Mémoires d’un révolutionnaire/II4

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AUTOUR D'UNE VIE
DEUXIÈME PARTIE — Chapitre IV.
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Chapitre IV


TEMPS ORAGEUX AU CORPS DES PAGES. — OBSÈQUES SOLENNELLES DE L’IMPÉRATRICE ALEXANDRA. — ÉTUDES DANS LES CLASSES SUPÉRIEURES DU CORPS DES PAGES ; L’ENSEIGNEMENT DE LA PHYSIQUE, DE LA CHIMIE, ET DES MATHÉMATIQUES. — OCCUPATIONS AUX HEURES DE LOISIR. — L’OPÉRA ITALIEN À PÉTERSBOURG.


Des temps orageux vinrent alors pour le corps des Pages. Lorsque Girardot s’était retiré, sa place avait été prise par un de nos officiers, le capitaine B… C’était plutôt un brave homme, mais il s’était mis en tête que nous n’avions pas pour lui la considération qui lui était due, vu la haute situation qu’il occupait, et il essayait de nous inspirer plus de respect et plus de crainte. Il commença par chercher querelle aux classes supérieures à propos de toutes sortes de bagatelles, et — ce qui était encore pis — il essaya de détruire nos « libertés », dont l’origine se perdait dans la nuit des temps, et qui, insignifiantes en soi, ne nous en étaient peut-être que plus chères.

Il en résulta que l’école fut en révolte ouverte pendant plusieurs jours. Une punition générale fut infligée et deux pages de chambre, des plus sympathiques, furent expulsés.

Ensuite, le capitaine B… se mit à faire des apparitions dans les salles de classe, où nous avions coutume de passer une heure le matin avant la classe à préparer nos leçons. Nous nous considérions comme étant là sous la garde de nos professeurs et nous étions heureux d’échapper ainsi à nos chefs militaires. Nous étions froissés par cette intrusion du capitaine, et un jour j’exprimai hautement notre mécontentement en disant que c’était là la place de l’inspecteur des classes et non la sienne. Cet excès de franchise me coûta plusieurs semaines d’arrêt, et peut-être aurais-je été expulsé de l’école si l’inspecteur des classes, son adjoint et même notre vieux directeur, n’avaient jugé qu’après tout j’avais simplement exprimé tout haut ce qu’ils pensaient tous eux-mêmes.

Ces incidents étaient à peine passés que la mort de l’impératrice douairière, — la veuve de Nicolas Ier, — vint interrompre de nouveau notre travail.

Lors des obsèques des têtes couronnées on essaye toujours de produire une profonde impression sur les foules, et il faut avouer que ce but est atteint. Le corps de l’Impératrice fut amené à Tsarkoïé Selo, où elle était morte, à Pétersbourg. Puis, suivi de la famille impériale, de tous les hauts dignitaires de l’État, et de milliers de fonctionnaires et de corporations, et précédé de centaines d’ecclésiastiques et de chantres, il fut conduit de la gare, à travers les principales rues, à la forteresse où il devait reposer plusieurs semaines sur un lit de parade. Cent mille hommes de la Garde faisaient la haie dans les rues, et des milliers de personnes, vêtues des plus superbes uniformes, précédaient, accompagnaient et suivaient le char mortuaire en une procession solennelle.

Aux principaux carrefours on chantait des litanies ; et les sonneries des cloches des églises, les voix des chœurs innombrables, les musiques militaires, tout cet appareil imposant faisait croire au peuple que des foules immenses pleuraient réellement la perte de l’Impératrice.

Tant que le corps resta sur le lit de parade à la cathédrale de la forteresse, les pages, ainsi que nombre d’officiers et de fonctionnaires, devaient monter la garde autour nuit et jour. Trois pages de chambre et trois demoiselles d’honneur se tenaient toujours près du cercueil placé sur un haut piédestal, tandis qu’une vingtaine de pages étaient postés sur l’estrade où l’on chantait des litanies deux fois par jour en présence de l’empereur et de toute sa famille. Par conséquent, chaque semaine à peu près la moitié du corps des Pages se rendait à la forteresse pour y loger. Nous étions relevés toutes les deux heures, et de jour le service n’était pas difficile ; mais quand nous devions nous lever la nuit, revêtir nos uniformes de Cour, puis traverser les cours intérieures sombres et tristes pour arriver à la cathédrale, au son funèbre du carillon de la forteresse, un frisson me prenait à l’idée des prisonniers emmurés quelque part dans cette Bastille russe. « Qui sait, pensais-je, si à mon tour je n’irai pas les rejoindre un jour ou l’autre ? »

Pendant les obsèques se produisait un accident qui aurait pu avoir de sérieuses conséquences. On avait élevé un immense dais au-dessus du cercueil, sous le dôme de la cathédrale. C’était imposant, mais nous autres gamins eûmes bientôt découvert que la couronne était faite de carton doré et de bois ; que le manteau n’était de velours que dans sa partie inférieure tandis que plus haut il était de coton rouge ; que la doublure d’hermine n’était que de la flanelle de coton et du cygne sur lequel on avait semé des queues noires d’écureuil ; et que les écussons représentant les armes de la Russie voilés de crêpe noir, étaient en simple carton. Mais la foule qu’on autorisait à certaines heures, le soir, à passer près du cercueil et à baiser hâtivement le brocart d’or qui le couvrait, n’avait sûrement pas le temps d’examiner de près l’hermine en flanelle et les écussons de carton, et l’effet théâtral désire était obtenu à très bon marché.

Quand on chante une litanie en Russie, toutes les personnes présentes tiennent des cierges allumés qu’on doit éteindre après la récitation de certaines prières. Les membres de la famille impériale tenaient aussi des cierges, et un jour le jeune fils du grand-duc Constantin, voyant que les autres éteignaient leurs cierges en les renversant, fit de même. Il mit ainsi le feu derrière lui à la gaze noire qui pendait d’un des écussons, et en une seconde, l’écusson et l’étoffe de coton étaient en flamme. Une immense langue de feu s’éleva le long des lourds plis du manteau de fausse hermine.

Le service fut suspendu. Tous les regards se dirigeaient avec terreur vers cette langue de flammes qui s’élevait de plus en plus vers la couronne de carton et la charpente qui supportait tout le dais. Des lambeaux d’étoffe enflammés commençaient à tomber, menaçant de mettre le feu aux voiles de gaze noire des dames présentes.

Alexandre II ne perdit sa présence d’esprit que pendant quelques secondes ; il se remit immédiatement et dit d’une voix calme : « Il faut enlever le cercueil ! » Les pages de chambre le couvrirent immédiatement de l’épais brocart d’or et nous nous avançâmes tous pour soulever le lourd cercueil ; mais pendant ce temps la longue langue de feu s’était divisée en un grand nombre de petites flammes, qui maintenant dévoraient lentement le léger duvet superficiel du coton. Mais à mesure qu’elles s’élevaient elles rencontraient plus de poussière et de suie, et c’est ainsi qu’elles s’éteignirent peu à peu dans les plis.

Je ne puis dire ce qui attirait le plus mes regards : les progrès des flammes ou les belles figures immobiles des trois demoiselles d’honneur qui se tenaient près du cercueil, avec les longues traînes de leurs robes noires retombant sur les marches, et les voiles de dentelle noire flottant sur leurs épaules. Aucune n’avait fait le moindre mouvement : elles étaient comme trois belles statues taillées dans la pierre. Mais dans les yeux noirs de l’une d’elles, mademoiselle Gamaléïa, des larmes brillaient comme des perles. C’était une fille de la Russie du sud, et elle était la seule personne réellement belle parmi les dames d’honneur de la Cour.

Au corps des pages tout, pendant ce temps, était sens dessus dessous. Les classes étaient interrompues ; ceux d’entre nous qui revenaient de la forteresse étaient logés provisoirement dans tel ou tel quartier, et, n’ayant rien à faire, nous passions tout notre temps à faire toutes sortes de farces. Un jour, nous réussîmes à ouvrir une armoire placée dans une des salles et qui contenait une splendide collection de spécimens de toute espèce d’animaux pour l’enseignement des sciences naturelles. C’était du moins leur destination officielle ; mais on ne nous les montrait même pas, et maintenant que nous les avions sous la main nous les utilisâmes à notre façon. Avec le crâne humain qui faisait partie de la collection nous fîmes un spectre pour effrayer la nuit nos autres camarades et les officiers. Quant aux animaux, nous les groupâmes dans les positions les plus ridicules : on voyait des singes chevaucher des lions, des brebis jouer avec des léopards, la girafe danser avec l’éléphant, et ainsi de suite. Le pis fut que quelques jours plus tard l’un des princes de Prusse qui était venu assister à la cérémonie funèbre — c’était, je crois, celui qui devait être plus tard l’empereur Frédéric — visita notre école, et on lui montra tout ce qui se rapportait à l’éducation. Notre directeur ne manqua pas de faire parade de l’excellence du matériel d’enseignement dont nous disposions, et il conduisit le prince vers l’armoire infortunée... Lorsque le prince allemand eut jeté un coup d’œil sur notre classification zoologique, il fit une grimace et se retourna rapidement. Notre vieux directeur était épouvanté ; il avait perdu la parole et ne pouvait faire une geste, montrant tout le temps de sa main quelques étoiles de mer placées dans des boîtes de verre contre le mur, près de l’armoire. La suite du prince cherchait à se donner l’air de n’avoir rien vu tout en jetant quelques coups d’œil furtifs sur la cause de tout cet embarras, tandis que nous autres, mauvais diables, faisions toutes sortes de grimaces pour ne pas éclater de rire.

Les années d’école des jeunes gens en Russie sont si différentes de ce qu’elles sont dans l’Europe occidentale que je dois encore m’attarder sur ma vie scolaire. En général nos jeunes gens s’intéressent, même pendant leur séjour au lycée ou à l’école militaire, à un grand nombre de questions sociales, politiques et philosophiques. Il est vrai que de toutes les écoles le corps des Pages était le milieu le moins propre à un tel développement ; mais en ces années de renaissance générale, des idées plus larges pénétraient jusque dans notre milieu et entraînaient quelques-uns d’entre nous, sans cependant nous empêcher de prendre une part très importante aux « représentations à bénéfice » et à toutes sortes d’autres farces.

Lorsque j’étais en quatrième, je m’adonnais tout spécialement à l’histoire, et à l’aide de notes prises durant les leçons — je savais que les étudiants des universités procédaient ainsi — et en les complétant par des lectures, je rédigeai tout un cours d’histoire du moyen âge à mon usage. Mon frère Alexandre m’envoya d’ailleurs le cours d’histoire de Lorenz. L’année suivante la lutte entre le pape Boniface VIII et le pouvoir royal attira mon attention plus particulièrement, et alors l’ambition me vint d’obtenir la faveur d’être admis comme lecteur à la bibliothèque impériale, afin d’étudier à fond cette grande époque. C’était contraire aux règlements de la bibliothèque : on n’admettait pas les élèves des écoles secondaires. Mais notre bon Herr Becker aplanit les voies, et un jour je fus autorisé à pénétrer dans le sanctuaire et à m’asseoir à l’une des petites tables de lecture, sur l’un des sofas de velours rouge qui meublaient alors la salle.

Après avoir étudié quelques manuels et quelques livres de notre bibliothèque, j’en vins bientôt aux sources. Je ne savais pas le latin, mais je découvris une grande abondance de sources originales en vieil allemand et en vieux français. Les archaïsmes du langage et la force d’expression des vieux chroniqueurs français me procurèrent une profonde joie esthétique. Tout un organisme social nouveau et tout un monde de relations complexes se révélaient à moi ; et à partir de ce moment, j’appris à apprécier beaucoup plus les sources originales de l’histoire que les ouvrages où l’on adapte aux vues modernes — les préjugés de la politique moderne ou même de simples formules reçues étant substitués à la vie réelle de la période étudiée. Il n’est rien qui donne une impulsion plus forte au développement intellectuel d’un individu que les recherches indépendantes, et ces études que je fis alors me furent par la suite extrêmement utiles.

Malheureusement, je dus les abandonner en entrant dans la seconde classe, l’avant-dernière du corps. Pendant ces deux dernières années, les pages devaient étudier à peu près tout ce qui était enseigné en trois « classes spéciales » dans les autres écoles militaires, et nous avions dès lors une quantité de travail considérable pour l’école. Les mathématiques, les sciences physiques et les sciences militaires reléguèrent nécessairement l’histoire à l’arrière-plan.

En seconde, nous commençâmes à étudier sérieusement la physique. Nous avions un excellent professeur, — un homme très intelligent qui avait un tour d’esprit très sarcastique. Il ne pouvait souffrir qu’on apprît par cœur et réussissait à nous faire penser au lieu de se contenter de nous faire apprendre les faits. C’était un bon mathématicien, et il donnait une base mathématique à son enseignement de la physique, tout en expliquant admirablement les idées directrices des recherches physiques et le principe des appareils employés. Quelques-unes de ses questions étaient si originales, et ses explications si excellentes qu’elles se sont gravées pour toujours dans ma mémoire.

Notre manuel de physique était assez bon (la plupart des livres des écoles militaires avaient été écrits par les hommes les plus compétents de ce temps), mais il était un peu vieux, et notre professeur, qui avait une méthode à lui, commença à préparer un court sommaire de ses leçons, une sorte d’aide-mémoire à l’usage de notre classe. Au bout de quelques semaines le soin d’écrire ce sommaire me fut dévolu ; et le professeur, en vrai pédagogue, s’en rapporta entièrement à moi et se contenta de lire les épreuves. Lorsque nous arrivâmes au chapitre de la chaleur, de l’électricité et du magnétisme, il fallut les rédiger complètement de nouveau, et c’est ce que je fis, préparant ainsi un manuel de physique presque complet, qui fut lithographié pour l’usage de l’école.

En seconde nous commençâmes aussi à étudier la chimie. Nous avions là aussi un professeur de premier ordre : il aimait passionnément la chimie et s’était distingué par d’importantes recherches originales. Les années 1859 à 1861 se signalèrent, on le sait, par un développement particulier du goût des sciences exactes : Grove, Clausius, Joule et Séguin venaient de démontrer que la chaleur et toutes les forces physiques ne sont que des modes différents du mouvement ; Helmholtz commençait vers cette époque ses célèbres recherches sur le son ; et Tyndall, dans ses conférences populaires, faisait toucher du doigt, pour ainsi dire, les atomes et les molécules. Gerhardt et Avogado présentaient la théorie des substitutions, et Mendeléïev, Lothar Meyer et Newlands découvraient la loi périodique des éléments ; Darwin avec son Origine des Espèces révolutionnait toutes les sciences biologiques, tandis que Karl Vogt et Moleschott, marchant sur les traces de Claude Bernard, posaient les fondements de la psycho-physique. Ce fut une grande époque de renaissance scientifique, et le courant qui dirigeait les esprits vers les sciences naturelles fut irrésistible. Un grand nombre d’excellents livres furent à cette époque traduits en russe, et j’eus bientôt compris que, quelles que soient les études ultérieures d’un homme, il faut d’abord qu’il connaisse à fond les sciences naturelles et qu’il soit familiarisé avec leur méthode.

Cinq ou six d’entre nous s’unirent pour avoir un laboratoire à nous. Avec les appareils élémentaires recommandés aux débutants dans l’excellent manuel de Stöckhardt, nous installâmes notre laboratoire dans la petite chambre à coucher de deux camarades, les frères Zasetski. Leur père, un vieil amiral en retraite, était enchanté de voir ses fils s’occuper à une chose aussi utile, et ne s’opposa pas à ce que nous nous réunissions le dimanche et pendant les vacances dans cette chambre voisine de son propre cabinet de travail. Avec le livre de Stöckhardt comme guide, nous fîmes méthodiquement toutes les expériences. Je dois dire qu’un jour, nous faillîmes mettre le feu à la maison et que plus d’une fois nous l’empestâmes avec du chlore et autres matières fétides. Mais le vieil amiral, quand nous racontâmes l’aventure à dîner, prit très bien la chose, et nous conta à son tour comment lui et ses camarades faillirent aussi mettre le feu à une maison en faisant un punch, occupation bien moins sérieuse que la nôtre. Et la mère se contentait d’ajouter, au milieu d’une quinte de toux : « Naturellement, si c’est nécessaire à votre instruction de manier des substances qui sentent aussi mauvais, il n’y a rien à dire ! »

Après dîner elle s’asseyait ordinairement au piano, et jusqu’à une heure assez avancée nous chantions des duos, des trios et des chœurs d’opéra. Parfois aussi nous prenions la partition d’un opéra italien ou russe et nous la chantions du commencement à la fin, les récitatifs compris - la mère et la fille se chargeant des rôles de prime donne, tandis que nous nous répartissions les autres rôles avec plus ou moins de succès. C’est ainsi que la chimie et la musique marchaient la main dans la main.

* * *

Les mathématiques supérieures absorbaient aussi une grande partie de mon temps. Quatre ou cinq d’entre nous avions déjà décidé que nous n’entrerions pas dans un régiment de la Garde, où tout notre temps aurait été consacré aux exercices militaires et aux revues, et nous avions l’intention d’entrer, à notre sortie du corps, dans l’une des académies militaires d’artillerie ou de génie. Pour réussir nous devions préparer la géométrie supérieure, le calcul différentiel et les éléments du calcul intégral, et nous prenions dans ce but des leçons particulières. En même temps, l’astronomie élémentaire nous étant enseignée sous le nom de géographie mathématique, je me plongeai dans des lectures sur l’astronomie, surtout pendant la dernière année de mon séjour à l’école. La vie incessante de l’univers, que je concevais comme vie et comme évolution, devint pour moi une source inépuisable de haute poésie, et peu à peu le sentiment de l’unité de l’homme et de la nature animée et inanimée — la poésie de la nature — devint la philosophie de ma vie.

Si dans notre école l’enseignement avait été limité aux seules matières citées, notre temps aurait été déjà assez bien employé. Mais nos études s’étendaient aussi aux sciences humanitaires : l’histoire, le droit (c’est-à-dire les traits essentiels du code russe), les principes directeurs de l’économie politique et un cours de statistique comparée. En outre nous avions à apprendre des cours formidables de sciences militaires : tactique, histoire militaire (les campagnes de 1812 et de 1815 dans tous leurs détails), artillerie, art de la fortification. Quand je jette un regard rétrospectif sur cet enseignement, je suis convaincu que, abstraction faite des sujets relatifs à l’art de la guerre, qui auraient pu être avantageusement remplacés par une étude plus détaillée des sciences exactes, la variété des sujets qu’on nous enseignait ne dépassait pas les capacités d’un jeune homme d’intelligence moyenne. Grâce à une connaissance assez sérieuse des mathématiques élémentaires et de la physique, que nous avions acquises dans les classes inférieures, nous pouvions presque tous assimiler ces sujets.

Certaines matières du programme étaient négligées par la plupart d’entre nous, surtout le droit, et aussi l’histoire moderne qui nous était malheureusement enseignée par une vieille épave de professeur qu’on maintenait à son poste afin de pouvoir lui donner sa retraite entière. D’ailleurs une certaine latitude nous était laissée dans le choix des matières que nous préférions et tandis que nous subissions des examens sévères pour ces matières, on nous traitait pour les autres avec plus d’indulgence. Mais la principale cause du succès relatif obtenu à l’école c’est que l’enseignement était rendu aussi concret que possible. Dès que nous avions appris la géométrie élémentaire sur le papier, nous la réapprenions sur le terrain avec des jalons et la chaîne d’arpenteur, puis avec le graphomètre, la boussole et la planchette. Après des exercices aussi concrets, l’astronomie élémentaire n’offrait pas de difficultés, et l’arpentage lui-même était une source intarissable de plaisir.

Le même système d’enseignement concret était appliqué à la fortification. En hiver nous résolvions, par exemple, des problèmes comme le suivant : « Vous avez mille hommes et vous disposez de quinze jours. Bâtissez la fortification la plus solide possible pour défendre ce pont qui doit servir à une armée en retraite. » Et nous discutions avec chaleur nos plans avec le professeur quand il en faisait la critique. En été nous appliquions les théories sur le terrain. C’est à ces exercices pratiques et concrets que j’attribue entièrement la facilité avec laquelle la plupart d’entre nous assimilions à l’âge de dix-sept et dix-huit ans des connaissances aussi variées.

Malgré tout ce travail nous avions beaucoup de temps pour nous amuser. Nos jours les plus joyeux, c’était après la fin des examens, quand nous avions trois ou quatre semaines de liberté complète avant d’aller au camp et que nous avions encore trois semaines de liberté complète avant de reprendre nos leçons. Un petit nombre d’entre nous restaient alors à l’école, et il leur était permis pendant les vacances de sortir comme ils voulaient, l’école leur offrant toujours le lit et la nourriture. Je travaillais alors dans la bibliothèque, ou je visitais les galeries de tableaux de l’Hermitage, étudiant un à un les chefs-d’œuvre de chaque école ; ou bien encore j’allais voir dans les manufactures et les usines impériales ouvertes au public, la fabrication des cartes à jouer, du coton, la préparation du fer, de la porcelaine et du verre. Parfois nous faisons une partie de bateau sur la Néva ; nous passions toute la nuit sur la rivière ou dans un golfe de Finlande avec les pêcheurs — une nuit mélancolique du nord où les dernières lueurs du soleil couchant sont presque immédiatement suivies de l’aube matinale, et où l’on peut lire dehors un livre en plein minuit. Nous trouvions du temps pour toutes ces distractions.

A partir de ces visites aux usines je me mis à aimer les machines puissantes et parfaites. En voyant comment un bras gigantesque surgissant d’un hangar saisit un tronc d’arbre flottant sur la Néva, le rentre et le pousse sous des scies qui le transforment en planches, ou comment une énorme barre de fer rouge est transformée en un rail après avoir passé entre deux cylindres, je sentais la poésie de la machine. Dans nos usines d’aujourd’hui, la machine écrase l’ouvrier parce qu’il devient pour la vie le serviteur d’une machine donnée et n’est jamais autre chose. Mais c’est là une conséquence d’une mauvaise organisation, et cela n’a rien à faire avec le machinisme même. Le surmenage et la monotonie perpétuelle sont également mauvais, que le travail soit fait à la main, avec des outils, ou avec une machine. Mais, abstraction faite du surmenage monotone, je comprends très bien le plaisir que peut procurer à l’homme la conscience de la puissance de la machine, le caractère intelligent de son travail, la grâce de ses mouvements et la perfection de ce qu’elle fait. La haine que William Morris avait pour les machines prouvait seulement que la conception de la puissance et de la grâce de la machine avait échappé à son grand génie poétique.

La musique joua aussi un très grand rôle dans mon développement. elle me procura même plus de joie et plus d’enthousiasme que la poésie. L’opéra russe existait à peine à cette époque ; mais l’opéra italien, qui comptait un certain nombre de grands acteurs, était l’institution la plus populaire de Pétersbourg. Lorsque la prima donna Bosio tomba malade, des milliers de personnes, surtout des jeunes gens, stationnaient jusqu’à une heure avancée de la nuit à la porte de son hôtel pour avoir de ses nouvelles.

Elle n’était pas belle, mais elle chantait si admirablement que les jeunes gens follement amoureux d’elle pouvaient se compter par centaines ; et lorsqu’elle mourut elle eut des obsèques comme personne auparavant n’en avait eu à Pétersbourg. Le « Tout-Pétersbourg » était alors divisé en deux camps : les admirateurs de l’Opéra italien et ceux de la scène française qui contenait déjà en germe le genre Offenbach, qui quelques années plus tard devait infecter toute l’Europe. Notre classe aussi se partageait entre ces deux courants, et j’appartenais au premier camp. On ne nous permettait pas d’aller au parterre ni aux galeries, et les loges de l’Opéra italien étaient toujours louées des mois à l’avance ; on se les transmettait même dans certaines familles comme une propriété héréditaire. Mais le samedi soir nous allions aux dernières galeries et il nous fallait y rester debout dans une atmosphère de bains turcs. En outre, pour cacher les trop voyants uniformes que nous portions, nous boutonnions complètement nos capotes noires doublées de ouate et garnies d’un col de fourrure. Il est étonnant qu’aucun de nous ne gagna ainsi une bonne pneumonie, car nous sortions échauffés par les ovations que nous faisons à nos artistes favoris, et ensuite nous restions encore à la porte du théâtre pour les apercevoir une fois de plus et les acclamer. En ce temps-là l’opéra italien était en relation étroite avec le mouvement radical, et les récitatifs révolutionnaires de Guillaume Tell et des Puritains étaient toujours accueillis par des applaudissements frénétiques et des cris qui allaient droit au cœur d’Alexandre II, tandis qu’aux sixièmes galeries, au fumoir de l’Opéra et à la porte du théâtre, l’élite de la jeunesse pétersbourgeoise s’unissait dans l’adoration idéaliste d’un art noble. Tout cela peut paraître puéril ; mais des pensées élevées et de pures inspirations s’éveillaient en nous par cette vénération de la musique et de nos artistes favoris.