Mémoires d’un artiste/M. Camille Saint-Saens, Henry VIII

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Calmann Lévy, éditeurs (p. 343-361).

M. CAMILLE SAINT-SAËNS

HENRI VIII[1]


Lorsque, après des années de persévérance et de lutte, un artiste de haute valeur est parvenu à conquérir, dans l’opinion publique, la grande situation à laquelle il a droit, chacun s’écrie, — même ceux qui lui ont fait l’opposition la plus rétive : — « Que vous avais-je toujours dit ? qu’on finirait par se rendre. » Voilà vingt-cinq ans et plus (car c’était un prodigieux enfant), que M. Saint-Saëns a fait son apparition dans le monde musical. Combien de fois, depuis lors, ne m’a-t-on pas dit : « Saint-Saëns ? Ah bah ! Vraiment ? Vous croyez ?… Comme pianiste, comme organiste, oh ! certainement ; je ne dis pas ; mais comme compositeur ? Est-ce que… réellement… vous trouvez ?… » Et tous les vieux clichés de ce genre. Eh bien, oui ; je trouvais, et je n’étais pas le seul ; et aujourd’hui, c’est tout le monde qui trouve. Les défiances sont tombées : les préjugés sont vaincus : M. Saint-Saëns est dans la place ; il n’a plus qu’à dire : « J’y suis, j’y reste. » Il demeurera une des illustrations de son art et de son temps.

D’après une opinion admise, paraît-il, chez certains artistes, il serait convaincu que, si l’on dit du bien de l’œuvre d’un confrère, cela signifie naturellement qu’on en pense du mal, — et réciproquement. Eh ! pourquoi donc cela ? Pour avoir du talent ou du génie, est-il nécessaire de le refuser à d’autres ? Est-ce que Beethoven a tué Mozart ? Est-ce que Rossini empêchera Mendelssohn de vivre ? Croyez-vous, comme le dit Célimène :

Que c’est être savant que trouver à redire.

Craignez-vous qu’il n’y ait plus de place pour vous ? Oh ! quant à cela, rassurez-vous ; dans le temple de la Gloire, il restera toujours plus de places libres qu’il n’y en aura jamais d’occupées. S’il y en a une pour vous, elle vous attend ; le tout est de la prendre.

Mais non. Ce qu’on craint, c’est de n’être pas le premier. Hé, mon Dieu ! cette préoccupation chagrine et inquiète du mérite relatif est ce qu’il y a, au monde, de plus contraire au mérite réel et véritable : c’est toujours la vilaine histoire de l’amourpropre usurpant la place et les devoirs de l’amour. Aimons notre art ; défendons honnêtement et vaillamment quiconque le sert avec noblesse et courage ; ne retenons pas la vérité « captive dans l’injustice » ; la conscience publique saura, demain, ce que l’on s’efforce de lui cacher aujourd’hui ; le seul parti honorable à prendre, c’est de préparer le jugement de la postérité, ce vox populi, vox Dei, qui ne fixe pas les rangs par faveur ou, chose pire encore, par intérêt, mais qui prononce dans l’infaillible et immortelle justice. Taire la vérité, c’est prouver qu’on ne l’aime pas ; souffrir parce qu’un autre l’a mieux servie qu’on n’a pu le faire soi-même, c’est montrer qu’on voulait pour soi l’hommage qui n’est dû qu’à elle seule.

Faisons la lumière autant que nous le pouvons ; il n’y en a jamais trop.

M. Saint-Saëns est une des plus étonnantes organisations musicales que je connaisse. C’est un musicien armé de toutes pièces. Il possède son métier comme personne ; il sait les maîtres par cœur ; il joue et se joue de l’orchestre comme il joue et se joue du piano, — c’est tout dire. Il est doué du sens descriptif à un degré tout à fait rare ; il a une prodigieuse faculté d’assimilation : il écrirait, à volonté, une œuvre à la Rossini, à la Verdi, à la Schumann, à la Wagner ; il les connaît tous à fond, ce qui est peut-être le plus sûr moyen de n’en imiter aucun. Il n’est pas agité par la crainte de ne pas produire d’effet (terrible angoisse des pusillanimes) ; jamais il n’exagère ; aussi n’est-il ni mièvre, ni violent, ni emphatique. Il use de toutes les combinaisons et de toutes les ressources sans abuser ni être l’esclave d’aucune.

Ce n’est point un pédant, un solennel, un transcendanteux ; il est resté bien trop enfant et devenu bien trop savant pour cela. Il n’a pas de système ; il n’est d’aucun parti, d’aucune clique : il ne se pose en réformateur de quoi que ce soit : il écrit avec ce qu’il sent et ce qu’il sait. Mozart non plus n’a rien réformé ; je ne sache pas qu’il en soit moins au sommet de l’art. Autre mérite (sur lequel j’insiste, par le temps qui court), M. Saint-Saëns fait de la musique qui va en mesure et qui ne s’étale pas à chaque instant sur ces ineptes et odieux temps d’arrêt avec lesquels il n’y a plus d’ossature musicale possible, et qui ne sont que de l’affectation et de la sensiblerie. Il est simplement un musicien de la grande race : il dessine et il peint avec la liberté de main d’un maître ; et, si c’est être soi que de n’imiter personne, il est assurément lui.

Je n’ai point à raconter ici, par le menu, le livret de l’opéra Henri VIII : tous les comptes rendus de la première représentation se sont chargés de ce soin. Au demeurant, tout le monde connaît l’histoire — j’allais dire de ce pourceau couronné, — de ce Barbe-Bleue émérite, doublé d’un pitoyable et vaniteux théologien. À son ambition, il ne fallait rien moins que la tiare, et le pape le troublait, pour le moins, autant que les femmes et la boisson. Mais il n’y a ni tempête ni menace qui tienne : en fait de rodomontades, la papauté en a vu de toutes les couleurs, ce qui ne l’a pas empêchée de dormir en paix dans sa barque insubmersible.

M. Saint-Saëns n’a pas écrit d’ouverture. Ce n’est certes pas que la science symphonique lui fasse défaut ; il l’a prouvé surabondamment. L’ouvrage débute par un prélude basé sur un thème anglais qui se reproduira comme thème principal du finale du troisième acte.

Ce prélude s’enchaîne, sans interruption, avec le drame. Dès la première scène, entre Norfolk et Don Gomez, l’ambassadeur d’Espagne à la cour d’Henri VIII, se trouve un charmant cantabile « La beauté que je sers », phrase pleine de jeunesse dont la terminaison, sur les mots « Bien que je ne la nomme pas », est ravissante de simplicité. On remarque surtout, dans le premier acte, un chœur de seigneurs s’entretenant de la condamnation de Buckingham ; une cantilène du roi : « Qui donc commande quand il aime ? » phrase pleine de vérité d’expression ; l’entrée d’Anne de Boleyn, sur une gracieuse ritournelle amenant un chœur de femmes très élégant : « Salut à toi qui nous viens de la France ! » auquel succède une page tout à fait remarquable scéniquement et musicalement, — c’est la marche funèbre accompagnant Buckingham à sa dernière demeure, sur le chant du De Profundis supérieurement combiné avec les apartés d’Henri VIII et d’Anne sur le devant de la scène, pendant que l’orchestre murmure, en même temps que le roi, à l’oreille de la jeune dame d’honneur, la phrase caressante qui se reproduira dans le cours de l’ouvrage : « Si tu savais comme je t’aime ! » Cette belle scène s’achève dans un magistral ensemble de grande envergure dramatique, qui couronne noblement le premier acte.

Le second acte se passe dans le parc de Richmond. Il s’ouvre par un délicieux prélude d’une instrumentation fine et transparente, introduisant un thème ravissant qui reparaîtra plus loin dans le dernier ensemble du duo entre le roi et Anne de Boleyn, un des morceaux les plus saillants de la partition.

Après un monologue de Don Gomez, dans lequel on rencontre de beaux accents de déclamation, paraît Anne de Boleyn, accompagnée de dames de la cour qui lui offrent des fleurs, page remplie de charme et de distinction. Vient ensuite une scène rapide entre Anne et Don Gomez ; puis le grand duo entre Anne et le roi. Ce duo est un morceau capital. On y sent circuler partout une sensualité impatiente, noyée dans une instrumentation pleine de caresses félines. Le dernier ensemble de ce duo est exquis et d’un charme de sonorité incomparable. L’air qui suit : « Reine ! je serai reine ! » est d’un beau caractère d’orgueilleux enivrement. Dans le duo entre Anne de Boleyn et Catherine d’Aragon, l’on remarque les accents tour à tour pleins de clémence et de fierté de la noble et malheureuse reine.

Le troisième acte représente la salle du synode, et s’ouvre par une marche processionnelle d’un caractère majestueux qui accompagne le défilé de la cour et des juges. Alors commence un grand et superbe ensemble : « Toi qui veilles sur l’Angleterre ! », après lequel Henri VIII s’adresse à l’assemblée synodale : « Vous tous qui m’écoutez, gens d’église et de loi ! » Catherine, très émue, pouvant à peine parler, s’avance vers le roi et le supplie d’avoir pitié d’elle. Ce morceau, dans lequel intervient le chœur, est d’un sentiment des plus vrais et des plus touchants. Devant le dédain cruel du roi pour la pauvre reine, Don Gomez se lève et déclare qu’il prend, comme Espagnol, la défense de celle dont il est le sujet. Henri VIII s’indigne et en appelle à son peuple, « les fils de la noble Angleterre », qui se proclament prêts à accepter les décrets du Ciel, décrets dont l’archevêque de Cantorbéry va être l’organe : « Nous déclarons nul et contraire aux lois l’hymen à nous soumis ! » Catherine se révolte, et, dans un superbe élan de fierté, elle s’écrie : « Peuple, que de ton roi déshonore le crime, tu ne te lèves pas ! » Cette page est remarquable et laisse une impression profonde. Catherine en appelle au jugement de la postérité. Elle sort avec Don Gomez.

Paraît le légat, et alors commence la grande scène qui termine le troisième acte.

Le légat tient en main la bulle du Saint-Père :

    Au nom de Clément VII, pontife souverain…

Le roi, poussé à bout, ordonne qu’on ouvre les portes du palais et qu’on fasse entrer le peuple :

    Vous plaît-il recevoir des lois de l’étranger ?
                        Non ! Jamais !
          Vous convient-il qu’un homme
          Dont le vrai pouvoir est à Rome
          Sur mon trône m’ose outrager ?
                        Non ! jamais !

Et le roi se proclame chef de l’Église de l’Angleterre ; et pour sa femme il prend dame Anne de Boleyn, marquise de Pembroke !

Toute cette scène, magistralement conduite, se termine par un grand et pompeux ensemble :

C’en est donc fait ! Il a brisé sa chaîne !

ensemble dont le thème est le chant national, exposé par le prélude d’introduction qui sert d’ouverture.

Le quatrième acte est aussi divisé en deux tableaux, dont le premier est la chambre d’Anne de Boleyn. Au lever du rideau, les musiciens exécutent en scène un gracieux divertissement dansé, pendant lequel Norfolk et Surrey se livrent à un a parte très ingénieusement combiné avec la musique de danse.

La scène suivante, entre Anne et Don Gomez, contient un charmant cantabile chanté avec beaucoup d’expression par M. Dereims.

Un dialogue entre le roi et Don Gomez termine le premier tableau.

Le second tableau représente une vaste pièce des appartements de la reine Catherine, reléguée au château de Kimbolton. Toute cette fin de l’œuvre de M. Saint-Saëns est absolument d’un maître ; le souffle des chefs-d’œuvre a passé là.

Le monologue de la reine est d’un accent de douleur, d’une expression, d’une vérité de déclamation admirables.

La reine distribue ensuite, comme souvenirs, aux femmes qui l’entourent, quelques-uns des objets qui lui ont appartenu. Cette toute petite scène intime est très grande par le sentiment profond que l’auteur y a répandu, tant la vérité agrandit tout ce qu’elle touche.

Vient ensuite la magnifique scène entre Catherine et Anne de Boleyn ; il y a là des accents d’indignation superbes, que mademoiselle Krauss a compris et rendus en tragédienne consommée dont le jeu atteint une puissance d’expression saisissante.

La dernière page de ce second et dernier tableau est ce qu’on nomme, en langage de théâtre, le clou de la pièce. C’est irrésistible, et le rideau ne peut tomber sur rien de plus empoignant. Situation, musique, chant et jeu des interprètes, tout contribue à l’impression puissante de cette admirable scène qui a soulevé les applaudissements de toute la salle.

Tel est, autant du moins qu’un exposé aussi rapide en puisse donner l’idée, le nouvel ouvrage de M. Camille Saint-Saëns.

Parmi les interprètes qui, tous, se sont montrés à la hauteur de leur tâche, il convient de citer, en première ligne, ceux à qui sont échus les trois plus grands rôles : Mademoiselle Krauss (Catherine d’Aragon), mademoiselle Richard (Anne de Boleyn), M. Lassalle (Henri VIII). Puis M. Boudouresque (le légat du Pape), M. Dereims (Don Gomez), M. Lorrain (Norfolk), M. Sapin (Surrey), M. Gaspard (l’archevêque de Cantorbéry).

Mademoiselle Krauss est d’une grandeur, d’une noblesse, d’une dignité souveraines. Comme actrice et comme cantatrice, elle a déployé, dans ce rôle de Catherine d’Aragon, une puissance pathétique merveilleuse ; elle a, en particulier, joué, chanté, souffert, pendant tout le dernier tableau, avec une vérité et une intensité d’expression à rendre la réalité positivement suffocante. Ah ! la grande artiste ! quel répertoire elle soutient ! quelle vaillance elle apporte à tous ses rôles ! quelle place elle occupe ! — et quel vide laisserait son départ !…

Mademoiselle Richard a trouvé, dans Anne de Boleyn, l’occasion de faire valoir tout le charme de son bel et généreux organe dont rien, dans cette sage et saine musique, ne surmène la moelleuse sonorité.

M. Lassalle a donné au rôle d’Henri VIII tout l’intérêt de sa diction si franche, de son articulation si claire, de son jeu tour à tour sombre et passionné, et de cette voix privilégiée qui possède à un égal degré toutes les ressources de la puissance et de la douceur.

M. Boudouresque semble être né cardinal ; n’en déplaise au diabolique Bertram et au huguenot Marcel qu’il représente avec tant de talent, on le dirait mis au monde pour jouer les princes de l’Église, témoin Brogni, dans la Juive, et le légat du pape auquel il a donné, dans Henri VIII, un caractère imposant. M. Dereims s’est fait remarquer, dans le rôle de Don Gomez, par ses qualités de charme et d’élégance. L’orchestre, sous la conduite de M. Altès, a été admirable, ainsi que les chœurs si soigneusement instruits et dirigés par M. Jules Cohen.

M. Vaucorbeil a bien aussi sa belle part dans cette affaire. Il a cru en M. Saint-Saëns et, dès son avènement à la direction de l’Opéra, il exprimait son désir de lui ouvrir les portes de notre première scène lyrique. Il a déployé, comme toujours, sa sollicitude intelligente et dévouée de directeur artiste au service de ce noble et sérieux ouvrage, auquel un autre véritable artiste, M. Régnier, a consacré toute l’expérience scénique de sa longue et brillante carrière de comédien.

Voilà donc, mon cher Saint-Saëns, ton nom désormais attaché à l’une des œuvres qui auront le plus honoré l’art français et notre Académie nationale de musique. Pour ceux qui t’ont connu enfant (et je suis un de ceux-là), ta destinée était certaine ; tu n’as pas eu d’enfance musicale. Infatigablement couvé par ton intelligente et généreuse mère, tu as eu, tout de suite, pour nourriciers les maîtres du grand art ; ils t’ont fait robuste et ferme dans ta voie. Depuis longtemps déjà, la renommée avait devancé pour toi cette popularité dont le théâtre semble avoir le privilège exclusif ; il ne manquait plus à ton autorité que la consécration d’un éclatant succès dramatique ; tu la tiens aujourd’hui.

Va donc maintenant, cher grand musicien ; ta cause est victorieuse sur toute la ligne. Parce que tu as été fidèle à ton art, l’avenir sera fidèle à ton œuvre. Dieu t’a donné la lumière et la main d’un maître : qu’il te les conserve longtemps, pour toi comme pour nous tous.


FIN

  1. Avril 1883.