Mémoires d’un révolutionnaire/I4

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AUTOUR D'UNE VIE
PREMIÈRE PARTIE — Chapitre IV.
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Chapitre IV


MON ÉDUCATION (suite). — TABLEAUX DU SERVAGE. — UNE TRISTE DESTINÉE. — INSTRUCTION DONNÉE À DES SERFS BIEN DOUÉS. — UNE HISTOIRE DE REVENANT.


Dans l’automne de 1852, mon frère Alexandre fut envoyé au corps des cadets, et à partir de ce moment nous ne nous vîmes plus que pendant les vacances et parfois le dimanche. Le corps des cadets était à huit kilomètres de chez nous, et bien que nous eussions une douzaine de chevaux, il arrivait toujours qu’il n’y en avait pas un de libre lorsqu’un traîneau devait être envoyé au corps. Mon frère aîné, Nicolas, venait très rarement à la maison. La liberté relative dont Alexandre jouissait à l’école et surtout l’influence de deux de ses professeurs de littérature développèrent rapidement son intelligence, et j’aurai plus loin amplement l’occasion de parler de la bienfaisante influence qu’il exerça sur mon développement. C’est un grand avantage d’avoir eu un frère aîné aussi affectueux et intelligent.

Entre-temps je restais à la maison. Je devais attendre que mon tour fût venu d’entrer dans le corps des pages et j’avais près de quinze ans quand il arriva. M. Poulain fut remercié et on engagea un précepteur allemand à sa place. C’était un de ces esprits idéalistes, tels qu’on en trouve fréquemment en Allemagne. Je me souviens surtout de la façon enthousiaste dont il récitait les vers de Schiller, les accompagnant de gestes des plus naïfs qui faisaient mes délices. Il ne resta chez nous qu’un hiver.

L’hiver suivant, on m’envoya suivre les cours d’un gymnase de Moscou, et finalement je restai avec notre précepteur russe Smirnov. Bientôt nous devînmes amis, surtout après que mon père nous eût emmenés tous deux faire un voyage dans son domaine de Riazan. Durant ce voyage nous nous livrions à toutes sortes de plaisanteries et nous inventions des histoires humoristiques sur les hommes et les choses que nous voyions. D’autre part, l’impression produite sur moi par les régions accidentées que nous traversions ajoutait quelques traits délicats à mon amour croissant de la nature. Sous l’impulsion que me donna Smirnov, mes goûts littéraires commencèrent aussi à s’affirmer, et durant les années 1854 à 1857, j’eus amplement l’occasion de les développer. Mon précepteur, qui venait de terminer ses études à l’université, obtint une petite place de greffier près d’un tribunal où il passait ses matinées. J’étais donc laissé à moi-même jusqu’au dîner, et après avoir préparé mes leçons et fait une promenade, il me restait beaucoup de loisir pour lire et écrire. En automne, lorsque mon précepteur retournait à son bureau de Moscou, tandis que nous séjournions à la campagne, j’étais encore laissé à moi-même, et quoique toujours avec ma famille et passant une partie de la journée à jouer avec ma petite sœur Pauline, je pouvais en réalité disposer de mon temps comme je voulais.

* * *

Le servage ne devait plus durer alors que quelques années. C’est de l’histoire récente — cela ne semble dater que d’hier et cependant, même en Russie, peu de gens se représentent exactement ce qu’était le servage. On se figure vaguement, il est vrai, que les conditions de vie qu’il créait étaient très mauvaises, mais on ne se fait pas une idée bien nette de l’influence exercée par cet état de choses sur les hommes au point de vue physique et moral. Il est vraiment surprenant de voir combien une institution et ses conséquences sociales sont oubliées lorsque cette institution a cessé d’exister, et avec quelle rapidité changent alors les hommes et les choses. Je veux essayer de montrer dans quel état vivaient les serfs, en racontant, non ce que j’ai entendu, mais ce que j’ai vu.

Ouliana, la femme de charge, s’est arrêtée dans le couloir qui mène à la chambre de mon père ; elle se signe : elle n’ose ni avancer ni reculer. Enfin, après avoir récité une prière, elle entre dans la chambre et annonce, d’une voix qu’on entend à peine, que la provision de thé touche à sa fin, qu’il n’y a plus que vingt livres de sucre et que les autres provisions sont bientôt épuisées.

« Voleurs, brigands ! » s’écrie mon père. « Et toi, tu t’es liguée avec eux ! » Sa voix résonne comme le tonnerre dans toute la maison. Notre belle-mère laisse Ouliana faire face à la tempête. Mais mon père crie : « Frol, appelle la princesse ! Où est-elle ? » Et lorsqu’elle rentre, il la reçoit avec les mêmes reproches.

« — Vous aussi, vous vous êtes liguée avec cette engeance de Cham ; vous les soutenez, » et ainsi pendant une demi-heure ou plus.

Alors il commence à vérifier les comptes. En même temps il pense au foin. Il envoie Frol peser ce qu’il en reste et notre belle-mère doit assister à l’opération, pendant que mon père calcule ce qu’il doit en rester dans la grange. Il découvre qu’il manque une quantité considérable de foin, et Ouliana ne peut rendre compte de l’emploi de quelques livres de telle ou telle provision. La voix de mon père devient de plus en plus menaçante ; Ouliana est toute tremblante. Mais voici le cocher qui entre dans la chambre et c’est sur lui que se déchaîne la tempête. Mon père saute sur lui, le frappe, mais l’autre ne cesse de répéter : « Votre altesse a dû faire une erreur. »

Mon père reprend ses calculs, et cette fois il découvre qu’il y a plus de foin dans la grange qu’il ne devrait y en avoir. Les cris recommencent. Maintenant il reproche au cocher de ne pas avoir donné aux chevaux leurs rations quotidiennes complètes. Mais le cocher prend tous les saints du paradis à témoin qu’il a donné leur dû aux animaux, et Frol invoque la Vierge pour confirmer les dires du cocher.

Mais mon père ne veut pas se calmer. Il fait venir Makar, accordeur de piano et sommelier en second, et lui rappelle tous ses récents péchés. La semaine dernière il était ivre et doit encore l’avoir été hier, car il a brisé une demi-douzaine d’assiettes. En réalité, c’est cet accident qui a été la cause de toute cette scène : notre belle-mère a rapporté le fait à notre père ce matin, et voilà pourquoi Ouliana a été gourmandée plus brutalement que d’ordinaire, pourquoi on a vérifié la quantité de foin, et pourquoi mon père continue maintenant de crier que cette engeance de Cham mérite tous les châtiments de la terre.

Tout à coup la tempête se calme. Mon père s’assied à sa table et écrit une note qu’il confie à Frol : « Mène Makar avec cette note au bureau de police et fais-lui appliquer cent coups de verges. »

Dans la maison règnent la terreur et un silence absolu.

L’horloge sonne quatre heures et nous descendons tous dîner. Mais personne n’a d’appétit et le potage reste intact dans les assiettes. Nous sommes dix à table et derrière chacun de nous se tient un violoniste ou un trombone avec une assiette propre dans la main gauche ; mais Makar n’est pas parmi eux.

— « Où est Makar ? » demande notre belle-mère. « appelez-le. »

Makar ne paraît pas. On répète l’ordre. Il entre enfin, pâle, les traits bouleversés, honteux, les yeux baissés. Notre père regarde son assiette pendant que notre belle-mère, voyant que personne n’a encore touché au potage, essaye de nous encourager. — « Ne trouvez-vous pas, enfants, dit-elle, que la soupe est délicieuse ? »

Les larmes me suffoquent, et dès que le repas a pris fin, je sors en courant ; je trouve Makar dans un couloir sombre et j’essaye de lui baiser la main ; mais lui l’arrache à mon étreinte, et dit — est-ce un reproche ou une simple question ? — : « Laisse-moi ; quand tu seras grand, ne seras-tu pas, toi aussi, tout comme lui ? »

— « Non, non, jamais ! »

Cependant, mon père n’était pas l’un des plus mauvais seigneurs. Au contraire, serviteurs et paysans le considéraient comme l’un des meilleurs. Ce que nous voyions chez nous se passait partout, souvent même avec des détails plus cruels. Donner les verges aux serfs faisait régulièrement partie des attributions de la police et du corps des pompiers.

* * *

Une fois, un seigneur fit à un autre cette remarque : « Comment se fait-il, général, que le nombre des âmes de votre domaine augmente si lentement ? Vous ne vous occupez sans doute pas des mariages. »

Quelques jours après le général se fit apporter la liste de tous les habitants de son village. Il releva les noms des jeunes garçons qui avaient atteint l’âge de dix-huit ans et ceux des filles qui avaient plus de seize ans — c’est, en Russie, l’âge requis par la loi pour le mariage. Alors il écrivit : « Jean épousera Anna, Paul épousera Parachka, » et ainsi de suite pour cinq couples. « Les cinq mariages, ajouta-t-il, devront avoir lieu dans dix jours, ce dimanche en huit. »

Un cri général de désespoir s’éleva dans le village. Dans chaque maison les femmes, jeunes et vieilles, pleuraient. Anna avait espéré épouser Grégoire ; les parents de Paul avaient déjà parlé aux Fédotovs à propos de leur fille qui aurait bientôt l’âge. D’ailleurs, c’était la saison des labours, non des mariages ; et quel mariage peut-on préparer en dix jours ? Les paysans, par douzaines, venaient voir le seigneur ; des paysannes se tenaient en groupe à l’entrée de derrière de la maison, apportant des pièces de fine toile pour la dame du seigneur afin d’obtenir sa médiation. Tout fut inutile. La maître avait dit que les mariages devaient avoir lieu à telle date et il en serait ainsi.

Au jour fixé, les cortèges nuptiaux, plutôt semblables à des convois d’enterrement, se rendirent à l’église. Les femmes sanglotaient, comme elles pleurent pendant les funérailles. Un domestique fut envoyé à l’église, pour prévenir son maître dès que la cérémonie serait terminée ; mais bientôt il revint en courant, la casquette à la main, pâle et défait.

« Parachka, dit-il, résiste ; elle refuse d’épouser Paul. Le Père (c’est-à-dire le prêtre) lui a demandé : « Acceptes-tu ? » mais elle a répondu à haute voix : « Je refuse. »

Le seigneur entra en fureur. « Va dire à cet ivrogne à longue crinière (il désignait ainsi le prêtre : le clergé russe porte les cheveux longs) — que si Parachka n’est pas mariée immédiatement, je le dénonce à l’archevêché comme ivrogne. Comment ce coquin ose-t-il me désobéir ? Dis-lui qu’on l’enverra pourrir dans un monastère et que j’exilerai la famille de Parachka dans les steppes. »

Le valet transmit le message. Les parents de Parachka et le prêtre entourèrent la jeune fille ; sa mère en larmes tomba à genoux devant elle, la suppliant de ne pas causer la perte de toute la famille. La jeune fille ne cessait de dire : « Je ne veux pas », mais d’une voix de plus en plus faible qui ne fut bientôt plus qu’un murmure, et enfin elle se tut. La couronne nuptiale fut posée sur sa tête ; elle n’opposa aucune résistance, et le valet alla en toute hâte annoncer la nouvelle à la maison : « Ils sont mariés. »

Une demi-heure plus tard, les petites clochettes des cortèges nuptiaux résonnaient à la porte de la maison du seigneur. Les cinq couples descendaient de voiture, traversaient la cour et entraient dans le vestibule. Le seigneur les recevait, leur offrant un verre de vin, tandis que les parents, derrière leurs filles en pleurs, leur ordonnaient de s’incliner jusqu’à terre devant leur maître.

Les mariages par ordre étaient si communs que parmi nos serviteurs, chaque fois qu’un jeune couple prévoyait qu’on pourrait leur ordonner de s’épouser, bien qu’ils n’eussent aucune inclination l’un pour l’autre, ils prenaient la précaution d’être parrain et marraine ensemble au baptême d’un enfant d’une famille de paysans. Le mariage devenait alors impossible d’après les canons de l’Église russe. Ordinairement, le stratagème réussissait, mais un jour il eut un résultat tragique. Andréï, le tailleur, devint amoureux d’une jeune fille appartenant à l’un de nos voisins. Il espérait que mon père lui permettrait de s’établir librement comme tailleur, en échange d’une certaine annuité, et qu’en travaillant ferme à son métier il arriverait à mettre de côté quelque argent et à racheter la jeune fille. Autrement, en épousant un des serfs de mon père, elle serait devenue serve du maître de son mari. Or, comme Andréï et l’un des servantes de notre maison prévoyaient qu’on pourrait leur ordonner de s’épouser, ils convinrent de tenir ensemble un enfant sur les fonds baptismaux. Ce qu’ils avaient craint se produisit : un jour, on les appela chez le maître et l’ordre qu’ils appréhendaient leur fut donné.

« Nous obéissons toujours à vos ordres, dirent-ils, mais il y a quelques semaines nous avons été ensemble parrain et marraine à un baptême. » Andréï expliqua aussi ses désirs et ses intentions. Le résultat fut qu’on l’envoya au bureau de recrutement et qu’il devint soldat pour le reste de ses jours.

Sous Nicolas Ier, le service militaire obligatoire pour tous n’existait pas comme aujourd’hui. Les nobles et les marchands étaient exempts, et quand on ordonnait une nouvelle levée de recrues, les propriétaires fonciers devaient prélever sur leurs serfs un certain nombre d’hommes. En général les paysans, dans chaque commune rurale, dressaient eux-mêmes une liste, mais les gens de maison étaient entièrement à la merci de leur seigneur, et s’il était mécontent de l’un d’eux, il l’envoyait au bureau de recrutement et demandait un reçu. Ce reçu avait une valeur considérable, car on pouvait le vendre à tout homme dont le tour était venu d’être soldat.

En ce temps-là, le service militaire était terrible. Un homme devait rester vingt-cinq ans sous les drapeaux et la vie du soldat était extrêmement pénible. Devenir soldat signifiait être arraché à tout jamais à son village natal et aux siens, et être livré à des officiers comme ce Timoféïev dont j’ai déjà parlé. Les coups donnés par les officiers, la bastonnade avec des cannes ou des baguettes de bouleau, pour la faute la plus légère, c’étaient là des faits quotidiens. La cruauté avec laquelle on agissait dépasse toute imagination. Même dans le corps des cadets, où l’on ne recevait que des fils de nobles, on administrait parfois, — pour une cigarette, — mille coups de verges en présence de tout le corps. Le docteur se tenait près du jeune garçon qu’on torturait et n’ordonnait de suspendre la punition que lorsqu’il constatait que le pouls allait cesser de battre. La victime ensanglantée était emmenée sans connaissance à l’hôpital. Le grand-duc Michel, commandant des écoles militaires, aurait bientôt destitué le directeur d’un corps de cadets où de tels cas ne se seraient pas présentés un ou deux fois par an. « Pas de discipline, » aurait-il dit.

Pour les simples soldats, c’était bien pis. Lorsque l’un d’eux comparaissait devant un conseil de guerre, le jugement portait que mille homme seraient placés sur deux rangs se faisant face, chaque soldat armé d’une verge de la grosseur du petit doigt (on donnait à ces verges leur nom allemand spitzruten), et le condamné serait traîné trois, quatre, cinq et même sept fois entre ces deux rangs, chaque soldat administrant un coup. Des sergents suivaient, veillant à ce que l’on frappât de toutes ses forces. Lorsque mille, ou deux mille coups avaient été appliqués, la victime crachant le sang était emmené à l’hôpital où on la soignait, afin que le châtiment pût être repris, dès qu’elle serait plus ou moins remise des suites de la première partie du supplice. Si le soldat mourait dans ces tortures, l’exécution de la sentence s’achevait sur son cadavre. Nicolas Ier et son frère Michel étaient impitoyables : jamais une remise de peine n’était prononcée. « Je te ferai passer par les verges ; tu laisseras ta peau sous le bâton, » étaient des menaces qui faisaient partie du langage courant.

Un effroi sinistre se répandait dans la maison quand on apprenait que l’un des serviteurs devait être envoyé au bureau de recrutement. Pour l’empêcher de se suicider on l’enchaînait dans l’office et on le gardait à vue. Une charrette de paysan s’avançait jusqu’à la porte de l’office et le condamné sortait entre deux gardes. Tous les serviteurs l’entouraient. Il s’inclinait profondément, demandant pardon à chacun de ses offenses voulues ou non. Si son père et sa mère demeuraient dans notre village, ils venaient lui dire adieu. Il s’inclinait jusqu’à terre devant eux, et sa mère et ses autres parents commençaient à psalmodier leurs lamentations — quelque chose qui tenait du chant et du récitatif : « Entre les mains de qui nous laisses-tu ? Qui prendra soin de toi en pays étranger ? Qui me protégera contre les hommes cruels ? » — exactement comme elles chantaient leurs lamentations à un enterrement, et avec les mêmes paroles.

Andréï dut donc pendant vingt-cinq ans subir le terrible sort du soldat : tous ses rêves de bonheur avaient eu une fin tragique.

* * *

Le sort de l’une des servantes, Pauline ou Polia comme on l’appelait d’ordinaire, fut encore plus terrible. On lui avait appris à faire de la broderie fine et elle exécutait des travaux très artistiques. A Nikolskoïé son métier à broder était dans la chambre d’Hélène et souvent elle prenait part aux conversations que tenaient notre sœur et une sœur de notre belle-mère qui demeurait avec Hélène. Bref, par ses manières et son langage, Polia ressemblait plutôt à une jeune personne de bonne éducation qu’à une servante.

Un malheur lui arriva : elle s’aperçut qu’elle serait bientôt mère. Elle raconta tout à notre belle-mère qui éclata en reproches : « Je ne veux pas que cette créature reste plus longtemps chez moi ! Je ne supporterai pas une telle honte dans ma maison ! L’impudique créature !... » Les pleurs d’Hélène n’y firent rien. Polia eut les cheveux coupés court et fut exilée à la laiterie ; et comme elle était en train de broder un très beau jupon, elle dut le terminer à la laiterie, dans une masure sale, près d’une fenêtre microscopique. Elle le termina et fit beaucoup d’autres belles broderies, toujours dans l’espoir d’obtenir son pardon. Mais le pardon ne vint pas.

Le père de son enfant, serviteur de l’un de nos voisins, implora la permission de l’épouser ; mais comme il n’avait pas d’argent à offrir, sa requête fut repoussée. On trouvait que Polia avaient des « manières trop distinguées », on s’en indignait et on lui réserva un sort des plus tristes. Il y avait dans notre maison un homme employé comme postillon à cause de sa petite taille ; on le surnommait « Filka le bancal ». Dans son enfance un cheval lui avait donné un terrible coup de pied, et il ne put grandir. Ses jambes étaient torses, ses pieds tournés en dedans, son nez brisé et déjeté, sa mâchoire déformée. C’est ce monstre que Polia dut épouser — et elle fut mariée de force. On les envoya ensuite comme paysans dans le domaine que possédait mon père dans le gouvernement de Riazan.

On ne reconnaissait pas, on ne soupçonnait même pas chez les serfs l’existence de sentiments humains, et lorsque Tourguénev publia son petit récit : Moumou, et que Grigorovitch commença à faire paraître ses romans saisissants, où il faisait pleurer ses lecteurs sur les infortunes des serfs, ce fut pour beaucoup de personnes une étonnante révélation. « Ils aiment comme nous aimons ; est-ce possible ? » s’écriaient les dames sentimentales qui ne pouvaient lire un roman français sans verser des larmes sur les infortunes des nobles héros et des nobles héroïnes.

* * *

L’éducation que les propriétaires faisaient parfois donner à leurs serfs n’était pour que ceux-ci qu’une nouvelle source de malheur. Un jour, mon père remarqua chez un paysan un jeune garçon intelligent et l’envoya faire ses études de médecin auxiliaire. Le jeune homme était laborieux, et après quelques années d’études il réussit brillamment. Lorsqu’il revint à la maison, mon père acheta tout ce qui était nécessaire pour un dispensaire bien monté, et ce dispensaire fut très gentiment installé dans l’une de nos petites maisons de Nikolskoïé. En été, Sacha le docteur — c’était le nom familier qu’on donnait au jeune homme dans la maison — s’occupait activement de cueillir et de préparer toutes sortes d’herbes, et en peu de temps il devint très populaire dans les environs de Nikolskoïé. Les paysans venaient des villages voisins et mon père était fier du succès de son dispensaire. Mais cet état de choses ne dura pas. Un hiver, mon père vint à Nikolskoïé, y séjourna quelques jours et repartit. Cette nuit-là, Sacha le docteur se tua d’un coup de fusil — par accident, raconta-t-on ; mais il y avait au fond une affaire d’amour. Il aimait une jeune fille qu’il ne pouvait épouser, parce qu’elle appartenait à un autre propriétaire.

Le cas d’un autre jeune homme, Guérasime Krouglov, que mon père envoya à l’Institut agronomique de Moscou, fut presque aussi triste. Il passa ses examens très brillamment et obtint une médaille d’or. Le directeur de l’Institut fit tous ses efforts pour amener mon père à donner la liberté à Guérasime et à le laisser suivre les cours de l’Université — les serfs n’ayant pas ce droit. « Sûrement il deviendra un homme remarquable, disait le directeur, peut-être une des gloires de la Russie, et ce serait un honneur pour vous d’avoir donné un tel homme à la science russe. »

— « J’ai besoin de lui pour mes terres, » répondit mon père à toutes les démarches qu’on faisait près de lui en faveur du jeune homme. En réalité, étant donné les méthodes primitives de culture qui étaient alors en usage, Guérasime Krouglov était absolument inutile. Il arpenta le domaine, mais lorsque ce fut fait on lui donna l’ordre de rester dans l’antichambre et pendant nos repas de se tenir derrière nous, une assiette à la main. Naturellement Guérasime en souffrait beaucoup ; ses rêves le portaient vers l’université, les études scientifiques. Son regard trahissait son mécontentement, et notre belle-mère semblait prendre un plaisir tout particulier à le froisser en toute occasion. Un jour d’automne, un coup de vent ayant ouvert la porte cochère, elle lui cria : « Garaska, va fermer la porte. »

Ce fut la dernière goutte qui fit déborder le vase. Il répondit : « Vous avez un portier pour cela, » et il s’en alla.

Ma belle-mère courut à la chambre de mon père et lui cria : « Vos valets m’insultent dans votre maison ! »

Immédiatement Guérasime fut arrêté et enchaîné, pour être envoyé au régiment. Ses adieux à ses vieux parents furent une des scènes les plus déchirantes que j’aie jamais vues.

Mais cette fois le destin prit sa revanche. Nicolas Ier mourut, et le service militaire devint plus supportable. On remarqua bientôt les grandes aptitudes de Guérasime et au bout de quelques années il était l’un des principaux employés, la véritable cheville ouvrière, d’un des bureaux du Ministère de la Guerre. Or il arriva que mon père, qui était absolument honnête, et qui, en un temps où presque tous étaient accessibles à la corruption et faisaient fortune, ne s’était jamais laissé corrompre, se départit un jour des règles strictes du service afin d’obliger le commandant de son corps d’armée et consentit à commettre quelque irrégularité en sa faveur. Cela faillit lui coûter sa promotion au grade de général. Le but de toute sa carrière de trente-cinq ans allait être manqué. Ma belle-mère se rendit à Pétersbourg pour écarter les difficultés, et un jour, après bien des démarches, on lui dit que le seul moyen d’obtenir ce qu’elle désirait était de s’adresser à un certain employé du ministère. C’était, il est vrai, un simple employé, mais il pouvait tout près de ses supérieurs. Le nom de cet homme était Guérasime Ivanovitch Krouglov.

— « Pense donc, notre Garaska ! me disait-elle plus tard. Je le savais bien, qu’il avait de grandes aptitudes. J’allai le voir, et je lui parlai de l’affaire , et il dit : Je n’en veux pas au vieux prince, et je ferai tout ce que je pourrai pour lui. »

Il tint parole. Il fit un rapport favorable et mon père obtint sa promotion. Il put enfin revêtir le pantalon rouge et la tunique à doublure rouge si longtemps désirés et sur son casque il put porter le plumet.

Ce sont là des choses que j’ai vues moi-même dans mon enfance. Mais si je rapportais ce que j’ai entendu raconter dans ces années-là, ce serait bien plus horrible encore : histoires d’hommes et de femmes arrachés à leur famille et à leur village, et vendus, ou perdus au jeu, ou échangés contre un couple de chiens de chasse, puis transportés vers quelque endroit éloigné pour y créer un nouveau domaine ; histoires d’enfants enlevés à leurs parents et vendus à des maîtres cruels ou dissolus ; de fustigations « dans les écuries », ce qui se passait chaque jour avec une cruauté inouïe ; d’une jeune fille, qui n’échappa au déshonneur qu’en se noyant ; d’un vieillard blanchi au service de son maître et qui se pendit sous la fenêtre du seigneur ; et de révoltes de serfs, que Nicolas Ier étouffait en faisant mourir sous les verges un homme sur dix ou sur cinq et en dévastant le village dont les habitants, après une exécution militaire, allaient mendier leur pain dans les provinces voisines, comme s’ils avaient été victimes d’un incendie.

Quant à la pauvreté que j’ai vue pendant nos voyages dans certains villages, particulièrement dans ceux qui appartenaient à la famille impériale, les mots seraient impuissants à décrire cette misère à des lecteurs qui ne l’ont pas vue de près.

* * *

Devenir libre, c’était pour les serfs le rêve de tous les instants — rêve difficile à réaliser, car une grosse somme d’argent était nécessaire pour décider un propriétaire à se dessaisir d’un serf.

— « Sais-tu, me dit un jour mon père, que ta mère m’est apparue après sa mort ? Vous autres jeunes gens, vous ne croyez pas à ces choses-là, mais c’est ainsi. J’étais assis un soir très tard sur cette chaise, à ma table de travail, et je sommeillais, lorsque tout à coup je la vis entrer par derrière, tout en blanc, très pâle et les yeux luisants. A son lit de mort, elle m’avait prié de lui promettre de donner la liberté à sa servante, Macha, et j’avais promis ; mais par la suite je dus m’occuper de choses et d’autres, et une année presque entière s’était écoulée sans que j’eusse tenu ma promesse. Elle m’apparut donc et me dit à voix basse : « Alexis, tu m’as promis de donner la liberté à Macha : l’as-tu oublié ? » J’étais fort effrayé : je sautai de ma chaise, mais la vision s’était évanouie. J’appelai les serviteurs, mais aucun n’avait rien vu. Le lendemain matin, j’allai sur sa tombe et fis chanter une litanie, puis immédiatement je mis Macha en liberté. »

Lorsque mon père mourut, Macha vint à son enterrement et je lui parlai. Elle était mariée et vivait heureuse au milieu de sa famille. De son ton plaisant, mon frère Alexandre lui raconta ce que mon père avait dit, et nous lui demandâmes si elle le savait.

— « Ces choses, répondit-elle, sont passées depuis bien longtemps, aussi je puis bien vous dire la vérité. Je voyais que votre père avait complètement oublié sa promesse, alors je m’habillai en blanc et pris la voix de votre mère. Je lui rappelai la promesse qu’il lui avait faite — Vous ne m’en voudrez pas, n’est-ce pas ? »

— « Naturellement non ! »

Dix ou douze ans après les scènes décrites dans la première partie de ce chapitre, je me trouvais un soir dans la chambre de mon père, et nous causions du passé. Le servage avait été aboli, et mon père se plaignait — sans trop d’acrimonie d’ailleurs — du nouvel état de choses : il l’avait accepté sans trop murmurer.

— « Vous devez convenir, père, dis-je, que souvent vous avez puni vos serviteurs cruellement et sans aucune raison. »

— « Avec ces gens-là, répliqua-t-il, il était impossible de faire autrement ; » et se rejetant en arrière dans son fauteuil, il resta plongé dans ses pensées. « Mais ce que j’ai fait ne vaut pas la peine qu’on en parle, » dit-il après un long silence. « Vois par exemple ce Sablev : il a l’air si tendre, il parle d’une voix si douce ; mais avec ses serfs, il était réellement terrible. Combien de fois n’ont-ils pas comploté de le tuer ! Moi, du moins, je n’ai pas abusé de mes servantes, tandis que ce vieux démon de Tonkov y allait de telle sorte que les paysannes voulaient lui infliger un terrible châtiment... Au revoir, bonne nuit ! »