Mémoires d’un révolutionnaire/I3

La bibliothèque libre.
AUTOUR D'UNE VIE
PREMIÈRE PARTIE — Chapitre III.
◄   Chapitre II Chapitre IV   ►



Chapitre III


LES SERFS. — VIE DE FAMILLE ET RELATIONS MONDAINES. — LE CARÊME ET LA FÊTE DE PAQUES EN RUSSIE. — SCÈNES DE LA VIE DES SERFS. — DÉPART POUR LA CAMPAGNE. — SÉJOUR À NIKOLSKOIÉ.


En ces temps-là, la fortune des seigneurs fonciers se mesurait au nombre d’âmes qu’ils possédaient. Âmes signifiait serf du sexe fort : les femmes ne comptaient pas. Mon père, qui possédait environ douze cents âmes, dans trois provinces différentes, et qui avait, outre les tenures de ses paysans, de larges étendues de terre cultivées par eux, passait pour un homme riche et vivait en conséquence, c’est-à-dire que sa maison était ouverte à tous et qu’il avait de nombreux domestiques.

Notre famille se composait de huit, parfois de dix ou douze personnes. Mais cinquante domestiques à Moscou et vingt-cinq autres à la campagne, cela ne paraissait pas excessif. Quatre cochers pour douze chevaux, trois cuisiniers pour les maîtres et deux cuisinières pour les serviteurs ; douze valets pour nous servir à table (un valet, l’assiette en main, debout derrière chaque convive), et d’innombrables filles de service dans la chambre des servantes — pouvait-on se contenter de moins ?

D’autre part l’ambition de chaque seigneur foncier était de faire faire chez lui, par ses gens, tout ce qui était nécessaire pour la maison.

« Comme votre piano est toujours bien accordé ! Je pense que c’est Herr Schimmel qui est votre accordeur ? » venait à remarquer un hôte.

L’idéal était alors de pouvoir répondre : « J’ai mon accordeur de pianos à moi. »

« Quelle superbe pièce de pâtisserie ! » s’écriaient les convives à la vue d’un œuvre d’art, composée de glaces et de pâtisseries, faisant son apparition vers la fin du dîner. « Avouez, prince, que cela vient de chez Tremblé » (le confiseur en vogue).

« C’est mon propre confiseur, un élève de Tremblé, que j’ai autorisé à montrer son savoir-faire, » telle était la réponse qui provoquait l’admiration générale.

Faire faire par ses propres gens les broderies, les harnais, les meubles, tout en un mot, voilà quel était l’idéal du propriétaire foncier riche et considéré. Dès que les enfants des serviteurs avaient atteint leur dixième année, on les mettait en apprentissage dans les magasins à la mode, où ils étaient obligés de passer cinq à sept ans, occupés surtout à balayer, à recevoir un nombre incroyable de volées et à faire en ville des commissions de toutes sortes. Je dois avouer qu’un bien petit nombre d’entre eux passaient maîtres dans leur art. Les tailleurs, les cordonniers étaient jugés tout au plus capables de confectionner des vêtements et des chaussures à l’usage des serviteurs, et lorsque pour un dîner on désirait une pâtisserie réellement bonne, on la commandait chez Tremblé, tandis que notre confiseur battait du tambour dans notre orchestre.

Cet orchestre était encore une des marottes de mon père, et presque tous ses serviteurs mâles possédaient, entre autres talents, celui de jouer dans l’orchestre de la basse ou de la clarinette. Makar, l’accordeur de pianos, sommelier en second, était aussi flûtiste. Andréï, le tailleur, jouait du cor d’harmonie. Le confiseur eut d’abord la partie du tambour, mais il abusa tellement de son instrument pour assourdir les gens qu’on lui acheta un trombone énorme, dans l’espoir que ses poumons ne pourraient jamais faire autant de bruit que ses mains. Mais lorsque ce dernier espoir dut être abandonné, on l’envoya au régiment. Quant à « Tikhon le maculé », outre ses multiples fonctions de lampiste, de frotteur, de valet de pied, il rendait service à l’orchestre, aujourd’hui comme trombone, demain comme basson et à l’occasion comme second violon.

Les deux premiers violons étaient les deux seules exceptions à la règle : ils étaient violons et rien de plus. C’est à ses sœurs que mon père les avait achetés avec leurs nombreuses familles, pour une jolie somme d’argent. Jamais il n’achetait ni ne vendait de serfs à des étrangers. Aussi, le soir, lorsqu’il n’allait pas au club ou qu’on donnait à la maison un dîner ou une soirée, on réunissait les douze ou quinze musiciens. Ils jouaient très gentiment, et dans le voisinage on les recherchait beaucoup pour les bals, surtout quand nous étions à la campagne. Naturellement c’était une source toujours nouvelle de satisfaction pour mon père, à qui on devait demander la faveur d’obtenir le concours de son orchestre.

Rien en effet ne lui faisait plus de plaisir que lorsqu’on lui demandait un service, soit au sujet du fameux orchestre, soit en toute autre circonstance : par exemple, pour obtenir une bourse pour un jeune homme ou pour soustraire quelqu’un à l’effet d’une peine infligée par un tribunal. Bien qu’il fût sujet à de violents accès de colère, il était plutôt d’un naturel obligeant, et lorsqu’on lui demandait sa protection, il envoyait en faveur de son protégé des lettres par douzaines dans toutes les directions possibles et à toutes sortes de personnes haut placées. Alors son courrier, qui était toujours chargé, s’augmentait d’une demi-douzaine de lettres spéciales, écrites dans un style des plus originaux, semi-officiel, semi-badin. Et chacune de ces lettres était naturellement scellée à ses armes, et placée dans une grande enveloppe carrée qui faisait un bruit de hochet à cause du sable qu’elle contenait ; — car l’usage du papier buvard était alors inconnu. Plus l’affaire était difficile, plus il déployait d’énergie, jusqu’à ce qu’il eût obtenu la faveur demandée pour son protégé, que bien souvent il n’avait jamais vu.

Mon père aimait à avoir beaucoup d’invités chez lui. Nous dînions à quatre heures, et à sept heures la famille se réunissait autour du samovar : c’était l’heure du thé.

Tous ceux qui appartenaient à notre cercle de relations pouvaient entrer à ce moment, et à partir du jour où ma sœur Hélène revint à la maison, il ne manqua pas de visiteurs, jeunes et vieux, qui profitèrent de ce privilège. Lorsque les fenêtres donnant sur la rue étaient brillamment éclairées, c’était assez pour faire savoir que la famille était à la maison et que des amis seraient les bienvenus.

Presque chaque soir nous avions des visites. Dans la salle, les tables vertes étaient mises à la disposition des joueurs, tandis que les dames et les jeunes gens restaient dans le salon, ou se groupaient autour du piano d’Hélène. Lorsque les dames s’étaient retirées, on continuait de jouer aux cartes, parfois jusqu’au petit jour, et des sommes considérables passaient d’une main à l’autre. Mon père perdait invariablement. Cependant le vrai danger pour lui n’était pas à la maison : c’était au Club anglais, où les enjeux étaient beaucoup plus élevés que dans les maisons particulières ; et surtout quand il était entraîné à faire une partie avec des messieurs « très bien » dans l’une des maisons aristocratiques du Vieux Quartier où l’on jouait toute la nuit. En pareil cas, il était sûr de perdre des sommes très fortes.

Les soirées dansantes n’étaient pas rares, sans compter les deux ou trois grands bals obligatoires de chaque hiver. En pareille occasion, mon père avait pour principe de faire bien les choses, quels que fussent les frais.

Mais en même temps la maison était tenue avec une telle parcimonie dans la vie de tous les jours que, si je voulais en donner une idée, je serais accusé d’exagération. On raconte que dans une famille de prétendants au trône de France, renommée pour ses chasses vraiment royales, on comptait minutieusement les bouts de chandelle. Une semblable lésinerie régnait dans notre maison pour toutes choses, si bien que nous autres enfants, quand nous fûmes devenus grands, nous détestions cette manie d’épargner et de compter. Cependant, dans le Vieux Quartier des Écuyers, cela ne faisait que grandir mon père dans l’estime publique. « Le vieux prince, disait-on, est un peu rat pour les siens ; mais il sait comment doit vivre un gentilhomme. »

Dans nos ruelles tranquilles et propres, c’était là le genre de vie qu’on comprenait le mieux. Un de nos voisins, le général D***, avait un grand train de maison, et cependant les scènes les plus comiques se produisaient chaque jour entre lui et son cuisinier. Après le déjeuner, le vieux général, en fumant sa pipe, donnait ses ordres pour le dîner.

— « Voyons, mon garçon, » disait-il au cuisinier, aux habits blancs comme neige, « aujourd’hui nous ne serons pas beaucoup, quelques invités seulement, tu nous feras du potage, tu sais, avec quelques primeurs, — des petits pois, des haricots verts, etc. Tu ne nous en a pas encore donné jusqu’ici, et madame, tu sais, aime un bon potage printanier à la française. »

— « Bien, monsieur. »

— « Puis, comme entrée, ce que tu voudras. »

— « Bien, monsieur. »

— « Naturellement, pour les asperges, ce n’est pas encore la saison, mais j’en ai vu hier quelques jolies bottes chez les marchands. »

— « Oui monsieur, dix francs la botte. »

— « Très bien ! Puis nous sommes las de tes poulets et de tes dindes rôtis. Il faut que tu nous trouves autre chose pour changer. »

— « Du gibier ? »

— « Oui, oui, ce que tu voudras, pour changer. »

Et lorsque les six services du dîner avaient été arrêtés, le vieux général demandait : « Maintenant, combien te donnerais-je pour tes dépenses d’aujourd’hui ? Sept francs feront l’affaire, je suppose ? »

— « Vingt-cinq francs, monsieur. »

— « Tu es fou, mon garçon ! Voici sept francs ; je t’assure que cela suffira. »

— « Dix francs pour les asperges, six pour les légumes. »

— « Voyons, écoute, mon cher, sois raisonnable. J’irai jusqu’à neuf, et tu ne gaspilleras pas. »

Et l’on continuait ainsi de marchander pendant une demi-heure, jusqu’à ce qu’on fût tombé d’accord sur la somme de dix-huit francs cinquante, sous la réserve que le dîner du lendemain ne coûterait pas plus de quatre francs.

Là-dessus, le général, tout heureux d’avoir fait une bonne affaire, montait en traîneau, allait visiter les magasins à la mode, et revenait rayonnant : il apportait à sa femme un flacon d’un parfum exquis qu’il avait payé un prix fantastique dans un magasin français, et il annonçait à sa fille unique qu’un nouveau manteau de velours, — « quelque chose de très simple » et de très coûteux, lui serait envoyé dans le courant de l’après-midi pour qu’elle l’essayât.

Tous nos parents, qui étaient très nombreux du côté paternel, vivaient exactement de la même façon ; et si, par hasard, une tendance nouvelle venait à se manifester, c’était ordinairement sous la forme d’une passion religieuse. C’est ainsi qu’un prince Gagarine entra dans l’ordre des Jésuites — encore un scandale pour le « Tout-Moscou », et qu’un autre jeune prince entra au monastère, tandis que de vieilles dames devinrent des dévotes fanatiques.

Il y eut une exception. Un de nos proches parents, — appelons-le le prince Mirski — avait passé sa jeunesse à Pétersbourg comme officier dans la garde. Il ne tenait pas du tout à avoir chez lui son propre tailleur et son propre ébéniste, car sa maison était meublée dans le plus pur style moderne et il s’habillait chez les meilleurs faiseurs de Pétersbourg. Il ne se sentait pas de goût pour le jeu — il ne jouait aux cartes que pour tenir compagnie aux dames ; mais son point faible était la table pour laquelle il dépensait des sommes fabuleuses.

Le Carême et Pâques étaient les époques où il faisait le plus d’extravagances. Quand le Grand Carême était arrivé, et il qu’il n’eût pas été convenable de manger de la viande, de la crème ou du beurre, il saisissait cette occasion pour inventer toutes sortes de plats raffinés en fait de poisson. On mettait à sac les meilleurs magasins des deux capitales. Des envoyés spéciaux allaient de ses domaines vers les bouches de la Volga et ils revenaient en poste (alors il n’y avait pas de chemin de fer), rapportant un esturgeon monstre ou quelque poisson préparé exprès. Et lorsque venait Pâques, il n’était jamais à court d’inventions.

Pâques, en Russie, est la plus vénérée et aussi la plus gaie des fêtes de l’année. C’est la fête du printemps. Les énormes tas de neige, qui depuis le commencement de l’hiver s’amoncellent le long des rues, fondent rapidement, et se transforment en véritables torrents.

Le printemps fait son entrée, non pas comme un voleur qui s’introduit en rampant, d’un mouvement insensible, mais franchement, ouvertement, — chaque jour amenant un nouveau progrès du dégel et faisant éclore de nouveaux bourgeons aux arbres. Seul le froid de la nuit empêche le dégel d’être trop rapide.

La dernière semaine du Grand Carême, la semaine de la Passion, était célébrée à Moscou dans mon enfance avec la plus grande solennité. C’était une semaine de deuil universel, et les foules se rendaient aux églises pour entendre la lecture émouvante des passages de l’Évangile qui relatent la passion du Christ. Non seulement on ne pouvait manger ni viande, ni œufs, ni beurre, mais le poisson même était défendu. Les plus rigoristes ne prenaient pas du tout de nourriture le Vendredi Saint. Le contraste n’en était que plus frappant quand venait Pâques.

Le samedi, chacun assistait au service de nuit qui commençait d’une façon lugubre. Puis, tout à coup, à minuit, on annonçait la nouvelle de la résurrection. Soudain toutes les églises s’illuminaient, et de joyeux carillons s’envolaient de plusieurs centaines de clochers. La joie générale éclatait. Tous se baisaient trois fois sur les joues en répétant la formule d’usage : « Christ est ressuscité, » et les églises, maintenant inondées de lumière, étaient égayées par les toilettes féminines. La femme la plus pauvre avait une robe neuve ; ne dût-elle en avoir qu’une dans l’année, c’était cette nuit-là qu’elle l’étrennait.

En même temps, Pâques était et est encore aujourd’hui le signal d’une vraie débauche de nourriture. On prépare tout exprès pour Pâques des fromages à la crème (paskha) et un pain (koulitch),et chacun, pauvre ou riche, doit avoir une petite paskha et un petit koulitch, avec au moins un œuf peint en rouge, pour les faire bénir à l’église et s’en servir ensuite pour rompre le Carême. Chez la plupart des vieux Russes, on commençait par manger la nuit, après une courte messe pascale, dès que la nourriture consacrée était apportée de l’église. Mais chez les nobles, la cérémonie était remise jusqu’au dimanche matin. Alors une table se couvrait de toutes sortes de viandes, de fromages, de pâtisseries, et tous les serviteurs venaient échanger avec leurs maîtres trois baisers et un œuf peint en rouge. Pendant toute la semaine de Pâques, une table couverte de ces mets consacrés était dressée dans la grande salle, et tous les visiteurs étaient invités à goûter.

En cette occasion, le prince Mirski se surpassait. Qu’il fût à Pétersbourg ou à Moscou, des messagers lui apportaient de ses domaines un fromage à la crème spécialement préparé pour la paskha, et son cuisinier en faisait une pièce de pâtisserie vraiment artistique. D’autres messagers étaient envoyés dans la province de Novgorod pour en rapporter un jambon d’ours préparé spécialement pour le repas pascal du prince. Et pendant que la princesse et ses deux filles visitaient les couvents les plus austères, où le service religieux durait chaque soir trois ou quatre heures de suite, tandis qu’elles passaient la semaine de la Passion dans la plus grande tristesse, ne mangeant qu’un morceau de pain sec entre les stations qu’elles faisaient aux sermons orthodoxes, catholiques et protestants, le prince, tous les matins, faisait à Pétersbourg une tournée dans les magasins bien connus de Miloutine où l’on apporte de tous les coins du monde toutes sortes de fins morceaux. Là, il choisissait les friandises les plus extravagantes pour la table pascale. Des centaines de visiteurs venaient le voir, et on les invitait à « goûter un peu » à telle ou telle chose extraordinaire.

Le prince fit si bien que bientôt il eut mangé littéralement une fortune considérable. On vendit sa maison richement meublée et son magnifique domaine, et lorsque lui et sa femme devinrent vieux, il ne leur restait plus rien, pas même un foyer, et ils furent forcés de vivre chez leurs enfants.

Comment dès lors s’étonner qu’après l’émancipation des serfs, presque toutes ces familles du Vieux quartier des Écuyers fussent ruinés. Mais je ne dois pas anticiper sur les événements.

* * *

L’entretien du grand nombre de serviteurs que nous avions à la maison aurait été ruineux si toutes les provisions avaient dû être achetées à Moscou. Mais en ces temps de servage, les choses se faisaient très simplement. Quand venait l’hiver, mon père s’asseyait à sa table et écrivait ce qui suit :

« Au régisseur de mon domaine de Nikolskoïé, gouvernement de Kalouga, district de Mestchovsk, sur la rivière Siréna, de la part du prince Aléxéï Pétrovitch Kropotkine, Colonel et Commandeur de divers ordres.

« Au reçu de cette lettre, et dès que les communications d’hiver seront établies, tu enverras chez moi, à Moscou, vingt-cinq traîneaux de paysan, attelés chacun de deux chevaux, — un cheval sera fourni par chaque maison, et toutes les deux maisons fourniront un traîneau et un homme, — et tu chargeras les traîneaux de froment et de tant de boisseaux de seigle, ainsi que de toutes les volailles, poules, oies et canards, qui devront être tuées cet hiver, bien congelées, bien empaquetées, — le tout accompagné d’une liste complète et placé sous la surveillance d’un homme bien choisi... »

Et cela continuait pendant plusieurs pages, sans un seul point. Enfin venait l’énumération de toutes les pénalités qui seraient infligées si les provisions ne parvenaient pas en temps voulu et en bon état à la maison située dans telle rue, tel numéro.

Quelques jours avant Noël, les vingt-cinq traîneaux de paysan franchissaient en effet nos portes cochères et couvraient toute la surface de la vaste cour.

« Frol ! » criait mon père, dès que la nouvelle de ce grand événement lui parvenait. « Kiriouchka ! Yegorka ! Où sont-ils ? Mais on va tout nous voler ! Frol, va recevoir l’avoine ! Ouliana, va recevoir la volaille ! Kiriouchka, appelle la princesse ! »

Toute la maison était sens dessus dessous. Les serviteurs effarés couraient dans toutes les directions, de l’antichambre à la cour et de la cour à l’antichambre, mais surtout vers la chambre des servantes, pour avoir des nouvelles de Nikolskoïé. « Pacha va se marier après Noël. Tante Anna a rendu son âme à Dieu », et ainsi de suite. Des lettres aussi étaient arrivées de la campagne, et bientôt un des servantes montait furtivement dans l’escalier et entrait dans ma chambre.

« Es-tu seul, Pétinka ? Le précepteur n’est pas là ? » « Non, il est à l’Université. » « Bon. Alors sois assez aimable pour me lire cette lettre de ma mère. »

Et je lui lisais la lettre naïve qui toujours commençait pas ces mots : « Ton père et ta mère t’envoient leurs bénédictions pour toutes les années à venir. » Ensuite venaient les nouvelles : « Tante Eupraxie est malade, tous ses os lui font mal ; et ta cousine n’est pas encore mariée, mais elle espère l’être après Pâques, et la vache de tante Stepanida est crevée le jour de la Toussaint. » Après les nouvelles venaient deux pages de compliments : « Ton frère Paul te souhaite le bonjour, et tes sœurs Marie et Daria te souhaitent bien le bonjour, » et ainsi de suite. En dépit de la monotonie de l’énumération, chaque nom éveillait quelques remarques. « Alors elle est encore en vie, la pauvre âme, puisqu’elle me souhaite le bonjour ; voilà neuf ans qu’elle ne bouge plus de son lit. » Ou bien : « Oh ! il ne m’a pas oublié. Alors il est de retour à la maison, pour Noël. Un si gentil garçon ! Tu m’écriras une lettre, n’est-ce pas ? et alors je ne l’oublierai pas. » Je promettais, naturellement, et le moment venu j’écrivais une lettre exactement dans le même style.

Les traîneaux déchargés, le vestibule s’emplissait de paysans. Ils avaient revêtu leurs plus beaux habits par-dessus leurs peaux de mouton et ils attendaient que mon père les appelât dans sa chambre pour causer avec eux de la neige et de leurs espérances pour la prochaine récolte. Ils osaient à peine marcher avec leurs lourdes bottes sur le parquet ciré. Quelques-uns poussaient l’audace jusqu’à s’asseoir sur le bord d’un banc de chêne ; mais ils refusaient absolument de faire usage de chaises. Et ainsi ils attendaient des heures entières et regardaient avec inquiétude tous ceux qui entraient dans la chambre de mon père ou en sortaient.

Un peu plus tard, ordinairement le lendemain matin, un des serviteurs montait l’escalier à la dérobée et venait dans la classe.

— « Pierre, est-tu seul ? »

— « Oui. »

— « Alors descends vite. Les paysans désirent te voir. Des nouvelles de ta nourrice. »

Lorsque j’étais descendu au hall, un paysan me remettait un petit paquet contenant peut-être quelques gâteaux de seigle, une demi-douzaine d’œufs durs, et quelques pommes, le tout noué dans un mouchoir de coton multicolore. « Prends cela. C’est ta nourrice Vassilissa qui te l’envoie. Regarde si les pommes ne sont pas gelées. J’espère que non : je les ai gardées contre ma poitrine pendant tout le voyage. Nous avons eu un froid si terrible ! » Et la large face hirsute, mordue par la bise, s’éclairait de magnifiques dents blanches au-dessous de toute une forêt de poils.

— « Et voici pour ton frère, de la part de sa nourrice Anna, » venait dire un autre paysan, me tendant un paquet semblable au premier. « Pauvre garçon, dit-elle, à l’école il manque de bien des choses. »

Rougissant et ne sachant que dire, je murmurais enfin : « Dis à Vassalissa que je l’embrasse, et à Anna aussi, pour mon frère. » Alors toutes les faces devenaient encore plus radieuses.

« Oui, je le ferai, tu peux y compter. »

Mais, Kirila, qui montait la garde à la porte de mon père, murmurait tout à coup : « Monte vite ; ton père va venir à l’instant. N’oublie pas le mouchoir : ils veulent le remporter. »

Et repliant soigneusement le mouchoir usé, je désirais passionnément envoyer quelque chose à ma nourrice. Mais je n’avais rien à envoyer, pas même un jouet et nous n’avions jamais d’argent de poche.

* * *

Notre meilleur temps était celui que nous passions à la campagne. Dès que Pâques et la Pentecôte étaient passés, toutes nos pensées allaient vers Nikolskoïé. Cependant le temps s’écoulait, les lilas devaient être passés à Nikolskoïé, — et père était encore retenu à la ville par des milliers d’affaires. Enfin, cinq ou six charrettes de paysans entraient dans notre cour : elles venaient prendre toutes sortes de choses qui devaient être envoyées à la maison de campagne. Le vieux carrosse et les autres voitures dans lesquelles nous devions faire le voyage étaient sortis des remises et soumis à une nouvelle inspection. On commençait à faire les malles. Nos leçons n’avançaient que lentement ; à tout moment nous interrompions nos précepteurs, leur demandant si on emporterait tel ou tel livre, et longtemps avant tous les autres nous commencions à empaqueter nos livres, nos ardoises et les jouets que nous fabriquions nous-mêmes.

Tout était prêt : les charrettes étaient lourdement chargées de meubles pour la maison de campagne, de caisses pleines d’ustensiles de cuisine, et d’un nombre presque infini de bocaux vides qui à l’automne devaient revenir remplis de toutes sortes de confitures. Les paysans attendaient tous les matins pendant des heures dans le vestibule, mais l’ordre de partir ne venait pas. Mon père continuait à écrire toute la matinée dans sa chambre, et le soir il disparaissait. Enfin notre belle-mère intervenait, sa servante s’étant risquée à lui raconter que les paysans étaient impatients de s’en retourner à cause de la fenaison qui était proche.

Dans l’après-midi du lendemain, Frol, le majordome, et Mikhael Aléïev, le premier violon, étaient appelés dans la chambre de notre père. On remettait à Frol, avec une liste, un sac contenant « l’argent pour la nourriture » — c’est-à-dire quelques sous pour chaque jour — pour les quarante ou cinquante domestiques qui accompagnaient la famille à Nikolskoïé. Sur la liste tous étaient énumérés : la fanfare au grand complet ; puis les cuisiniers et aides-cuisiniers, les blanchisseuses, l’aide-blanchisseuse qui avait le bonheur de posséder une famille de six tout petits : Polka la Louchon, Domna la Grande, Domna la Petite, etc.

Le premier violon recevait un « ordre de marche. » Je le connaissais bien, parce que mon père, voyant qu’il ne serait jamais prêt, m’avait appelé pour le copier dans le livre où il avait coutume de transcrire toutes les « notes pour le dehors » :

« A mon domestique Mikhael Aléïev, de la part du prince Aléxéi Pétrovitch Kropotkine, prince et commandeur,

« Tu dois, le 29 mai, à six heures du matin, partir avec mes bagages, de Moscou pour mon domaine situé dans le gouvernement de Kalouga, district de Mestchosk, sur la rivière Siréna, à une distance de soixante-cinq lieues de cette maison ; tu dois veiller à la bonne conduite des hommes qui te sont confiés, et si l’un d’eux se rend coupable de faits d’inconduite, d’ivresse ou d’insubordination, tu le remettras au commandant de la section du corps détaché des garnisons intérieures avec la lettre ci-incluse, et tu demanderas qu’on luidonne les verges (le premier violon savait de quoi il s’agissait), ce qui servira d’exemple aux autres.

« Tu dois en outre veiller à ce que les choses confiées à tes soins restent en bon état, et marcher conformément à l’ordre suivant : Premier jour, arrête-toi au village de N... où tu donneras à manger aux chevaux ; second jour, passe la nuit dans la ville de Podolsk ; » et ainsi de suite pour les sept ou huit jours que durerait le voyage.

Le lendemain, à dix heures au lieu de six, — la ponctualité n’est pas une vertu russe et les vrais Russes disent : « Grâce à dieu, nous ne sommes pas des Allemands », — les chariots quittaient la maison. Les serviteurs devaient faire le voyage à pied, seuls les enfants trouvaient à s’asseoir dans une baignoire ou un panier sur le haut d’une voiture chargée, et parfois l’une des femmes pouvait trouver une place sur le bord d’une charrette. Les autres avaient à marcher pendant soixante-cinq lieues. Tant qu’on n’avait pas quitté Moscou, la discipline se maintenait : il était expressément interdit de porter des bottes à revers ou de passer une ceinture sur l’habit. Mais lorsque, quelques jours plus tard, ils étaient sur la grande route, et si surtout ils savaient que notre père resterait encore quelques jours à Moscou, ces hommes et ces femmes, — accoutrés de toutes sortes de vêtements impossibles, ceints de mouchoirs de coton, brûlés par le soleil ou dégouttants de pluie, s’aidant pour marcher de bâtons coupés dans les bois, — tous ces gens ressemblaient plutôt à une bande de bohémiens en marche qu’au personnel d’un riche propriétaire foncier. Mais en ces temps-là, de chaque maison partait une semblable caravane, et quand nous voyions une file de serviteurs s’avançant dans une de nos rues, nous savions aussitôt que les Apoukhtines ou les Prianichnikovs partaient pour leurs terres.

Les chariots étaient partis, mais la famille ne bougeait pas encore. Nous étions tous malades d’attente ; mais père continuait d’écrire d’interminables ordres aux régisseurs de ses domaines, et je les copiais alors avec application dans le gros « livre pour l’extérieur. » Enfin l’ordre de partir était donné. On nous appelait en bas. Mon père lisait à haute voix l’ordre de marche, adressé à la princesse Kropotkine, épouse du prince Aléxéi Pérovitch Kropotkine, colonel et commandeur, ordre où les arrêts à faire pendant ces cinq jours de voyage étaient dûment énumérés. Il est vrai que l’ordre était écrit pour le 30 mai et le départ fixé à neuf heures du matin, bien que mai fût passé et que le départ eût lieu l’après-midi. Cela renversait tous les calculs. Mais, comme c’est l’usage dans les ordres de marche des armées, ce fait avait été prévu, et il y était remédié dans le paragraphe suivant :

« Si cependant, contrairement à notre attente, le départ de votre altesse n’avait pas lieu au jour et à la date précités, vous êtes autorisée à agir au mieux de votre jugement et de sorte que le voyage s’accomplisse dans les meilleures conditions. »

Alors tous ceux qui étaient présents, la famille et les serviteurs, s’asseyaient un instant, faisaient le signe de la croix et disaient adieu à mon père. « Je t’en prie, Aléxis, ne va pas au club, » lui disait notre belle-mère à voix basse. La grande voiture, attelée de quatre chevaux, conduits par un postillon, se tenait à la porte, avec le marche-pied pliant qui en facilitait l’accès. Les autres voitures étaient là aussi. Nos places étaient fixées dans les ordres de marche, mais notre belle-mère devait « agir au mieux de son jugement » dès cette première phase des événements, et nous partions à la grande satisfaction de tous.

Pour nous autres enfants, ce voyage était une inépuisable source de plaisir. Les étapes étaient courtes et nous nous arrêtions deux fois par jour pour donner à manger aux chevaux. Comme les dames poussaient des cris à la moindre déclivité de la route, on trouvait plus commode de mettre pied à terre chaque fois que la route montait ou descendait, ce qu’elle faisait continuellement, et nous en profitions pour pousser une pointe dans les bois du bord de la route ou courir le long d’un ruisseau aux eaux cristallines. D’autre part, la chaussée si bien entretenue de Moscou à Varsovie, que nous suivions pendant quelque temps, présentait des tableaux intéressants et variés : files de chariots chargés, groupes de pèlerins et toutes sortes de gens. Deux fois par jour nous nous arrêtions dans des villages grands et animés, et après avoir longuement débattu le prix du foin, de l’avoine, du samovar, nous descendions aux portes d’une auberge. Le cuisinier Andréi achetait un poulet et faisait de la soupe, et pendant ce temps nous courions vers le bois voisin, ou bien nous inspections la basse-cour, les jardins, et nous observions le va-et-vient de l’auberge.

A Maloyaroslavetz, où une bataille eut lieu en 1812, lorsque l’armée russe essaya en vain d’arrêter Napoléon dans sa retraite de Moscou, nous avions coutume de passer la nuit. M. Poulain qui avait été blessé dans la guerre d’Espagne connaissait ou prétendait connaître en détail la bataille de Maloyaroslavetz. Il nous menait sur le champ de bataille et nous expliquait comment les Russes essayèrent d’arrêter les progrès de Napoléon, et comment la Grande Armée les écrasa et traversa les lignes russes. Il nous expliquait la bataille aussi bien que s’il y avait pris part lui-même. Ici, les Cosaques tentèrent un mouvement tournant, mais Davoust, ou quelque autre maréchal, les mit en déroute et les poursuivit jusqu’à ces collines à droite. Là, l’aile gauche de Napoléon écrasa l’infanterie russe, et ici Napoléon en personne, à la tête de la Vieille Garde, chargea le centre de Koutouzov et se couvrit lui et sa garde d’une gloire immortelle.

Une fois, nous prîmes la route de Kalouga et fîmes halte à Taroutina : mais ici M. Poulain fut beaucoup moins éloquent, car c’est en cet endroit que Napoléon, dont l’intention était de battre en retraite par une route située plus au sud, fut forcé, après une bataille sanglante, de renoncer à son plan, et de prendre la route de Smolensk que son armée avait dévastée dans sa marche sur Moscou. Cependant, dans le récit de M. Poulain, Napoléon ne perdait pas la bataille : il était simplement trompé par ses maréchaux ; autrement il aurait marché directement sur Kiev et Odessa et ses aigles auraient flotté sur la Mer Noire.

Après Kalouga nous avions à traverser sur une longueur de deux lieues une magnifique forêt de pins, qui dans ma mémoire reste liée à quelques-uns des souvenirs les plus heureux de mon enfance. Dans cette forêt le sable était aussi profond que dans un désert d’Afrique ; et durant toute cette traversée nous allions à pied, pendant que les chevaux, s’arrêtant à tout instant, traînaient lentement les voitures à travers le sable. Plus tard, lorsque j’eus accompli mes dix ans, mon plus grand plaisir était de laisser ma famille en arrière et de traverser la forêt tout seul. D’immenses pins rouges, plusieurs fois séculaires se dressaient de chaque côté, et nul autre son ne frappait l’oreille que les voix des grands arbres. Dans un petit ravin murmurait une fraîche source cristalline, et un passant y avait laissé, pour ceux qui viendraient après lui, une petite cuillère en forme d’entonnoir, faite en écorce de bouleau, avec une baguette fendue en guise de manche. Sans bruit, un écureuil grimpait à un arbre, et le sous-bois était aussi plein de mystère que les arbres. C’est dans cette forêt que prit naissance mon premier amour de la Nature et que j’eus le premier sentiment obscur de sa vie incessante.

De l’autre côté de la forêt et de l’Ougra que nous passions dans un bac, nous laissions la grande route et nous entrions dans des chemins étroits, où les verts épis du seigle se penchaient vers la voiture. Là les chevaux tondaient parfois d’un coup de langue l’herbe du bord du chemin, tout en courant, pressés les uns contre les autres dans cette espèce de tranchée étroite. Enfin nous apercevions les saules qui annonçaient la proximité de notre village, et tout à coup se dressait à nos yeux l’élégant clocher jaune pâle de l’église de Nikolskoïé.

* * *

Pour la vie tranquille des seigneurs de ce temps, Nikolskoïé était admirablement situé. On n’y trouvait point ce luxe qu’on voit dans de plus riches domaines ; mais on découvrait une main d’artiste dans la disposition des bâtiments et des jardins et dans l’arrangement général de toutes choses. Outre le principal corps de logis, que mon père avait bâti récemment, il y avait, autour d’une cour spacieuse et bien tenue, plusieurs maisons plus petites, et qui donnait une plus grande indépendance à leurs habitants, sans détruire l’intimité des rapports de la vie de famille. L’immense « jardin d’en haut » était réservé aux arbres fruitiers et on le traversait pour se rendre à l’église. Les terres au sud qui descendaient vers la rivière étaient entièrement consacrées à un jardin d’agrément, garni de parterres fleuris et sillonné d’allées de tilleuls, de lilas et d’acacias. Du balcon du principal corps de logis on avait une très belle vue sur la Siréna, avec les ruines d’une vieille forteresse de terre où les Russes avaient fait une résistance opiniâtre pendant l’invasion mongole, et plus loin l’infinie perspective de champs de blé doré avec des taillis à l’horizon.

Dans les premières années de mon enfance, nous occupions avec M. Poulain une des petites maisons à nous tous seuls ; et après que sa méthode d’éducation eut été adoucie grâce à l’intervention de notre sœur Hélène, nous vivions avec lui dans les meilleurs termes. Notre père était invariablement absent de la maison pendant l’été, qu’il passait en inspections militaires, et notre belle-mère ne faisait pas beaucoup attention à nous, surtout après la naissance de son enfant Pauline. Nous étions donc toujours avec M. Poulain, qui jouissait parfaitement du séjour à la campagne et nous en faisait jouir. Les bois ; les promenades le long de la rivière ; l’escalade des collines où se trouvait la vieille forteresse que M. Poulain faisait revivre pour nous en nous racontant comment elle fut défendue par les Russes et prise par les Tartares ; les petites aventures, comme celle où M. Poulain devint pour nous un héros en sauvant Alexandre qui allait se noyer ; une rencontre avec les loups — c’étaient sans cesse de nouvelles et délicieuses impressions.

On organisait aussi de grandes parties de plaisir auxquelles toute la famille prenait part. Nous allions cueillir des champignons dans les bois et ensuite on prenait le thé au milieu de la forêt, où un homme âgé de cent ans vivait seul avec son petit-fils en élevant des abeilles. D’autres fois nous allions à l’un des villages de mon père, où l’on avait creusé un grand étang dans lequel les carpes dorées se prenaient par milliers — une partie était réservée au seigneur et le reste distribué aux paysans. Ma nourrice, Vassilissa, demeurait dans ce village. Sa famille était l’une des plus pauvres ; outre son mari, elle n’avait qu’un seul petit garçon pour l’aider, et une fille, ma sœur de lait, qui devint plus tard prédicatrice et « Vierge » dans la secte dissidente à laquelle ils appartenaient. Sa joie ne connaissait pas de bornes lorsque je venais la voir. De la crème, des œufs, des pommes et du miel, c’était tout ce qu’elle pouvait offrir ; mais la façon dont elle l’offrait, dans des assiettes de bois bien propres, sur une table couverte d’une nappe de toile blanche comme la neige, de sa propre fabrication — chez les Russes dissidents, la propreté absolue est une matière de foi — et le paroles affectueuses qu’elle m’adressait, me traitant comme son propre fils, me réchauffaient le cœur. Je dois en dire autant des nourrices de mes deux frères aînées, Nicolas et Alexandre, qui appartenaient à de notables familles de deux autres sectes dissidentes de Nikolskoïé. Peu de gens savent quels trésors de bonté on peut trouver dans le cœur des paysans russes, même après des siècles de la plus cruelle oppression, qui aurait pu les aigrir.

Les jours d’orage, M. Poulain avait en réserve pour nous des récits innombrables, surtout sur la guerre d’Espagne. Nous ne nous lassions pas de nous faire raconter comment il avait été blessé dans une bataille, et chaque fois qu’il en venait au point où il avait senti le sang chaud couler dans sa botte, nous lui sautions au cou pour l’embrasser et nous lui donnions toutes sortes de noms caressants.

Tout semblait nous préparer à la carrière militaire : la prédilection de notre père (les seuls jouets que je me rappelle lui avoir vu nous acheter furent un fusil et une véritable guérite) ; les récits guerriers de M. Poulain, et même la bibliothèque que nous avions à notre disposition. Cette bibliothèque qui, autrefois, avait appartenu au général Repninski, le grand-père de notre mère, savant militaire du dix-huitième siècle, consistait exclusivement en livres sur l’art de la guerre, ornés de riches gravures et magnifiquement reliés en cuir. Les jours de pluie, notre principale occupation était de regarder les gravures de ces livres, représentant les armes en usage depuis le temps des Hébreux, et les plans de toutes les batailles livrées depuis Alexandre de Macédoine. Ces gros livres étaient aussi d’excellents matériaux pour la construction de solides forteresses qui étaient en état de résister quelque temps aux coups d’un bélier ou aux projectiles d’une catapulte d’Archimède. (Cette catapulte persistant à envoyer des pierres dans les fenêtres fut malheureusement bientôt prohibée.)

Cependant ni Alexandre ni moi ne devînmes soldats. La littérature des années qui suivirent 1860 effaça chez nous l’effet de ces enseignements reçus dans notre enfance.

Les opinions de M. Poulain sur les révolutions étaient celles de l’orléaniste Illustration française dont il recevait de vieux numéros et dont nous connaissions toutes les gravures. Pendant longtemps je ne pus m’imaginer une révolution autrement que sous la forme de la Mort à cheval, le drapeau rouge dans une main et une faux dans l’autre, fauchant les hommes de droite et de gauche. C’est ainsi que l’Illustration la représentait. Mais je crois maintenant que l’aversion de M. Poulain était limitée au soulèvement de 1848, car un de ses récits sur la Révolution de 1789 produisit une profonde impression sur mon esprit.

On se servait à la maison du titre de prince à tout propos et même hors de propos. Cela dut choquer M. Poulain, car un jour il se mit à nous conter ce qu’il savait de la grande Révolution. Je ne puis me rappeler maintenant ce qu’il dit, mais je me souviens d’un détail, c’est que « le comte de Mirabeau », et d’autres nobles renoncèrent un jour à leurs titres, et que le Comte de Mirabeau, pour montrer son dédain des prétentions aristocratiques, ouvrit une boutique ornée d’une enseigne portant cette inscription : « Mirabeau tailleur ». (Je raconte l’histoire comme je la tiens de M. Poulain.) Pendant longtemps je me creusais la tête pour savoir quelle profession j’embrasserais, et quel nom de métier j’ajouterais à mon nom de Kropotkine. Plus tard, mon précepteur russe, Nicolaï Pavlovitch Smirnov et le ton général républicain de la littérature russe exercèrent sur moi la même influence ; et lorsque je commençai à écrire des nouvelles — c’est-à-dire dans ma douzième année — j’adoptai la signature P. Kropitkine, que j’ai toujours conservée, malgré les remontrances de mes chefs quand j’étais au service militaire.