence à Bologne pour se rendre au plus vite à Venise. C’est donc à Venise que ce fils rassuré se hâte de lui faire parvenir de ses nouvelles pour lui dire qu’il se porte très bien, et ensuite que sa messe a obtenu un heureux succès parmi ses petits camarades d’abord, et en second lieu parmi les en bas. Il a pensé aussitôt à la satisfaction de son vieux père et cette pensée a été pour beaucoup dans la joie de son succès.

Il a aussi regretté beaucoup l’absence du même vieux père, qui est naturellement l’être auquel il tenait le plus ici, et dont le sort l’a frustré fort mal à propos dans ce moment-là.

De plus, nouvelles de Paris qui me chargent de mille amitiés pour toi, mon cher bon Hector : je ne sais pas comment cela se fait, mais maman croyait que j’allais te revoir au bout d’un ou deux mois : je l’ai désabusée sur ce point, et cette désillusion n’aura pas été sans lui faire de peine. Et puis tu ne sais pas la nouvelle que j’ai reçue à propos d’Urbain : elle m’a donné d’abord une fameuse alerte de joie, et puis à la fin du paragraphe un affreux renfoncement ; il s’agissait tout bonnement pour lui du voyage en Sicile et à Rome ; mais c’est tombé dans l’eau, et voici comment.

M. le marquis de Crillon, qui a toujours porté beaucoup d’intérêt à notre famille, avait l’intention de s’adjoindre pour son compagnon de voyage en Sicile un artiste distingué, ayant fait de bonnes études, enfin un homme sérieux. Bref, il avait pensé à Urbain. Il arrive donc à la maison un jour, et fait à ma mère la déclaration de ce projet ; ma mère le remercie de cette extrême bonté, lui en exprime toute sa reconnaissance, en parle à Urbain lorsqu’elle le voit. Urbain, après avoir vite et mûrement réfléchi, se décide, et va donner sa réponse affirmative à M. de Crillon. Ensuite, lorsqu’il s’est agi d’aller faire ses visites d’adieu à ses clients, il a trouvé partout des visages contrits et désolés de le voir partir, des regrets universels : on ne trouverait jamais à remplacer sa délicatesse, sa loyauté, etc… enfin toutes les bonnes et estimables qualités que tu lui connais. Circonstance déjà entravant les projets de départ ; mais ce n’est pas le tout ; voici qui est venu mettre les plus gros bâtons dans les roues : ce sont ses intérêts compromis pour une somme de dix ou douze mille francs. À ce moment-là, sa présence est devenue indispensable à Paris, comme tu peux bien penser. Je suis fort inquiet de cette aventure critique et voudrais bien savoir le plus tôt possible comment cela aura tourné : je t’en informerai dans ma plus prochaine lettre. Pauvre Urbain, qui est si bon et qui s’est donné tant de mal ! Heureusement qu’il a bien du courage et qu’il sait supporter de vilaines épreuves ; mais c’est dur sur le moment.

J’ai su, mon cher Hector, que tu avais écrit à Gruyère ; au moment où je me laissais aller à ma jalousie, Hébert m’a dit : « Console-toi : c’est une commission dont il le charge, tout simplement. » Alors, je me suis consolé dans l’espoir d’en recevoir une plus tard pour moi. Je dois te dire que j’ai été fort heureux des témoignages d’intérêt que m’ont donnés ces jours-ci plusieurs de mes camarades, entre autres notre bon petit peintre Hébert : j’ai été très sensible au soin et à l’attention avec lesquels je l’ai vu écouter la répétition de ma messe ; il n’y aurait certainement pas eu cela chez un indifférent, et on est toujours heureux de pouvoir citer ceux qui ne le sont pas. Comme je sais que tu aimes aussi Hébert, je suis bien aise de te faire parvenir ce renseignement sur son compte, bien sûr que son attachement pour moi ne diminuera en rien le tien pour lui. Il se porte aussi d’une manière satisfaisante, et me charge de mille amitiés pour toi ainsi que tous ces messieurs de l’Académie. Je vais voir s’il est chez lui et le tenter pour qu’il te mette deux mots au bas de ma lettre.

Bazin n’est toujours pas arrivé ; je ne sais pas ce qu’il fait : j’ai grand’peur que dans l’enthousiasme qu’a dû lui témoigner sa ville natale à son passage on ne l’ait pris lui-même en nature pour le clouer sur un piédestal en guise de statue à son honneur. Les Marseillais ont la tête chaude, ils sont capables de lui avoir fait celle-là ; elle serait un peu bonne pour ses mois de pension !

Adieu, mon cher Hector ; tu sais comme je t’aime, eh bien, je t’embrasse comme cela, sur les deux joues et sur l’œil gauche, comme on dit : si tu es encore avec Courtépée[4], dis-lui que je lui envoie une poignée de main bien soignée aussi. J’espère que vous vous portez bien tous les deux et que, si vous avez le même temps que nous, vous devez faire des choses superbes. Adieu, cher ami. Tout à toi de cœur.

                   CHARLES GOUNOD.

Mon cher architecte, je profite de l’occasion de notre cher musicien pour te donner signe de vie. J’ai appris par notre grand sculpteur Gruyère que tu étais aux prises avec une foule de rhumes ; j’espère que le soleil de la noble et voluptueuse Venise te fondra les glaces que le vieux hiver a amoncelées dans ton cerveau. Tu as eu un succès à l’Exposition ; tous ont été étonnés de tes dessins, l’ambassadeur et l’ambassadrice n’en dorment plus. Je ne te parle pas de moi : ce que j’ai fait est trop peu important et trop peu bien pour mériter une ligne. La messe de notre célèbre musicien a eu un plein succès parmi nous et parmi le monde. Elle a été bien exécutée grâce à l’activité qu’il a déployée à secouer ces vieux endormis. Si tu vois Loubens[5], dis-lui bien des choses de ma part ; et ce Courtépée, qu’en fais-tu ? peux-tu venir à bout de le faire lever en même temps que toi, ô travailleur matinal ?

Adieu. Si je puis t’être utile ou agréable, je suis à toi.

                   E. HÉBERT.

Murat ne veut pas seulement t’écrire deux mots : il dit qu’il t’écrira.

                   CH. GOUNOD.

Ce n’est pas vrai.

                   MURAT. 

III

À MONSIEUR LEFUEL, ARTISTE

à Nice-Maritime (poste restante)[6]

                   Rome, le 21 juin (lundi).
    Cher bon ami,

Comme il est bien plus naturel de voir un enfant se presser de répondre à son père qu’un père à son enfant, je commencerai par m’excuser de ne t’avoir pas accusé plus tôt réception de ta dernière lettre datée de Mantoue. Mais c’est bien malgré moi, je t’assure. J’ai eu beaucoup à écrire tous ces derniers temps, et je n’ai pas encore fini. C’est vraiment quelquefois très occupant et même autre chose que d’avoir à reconnaître seul par écritures l’intérêt que quelques personnes se contentent très bien de vous faire témoigner par d’autres, et dont on ne peut pas rendre, soi, les remerciements en même monnaie. Enfin il faut encore se trouver fort heureux de cet intérêt-là, et ne pas faire son dégoûté devant un peu d’activité : sans quoi les autres diraient : « Il est bien facile de lui retirer tout cet embarras », n’est-ce pas, cher ami ? Aussi je ne dis cela qu’à toi ou qu’à des amis en lesquels je me confierais de même.

Je te dirai que j’ai fait auprès de Gruyère la commission relative à ton habit autour duquel nous avons si longtemps brûlé, comme lorsqu’on cherche quelque chose à cache-cache. Cet habit a enfin revu le jour et n’était détérioré ni par de mauvais plis, ni par des vers ou des papillons.

J’ai fait aussi tes amitiés à nos camarades qui n’ont pas manqué de me demander d’où j’avais reçu une lettre de toi. J’ai répondu qu’elle me venait de Mantoue. Alors se sont élevées maintes conversations particulières et générales sur ta position comme pensionnaire favorisé, surtout depuis que la même faveur a été refusée à Gruyère, qui avait également demandé à faire un voyage, et qui prétend avoir allégué de très bons motifs. Je n’ai pas voulu parler longuement de toi pour ne pas échauffer les opinions qui nous étaient défavorables, mais j’ai seulement relevé à l’instant un mot d’un pensionnaire que je ne nommerai pas, mais qui, parlant de la faveur qui déjà t’avait été accordée l’an passé pour Naples, présentait ta conduite comme peu délicate et peu franche en allant à Florence d’abord. Je me suis borné à exclure de toute ma force cette opinion-là sans vouloir nullement me lancer dans une discussion qui aurait pu devenir une dispute. Et puis, cher Hector, si tu savais que de choses, depuis ton départ, se sont passées dans les caractères de bien des gens ! Si cela ne change pas, je ne doute point qu’à ton retour tu ne trouves des individus qui font ce qu’on appelle leur tête. Je ne suis pas le seul à l’avoir remarqué, et je ne pense pas que cela doive t’échapper non plus.

Quant à moi, dans dix jours je pars pour Naples, et je compte rester un mois et demi, deux mois, non pas à Naples même, mais dans le royaume et dans les îles ; pour le mois de septembre, je le passerai sans doute à Frascate pour bien revoir à cette époque et pour la dernière fois ce magnifique Monte Cavi dont je voudrais bien faire quelques études.

Si tu m’écris pendant mon voyage, adresse ta lettre poste restante à Naples. Quand je serai en ville, je la prendrai moi-même ; sinon je me la ferai envoyer où je serai.

J’ai fait dernièrement une tournée d’une dizaine de jours dans la montagne du côté de Subiaco, Civitella, Olevano ; j’y ai vu de très belles choses comme pays : mais de tout, ce qui m’a le plus intéressé, c’est le couvent de San Benedetto à Subiaco. J’ai vu là des choses et j’ai éprouvé des émotions que je n’oublierai jamais de ma vie.

J’ai reçu dernièrement des nouvelles de chez moi : on va bien et on t’envoie mille affectueux souvenirs. On me dit qu’Urbain a adressé une lettre à Gênes de manière que tu pusses l’y trouver le 15 du mois : je ne sais sur quoi il a jugé que tu serais à Gênes à cette époque, mais en tout cas, il me semble qu’il s’est trompé de quelque peu dans ses calculs. Au reste il vaut mieux qu’elle soit arrivée avant toi qu’après ; outre que tu es sûr de la trouver en quittant Milan, tu pourrais au besoin te la faire envoyer si tu avais quelqu’un de connaissance. Ensuite ma mère me dit que Blanchard a eu l’extrême gracieuseté de faire pour Urbain un petit dessin de ton portrait, ce qui a excessivement touché la mère et le frère. Ce beau Blanchard, à ce que me dit ma mère, avait eu la fièvre très forte à Paris depuis son retour, mais il va beaucoup mieux maintenant. Il a dîné à la maison plusieurs fois depuis son retour à Paris, et ma mère me dit qu’il est fort aimable, qu’il a de bonnes manières et qu’il lui plaît parce qu’il lui a paru fort bon.

Tu sais sans doute, si quelque journal français t’est tombé sous la main, que notre Jules Richomme n’est pas reçu en loge ; cette nouvelle m’a causé une vive peine pour lui et pour sa famille, qui désirerait tant le voir remporter le grand prix et venir à Rome. Pour moi je suis sûr maintenant de le revoir à Paris ; parce que, eût-il même le prix l’année prochaine, il ne partirait en tout cas qu’après l’époque de mon retour.

Et toi, cher ami, où en sont tes travaux ? Il me semble que tes cartons doivent fièrement se remplir. Écris-moi tout cela : comment tu te portes, ce que tu fais : bien que je ne sois pas tout à fait apte à le comprendre, je crois que mon avidité à savoir tout ce qui te plaît et ce que tu aimes, m’ouvrira la comprenette jusqu’à un certain point. Au reste je m’en remets absolument à toi pour le compte rendu sous ce rapport : tant que cela ne te coûtera ni trop de temps, ni trop d’ennui, donne toujours.

Adieu, cher Hector, porte-toi bien, et aime-moi toujours, parce que c’est une bonne œuvre que tu fais, et que cela te sera rendu de bien des manières.

Sois aussi exact à me donner tes adresses successives que je le serai à te donner la mienne pendant et après mon voyage.

Je t’embrasse de tout mon cœur de fils.

                   CHARLES GOUNOD.


IV

    À MONSIEUR H. LEFUEL,
    À Gênes, poste restante.

Si M. Lefuel ne vient pas réclamer ses lettres à Gênes, lui envoyer celle-ci à l’Académie de France, à Rome.

                       Vienne, le 21 août 1842 (lundi).
   Mon cher Hector,

J’ai reçu, l’autre semaine, une lettre d’Hébert, auquel j’avais écrit le premier de Vienne ; il m’apprend que tu es quelque part autour de Gênes, mais il ne peut pas me dire au juste où tu es. Comme tu m’as abandonné tout le long de mon voyage, cher ami, et que je n’ai trouvé ni à Florence ni à Venise ni à Vienne une ligne de tes nouvelles, je me suis vu obligé de demander à quelque ami commun si, par hasard, il ne saurait pas ton adresse et s’il ne pourrait pas me la donner. Par la réponse que j’ai reçue d’Hébert, j’ai vu qu’il avait été plus heureux que moi, puisqu’il savait au moins où tu étais et où il pouvait te donner de ses nouvelles en recevant des tiennes. Tu sais pourtant bien, abominable et monstrueux père, combien ton fils aurait été content de voir quelques lignes de toi ! mais tout le long du voyage, pas une panse d’A ! moi, de mon côté, comment t’écrire ? partout j’en ai eu envie, nulle part je n’en ai eu par toi le moyen. D’un autre côté, je crains maintenant que cette lettre-ci ne te trouve déniché d’où tu étais : de sorte que cette incertitude m’a décidé à prendre pour l’adresse de ma lettre les précautions que tu vois. Si j’étais près de toi, va, je te gronderais bien fort. Comment ! tes entrailles patriarcales ont donc dégénéré au point de n’avoir plus besoin d’envoyer quelques-unes de ces bonnes lignes auxquelles tu sais que ton premier-né est si sensible ! avec ton nom et ton adresse, si tu n’avais pas le temps d’écrire, moi au moins j’aurais pu te tenir au courant de tout ce qui m’avait intéressé, de ce qui m’intéresse encore aujourd’hui, choses auxquelles je ne puis pas te croire indifférent. Enfin, cher et très cher père et ami, maintenant que je t’ai bien grondé, j’oublie tes iniquités ; je te pardonne du fond du cœur, je sais depuis longtemps que cela t’embête d’écrire ; je sais aussi que tu ne perds pas ton temps, et j’en eu trop souvent la preuve à Rome pour jeter le manque de tes nouvelles sur le compte de la flânerie. Ainsi donc, tout est oublié excepté toi.

J’aurais voulu pouvoir te dire déjà depuis longtemps ce qui m’arrive d’heureux ici : c’est de pouvoir faire exécuter à grand orchestre, le 8 septembre, dans une des églises de Vienne, ma messe de Rome, qui a été jouée à Saint-Louis-des-Français à la fête du Roi. C’est un grand avantage et qui n’est encore échu à aucun pensionnaire : je dois cela à la connaissance de quelques artistes fort obligeants qui m’en ont fait connaître d’autres, influents. À Vienne, je travaille ; je n’y vois que très peu de monde, je ne sors presque pas ; je suis jusqu’au cou dans un requiem à grand orchestre qui sera probablement exécuté en Allemagne le 2 novembre. On m’a déjà offert ici, dans l’église où sera jouée ma messe de Rome, de m’exécuter aussi mon requiem. Comme je ne sais pas encore jusqu’à quel point je serai satisfait de l’exécution, je n’ai encore rien décidé à part moi. À Berlin, par la connaissance de madame Henzel et de Mendelssohn, il serait fort possible que j’obtinsse une exécution beaucoup plus belle qu’à Vienne, et qui aurait l’avantage de me donner une position meilleure aux yeux des artistes. À Vienne, je suis toujours libre d’accepter : si je suis content de l’exécution de ma messe du 8 septembre, je me déciderai à donner mon requiem ici ; sinon, je le porte à Berlin. Madame Henzel, lorsqu’elle était à Rome, me disait : « Quand vous viendrez en Allemagne, si vous avez de la musique à faire jouer, mon frère pourra vous être d’un grand secours. » Je lui ai écrit à Berlin, il y a quelques jours, et, comme je dois partir d’ici le 12 septembre pour faire une tournée à Munich, Leipzig, Berlin, Dresde, Prague, je la prie de vouloir bien me dire si elle croit que je puisse ou non arriver à Berlin avec des projets d’y faire jouer de ma musique ; sa réponse influencera encore ma décision à cet égard. Si elle me dit oui, je reste à Berlin jusque dans les premiers jours de novembre, et puis je reviens ensuite à Paris ; sinon, il me faut redescendre à Vienne, où je reviens en quatre jours par les chemins de fer. Il y en a un qui va de Vienne à Olmutz, et qui me fait faire près de soixante lieues. Si je dois rester à Berlin pour mon requiem, je serai obligé d’arranger mon voyage différemment et de le faire ainsi : Munich, Prague, Dresde, Leipzig, Berlin. Au reste, je t’en informerai quand j’en serai sûr.

J’ai bien des fois regretté notre belle Rome, cher Hector, et j’envie bien le sort de ceux qui y sont encore ; ce n’est presque que dans le souvenir de ce beau pays que je trouve vraiment quelque charme et quelque bonheur : si tu savais ce que c’est que tous les pays que j’ai traversés, quand on les compare à l’Italie !

La dernière chose qui m’ait bien vivement et profondément impressionné, c’est Venise ! tu sais combien c’est beau : ainsi je ne m’étalerai pas en descriptions, ni en extases, tu me comprends.

Tu as probablement appris de ton côté, cher ami, la mort de notre bon camarade Blanchard. Je mesure à l’affliction que j’en ai eue celle que tu as dû éprouver, toi, qui étais plus étroitement lié que moi avec lui. Voilà, cher, comme on est sûr de se revoir quand on se quitte, et, bien qu’il n’y ait rien de plus banal, il n’y a rien de plus terriblement nécessaire que de mettre au bas de chacune de ses lettres :

Adieu, cher ami, adieu ; je t’embrasse comme je t’aime, c’est-à-dire en ami comme un frère : j’espère toujours que nous nous reverrons.

Adieu, tout à toi de cœur.

                   CHARLES GOUNOD.


V

MONSIEUR CHARLES GOUNOD,

        47, rue Pigalle, Paris.
                   19 novembre.
    Mon cher Gounod,

Je viens de lire très attentivement vos chœurs d’Ulysse. L’œuvre, dans son ensemble, me paraît fort remarquable et l’intérêt musical va croissant avec celui du drame. Le double chœur du Festin est admirable et produira un effet entraînant s’il est convenablement exécuté. La Comédie-Française ne doit ni ne peut lésiner sur vos moyens d’exécution. La musique seule, selon moi, attirera la foule pendant un grand nombre de représentations. Il est donc de l’intérêt le plus direct, le plus commercial, du directeur de ce théâtre, de faire au compositeur la part large dans les dépenses et la mise en scène d’Ulysse ; et je crois qu’il la lui fera telle. Mais ne faiblissez pas. Il faut ce qu’il faut, ou rien. Prenez garde aux chanteurs que vous chargerez de vos solos : un solo ridicule gâte tout un morceau.

À la page marquée d’une corne, se trouve une faute de ponctuation dans la musique du commencement d’un vers que je vous engage à corriger. Les honnêtes gens ne doivent pas scander ainsi ; laissons cela aux pacotilleurs.

Mille compliments empressés et bien sincères.

Votre tout dévoué,

                   H. BERLIOZ. 

VI

À MONSIEUR HECTOR LEFUEL,

 Rue de Tournon, 20, Paris.
    Mon cher Hector,

Je suis allé chez toi, il y a environ un mois, pour t’informer d’un événement très important et à la connaissance duquel ton vieux titre d’ami et de père te donnait un droit spécial. Je vais me marier, le mois prochain, avec mademoiselle Anna Zimmerman. — Nous sommes tous on ne peut plus contents de cette union, qui nous paraît offrir les plus sérieuses assurances de bonheur durable. La famille est excellente, et j’ai l’heureuse chance d’y être aimé de tous les membres.

Je suis sûr, cher ami, que tu vas t’associer de tout ton cœur à cette nouvelle joie : elle sera momentanément troublée, cependant, par le souvenir cruel pour notre pauvre Marthe[7] du même bonheur qu’elle a goûté et qu’elle pleure maintenant tous les jours. Dieu veuille que ma nouvelle compagne la dédommage par son affection du mal involontaire que sa joie aura réveillé dans le cœur de sa nouvelle sœur ! Ce sera, j’espère, ainsi : car ces deux excellentes natures se sont déjà bien sympathiques.

Adieu, cher Hector ; tout à toi de cœur.

                   CHARLES GOUNOD.


Mes respects affectueux à madame Lefuel.

VII

À MONSIEUR PIGNY[8], rue d’Enghien, Paris.

              La Luzerne, mardi 28 août 1855.
    Mon bon et cher Pigny,

Dans la lettre que je reçois d’elle aujourd’hui, ma mère me parle, avec la reconnaissante émotion d’un cœur qui s’y connaît, des attentions toutes filiales que vous lui avez témoignées depuis mon départ et des précautions délicates dont vous lui avez offert d’entourer, par votre assistance personnelle, son déménagement de la campagne, pénible à ses années déjà lourdes, si réduit qu’il soit par la simplicité de ses habitudes et de sa vie.

Vous qui avez, dit-on, une mère Dévouement, une mère Abnégation (j’emploie les noms à dessein, car les épithètes ne suffisent pas pour ces sortes de cœur-là), vous me comprendrez si je vous dis que donner à ma mère, c’est me donner, à moi, ce qui m’est le plus doux et le plus cher : car c’est me suppléer et m’aider dans une œuvre que je n’accomplirai jamais selon mon cœur, c’est-à-dire lui rendre une faible partie de ce que sa longue, digne et laborieuse existence m’a prodigué de soins, de sacrifices, d’inquiétudes, de dévouements de tout genre ; en un mot, nous avons été toute sa vie, elle n’aura été qu’une portion de la nôtre !…

Croyez, mon cher Pigny, que je suis profondément touché de voir votre âme déjà si parente pour moi, et rien, avec l’affection unanime qu’on vous porte ici, ne pouvait vous donner plus de titres et plus de droits à la mienne que la pieuse déférence dont vous avez fait si cordialement l’hommage à ma vénérée et bien-aimée mère.

CHARLES GOUNOD.


VIII

              Varangeville, dimanche 4 septembre 1870.
    Mes chers enfants,

Notre chère grand’mère est, et cela se comprend de reste, fort indécise sur le parti qu’elle doit prendre. Les nouvelles qui circulent ce matin, si elles sont exactes, nous annoncent des désastres. Vous savez que la bonne Luisa Brown a fait auprès de grand’mère des offres instantes et réitérées de l’abriter chez elle, à Blackheath, jusqu’à ce qu’elle trouvât une installation, et que ces offres se rapportent nominativement aussi à vous comme à nous.

Dans ces conjonctures, je me sens une très grande responsabilité. Engager ou dissuader me paraît également grave : je voudrais que notre cher Pigny me fît connaître là-dessus son sentiment. Quant au mien, le voici :

Si la fortune adverse veut que la Prusse triomphe (ce qui ne m’a jamais paru si facile que cela), et si la France doit être humiliée sous la conquête étrangère, j’avoue que je ne me sens pas le courage de vivre sous le drapeau ennemi. Or, si la captivité de l’Empereur, la défaite de Mac-Mahon, et la perte de quatre-vingt mille hommes sont des faits certains, je pense que la France est, en ce moment, assez exposée pour que ce soit un devoir pour moi de conduire provisoirement à Londres notre mère, ma femme et mes deux enfants. Parle, mon Pigny, je t’écoute des deux oreilles.

                   CHARLES GOUNOD.


IX

         8 Morden Road, Blackheath, near London.

Oui, mon ami, tu as raison : c’est une chose honteuse que les propositions de paix rêvées par la Prusse ! Mais, Dieu merci, la honte de ces propositions reste tout entière à celui qui les a faites ; la gloire est pour qui les repousse.

Ainsi que toi, je me sens, je ne dirai pas humilié, mais navré jusqu’au fond de l’âme de l’horrible fortune qui s’abat aujourd’hui sur notre pauvre chère France ! C’est au point que je me demande, à toute heure du jour, si le devoir de ceux qui ont l’honneur et le bonheur de la défendre n’est pas plus léger à porter que celui que toi et moi nous accomplissons de notre côté, et que nul de nous ne voudrait remplir s’il devait lui en monter le rouge au visage. Hélas ! mon pauvre ami, fût-ce dans cette seule page de son histoire, la France a trop vaillamment répandu son sang généreux pour que la honte de ceux qui ne songent qu’à se mettre en sûreté pour leur propre compte rejaillisse sur d’autres que sur eux-mêmes. Mais aujourd’hui la gloire d’une victoire (pour la première fois peut-être au monde !) revient aux machines plus qu’aux hommes, et les désastres d’une défaite seront jugés dans la même balance. La Prusse n’a pas été plus brave que nous, c’est nous qui avons été plus malheureux qu’elle !

Tu sais, et je te le répète, que si tu te décidais à rentrer par une porte de Paris, je ne t’y laisserais pas rentrer seul : — la famille, ce n’est pas seulement de dîner ensemble !…

Nous voici maintenant, cher ami, dans notre nouvelle habitation, après dix-huit jours passés au sein d’une sérieuse et sincère hospitalité. Il y a des Anglais qui, pour les Français, ne sont pas l’Angleterre : la part que nos dignes et excellents Brown prennent à notre détresse est là pour le prouver.

Toutefois, la tranquillité extérieure que nous sommes venus chercher ici est loin de nous tranquilliser au dedans. Plus cette effroyable sanglante guerre d’orgueil et d’extermination se prolonge, plus je sens ma vie se consumer de deuil pour mon pauvre pays, et tout ce qui me détourne de ce regard triste que je ne puis détacher de ma France m’irrite comme une injure, loin de me soulager comme un bienfait.

Malheureuse terre ! misérable habitation des hommes, où la barbarie n’a pas encore cessé non seulement d’être, mais d’être de la gloire, et de faire obstacle aux rayons purs et bienfaisants de la seule vraie gloire, celle de l’amour, de la science et du génie ! Humanité qui en est encore aux difformités du chaos et aux monstruosités de l’âge de fer, et qui, au lieu d’enfoncer le fer dans le sol pour le bien des hommes, enfonce le fer dans le cœur des hommes pour la possession du sol ! Barbares ! Barbares !…

Ah ! cher ami ! je m’arrête : car je ne m’arrêterais pas de chagrin !… Les santés que j’ai près de moi et que nous aimons sont bien : que n’avons-nous pu les cacher un peu moins loin ! — dans Paris !…

                   CHARLES GOUNOD.


X

              Mercredi, 12 octobre 1870,
         8 Morden Road, Blackheath Park, near London.
    Mes chers amis,

Puisque la correspondance est la seule ressource qui nous soit laissée pour combattre l’épreuve de la séparation, on ne saurait trop l’employer tant que les circonstances le permettent : car sait-on, hélas ! si ce qui est possible aujourd’hui le sera encore demain ? Nous avons donc réglé avec grand’mère que nous ferions à tour de rôle le service de Varangeville pendant le temps que vous y séjournerez ; j’entre en fonctions aujourd’hui.

Mon cher Pi, je viens de lire dans un journal français que le sous-préfet de Dieppe avait fait afficher un arrêté interdisant la sortie de France à tout citoyen âgé de moins de soixante ans. Te voilà donc interné chez nous, non plus seulement par ta propre volonté, mais par ordre des autorités. Mais moi, qui me trouve hors de France, et dont le départ a eu lieu avant toute défense de ce genre, je voudrais savoir de toi si le décret en question se trouve, ou non, accompagné de quelque autre mesure complémentaire qui me semble en être la conséquence ou plutôt la cause et le principe logique, c’est l’appel au service pour tous les hommes valides au-dessous de soixante ans : car je ne comprendrais pas une interdiction de quitter la France s’appliquant à des hommes dont on ne voudrait pas se servir pour défendre le pays.

Je te demande donc, à ce sujet, les renseignements les plus officiels que tu puisses obtenir. Je ne te laisserai pas prendre ton fusil sans en prendre un à côté de toi, et, quoique je ne sois pas chasseur, je ne serai pas encore assez maladroit pour te tuer, sois tranquille. Chacun de nous deux doit être près de l’autre, dès que l’un des deux est exposé, je te l’ai déjà dit, et l’humeur peu militaire dont je suis doué n’a rien à voir ni à réclamer là dedans. Ce que j’ai fait, je l’ai regardé comme un devoir absolu, qui ne serait plus qu’un devoir relatif, et par conséquent moindre, et par conséquent nul, dès qu’un autre viendrait le primer.

Notre chère pauvre patrie est dans une situation bien grave, et n’a encore, que je sache, rien traversé de pareil. Jamais les deux grands problèmes de la lutte à l’extérieur et de l’union à l’intérieur ne se sont posés avec la même urgence et dans de semblables proportions. Je suis convaincu de l’unité actuelle à l’intérieur, contre l’ennemi commun. Est-elle temporaire ou durera-t-elle après l’issue du combat, quelle qu’en soit la fin ? voilà la question. Vaincus ou victorieux, serons-nous, oui ou non, la France républicaine ? En tout cas, quelles que soient la résistance et la destinée de Paris, il me semble que la France mettra du temps à être dévorée ; c’est un gros morceau, et son unité ne sera peut-être pas si commode à déraciner.

Allons, je vous embrasse pour nous tous. Mille bonnes amitiés à vos chers hôtes, et mes très affectueux respects à M. le curé, que je n’oublie jamais.

                   CHARLES GOUNOD.


XI

         19 octobre 1870, midi et demi.
    Chers amis,

Nous allons sortir dans un instant avec madame Brown qui va venir nous prendre en voiture pour nous conduire au Palais de Cristal, dont les eaux jouent aujourd’hui pour la dernière fois et qu’elle veut absolument nous faire voir. Tu juges, mon Pigny, si mes yeux seront bien occupés de ce qui sera devant eux ! Je ne vois plus que notre patrie ! Je la vois, plus encore, plus obstinément que si j’y étais !

Ah ! mon pauvre ami ! qui se lèvera donc pour tracer au courage français une conduite compacte sans laquelle ce courage, même héroïque, ne peut rien ! Tu le vois : tous, les uns après les autres, tombent, un à un, un par un, comme par une fatalité inouïe, dans la gueule de ce géant organisé, de cette hydre d’artillerie ; tous font naufrage dans cet océan ennemi ; tous vont échouer avec une intrépidité infatigable devant cette montagne toujours croissante de canons, et de bombes, et d’obus, et d’engins inattendus, et de bataillons tout prêts qui semblent sortir de terre partout où l’ennemi en a besoin !

Et pendant ce temps-là, on destitue nos généraux, on les change de poste, on les laisse sans instruction, on les livre au petit bonheur de leur inspiration personnelle et privée !… Trois mille cinq cents hommes se font hacher pour défendre tant bien que mal, et jusqu’à extinction, une gare d’Orléans, sans savoir qu’ils ont trente-cinq mille hommes devant eux !

Mais c’est de la démence que de prodiguer ainsi, dans les ténèbres de l’improvisation et du hasard, le sang, le courage, l’héroïsme de ces braves ! C’est TOUS qu’il faudrait être maintenant devant la Prusse ! TOUS, ou PAS UN ! Et ce qui m’étonne, c’est que l’urgence d’une loi n’ait pas appelé, il y a un mois, sous le même drapeau (celui, non seulement de la France, mais de l’humanité), trois millions de Français, et trente mille canons pour repousser une invasion non d’hommes, mais de machines !…

Voici madame Brown qui arrive ! Adieu ! à bientôt !

                   CHARLES GOUNOD. 

XII

    8 Morden Road, Blackheath Park,
          Mardi, 8 novembre 1870.
    Mon Édouard,

Voici encore que nous allons changer de domicile : nous quittons Morden Road samedi pour aller nous installer à Londres, où il va être indispensable que je sois pour mon travail et mes affaires. Il va falloir se remettre à l’œuvre et à la vie utile, car je ne peux pas me laisser plus longtemps éteindre et anéantir dans une tristesse sans fin et sans fruit ! Un mois de plus et je serais incapable de quoi que ce soit.

Si je peux produire et vendre, je vendrai ; si je suis obligé de donner des leçons, j’en donnerai : car, hélas ! l’armistice se gâte, et ce que sera l’hiver chez nous, personne ne le sait. Voilà donc notre pauvre volière dispersée, mon ami ! Non les cœurs, mais les yeux et « je ne suis pas de ceux qui disent : ce n’est rien !… je dis que c’est beaucoup ! » — comme le bon La Fontaine.

Dis à mon cher petit Guillaume combien ses lettres sont précieuses, non seulement au cœur de sa grand’mère, mais à la tendresse de son oncle, qui cherche et suit, avec une sollicitude que j’oserai presque appeler maternelle, la trace de tous ses sentiments, les élans de sa nature, les éléments de son avenir, le mouvement de sa pensée, tout cet ensemble enfin se composant en nous de ce qui persiste et de ce qui se transforme. Tout ce que je vois en lui est bien bon et de bien bon augure, et les graves et tragiques événements dont le tumulte accompagne son entrée dans la vie auront donné à toutes ses qualités l’âge que la paix leur eût peut-être donné vingt ans plus tard.

Tout le monde va bien. Jean et Jeanne embrassent tendrement leurs oncle et cousin.

                   CHARLES GOUNOD.


XIII

    Mon cher Pi,

Voilà donc encore une fois nos espérances trompées par la rupture définitive de cet armistice aux chances duquel il me semble que M. Thiers avait apporté toutes les garanties d’un négociateur consommé, et le gouvernement toutes les concessions où peut descendre un peuple qui se respecte. — Et maintenant, que va-t-il se passer ? Hélas ! je suis bouleversé d’y songer ! Mais, si je ne puis ni détacher ni détourner mon cœur des malheurs de notre cher pays, je sens qu’il faut absolument faire appel à mon travail, à mon devoir, à mon activité utile ; utile aux miens (car il faut les nourrir), — utile à moi-même, car il faut que je me tire de cette agonie à distance qui dure depuis notre arrivée ici, et qui me submergerait comme un déluge si je n’employais pas les forces qui me restent à réagir, moi aussi, contre cette invasion de mon territoire moral.

Je vais donc, en présence des événements qui me paraissent rendre impossible d’ici à quelque temps, la perspective d’un retour en France, employer mon hiver à terminer ou du moins à avancer mon œuvre[9], afin que, quand les eaux se seront retirées, je puisse ouvrir mon arche, et en laisser envoler cette colombe (qui ne sera peut-être qu’un corbeau), mais qui, en tout cas, marquera pour moi le retour de l’arc-en-ciel et de la tranquillité des nations. — Que ne pouvons-nous vous avoir près de nous, mes chers amis ! Quelle dispersion que la nôtre, cet hiver !

                   CHARLES GOUNOD.


XIV

         Londres, 24 décembre 1870.
    Chers amis,

Nous voici à la veille d’un grand jour, qui est le jour de l’an des Anglais ; et j’avoue qu’à mes yeux cette fête de Noël, qui nous ramène à la plus grande date de notre histoire, commence la véritable année humaine bien autrement que notre jour de l’an.

Hélas ! quel que soit celui des deux que nous considérions comme tel, chers a mis, quelle douloureuse année que celle qui va s’achever pour nous tous et pour chacun de nous, séparés les uns des autres, après tant de malheurs accomplis, au milieu de tant d’angoisses toujours présentes, et dans l’attente de ce qui peut survenir encore ! Depuis cinq mois le cœur n’a pas cessé un jour de gémir et de souffrir ! Depuis cinq mois, l’humanité contemple l’épouvantable spectacle de la destruction la plus acharnée dans un siècle qui s’est pompeusement drapé lui-même dans ce mot de progrès, et qui va laisser à l’histoire le souvenir des plus odieuses atrocités ! Qu’est-ce donc que le progrès, si ce n’est pas la marche de l’intelligence à la lumière de l’amour ? Et ce siècle, qu’aura-t-il fait, je ne dis pas pour le plaisir, mais pour le bonheur de l’humanité ? Napoléon Ier, Napoléon III, Guillaume de Prusse, Waterloo, les mitrailleuses, le canon Krupp !…

Sur quelles ruines nous nous reverrons !… Elles ont séparé nos corps, mais non pas nos cœurs ; bien au contraire ! il semble que ce rude et sévère apprentissage doive nous rapprocher plus du centre de tout ce qui est vrai, solide et sûr dans la vie. Je vous envoie donc à tous un cœur plus tendre et plus attaché à travers l’absence qu’il ne l’a jamais été dans des temps meilleurs ! Tous, nous serons plus pénétrés de nous revoir que si nous ne nous étions pas quittés. J’embrasse chacun de vous, Berthe, le cher Pi, nos amis, du meilleur de mon cœur.

                   CHARLES GOUNOD.


XV

         Le 25 décembre 1870.
    Mon Édouard,

C’est un triste jour de l’an que celui que nous allons traverser si loin les uns des autres, et séparés depuis si longtemps ! Plus de foyer, l’éloignement des siens, l’absence et la dispersion des amis, l’angoisse de tout instant sur le sort, la santé, la vie de ceux qu’on aime, des existences fauchées par milliers, des carrières anéanties, suspendues ou entravées, des familles ruinées, des provinces ravagées, et au bout de tout cela une solution encore inconnue : voilà le bilan et le testament de l’année qui va mourir après avoir englouti tant de victimes et répandu tant de désastres ! Voilà le résultat actuel du Progrès humain. Si c’est aux fruits qu’on juge l’arbre, et si, comme cela est incontestable, la valeur des causes doit se mesurer à celle des effets, il faut reconnaître que, pour en arriver où nous sommes, la sagesse humaine a dû faire bien fausse route, et que cette raison, de l’émancipation de laquelle nous sommes si jaloux, n’a pas de quoi se montrer bien fière de son indépendance et de ses enseignements ! Si tant de malheurs ont pu nous instruire et nous ramener à la simplicité du vrai, et au vrai de la simplicité, tout ne sera pas perdu, et quelque chose de précieux et de salutaire y aura été gagné, car tout se tient ici-bas, les conséquences du faux comme celles de la vérité ; telle la sève, tel le fruit.

Que va nous apporter 1871 ? Je ne le sais ; mais il me semble que ce devra être, en bien ou en mal, une année décisive, non pas pour nous seulement, mais pour l’Europe, pour ce qu’on nomme le monde civilisé. Il faut enfin savoir à quoi s’en tenir ; il est temps que les nations soient fixées sur ce qui doit les faire vivre ou mourir, les rendre fortes ou faibles, leur donner la lumière ou l’ombre, les sauver des expédients pour les asseoir sur des fondements solides et durables. Les sciences font ainsi : la politique est une science ; elle doit avoir sa base et ses procédés de construction… Enfin !… Mille tendresses d’Anna et de grand’mère.

                   CHARLES GOUNOD.


XVI

              Jeudi, 16 mars 1871.
    Ma Berthe,

C’est seulement ce matin que nous recevons votre lettre du 13. Elle nous afflige profondément : le départ de notre chère mère, les motifs qui le lui conseillent et même le lui imposent, la pensée de tout ce qu’elle va revoir d’affligeant pour son cœur, l’espoir déçu de vous posséder ici quelque temps, tout cela va clore tristement un hiver si tristement rempli !

Si l’engagement que j’ai contracté pour le 1er mai ne me retenait à Londres jusque-là, je serais parti ainsi qu’Anna et mes enfants, avec notre mère. Le devoir, représenté par quelques morceaux de pain à gagner, m’enjoint de ne pas partir encore ; mais la première huitaine de mai ne s’achèvera pas sans que nous soyons en route pour aller vous retrouver. Malgré l’accueil très honorable et la situation artistique que mes œuvres m’ont faite ici, je sens que ce pays n’est pas ma France : et comme je suis beaucoup plus humanitaire qu’autre chose, je crois que ma nature et mes habitudes françaises sont trop âgées pour se plier à une transplantation. Je mourrai Français malgré tout. Ce n’est qu’à des temps encore loin de nous, qu’il sera donné de faire prédominer dans l’homme la patrie de la Terre, sur la terre de la Patrie.

Je vous embrasse tous deux du fond du cœur.

                   CHARLES GOUNOD. 


XVII

         Londres, 14 avril 1871.
    Cher ami,

Ta lettre du 12 m’arrive à l’instant, et je me mets de suite en devoir d’y répondre, dans l’espoir que celle-ci arrivera peut-être à temps à Versailles pour t’y recevoir à ta rentrée dans la chère maison fraternelle[10], et que tes deux frères pourront fêter ton retour chacun à leur façon, l’un par la paix de son jardin, l’autre par quelques lignes venues d’outre-mer ; l’un en t’ouvrant sa porte, l’autre en t’ouvrant ses bras ; tous deux en t’ouvrant leur cœur, où tu sais la place que tu occupes !

Hélas ! mon ami, mon cher frère, j’entends comme toi cet horrible canon dont le grondement te navre et te désespère à si juste titre ! En suivant pas à pas la marche des événements et les diverses phases du conflit ou plutôt de la pétaudière qui les produit et qui les entretient, j’en arrive à sentir tomber une à une, je ne dirai pas mes illusions (le nom ne serait pas digne de la chose et n’en vaudrait pas le deuil !…) mais mes espérances, au moins actuelles ou prochaines, sur l’avènement d’un nouvel étage dans la construction de cette maison morale qu’on appelle la Liberté, et qui est pourtant la seule habitation digne de la race humaine.

Non, je le répète, ce ne sont pas des illusions qui disparaissent : la Liberté n’est pas un rêve ; c’est une terre de Chanaan, une véritable Terre promise. Mais, nous ne la verrons encore que de loin, comme les Hébreux : pour y entrer, il faut que nous devenions le peuple de Dieu. La Liberté est aussi réelle que le ciel : c’est un ciel sur la terre ; c’est une patrie des élus ; mais il faut la mériter et la conquérir, non par des tyrannies, mais par des dévouements ; non en pillant, mais en donnant ; non en tuant, mais en faisant vivre moralement et matériellement. Moralement surtout, car, lorsque la besogne morale sera bien comprise, bien déterminée, la question matérielle ira de soi : l’hygiène de l’homme d’abord ; puis ensuite celle de la bête. C’est la marche de la justice : c’est pourquoi c’est la marche logique.

Quand je repasse en moi-même où nous ont conduits (jusqu’à présent, du moins) toutes les générosités morales, tous les crédits de confiance dont l’humanité politique et sociale a été l’objet jusqu’à ce jour, je ne puis m’empêcher de reconnaître que l’homme a été traité en enfant gâté ; je me demande si on n’a pas devancé, par une prodigalité imprudente et téméraire, la distribution opportune et sage de tous ces dons que l’âge de majorité est seul capable de comprendre et d’utiliser. Nous avons encore besoin de tuteurs ; et, maître pour maître, j’en aime mieux un que deux cent mille : on peut se délivrer d’un tyran (la mort naturelle, ce qu’on appelle la belle mort, peut s’en charger) ; mais une tyrannie collective, compacte, renaissant d’elle-même et s’alimentant sans cesse de ses victimes, dont elle se fait comme un engrais perpétuel, il est impossible que ce soit là le plan sur lequel Dieu a jeté le mouvement humain.

Maintenant, si on voulait presser toutes les conséquences de ceci, on arriverait à cette conclusion : « La Liberté n’est que l’accomplissement volontaire et conscient de la justice. » Et comme la justice est d’obéir à des lois éternelles et immuables, il s’ensuit que, pour être libre, il faut être soumis. Voilà la fin de tout argument et la base de toute vie… Je bavarderais longtemps là-dessus (et toi aussi) ; mais, je ne dois pas oublier que ma lettre ne sera pas seule sous cette enveloppe.

Je t’embrasse donc, toi et ta Berthe, de tout mon cœur.

  Ton frère,
                   CHARLES GOUNOD.


XVIII

À. S. A. I. LA PRINCESSE MATHILDE

         Mardi 6 janvier 1891.
    Chère princesse,

Permettez-moi de proposer un toast à votre santé,

Pour la première fois nous avons l’honneur et la joie de vous voir assise à notre table.

Si c’est un honneur de recevoir la princesse, c’est surtout un bonheur de recevoir l’amie sûre, constante et dévouée qui a su se créer et retenir tant d’amis dont la fidélité fait votre éloge plus encore que le leur. Trop souvent, hélas ! l’ingratitude des obligés se charge d’entretenir la mémoire des bienfaiteurs.

Il n’en est pas ainsi chez nous, princesse ; et puisque l’occasion s’en présente, permettez-moi de rappeler devant ceux qui le savent et d’apprendre à ceux qui l’ignorent que si le Médecin malgré lui, le premier de mes ouvrages qui m’ait concilié la faveur du public, a vu le feu de la rampe, je le dois à votre entière et chaleureuse intervention qui a fait tomber les obstacles suscités par le ministre d’État et par la Comédie-Française, et que vous avez mis le comble à nos bonnes grâces en acceptant la dédicace de cet ouvrage. Je suis sûr que vous avez moins de bijoux que de souvenirs de cette sorte, et qu’à vos yeux comme à ceux de vos amis, vos bienfaits sont la plus riche de vos couronnes.

À la santé de la princesse Mathilde.

                   CHARLES GOUNOD. 

  1. Murat (Jean), peintre, prix de Rome.
  2. Domestique de confiance des pensionnaires ; au service de l’Académie, alors, depuis quarante ans.
  3. Guénepin (François-Jean-Baptiste), architecte, prix de Rome.
  4. Architecte, « rapin » de Lefuel.
  5. Ancien élève de l’École polytechnique, ami de Gounod, d’Hébert, etc…
  6. Cette lettre a été adressée d’abord « à Milan, poste restante, » puis renvoyée de Milan à Gênes, et de Gênes à Nice.
  7. La veuve de son frère.
  8. M. Pigny, architecte, avait épousé, lui aussi, une fille de Zimmerman.
  9. Polyeucte. — C’est aussi à ce moment que Gounod écrivit Gallia.
  10. Chez Édouard Dubufe.