Mémoires d’un révolutionnaire/II5

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AUTOUR D'UNE VIE
DEUXIÈME PARTIE — Chapitre V.
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Chapitre V


LA VIE DE CAMP À PÉTERHOF. — EXERCICES MILITAIRES EN PRÉSENCE DE L’EMPEREUR. — ENSEIGNEMENT PRATIQUE. — DIFFUSION DES IDÉES RÉVOLUTIONNAIRES. — ABOLITION DU SERVAGE. — IMPORTANCE ET CONSÉQUENCES DE CETTE ABOLITION.


Tous les étés nous allions au camp de Péterhof avec les autres écoles militaires du district de Pétersbourg. Tout bien considéré, notre vie y était agréable, et certainement ce séjour était excellent pour notre santé : nous dormions sous de vastes tentes, nous nous baignions dans la mer et pendant six semaines nous prenions de l’exercice au grand air.

Dans les écoles militaires le principal but qu’on se proposait en venant au camp était évidemment l’exercice militaire, que nous détestions tous, mais dont on atténuait parfois l’ennui en nous faisant prendre part aux manœuvres. Un soir, comme nous allions nous coucher, Alexandre II fit sonner l’alarme, et tout le camp fut sur pied immédiatement — plusieurs milliers de jeunes gens se groupant autour de leurs drapeaux, et les canons de l’école d’artillerie tonnant dans le silence de la nuit. Tout le Péterhof militaire arrivait au galop, mais par suite d’un malentendu l’empereur restait à pied. Des ordonnances furent envoyées dans toutes les directions pour lui chercher un cheval, mais il n’y en avait pas, et lui qui n’était pas bon cavalier, ne voulait pas monter d’autre cheval que l’un des siens. Alexandre II était très irrité et il donnait libre cours à sa colère : « Imbécile (dourak), n’ai-je qu’un cheval ? » l’entendis-je crier à une ordonnance qui l’informait que son cheval était dans un autre camp.

Nous étions très excités par l’obscurité croissante, le grondement des canons, le piétinement de la cavalerie, et lorsque Alexandre donna l’ordre de charger, notre colonne se précipita droit sur lui. Très serrés les uns contre les autres, la baïonnette en avant, nous devions avoir un air menaçant, car je vis Alexandre II, qui était toujours à pied, faire trois bonds formidables pour faire place à la colonne. Je compris alors ce que c’est qu’une colonne qui marche en rangs serrés, excitée par la musique et la marche elle-même. Devant nous était l’empereur — notre chef que tous nous vénérions beaucoup ; mais je sentais que dans cette masse en mouvement pas un page, pas un cadet ne se serait déplacé d’un pouce, ne se serait arrêté une seconde pour lui faire place. Nous étions la colonne en marche — il n’était qu’un obstacle — et la colonne aurait passé sur lui. « Pourquoi était-il sur notre chemin ? » disaient les pages. Des jeunes gens, la carabine au poing, sont encore plus terribles en pareil cas que de vieux soldats.

L’année suivante, quand nous prîmes part aux grandes manœuvres de la garnison de Pétersbourg, je pus jeter un coup d’œil dans les coulisses de l’art militaire. Deux jours de suite nous ne fîmes que parcourir dans tous les sens un espace d’environ 30 kilomètres, sans avoir la moindre idée de ce qui se passait autour de nous et de la raison pour laquelle nous nous déplacions. Le canon tonnait tantôt près de nous, tantôt au loin : on entendait quelque part dans les collines et dans les bois une vive fusillade, des ordonnances passaient au galop, apportant l’ordre d’avancer, puis l’ordre de battre en retraite, — et nous marchions, nous marchions toujours, ne comprenant rien à toutes ces marches et contre-marches. Des masses de cavalerie avaient passé sur la même route qu’elles avaient transformée en une couche épaisse de sable mouvant ; et nous dûmes avancer ou battre en retraite plusieurs fois sur cette route, jusqu’à ce qu’enfin notre colonne ne se pliât plus à aucune discipline et ne fût plus qu’une troupe incohérente de pèlerins plutôt qu’une unité militaire. Seuls les porte-drapeaux restaient sur la route ; les autres avançaient lentement sur les côtés de la route, dans le bois. Les ordres et les supplications des officiers restaient sans effet.

Tout à coup un cri retentit derrière : « Voici l’empereur ! l’empereur ! » Les officiers allaient d’un groupe à l’autre, nous suppliant de reformer les rangs : personne n’écoutait.

L’empereur arriva et il nous donna l’ordre de battre en retraite une fois de plus. — Le commandement retentit : « Demi-tour à droite, marche ! » Les officiers murmuraient : « L’empereur est derrière vous, faites demi-tour, s’il vous plaît. » Mais on ne prêtait guère d’attention au commandement ou à la présence de l’empereur. Heureusement, Alexandre II n’était pas fanatique du militarisme, et après avoir dit quelques mots pour nous encourager par une promesse de repos, il s’éloigna au galop.

Je compris alors combien importe en temps de guerre l’état d’esprit des troupes, et comme on obtient peu de chose avec la seule discipline, quand on exige des soldats un effort extraordinaire. Que peut la discipline quand des troupes fatiguées ont à faire un suprême effort pour atteindre le champ de bataille à une heure donnée ? Elle est absolument impuissante. Seuls l’enthousiasme et la confiance peuvent en de tels moments rendre des soldats capables de « faire l’impossible » — et c’est l’impossible qu’on doit sans cesse accomplir pour atteindre le succès. Combien de fois, plus tard, en Sibérie, ne me suis-je pas rappelé cette leçon de choses lorsque nous avions, nous aussi, à faire l’impossible pendant nos expéditions scientifiques !

Cependant nous consacrions relativement peu de temps aux exercices militaires et aux manœuvres durant notre séjour au camp. Nous étions le plus souvent occupés à des travaux pratiques d’arpentage et de fortification. Après quelques exercices préliminaires, on nous donnait une boussole à réflexion et on nous disait : « Faites le plan, par exemple, de ce lac, ou de ces routes, ou de ce parc, en mesurant les angles avec la boussole et les distances au pas. » Et de très grand matin, après un déjeuner pris à la hâte, le jeune homme remplissait ses vastes poches de tranches de pain de seigle, et il restait quatre ou cinq heures dans les parcs, parcourant des kilomètres, dressant la carte des belles routes ombreuses, des ruisseaux et des lacs. Son travail était ensuite comparé avec de bonnes cartes et on récompensait les élèves en leur donnant, à leur choix, des instruments d’optique ou de dessin. Pour moi, ces exercices d’arpentage étaient une source profonde de plaisir. Ce travail indépendant, cet isolement sous les arbres séculaires, cette vie de la forêt que je pouvais goûter à loisir, et en même temps l’intérêt du travail, — tout cela laissa dans mon esprit des traces profondes, et si plus tard je devins explorateur en Sibérie, et si plusieurs de mes camarades firent des explorations dans l’Asie centrale, ces exercices d’arpentage en furent des causes déterminantes.

Enfin, lorsque nous fûmes dans la dernière classe, tous les deux jours on emmenait des groupes de quatre élèves dans des villages situés à une distance considérable du camp, et là, ils avaient à faire des levés de plan de plusieurs kilomètres carrés à l’aide de la planchette et de la lunette. De temps en temps des officiers d’état-major venaient contrôler leur travail et leur donner des conseils. Cette vie au milieu des villageois exerça la meilleure influence sur le développement intellectuel et moral d’un grand nombre d’élèves.

En même temps, nous nous exercions à construire des coupes de fortifications. Un officier nous emmenait en pleine campagne, et là nous devions faire la coupe d’un bastion, ou une tête de pont, en clouant des pieux et des lattes ensemble, exactement de la même façon que procèdent les ingénieurs quand ils tracent une voie ferrée. Quand on en arrivait aux embrasures et aux barbettes, il fallait bien faire beaucoup de calculs pour obtenir l’inclinaison des différents plans, et après ces travaux la géométrie dans l’espace avait cessé de présenter des difficultés pour nous.

Ce travail nous enchantait. Un jour, en ville, ayant trouvé dans notre jardin un tas d’argile et de gravier, nous commençâmes immédiatement à construire une véritable fortification en miniature, avec des barbettes et des embrasures verticales et obliques bien calculées. Tout fut fait très soigneusement, et notre ambition fut alors d’obtenir quelques planches pour servir de plates-formes aux canons, et d’y placer les canons modèles que nous avions dans nos classes.

Mais, hélas, nos pantalons étaient dans un état effrayant. « Que faites-vous là ? » s’écria notre capitaine. « Regardez-vous donc ! Vous ressemblez à des terrassiers (c’était précisément ce dont nous étions fiers). Si le grand-duc vient et vous trouve dans cet état ! ».

« Nous lui montrerons nos fortifications et nous lui demanderons de nous procurer des outils et des planches pour les plates-formes. »

Toutes les protestations furent vaines. Le lendemain on envoya une douzaine d’ouvriers charger dans leur voiture et emporter notre chef-d’œuvre, comme si cela avait été un tas de boue !

Je mentionne cet incident pour montrer comment les enfants et les jeunes gens ont besoin de trouver une application pratique de ce qu’ils apprennent à l’école théoriquement, et combien sont stupides les éducateurs qui ne peuvent comprendre quelle aide puissante ils pourraient trouver dans des applications concrètes pour aider leurs élèves à saisir le sens réel des choses qu’ils étudient.

Dans notre école tout avait pour but notre éducation militaire. Mais nous aurions travaillé avec le même enthousiasme à tracer une voie ferrée, à construire une cabane ou à cultiver un champ ou un jardin. Cette aspiration des enfants et des jeunes gens vers le travail réel reste inutilisée parce que notre conception de l’école est toujours celle de la scolastique, du monastère du moyen âge !

* * *

Les années 1857 à 1861 furent des plus importantes dans l’histoire de l’évolution intellectuelle de la Russie. Tout ce qu’avait dit tout bas, dans l’intimité des réunions d’amis, la génération représentée dans la littérature russe par Tourguénev, Tolstoï, Herzen, Bakounine, Ogarev, Kavéline, Dostoïevski, Grigorovitch, Ostrovsky et Nekrasov, commençait alors à percer dans la presse. La censure était encore très rigoureuse ; mais ce qu’on ne pouvait dire ouvertement dans les articles politiques, passait en contrebande sous forme de nouvelles, d’esquisses humoristiques, ou de commentaires voilés sur les événements de l’Europe occidentale, et chacun savait lire entre les lignes et comprendre.

N’ayant pas de relations à Pétersbourg, à part les amis de l’école et un petit nombre de parents, je restais en dehors du mouvement radical de cette époque — ou plutôt j’en étais on ne peut plus éloigné. Et cependant ce fut peut-être la caractéristique la plus nette de ce mouvement de pouvoir pénétrer dans une école « bien pensante » comme notre corps, et de trouver un écho dans un cercle comme celui de mes parents de Moscou.

A cette époque je passais mes dimanches et mes jours de congé chez ma tante dont j’ai parlé dans un chapitre précédent sous le nom de princesse Mirski. Le prince Mirski ne songeait qu’aux dîners extraordinaires, tandis que sa femme et leur jeune fille menaient une vie fort gaie. Ma cousine était une très belle fille de dix-neuf ans, d’un caractère très aimable, et presque tous ses cousins en étaient follement amoureux. Elle aimait l’un d’eux et désirait l’épouser. Mais le mariage entre cousins est considéré comme un grand péché par l’Église russe, et c’est en vain que la vieille princesse essaya d’obtenir une dispense spéciale des hauts dignitaires ecclésiastiques. Alors elle emmena sa fille à Pétersbourg dans l’espoir qu’elle choisirait un mari parmi ses nombreux admirateurs. Ce fut peine perdue, d’ailleurs. Mais leur élégant salon était plein de brillants jeunes gens appartenant à la Garde ou à la diplomatie.

Ce n’est pas dans un tel milieu qu’on peut s’attendre à trouver des idées révolutionnaires ; et cependant ce fut dans cette maison que j’entendis pour la première fois parler de la littérature révolutionnaire de l’époque. Le grand exilé Herzen venait de lancer sa revue à Londres, l’Étoile polaire, qui fit sensation en Russie, même dans les cercles de la Cour et dont de nombreux exemplaires circulaient sous le manteau à Pétersbourg. Ma cousine se procura la revue et nous la lisions ensemble. Son cœur se révoltait contre les obstacles qu’on opposait à son bonheur, et son esprit n’en comprenait que plus facilement les critiques puissantes que le grand écrivain lançait contre l’autocratie russe et le système corrompu de gouvernement. C’est avec un sentiment voisin de l’adoration que je contemplais le médaillon que portait la couverture de l’Étoile polaire et qui représentait les nobles têtes de cinq « Décembristes » que Nicolas Ier avait fait pendre après le soulèvement du 14 décembre 1825 — Bestoujev, Kahovsky, Pestel, Ryléïev et Mouraviov-Apostol.

La beauté du style de Herzen — dont Tourguenev a dit avec raison qu’il écrivait avec des larmes et du sang et qu’aucun Russe n’avait jamais écrit ainsi — l’ampleur de ses idées et son profond amour pour la Russie me gagnèrent entièrement et je lisais et relisais ces pages qui parlaient plus encore au cœur qu’à la raison.

En 1859, ou plutôt en 1860, je commençai à éditer ma première publication révolutionnaire. A cet âge, que pouvais-je être, si ce n’est constitutionnel ? — et mon journal montrait la nécessité d’une constitution pour la Russie. J’écrivais sur les folles dépenses de la Cour, les sommes énormes gaspillées pour mettre à Nice toute une escadre à la disposition de l’impératrice douairière qui mourut en 1860 ; je signalais les méfaits des fonctionnaires dont j’entendais continuellement parler ; et j’insistais sur la nécessité des lois constitutionnelles. Je copiais trois exemplaires de mon journal et les glissais dans les pupitres de trois de mes camarades des classes supérieures qui, pensais-je, devaient s’intéresser aux affaires publiques. Je priais mes lecteurs de mettre leurs observations derrière la vieille horloge écossaise de notre bibliothèque.

Tout palpitant j’allais voir le lendemain s’il y avait quelque chose pour moi derrière l’horloge. Il s’y trouvait deux réponses, en effet. Deux camarades écrivaient que mon journal avait toutes leurs sympathies et ils me conseillaient de ne pas trop m’exposer. J’écrivais mon second numéro, insistant avec plus d’énergie encore sur la nécessité d’unir toutes les forces qui travaillent pour la liberté. Cette fois il n’y eut pas de réponse derrière l’horloge ; mais les deux camarades vinrent me trouver.

« — Nous sommes sûrs, dirent-ils, que c’est vous qui rédigez le journal, et nous désirons en causer avec vous. Nous sommes tout à fait de votre avis et nous sommes venus vous dire : Soyons amis. — Votre journal a fait son œuvre : il nous a réunis ; mais cela ne sert à rien de le continuer. Dans toute l’école il n’y a que deux autres camarades qui s’intéresseraient à ces choses, et si on savait qu’il paraît un journal de cette nature les conséquences seraient terribles pour nous tous. Constituons un cercle où nous parlerons de tout cela ; peut-être que nous ferons entrer quelques idées dans la tête d’un petit nombre de camarades. »

C’était si sensé que je ne pouvais qu’accepter et nous scellâmes notre union par une cordiale poignée de mains. Depuis lors nous devînmes de grands amis tous les trois, nous lisions beaucoup ensemble et nous discutions toutes sortes de choses.

L’abolition du servage était la question qui occupait alors l’attention de tous les hommes pensants.

La Révolution de 1848 avait eu son écho dans le cœur des paysans russes, et depuis l’année 1850 les insurrections de serfs révoltés prenaient de graves proportions. Quand la guerre de Crimée éclata et que des milices furent levées dans toute la Russie, ces révoltes se généralisèrent et prirent un caractère de violence jusqu’alors inconnue. Plusieurs propriétaires de serfs furent tués par leurs hommes et les insurrections paysannes devinrent si graves qu’on envoya des régiments entiers avec de l’artillerie pour les réprimer, tandis qu’auparavant de petits détachements auraient suffi pour terroriser les paysans et les faire rentrer dans l’obéissance.

D’une part ces insurrections et d’autre part la profonde aversion pour le servage qu’éprouvait la nouvelle génération lors de l’avènement d’Alexandre II rendaient l’émancipation des paysans de plus en plus urgente. Ce fut l’empereur lui-même, personnellement adversaire du servage et soutenu ou plutôt influencé dans sa propre famille par sa femme, son frère Constantin et la grande-duchesse Hélène, qui fit les premiers pas dans cette direction. Il aurait voulu que l’initiative de la réforme vînt de la noblesse, des propriétaires de serfs eux-mêmes. Mais on ne put décider, dans aucune province de Russie, la noblesse à adresser dans ce but une pétition au tsar. En mars 1856, il entretint lui-même la noblesse de Moscou de la nécessité de la réforme ; mais un silence obstiné fut toute la réponse qu’obtint son discours, si bien qu’Alexandre II se mettant en colère, conclut par les mémorables paroles de Herzen : « Il vaut mieux, messieurs, que cela vienne d’en haut, que d’attendre que cela vienne d’en bas. » Même ces paroles furent sans effet, et ce fut aux provinces de la Vieille-Pologne — Grodno, Vilno et Kovno — où Napoléon Ier avait aboli le servage (sur le papier), qu’on eut recours. Le gouverneur-général de ces provinces, Nazimov, parvint à obtenir de la noblesse lituanienne l’adresse désirée. En novembre 1857 le fameux « rescrit » au gouverneur-général des provinces lituaniennes annonçant l’intention du tsar d’abolir le servage, fut lancé, et nous lûmes, les larmes aux yeux, l’admirable article de Herzen : « Tu as vaincu, Galiléen, » dans lequel les réfugiés de Londres déclaraient qu’il ne considéraient plus Alexandre II comme un ennemi, mais qu’ils l’assisteraient dans la grande œuvre d’émancipation.

L’attitude des paysans fut très remarquable. Dès que la nouvelle se répandit que la libération si longtemps désirée allait venir, les insurrections cessèrent à peu près complètement. Maintenant les paysans attendaient, et pendant un voyage qu’Alexandre fit dans la Russie centrale, ils l’entourèrent en grand nombre à son passage en l’implorant de leur accorder la liberté — supplique qu’Alexandre reçut cependant avec une grande répugnance. Il est très curieux, tant est grande la force de la tradition — que le bruit courait parmi les paysans que c’était Napoléon III, qui dans le traité de paix, avait exigé du tsar l’affranchissement des paysans. J’entendis souvent cette assertion ; et à la veille même de l’émancipation les paysans semblaient douter que cela se fît sans une pression de l’étranger. « Rien ne se fera si Garibaldi ne vient pas, » répondit un paysan à l’un de mes amis qui lui parlait de la « liberté prochaine. »

Mais après ces moments de joie générale vinrent des années d’incertitude et d’inquiétude. Des comités institués tout exprès dans les provinces et à Pétersbourg discutaient la proposition de libération des serfs, mais les intentions d’Alexandre restaient indécises. Continuellement la censure interdisait à la presse de discuter les détails. Des rumeurs sinistres circulaient à Pétersbourg et vinrent jusqu’à notre corps.

Il ne manquait pas de jeunes gens parmi la noblesse qui travaillaient sérieusement et franchement à l’abolition de l’ancien esclavage ; mais le parti du servage serrait de plus en plus les rangs autour de l’empereur et gagnait peu à peu du terrain. On murmurait à ses oreilles que le jour où le servage serait aboli, les paysans commenceraient à tuer en masse les propriétaires fonciers, et que la Russie verrait alors un nouveau soulèvement de Pougatchov, beaucoup plus terrible que celui de 1773. Alexandre, qui était un caractère faible, ne prêtait que trop volontiers l’oreille à ces prédictions.

Mais la machine qui devait élaborer la loi d’émancipation avait été mise en mouvement. Les comités tenaient leurs séances ; par douzaines des projets d’émancipation adressés à l’empereur circulaient en manuscrits ou étaient imprimés à Londres. Herzen, aidé de Tourguénev, qui le tenait au courant de tout ce qui se passait dans les sphères gouvernementales discutait dans sa Clocheet dans son Étoile polaireles détails des différents projets, et Tchernychévsky en faisait autant dans le Contemporain (Sovreménnik). Les slavophiles, surtout Askakov et Bélyaïev, avaient profité des premiers moments de la liberté relative accordée à la presse pour donner à la question une vaste publicité en Russie, et pour discuter en connaissance de cause le côté technique de la question de l’émancipation. Tout le Pétersbourg intellectuel était avec Herzen, et surtout avec Tchernychévsky, et je me souviens que les officiers des Chevaliers-Gardes, que je voyais le dimanche, après la revue qui suivait la messe, chez mon cousin Dimitri Nikolaïevitch Kropotkine, aide-de-camp de ce régiment et aide-de-camp de l’empereur, prenaient fait et cause pour Tchernychévsky, le représentant du parti avancé dans la lutte pour l’émancipation.

Tout Pétersbourg, les salons comme la rue, avait si bien pris position qu’il était impossible de reculer. Les serfs devaient être affranchis ; et un autre point important était gagné : les serfs libérés recevraient, outre leurs maisons, la terre qu’ils avaient jusque-là cultivée pour eux-mêmes.

Cependant le parti de la vieille noblesse n’était pas découragé. Il mettait ses efforts à obtenir un ajournement de la réforme, à réduire l’étendue des lots de terre accordés aux serfs émancipés, et à imposer à ceux-ci une taxe de rachat si élevée pour la terre que cela rendrait leur liberté économique illusoire ; et sur ce point ils réussirent complètement. Alexandre II remercia celui qui avait été l’âme même de toute la réforme, Nikolaï Miloutine, frère du ministre de la guerre, en lui disant : « Je suis vraiment affligé de devoir me séparer de vous, mais il le faut, la noblesse vous désigne comme un Rouge. » Les premiers comités qui avaient élaboré le projet d’émancipation révisèrent toute cette œuvre dans l’intérêt des propriétaires de serfs. La presse, une fois de plus, fut muselée.

Les choses prirent un bien triste aspect. On se demandait maintenant si l’affranchissement des serfs aurait lieu. Je suivais les péripéties de la lutte avec une attention fébrile, et tous les dimanches, lorsque mes camarades revenaient de leurs familles, je leur demandais ce que leurs parents disaient. Vers la fin de 1860 les nouvelles devinrent de plus en plus mauvaises. « C’est le parti Valuïev qui a le dessus. » « On a l’intention de refaire tout le projet. » « Les parents de la princesse (une amie du tsar) le travaillent beaucoup. » « L’émancipation sera ajournée : on craint une révolution. »

En janvier 1861 des bruits un peu plus rassurants commencèrent à circuler, et on espérait que le jour de l’avènement de l’empereur, le 19 février, il serait question de l’affranchissement.

Le 19 vint sans apporter du nouveau avec lui. Ce jour-là j’étais au palais. Il n’y eut pas de grand lever, mais seulement un petit lever ; on envoyait les pages de la seconde classe à ces cérémonies pour les accoutumer à l’étiquette de la Cour. C’était mon tour ce jour-là ; et comme je reconduisais l’une des grandes-duchesses, venue au palais pour assister à la messe, son mari ne se trouvant pas là, j’allai le chercher. Il était dans le cabinet de travail de l’empereur, et je lui fit part, sur un ton à demi badin, de l’inquiétude de sa femme, sans avoir le moindre soupçon de l’importance des questions qu’on venait peut-être de traiter dans ce cabinet de travail. A part quelques initiés, personne au palais ne se doutait que le manifeste avait été signé le 19 février et qu’on n’en ajournait la publication de quinze jours que parce que le dimanche suivant, le 26, commençait la semaine du carnaval, et on craignait que les orgies des villageois, si fréquentes pendant cette semaine, ne dégénérassent en insurrections. La foire du carnaval, qui d’ordinaire se tenait à Pétersbourg sur la place du Palais d’Hiver, fut transférée cette année-là sur une autre place, par crainte d’une émeute populaire dans la capitale. On donna à l’armée les instructions les plus féroces sur la façon de réprimer tout soulèvement des paysans.

Quinze jours plus tard, le dernier dimanche du carnaval, le 5 mars (ou plutôt le 17, nouveau style), j’étais au corps, ayant à prendre part à une revue à l’école d’équitation. J’étais encore couché quand mon ordonnance, Ivanov, entra comme une flèche en apportant le thé et s’écria : « Prince, la liberté ! Le manifeste est apposé au Gostinoï Dvor (magasins situés en face du Corps).

— « L’as-tu vu toi-même ? »

— « Oui. Des gens forment le cercle ; l’un d’eux lit et les autres écoutent. C’est la liberté ! »

Quelques minutes après j’étais habillé et je sortais, lorsqu’un camarade entra.

— « Kropotkine, la liberté ! » s’écria-t-il. « Voici le manifeste. Mon oncle apprit hier soir qu’il serait lu à la première messe à la Cathédrale Isaac. Alors nous y allâmes. Il n’y avait pas beaucoup de gens, rien que des paysans. Le manifeste fut lu et distribué après la messe. Ils comprenaient très bien ce dont il s’agissait : quand je sortis de l’église, deux paysans qui se trouvaient au portail d’entrée, me dirent d’un air si drôle : « Eh bien, monsieur ? Alors — tout est perdu ? » Et il imita le geste des paysans qui lui avaient fait signe de s’en aller. Et dans ce geste qui chassait le maître, il y avait toutes les longues années de l’attente.

Je lus et relus le manifeste. Il était écrit dans un style élevé par le vieux métropolitain de Moscou, Philarète, mais un mélange bien inutile de russe et de vieux-slavon en obscurcissait le sens. C’était la liberté, mais ce n’était pas la liberté immédiate, car les paysans devaient rester serfs pendant deux ans encore, jusqu’au 19 février 1863. Néanmoins, une chose était évidente : le servage était aboli, et les serfs libérés auraient la terre et leurs maisons. Ils devaient racheter cette terre, mais l’antique souillure de l’esclavage était effacée. Ils ne seraient plus esclaves ; la réaction ne l’avait pas emporté.

Nous allâmes à la revue ; et quand elle fut terminée, Alexandre II, restant à cheval, cria : « Messieurs les officiers, approchez ! » Ils se groupèrent autour de lui et il commença à haute voix un discours sur le grand événement du jour.

Des bribes de phrases nous parvenaient :

— « Les officiers... les représentants de la noblesse dans l’armée... Des siècles d’injustice ont pris fin... Je compte sur l’esprit de sacrifice de la noblesse... la loyale noblesse se groupera autour du trône... » Des hourras enthousiastes retentirent dans les rangs des officiers quand il eut terminé.

En revenant au Corps nous courions plutôt que nous marchions — car nous voulions arriver à temps à l’Opéra italien, qui donnait cette après-midi sa dernière représentation de la saison. Certainement il y aurait une manifestation. Nous dépouillâmes notre uniforme en grande hâte et d’un pas léger nous montâmes en assez bon nombre aux sixièmes galeries. La salle était comble.

Durant le premier entracte le fumoir se remplit de jeunes gens excités, qui tous se parlaient les uns aux autres, qu’ils se connussent ou non. Nous décidâmes immédiatement de retourner dans la salle et de chanter en chœur, avec tout le public, l’hymne : Dieu protège le Tsar !

Cependant des accords musicaux frappèrent nos oreilles et nous retournâmes en toute hâte dans la salle. L’orchestre de l’Opéra jouait déjà l’hymne qui fut immédiatement couvert par les applaudissements des galeries, des loges et du parterre. Je voyais bien Bavéri, le chef d’orchestre, agiter son bâton, mais, quoique les musiciens fussent nombreux, aucun son ne pouvait parvenir à nos oreilles. L’hymne se termina, mais les hourras continuaient. Je vis de nouveau le bâton s’agiter dans l’air ; je vis les archets se mouvoir et les musiciens souffler dans leurs instruments de cuivre. Mais le bruit des voix couvrait toujours les sons de l’orchestre. Bavéri recommença et ce ne fut qu’à la fin de cette troisième exécution de l’hymne que quelques sons isolés des cuivres percèrent la clameur des voix humaines.

Dans les rues c’était le même enthousiasme. Une foule de paysans et de gens cultivés s’était massée en face du palais et poussait des hourras, et le tsar ne pouvait pas paraître sans être suivi par des foules de manifestants qui couraient après sa voiture. Deux ans plus tard, lorsque Alexandre étouffait dans le sang la révolution polonaise et que « Mouraviev le Pendeur » l’étranglait sur l’échafaud, Herzen avait raison d’écrire : « Alexandre Nikolaïevitch, pourquoi n’êtes-vous pas mort ce jour-là ? Votre nom aurait été transmis à la postérité comme celui d’un héros. »

* * *

Et les soulèvements prédits par les champions de l’esclavage ? On n’aurait pu inventer une situation moins nette que celle que créait le Polojniié (la loi d’émancipation). Si quelque chose pouvait provoquer des révoltes, c’était précisément l’inquiétante imprécision des conditions faites au paysan par cette loi. Et cependant — excepté en deux endroits où il y eut des insurrections et sur quelques autres points où éclatèrent quelques troubles sans importance, entièrement dus aux malentendus et immédiatement apaisés — la Russie resta calme, plus calme que jamais. Avec leur bon sens habituel, les paysans avaient compris que le servage était aboli, que « la liberté était venue », et ils acceptaient les conditions qui leur étaient imposées, bien que ces conditions fussent très dures.

J’étais à Nikolskoïé en août 1861, et aussi pendant l’été de 1862, et je fus frappé de la façon intelligente et calme dont les paysans avaient accepté la nouvelle situation. Ils savaient parfaitement combien il leur serait difficile de payer l’impôt de rachat pour la terre, qui était en réalité une indemnité accordée aux nobles pour les dédommager des droits qu’ils perdaient sur leurs serfs. Mais les paysans appréciaient tant l’abolition de leur esclavage qu’ils acceptaient les charges ruineuses — non sans murmurer, mais comme une dure nécessité — du moment qu’on leur accordait la liberté individuelle. Durant les premiers mois ils prenaient deux jours de repos par semaine, disant que c’était un péché de travailler le vendredi ; mais quand vint l’été, ils reprirent leur travail avec plus d’énergie que jamais.

Lorsque je vis nos paysans de Nikolskoïé quinze mois après leur affranchissement, je ne pus m’empêcher de les admirer. Ils avaient conservé leur bonté et leur douceur innées, mais toutes traces de servilité avaient disparu. Ils parlaient à leurs maîtres ainsi qu’à des égaux, comme s’ils n’avaient jamais eu d’autres relations. D’autre part, il se trouvait dans leurs rangs des hommes qui savaient défendre leurs droits. Le Polojéniié était un gros livre d’une lecture difficile et dont l’étude me demanda beaucoup de temps ; mais lorsque Vasili Ivanov, l’ancien de Nikolskoïé, vint un jour me demander de lui expliquer un passage obscur, je m’aperçus que lui, qui ne lisait même pas couramment, avait su admirablement se retrouver dans le dédale des chapitres et des paragraphes de la loi.

C’étaient les « gens de maison », c’est-à-dire les serviteurs, qui étaient le moins bien partagés. On ne leur donnait pas de terre, et ils n’en auraient d’ailleurs su que faire. On leur accordait la liberté, mais rien de plus. Dans notre région, presque tous quittaient leurs maîtres ; par exemple, il n’en resta pas un chez mon père. Ils allèrent ailleurs chercher une position, et un bon nombre trouvèrent immédiatement un emploi chez les marchands qui étaient fiers d’avoir le cocher du Prince Untel ou le cuisinier du Général Trois-Étoiles. Ceux qui connaissaient un métier trouvèrent du travail dans les villes : par exemple, la fanfare de mon père resta une fanfare et se tira très bien d’affaire à Kalouga. Elle conserva de bonnes relations avec nous. Mais ceux qui n’avaient pas de métier virent des temps difficiles, et cependant la majorité préférait vivre n’importe comment plutôt que de rester chez leurs anciens maîtres.

Quant aux propriétaires fonciers, les plus importants firent tous leurs efforts à Pétersbourg pour restaurer l’ancien régime sous un autre nom, ce qui leur réussit jusqu’à un certain point sous Alexandre III ; mais les autres, et c’étaient de beaucoup les plus nombreux, se résignèrent à l’abolition du servage comme à une espèce de calamité nécessaire. La jeune génération donna à la Russie ce remarquable état-major de « médiateurs de la paix » et de « juges de paix » qui contribuèrent tant à l’issue pacifique de l’œuvre d’émancipation. Quant à l’ancienne génération, elle avait le plus souvent escompté déjà la somme d’argent considérable qu’elle allait recevoir des paysans pour la terre accordée aux serfs libérés, terre qu’on avait évaluée bien au-dessus du prix marchand. Elle réfléchissait à la façon dont elle gaspillerait cet argent dans les restaurants des capitales ou au tapis vert. Et en effet, cet argent fut en général gaspillé aussitôt que reçu.

Pour beaucoup de seigneurs la libération des serfs était une excellente affaire financière. C’est ainsi que la terre que mon père, en prévision de l’émancipation, avait vendue par parcelles au taux de onze roubles l’hectare, était maintenant estimée quarante roubles dans les lots des paysans — c’est-à-dire trois fois et demie sa valeur marchande — et il en était généralement ainsi dans tout notre voisinage ; tandis que dans le domaine que mon père avait à Tambov, dans les steppes, le mir — c’est-à-dire la communauté de paysans — affermait toute sa terre pour douze ans à un prix deux fois plus élevé que le profit que mon père en retirait en la faisant cultiver par ses serfs.

* * *

Onze ans après cette année mémorable j’allai voir le domaine de Tambov, que j’avais hérité de mon père. J’y restai quelques semaines et le soir de mon départ le prêtre de notre village, un homme intelligent et d’opinions indépendantes — comme on en rencontre parfois dans nos provinces du sud — faisait une ronde dans le village. Le coucher du soleil était splendide ; un souffle embaumé venait des steppes. Il trouva un paysans entre deux âges — Anton Savéliev — assis sur une petite éminence près du village et lisant un livre de psaumes. Le paysan savait à peine épeler le vieux-slavon, et souvent il lisait un livre en commençant par la fin et en tournant les pages à rebours. C’était même la manière de lire qu’il préférait : alors un mot le frappait et sa répétition lui plaisait. Il était en train de lire un psaume dont chaque vers commençait par les mots : « Réjouis-toi. »

« Que lisez-vous, Anton Savéliev ? » demanda le prêtre.

« Ah ! père, je vais vous dire, répondit-il. Il y a quatorze ans le vieux prince vint ici. C’était en hiver. Je venais de rentrer à la maison, entièrement gelé. Une tempête de neige faisait rage. J’avais à peine commencé à me changer que nous entendîmes un coup frappé à la fenêtre ; c’était l’ancien qui criait : « Va trouver le prince ! Il a besoin de toi ! » Nous tous — moi, ma femme et nos enfants — nous étions consternés. « Que peut-il te vouloir ? » demandait ma femme tout apeurée. Je me signai et j’allai. La neige m’aveuglait presque lorsque je passai la digue. Enfin, tout se termina bien. Le vieux prince faisait sa sieste, et quand il s’éveilla, il me demanda si je savais plâtrer un mur et il me dit : « Viens demain refaire les plâtres de cette chambre. » Alors je rentrai tout heureux, et en arrivant à la digue j’y trouvai ma femme. Elle avait attendu tout le temps dans la tourmente de neige, l’enfant sur les bras. « — Qu’est-il arrivé, Savélitch ? » cria-t-elle. « — Oh ! pas de mal, dis-je ; il m’a simplement demandé de faire quelques réparations. » Ceci, Père, se passait sous le vieux prince. Et maintenant le jeune prince est arrivé l’autre jour. Je suis allé le voir et je l’ai trouvé au jardin, prenant le thé, à l’ombre de la maison. Vous, père, étiez assis près de lui avec l’ancien du canton, sa chaîne de maire sur la poitrine. « Veux-tu du thé, Savélitch ? » me demanda-t-il. — « Prends un siège, Petr Grigoriev, — dit-il au vieux — Donne-nous une autre chaise. » Et Petr Grigoriev — vous savez comment il nous terrifiait quand il était l’intendant du prince — apporta la chaise, et nous étions tous assis autour de la table à thé et nous causions et il nous servit du thé à tous. Eh bien, vous voyez, père, la soirée est si belle, les steppes nous envoient leur parfum, et me voilà assis à lire : « Réjouis-toi ! Réjouis-toi ! »

Voilà ce que signifiait pour les paysans l’abolition du servage.