Mémoires d’un révolutionnaire/I2

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AUTOUR D'UNE VIE
PREMIÈRE PARTIE — Chapitre II.
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Chapitre II


MA BELLE-MÈRE. — LA MÉTHODE D’ENSEIGNEMENT DE M. POULAIN. — PLAISIRS DU DIMANCHE. — MON GOÛT POUR LE THÉÂTRE. — MA PARTICIPATION AU JUBILÉ DE NICOLAS Ier. — ENTRÉE DE MON FRÈRE À L’ÉCOLE DES CADETS.


Deux ans après la mort de notre mère, notre père se remaria. Il avait déjà jeté les yeux sur une jolie jeune fille, appartenant, cette fois, à une famille riche. Mais le sort en décida autrement.

Un matin, qu’il n’avait pas encore quitté sa robe de chambre, des serviteurs, l’air égaré, se précipitèrent dans sa chambre, annonçant l’arrivée du général Timoféiev, le chef du sixième corps d’armée auquel appartenait notre père. Ce favori de Nicolas Ier était un homme terrible. Il ordonnait de fouetter à mort un soldat coupable de la moindre faute pendant la parade ; il dégradait et envoyait comme simple soldat en Sibérie l’officier qu’il avait rencontré dans la rue, les crochets de son haut col rigide dégrafés. Près de Nicolas un mot du général Timoféiev pouvait tout.

Le général, qui auparavant n’était jamais venu chez nous, venait proposer à notre père la main d’une nièce de sa femme, mademoiselle Elisabeth Karandino, l’une des filles d’un amiral de la flotte de la Mer Noire — une jeune fille au profil grec classique, qu’on disait très belle. Notre père accepta, et son second mariage, comme le premier, fut célébré en grande pompe.

« Vous autres jeunes gens, vous n’entendez rien à ces sortes de choses », concluait-il après m’avoir conté l’histoire une nouvelle fois d’un air sarcastique très fin que je n’essayerai pas de reproduire. « Mais sais-tu ce que signifiait en ce temps-là un commandant de corps d’armée — et en particulier ce diable borgne, comme nous l’appelions, venant lui-même proposer sa nièce ? Naturellement elle n’avait pas de dot. Elle n’avait pour tout bien qu’une grande malle pleine de colifichets de femme et cette Martha, sa seule serve, noire comme une tsigane, assise sur la malle. »

Je n’ai gardé aucun souvenir de ce mariage. Je me rappelle seulement un grand salon dans une maison richement meublée, et dans cette pièce une jeune dame, attrayante, mais avec une physionomie méridionale trop accentuée, folâtrant avec nous et disant : « Vous voyez quelle joyeuse maman vous aurez en moi ; » à quoi Sacha et moi répondions d’un air maussade : « Notre maman s’est envolée au ciel. » Cet enjouement nous semblait décidément suspect.

* * *

L’hiver vint et une nouvelle vie commença pour nous. Notre maison fut vendue et on en acheta une nouvelle qu’on meubla entièrement à neuf. Tout ce qui pouvait rappeler notre mère disparut : ses portraits, ses tableaux, ses broderies. C’est en vain que madame Burman implora la faveur de rester attachée à la maison et promit de se dévouer comme à son propre enfant au bébé qu’attendait notre belle-mère : elle fut renvoyée. On lui dit : « Je ne veux plus rien garder dans ma maison de ce qui rappelle les Soulima. » Toutes nos relations avec nos oncles et tantes et avec notre grand’mère furent rompues. Ouliana épousa Frol, qui devint majordome, tandis qu’elle fut nommée femme de charge ; et pour notre éducation on engagea un précepteur français richement payé, M. Poulain et un étudiant russe misérablement rétribué, Nicolaï Pavlovitch Smirnov.

Des Français, débris de la Grande Armée de Napoléon, servaient alors de précepteurs à un grand nombre de fils de la noblesse moscovite. Tel était le cas de M. Poulain. Il venait de terminer l’éducation du plus jeune fils du romancier Zagoskine, et son élève, Serge, jouissait dans le Vieux Quartiers des Écuyers de la réputation d’être si bien élevé que notre père n’hésita pas à engager M. Poulain pour la somme considérable de six cents roubles par an.

M. Poulain s’installa avec son chien de chasse, Trésor, sa cafetière Napoléon et ses manuels français, et à partir de ce moment, il exerça son autorité sur nous et sur le serf Matvéï qui était attaché à notre service.

Son plan d’éducation était très simple. Après nous avoir réveillé, il préparait son café, qu’il prenait dans sa chambre. Pendant que nous préparions les leçons du matin, il faisait sa toilette avec un soin minutieux, ramenait ses cheveux gris de façon à dissimuler les progrès de sa calvitie, revêtait son frac, se parfumait et se lavait à l’eau de Cologne, puis descendait avec nous pour saluer nos parents. Nous trouvions notre père et notre belle-mère en train de déjeuner. Alors, nous approchant, nous récitions de la manière la plus cérémonieuse du monde : « Bonjour, mon cher papa, » et « Bonjour, ma chère maman, » et nous leur baisions la main. M. Poulain faisait une révérence très compliquée et très élégante en disant : « Bonjour, monsieur le Prince, » et « Bonjour, madame la Princesse, » après quoi la procession se retirait immédiatement et remontait l’escalier. Cette cérémonie se répétait tous les matins.

Alors commençait notre travail. M. Poulain ôtait son frac et prenait une robe de chambre, mettait sur sa tête une calotte de cuir et, se laissant tomber dans une bergère, il disait : « Récitez la leçon. »

Nous la récitions « par cœur, » d’une marque faite avec l’ongle dans le livre jusqu’à la marque suivante. M. Poulain avait apporté avec lui la grammaire de Noël et Chapsal, dont plus d’une génération de petits garçons et de petites filles russes ont gardé le souvenir ; un livre de dialogues français ; une histoire du monde, en un volume ; et une géographie universelle, également en un volume. Nous devions confier à notre mémoire la grammaire, les dialogues, l’histoire et la géographie.

La grammaire avec ses phrases bien connues : « Qu’est-ce que la grammaire ? — L’art de parler et d’écrire correctement, » s’apprenait facilement. Mais le manuel d’histoire avait, par malheur, une préface, où étaient énumérés tous les avantages qu’on peut tirer de la connaissance de l’histoire. Les choses allaient assez bien pour les premières phrases. Nous récitions : « Le prince y trouve des exemples magnanimes pour gouverner ses sujets ; le chef militaire y apprend l’art noble de la guerre. » Mais lorsque nous arrivions à la loi, cela n’allait plus. « Le jurisconsulte y trouve... » — mais ce que le docte jurisconsulte trouvait dans l’histoire, nous ne sommes jamais parvenus à le savoir. Ce terrible mot de « jurisconsulte » gâtait tout. Dès que nous arrivions là, nous nous arrêtions.

— « À genoux, gros pouff ! » criait Poulain. Cela s’adressait à mon frère. Et nous nous agenouillions en larmes et nous nous efforcions en vain d’apprendre ce qui concernait le jurisconsulte.

Elle nous donna bien du mal, cette préface ! Nous en étions à étudier les Romains, et nous mettions nos cannes dans la balance d’Ouliana quand elle pesait du riz, « tout comme Brennus » ; à l’instar de Curtius nous sautions du haut de notre table ou de quelque autre « précipice » pour le salut de notre patrie. Mais M. Poulain revenait de temps en temps à la préface et nous remettait à genoux, toujours à cause du jurisconsulte. S’étonnera-t-on que plus tard mon frère et moi ayons toujours montré une franche aversion pour la jurisprudence ?

Je ne sais ce qui serait arrivé pour la géographie, si le livre de M. Poulain avait eu une préface ? Mais par bonheur les vingt premières pages avaient été arrachées - c’est Serge Zagoskine, je pense, qui nous avait rendu ce service inappréciable — de sorte que nos leçons partaient de la page vingt et un, qui commençait ainsi : « ... des fleuves qui arrosent la France. »

Je dois avouer que Poulain ne se contentait pas toujours de nous mettre à genoux. Il y avait dans la classe une baguette de bouleau, et Poulain y avait recours quand il désespérait de nous voir apprendre la préface ou quelque dialogue sur la bienséance et la vertu. Mais un jour, notre sœur Hélène qui venait de quitter l’Institut Catherine, pensionnat de demoiselles, et occupait alors une chambre au-dessous de la nôtre, entendit nos cris. Elle se précipita tout en larmes dans le cabinet de notre père, et lui reprocha amèrement de nous avoir confiés à notre belle-mère qui nous avait abandonnés à « un ancien tambour français ». « Naturellement, s’écria-t-elle, il n’y a personne pour prendre leur défense, mais je ne puis voir mes frères traités de cette façon par un tambour ! »

Ainsi pris à l’improviste, notre père ne put résister. Il commença par gronder Hélène, mais finit par approuver son attachement à ses frères. Par la suite la baguette de bouleau ne fut plus employée qu’à inculquer les lois de la bienséance au chien de chasse, Trésor.

M. Poulain ne s’était pas plus tôt acquitté de sa lourde tâche d’éducateur, qu’il devenait un tout autre homme : le terrible précepteur faisait place à un gai camarade. Après le déjeuner, il nous menait à la promenade ; alors ses récits ne tarissaient pas : nous babillions comme des oiseaux. Bien qu’avec lui nous n’ayons jamais dépassé les premières pages de la syntaxe, nous apprîmes bientôt « à parler correctement » ; nous pensionsen français, et lorsqu’il eut dicté la moitié d’un traité de mythologie en corrigeant nos fautes d’après le livre, sans essayer de nous expliquer pourquoi tel mot devait s’écrire de telle façon, nous savions « écrire correctement ».

Après dîner, nous avions notre leçon avec le professeur de russe, étudiant de la faculté de droit de l’Université de Moscou. Il nous enseignait toutes les « matières russes » : la grammaire, l’arithmétique, l’histoire, etc. Mais alors les études sérieuses n’étaient pas encore commencée pour nous. En attendant, il nous dictait chaque jour une page d’histoire, et par ce moyen pratique nous apprîmes rapidement à écrire le russe très correctement.

Nos meilleurs jours étaient les dimanches où toute la famille, sauf les enfants, allait dîner chez madame la générale Timoféiev. Il arrivait aussi parfois que M. Poulain et N.P. Smirnov étaient autorisés à sortir, et dans ce cas nous étions confiés à la garde d’Ouliana. Après un dîner pris à la hâte, nous nous dirigions rapidement vers la grande salle où les jeunes servantes nous rejoignaient bientôt. On organisait toutes sortes de jeux : colin-maillard, le vautour et les poussins, etc. ; et alors, tout à coup Tikhon, le maître Jacques, apparaissait avec un violon. La danse commençait ; non cette danse mesurée et ennuyeuse, sous la direction d’un maître de danse français « aux jarrets élastiques », qui faisait partie de notre programme d’éducation, mais cette danse sans contrainte qui n’était pas une leçon, où une vingtaine de couples tournaient, chacun à sa guise. Et ce n’était que le prélude de la danse cosaque encore plus animée et plus gaie. Tikhon passait alors son violon à l’un des vieillards et commençait à faire de telles merveilles de chorégraphie que les portes qui donnaient sur la salle étaient bientôt occupées par les gens de l’office et même par les cochers, qui venaient voir la danse si chère aux cœurs russes.

Vers neuf heures on envoyait la grande voiture qui devait ramener notre famille. Tikhon, la brosse à la main, à genoux sur le parquet, lui restituait son éclat virginal, et un ordre parfait régnait de nouveau dans la maison. Si le lendemain on nous avait soumis tous deux au plus sévère des interrogatoires, nous n’aurions pas laissé échapper un mot sur les divertissements de la veille. Jamais non plus les serviteurs ne nous auraient trahis. Un dimanche, mon frère et moi, jouant seuls dans la vaste salle, renversâmes en courant une console qui supportait une lampe de prix. La lampe fut brisée en mille morceaux. Immédiatement les serviteurs tinrent conseil. Personne ne nous gronda ; mais il fut décidé que le lendemain de bonne heure, Tikhon, à ses risques et périls, s’échapperait et courrait au Pont des Maréchaux, acheter une autre lampe du même modèle. Elle coûtait quinze roubles, une somme énorme pour les domestiques ; mais la chose fut faite, et jamais nous n’entendîmes un mot de reproche à ce sujet.

Lorsque j’y pense maintenant, et que toutes ces scènes me reviennent à la mémoire, je remarque que jamais dans aucun des jeux nous n’entendîmes un langage grossier et que nous ne vîmes jamais de ces danses que les enfants vont aujourd’hui voir au théâtre. Les domestiques usaient assurément chez eux, entre eux, d’expressions grossières ; mais nous étions des enfants, — ses enfants à elle — et cela seul nous protégeait.

* * *

En ces temps-là, les enfants n’étaient pas, comme aujourd’hui, gâtés par la profusion des jouets. Nous n’en avions presque pas, et nous étions forcés de compter sur notre esprit d’invention. D’ailleurs nous eûmes de bonne heure tous les deux le goût du théâtre. Les farces de Carnaval, d’ordre inférieur, avec leurs scènes de brigandage et de combats, ne produisirent pas sur nous une impression durable : nous jouions nous-mêmes assez souvent aux brigands et aux soldats. Mais l’étoile du corps de ballet, Fanny Elssler, vint à Moscou, et nous la vîmes. Quand papa prenait une loge au théâtre, il la choisissait parmi les meilleures et la payait bien ; mais il voulait que tous les membres de la famille en jouissent en conséquence. Si jeune que je fusse alors, Fanny Elssler me produisit l’impression d’être un être si plein de grâce, si léger, et si artistique dans tous ses mouvements, que jamais depuis je n’ai pu prendre le moindre intérêt à une danse qui appartient plus au domaine de la gymnastique qu’à celui de l’art.

Naturellement, le ballet que nous vîmes — « Gitana », la tsigane espagnole — dut être reproduit à la maison, la pièce du moins, non les danses. Nous avions une scène toute faite, car la porte qui conduisait de notre chambre à coucher à la classe avait au lieu de battants un rideau. Quelques chaises placées en demi-cercle en face du rideau, avec un fauteuil pour M. Poulain, et nous eûmes la salle et la loge impériale. Quant à l’auditoire, il nous fut aisément fourni par le précepteur russe, Ouliana et quelques filles de service.

Deux scènes du ballet devaient à tout prix être représentées : celle où les tsiganes amènent en brouette la petite Gitana à leur camp, et celle où Gitana apparaît pour la première fois sur la scène, descendant une colline, puis passant un pont jeté sur un ruisseau qui réfléchit son image. En cet endroit l’auditoire avait éclaté en applaudissements frénétiques, et cet enthousiasme était évidemment causé — du moins nous le pensions — par l’image dans le ruisseau.

Notre Gitana, nous la trouvâmes en l’une des plus jeunes filles de service. Sa robe de coton bleu qui montrait la corde ne l’empêcha point de figurer Fanny Elssler. Une chaise renversée, tenue par les pieds et qu’on poussait devant soi, était bien suffisante pour faire office de brouette. Mais le ruisseau ! Deux chaises et la longue planche à repasser d’Andréï, le tailleur, tinrent lieu de pont, et le ruisseau fut un morceau de coton bleu. Cependant l’image que le ruisseau reflétait ne voulait pas paraître de grandeur naturelle, quelle que fût la disposition donnée au petit miroir dont se servait M. Poulain quand il se faisait la barbe. Après un grand nombre de tentatives infructueuses, nous dûmes renoncer ; mais nous subornâmes Ouliana et elle dut se comporter comme si elle voyait l’image et applaudir bruyamment à cet endroit, de sorte que, finalement, nous commencions à croire qu’on voyait quelque chose.

« Phèdre » de Racine, - du moins, le dernier acte, marcha aussi gentiment. C’est-à-dire que Sacha récita supérieurement les vers mélodieux :

À peine nous sortions des portes de Trézène ;

Quant à moi, durant tout ce tragique monologue destiné à m’apprendre la mort de mon fils, je restais absolument immobile et indifférent jusqu’à l’endroit où, d’après le livre, je devais m’écrier : « O dieux ! »

Mais quelles que fussent nos représentations, elles se terminaient toujours par l’enfer. Toutes les lumières sauf une étaient éteintes, et celle qui restait était placée derrière un papier transparent peint en rouge pour imiter les flammes, pendant que mon frère et moi, cachés à la vue des spectateurs, nous figurions les damnés et poussions les hurlements les plus épouvantables. Ouliana, qui n’aimait pas qu’on fît devant elle des allusions au diable au moment où elle allait se coucher, avait le regard plein d’épouvante. Mais je me demande maintenant si cette figuration extrêmement concrète de l’enfer à l’aide d’une chandelle et d’une feuille de papier ne contribua pas à nous affranchir tous deux de bonne heure de la crainte du feu éternel. La conception que nous en avions était trop réaliste pour résister au scepticisme.

Je devais être un enfant bien jeune lorsque je vis les grands acteurs de Moscou : Schepkine, Sadovskiy et Choumski, dans le Revizor de Gogol et dans une autre comédie. Cependant je me souviens non seulement des scènes saillantes de ces deux pièces, mais encore des attitudes et des détails du jeu de ces grands artistes, qui appartenaient à l’école réaliste aujourd’hui si admirablement représentée par la Duse. Je me souvenais si bien d’eux que lorsque je vis les mêmes pièces jouées à Saint-Péterbourg par des acteurs appartenant à l’école déclamatoire française, je n’eus aucun plaisir à leur jeu : je les comparais toujours à Schepkine et à Sadovskiy, par qui mon goût pour les choses de l’art dramatique fut fixé.

Ceci me fait croire que les parents qui désirent développer le goût artistique chez leurs enfants, devraient leur faire voir de temps en temps quelque bonne pièce réellement bien jouée, au lieu de les nourrir d’une profusion de « saynettes pour enfants ».

* * *

J’étais dans ma huitième année lorsque la seconde partie de mon existence fut déterminée d’une façon tout à fait imprévue. On organisait de grandes fêtes à Moscou : je ne sais pas exactement à quelle occasion, mais c’était probablement à l’occasion de vingt-cinquième anniversaire de l’avènement de Nicolas Ier au trône. La famille impériale allait venir dans la vieille capitale et la noblesse de Moscou voulut célébrer cet événements par un bal travesti où un rôle important était réservé aux enfants. Il fut convenu que toute la foule bigarrée des nationalités qui constituent la population de l’Empire russe serait représentée à ce bal pour saluer le monarque. De grands préparatifs furent faits chez nous ainsi que dans toutes les maisons du voisinage. Pour notre belle-mère on fit un costume russe très remarquable. Notre père, étant militaire, devait paraître naturellement en uniforme ; mais ceux de nos parents qui n’étaient pas au service étaient aussi occupés de leurs travestissements russes, grecs, caucasiens ou mongols, que les dames elles-mêmes. Lorsque la noblesse moscovite donne un bal à la famille impériale, il faut que ce soit quelque chose d’extraordinaire. Quant à mon frère Alexandre et à moi, nous étions considérés comme trop jeunes pour prendre part à une cérémonie si importante.

Et cependant je devais quand même y figurer. Notre mère avait été l’amie intime de madame Nazimov, femme du général qui était gouverneur de Vilno à l’époque où l’on commença à parler de l’émancipation des serfs. Madame Nazimov, qui était très belle, devait aller au bal avec son enfant âgé de dix ans, et elle devait porter un magnifique costume de princesse persane. Pour son fils on avait fait aussi un costume de jeune prince persan, excessivement riche, avec une ceinture couverte de pierreries. Mais l’enfant tomba malade quelques jours avant le bal, et madame Nazimov pensa qu’un des fils de sa meilleure amie pourrait très bien prendre la place du sien. On nous mena chez elle, Alexandre et moi, pour essayer le costume. Il se trouva trop court pour Alexandre, qui était beaucoup plus grand que moi, mais il m’allait très bien. Il fut donc décidé que le prince persan, ce serait moi.

L’immense salle de la maison de la noblesse moscovite était remplie d’invités. Chaque enfant reçut un étendard portant au sommet les armes de l’une des soixante provinces de l’Empire russe. Moi, j’avais un aigle planant au-dessus d’une mer bleue, ce qui représentait, comme je l’appris plus tard, les armes du gouvernement d’Astrakan, sur la mer Caspienne. Nous fûmes ensuite rangés au fond du grand hall et nous nous avançâmes lentement sur deux rangs vers l’estrade élevée où se tenaient l’empereur et sa famille. Lorsque nous y arrivâmes, les uns tournèrent à droite et les autres à gauche et nous formâmes alors une seule ligne devant l’estrade. A un signal donné tous les étendards s’abaissèrent devant l’Empereur. Cette apothéose de l’autocratie était des plus impressionnantes : Nicolas était enchanté. Toutes les provinces de l’Empire adoraient le dominateur suprême. Ensuite les enfants se retirèrent lentement au fond de la salle.

Mais alors se produisit un certain désordre. Des chambellans dans leurs uniformes brodés d’or accouraient. Je fus pris dans les rangs. Mon oncle, le prince Gagarine, travesti en Toungouse (mon admiration n’avait pas de borne pour son bel habit de peau, son arc et son carquois plein de flèches), me prit dans ses bras et me planta sur l’estrade impériale.

Je ne sais si c’était parce que j’étais le plus petit de toute la rangée des enfants, ou que ma figure ronde encadrée de boucles parut drôle sous le haut bonnet de fourrure d’astrakan que je portais, mais Nicolas voulait m’avoir sur l’estrade. Et voilà comment je me trouvais au milieu des généraux et des dames me regardant avec curiosité. On me raconta plus tard que Nicolas Ier, qui aima toujours les plaisanteries de caserne, me prit par le bras et, me conduisant à Marie Alexandrovna (épouse de l’hériter présomptif) qui attendait alors son troisième enfant, il lui dit sur un ton militaire : « C’est un brave garçon comme ça qu’il me faut. » Cette plaisanterie la fit rougir jusqu’aux cheveux.

Je me rappelle du moins encore très bien que Nicolas me demanda si je voulais avoir des bonbons. Mais je répondis que j’aimerais avoir quelques-uns de ces tout petits biscuits qu’on servait avec le thé. (A la maison nous n’étions pas gâtés sous le rapport de la nourriture.) Il appela un garçon et vida dans mon grand bonnet un plateau plein de biscuits. « Je vais les porter à Sacha, » lui dis-je.

Cependant le grand-duc Michel, le frère de Nicolas, qui avait des allures soldatesques, mais jouissait d’une réputation de bel esprit, réussit à me faire pleurer : « Quand tu es bien sage, dit-il, voici comment on te traite, » et il me fit glisser sa grosse main sur la face, de haut en bas. « Mais quand tu es méchant, voilà comment on fait, » reprit-il en faisant remonter sa main, qui frotta fortement le nez dont la tendance à se développer dans cette direction était déjà très marquée. Des larmes, que j’essayai en vain de retenir, me vinrent aux yeux. Immédiatement les dames prirent ma défense et la bonne Marie Alexandrovna me mit sous sa protection. Elle me plaça à côté d’elle, sur une haute chaise de velours à dossier doré, et on me raconta plus tard que bientôt je mis ma tête sur ses genoux et m’endormis. Elle ne quitta pas la chaise tant que dura le bal.

Je me souviens aussi que lorsque nous attendions notre voiture à la sortie, nos parents me caressaient et m’embrassaient, disant : « Pétya, on t’a fait page. » Mais je répondais : « Je ne suis pas page ; je veux rentrer, » et j’étais très inquiet au sujet de mon bonnet contenant les jolis petits biscuits que je rapportais à Sacha.

Je ne sais si un grand nombre de ces biscuits parvinrent à Sacha, mais je me rappelle comment il m’embrassa lorsqu’on lui dit quel soin j’avais pris du bonnet.

C’était alors une grande faveur que d’être inscrit comme candidat au corps des pages. Nicolas ne l’accordait que rarement à la noblesse de Moscou. Mon père était enchanté et rêvait déjà pour son fils une brillante carrière à la cour. Notre belle-mère ne manquait pas d’ajouter chaque fois qu’elle contait l’histoire : « Et tout cela parce que je lui ai donné ma bénédiction avant le bal. »

Madame Nazimov était enchantée elle aussi, et elle voulut absolument se faire peindre dans le costume où elle était si belle, avec moi debout près d’elle.

Le sort de mon frère Alexandre fut également décidé l’année suivante. A cette époque on célébra à Saint-Pétersbourg le jubilé du régiment d’Izmaïlovsk, auquel mon père avait appartenu dans sa jeunesse. Une nuit, que toute la maison était plongée dans un profond sommeil, un attelage à trois chevaux s’arrêta à notre porte, au milieu du tintement des clochettes fixées aux harnais. Un homme sauta de la voiture et cria : « Ouvrez ! Ordre de Sa Majesté l’Empereur ! »

On peut aisément s’imaginer l’effroi que causa chez nous cette visite nocturne. Mon père, tremblant, descendit dans son cabinet.

« Conseil de guerre, dégradation au rang de soldat, » ces mots résonnaient alors constamment aux oreilles de tout officier. C’était une terrible époque. Mais Nicolas désirait simplement avoir les noms des fils de tous les officiers qui avaient appartenu au régiment, afin d’envoyer ces jeunes gens dans des écoles militaires, si ce n’était déjà fait. A cet effet un messager spécial avait été envoyé de Saint-Pétersbourg à Moscou où il se présentait la nuit comme le jour chez les anciens officiers du régiment d’Izmaïlovsk.

D’une main tremblante, mon père écrivit que son aîné, Nicolas, était déjà dans le premier corps des cadets à Moscou ; que son plus jeune fils, Pierre, était candidat au corps des pages ; et que son second fils, Alexandre, n’avait pas encore embrassé la carrière militaire.

Quelques semaines après on remit à mon père un papier lui annonçant la « faveur du monarque. » Alexandre recevait l’ordre d’entrer dans un corps de cadets à Orel, petite ville de province. Ce n’est qu’au prix de beaucoup de peine et de beaucoup d’argent que mon père obtint qu’Alexandre fût envoyé dans un corps de cadets de Moscou. Cette nouvelle « faveur » ne lui fut accordée qu’en considération de ce que notre frère aîné était déjà dans ce corps.

Et voilà comment, de par la volonté de Nicolas Ier, nous dûmes tous deux recevoir une éducation militaire, bien que, encore tout jeunes, nous haïssions la carrière des armes à cause de son absurdité. Mais Nicolas Ier veillait à ce qu’aucun fils de la noblesse n’embrassât d’autre profession, à moins d’infirmité. Nous allions donc tous trois devenir officiers à la grande satisfaction de mon père.