Mémoires d’un révolutionnaire/III2

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AUTOUR D'UNE VIE
TROISIÈME PARTIE — Chapitre II.



Chapitre II


ANNEXION ET COLONISATION DE LA PROVINCE DE L’AMOUR. — UN TYPHON. — EN MISSION À PÉTERSBOURG.


Voyant qu’il n’y avait plus rien à faire en fait de réformes à Tchita, j’acceptai avec plaisir l’offre de visiter l’Amour pendant l’été de 1863.

L’immense domaine qui s’étend sur la rive gauche, c’est-à-dire septentrionale de l’Amour et le long de la côte du Pacifique, en descendant vers le sud jusqu’à la baie de Pierre le Grand (Vladivostok) avait été annexé à la Russie par Nicolas Mouraviev, presque malgré la volonté des autorités de Pétersbourg, — en tout cas, sans leur appui. Lorsqu’il conçut le plan hardi de prendre possession du grand fleuve, dont la situation méridionale et les rives fertiles attiraient toujours les sibériens depuis deux siècles ; et lorsque, à la veille de jour où le Japon devait s’ouvrir aux Européens, il résolut de prendre pour la Russie une forte position sur la côte du Pacifique et de donner la main aux États-Unis, il eut presque tout le monde contre lui à Pétersbourg : le ministère de la guerre n’avait pas d’hommes à sa disposition, le ministre des finances n’avait pas de crédits pour les annexions, et surtout le ministre des affaires étrangères presque toujours guidé par la préoccupation d’éviter les complications diplomatiques ». Mouraviev devait donc agir sous sa propre responsabilité et compter sur les maigres ressources que pouvait fournir pour cette grande entreprise la population si clairsemée de la Sibérie orientale. D’ailleurs, on dut agir à la hâte, afin d’opposer le « fait accompli » aux protestations que cette annexion soulèverait certainement de la part des diplomates de l’Europe occidentale.

Une occupation purement nominale n’aurait pas eu de valeur, et on conçut l’idée d’avoir sur toute la longueur du grand fleuve et de son tributaire méridional l’Ousouri — soit plus de 4000 kilomètres — une chaîne de villages russes, afin d’établir une communication régulière entre la Sibérie et la côte du Pacifique. On avait besoin d’hommes pour ces villages, et comme la population insuffisante de la Sibérie orientale ne pouvait les fournir, Mouraviev ne recula devant aucun moyen pour se procurer des hommes. Des forçats libérés qui, après avoir accompli leur peine, étaient devenus serfs dans les mines impériales, furent affranchis et on les organisa en Cosaques transbaïkaliens. Une partie furent établis le long de l’Amour et de l’Ousouri, formant ainsi deux nouvelles communautés cosaques. Puis Mouraviev obtint la libération de mille hommes condamnés aux travaux forcés (la plupart étaient des voleurs et des meurtriers) et ils furent établis comme hommes libres sur l’Amour inférieur. Il vint en personne assister à leur départ et au moment où ils allaient s’éloigner, il les exhorta sur la rive : « Allez, mes enfants ; cultivez le sol et faites-en une terre russe ; commencez une nouvelle vie, » et ainsi de suite. Les paysannes russes suivent presque toujours leur mari, de leur propre mouvement, quand il est condamné aux travaux forcés en Sibérie, et la plupart des futurs colons avaient leur famille avec eux. Mais ceux qui n’en avaient pas firent observer à Mouraviev : « Est-ce que l’agriculture est possible sans femme ? Il faut que nous soyons mariés. » Alors Mouraviev ordonna de mettre en liberté toutes les femmes condamnées aux travaux forcés et détenues en prison — une centaine environ — et leur fit choisir l’homme dont elles voudraient être l’épouse et la compagne. Cependant, il y avait peu de temps à perdre ; les hautes eaux commençaient à baisser ; les radeaux devaient partir, et Mouraviev dit aux hommes et aux femmes de se placer, couple par couple, sur la rive. Il les bénit en leur disant : « Je vous marie, mes enfants. Soyez bons les uns pour les autres. Mais, ne maltraitez pas vos femmes. Soyez heureux ! »

Je vis ces colons environ six ans après cette scène. Leurs villages étaient pauvres, car la terre sur laquelle ils s’étaient établis avait dû être conquise sur la forêt vierge ; mais tout bien considéré, leur colonie n’était pas un insuccès, et les « mariages à la Mouraviev » n’étaient pas moins heureux que ne le sont les mariages en général. Innocentus, l’évêque de l’Amour, un excellent homme et un homme intelligent, reconnut plus tard ces mariages ainsi que les enfants qui en étaient nés et il les fit inscrire sur les registres de l’Église.

Mouraviev fut moins heureux cependant avec une autre espèce de colons qu’il ajouta à la population de la Sibérie orientale. Comme il manquait d’hommes, il avait accepté quelques milliers de soldats des bataillons de discipline. Ils furent placés, comme « fils adoptifs », dans les familles des Cosaques, ou bien on les installa dans les villages. Mais dix ou vingt ans de vie de caserne sous l’horrible discipline du temps de Nicolas Ier, ce n’était sûrement pas une préparation à la vie agricole. Les « fils » désertèrent de chez leurs pères adoptifs et constituèrent la population flottante des villes. Ils vivaient au jour le jour et dépensaient au cabaret tout ce qu’ils venaient de gagner ; puis de nouveau ils vivaient insouciants comme l’oiseau, dans l’attente d’une nouvelle occasion de gagner quelque argent.

Cette foule bigarrée de cosaques transbaïkaliens, d’anciens forçats et de « fils » installés à la hâte et souvent au hasard sur les rives de l’Amour n’atteignirent certes pas la prospérité, surtout sur le cours inférieur du fleuve et sur l’Ousouri, où l’on devait souvent conquérir pied par pied la terre sur une forêt vierge sub-tropicale, et où les pluies diluviennes amenées par les moussons de juillet, les inondations couvrant une grande étendue, les millions d’oiseaux migrateurs, venaient continuellement détruire les récoltes et réduisaient des populations entières au désespoir et à l’apathie.

Des quantités considérables de sel, de farine, de viande conservée, devaient en conséquence être chaque année apportées par voie d’eau pour subvenir aux besoins des troupes régulières et des établissements du bas Amour. Dans ce dessein, on construisait environ cent cinquante chalands à Tchita, on les chargeait et avec la crue du printemps, on les faisait descendre l’Ingoda, la Chilka et l’Amour. Toute la flottille était divisée en détachements de vingt à trente chalands qu’on plaçait sous les ordres d’un certain nombre d’officiers de Cosaques et d’employés civils. La plupart ne connaissaient à peu près rien à la navigation, mais on pouvait du moins compter qu’ils ne voleraient pas les provisions et qu’ensuite ils ne les déclareraient pas perdues. Je fus adjoint au chef de toute cette flottille, que je nommerai le major Marovski.

Mes premiers pas dans mon nouvel emploi de navigateur ne furent point heureux. Je devais me rendre aussi rapidement que possible, avec quelques barques, en un certain point de l’Amour, et là je devais remettre mes embarcations. Pour ce voyage, il me fallut louer des hommes, précisément parmi ces « fils » dont je viens de parler. Aucun d’eux ne savait ce que c’était que la navigation fluviale, ni moi non plus, d’ailleurs. Le matin de mon départ, il fallut aller chercher mon équipage dans les cabarets de l’endroit, et la plupart étaient à cette heure matinale tellement ivres qu’il fut nécessaire de les plonger dans la rivière pour leur faire reprendre leurs sens. Lorsque nous fûmes embarqués, je dus leur montrer tout ce qu’il y avait à faire. Cependant, tout allait assez bien pendant le jour : les barques, entraînées par un courant rapide, descendaient le fleuve, et mon équipage, dépourvu d’expérience, n’avait, du moins, aucun intérêt à jeter les embarcations à la rive : cela aurait demandé un effort tout spécial. Mais quand vint l’obscurité et que nos grandes barques de cinquante tonneaux, lourdement chargées, durent être amenées à la rive et amarrées pour la nuit, l’une d’elles, qui était loin devant celle où je me trouvais, ne fut arrêtée qu’au moment où elle était plantée sur un roc, au pied d’une falaise inaccessible extrêmement élevée. L’embarcation était immobilisée et le fleuve enflé par les pluies baissait rapidement. Mes dix hommes ne pouvaient évidemment la déplacer. Alors, je descendis jusqu’au prochain village pour demander du secours aux Cosaques, et en même temps j’envoyai un message à un de mes amis, officier de Cosaques, qui résidait à environ huit lieues de là et qui avait quelque expérience de ces sortes de choses.

Le matin vint. Une centaine de Cosaques, hommes et femmes, étaient venus à mon aide ; mais il n’y avait pas moyen d’établir une communication entre le bord du fleuve et la barque afin de la décharger, tant l’eau était profonde au-dessous de la falaise. Et dès que nous essayâmes de la pousser vers l’eau, le fond se brisa et l’eau y entra, entraînant la farine et le sel de la cargaison. A mon grand désespoir, je voyais une grande quantité de petits poissons qui entraient par le trou et nageaient dans la barque, et j’étais fort embarrassé ; je ne savais que faire.

En pareille occurrence, il y a un remède simple et efficace. On jette un sac de farine dans le trou, il en prend bientôt la forme, et la croûte extérieure de pâte qui se forme dans le sac empêche l’eau de pénétrer dans la farine ; mais personne parmi nous ne connaissait cet expédient. Par bonheur, quelques instants après, on signala une barque descendant la rivière et s’approchant de nous. L’apparition du cygne qui amenait Lohengrin ne fut pas saluée avec plus d’enthousiasme par Elsa désespérée que ne le fut par moi cette lourde embarcation. La brume qui voilait la belle rivière à cette heure matinale ajoutait encore à la poésie du spectacle. C’était mon ami, l’officier de Cosaques, qui avait compris d’après le tableau que je lui faisais de la situation, qu’aucune force humaine ne pourrait éloigner la barque du rocher et que l’embarcation était perdue. Il avait pris une barque vide que par hasard il avait sous la main et il l’amenait pour y placer la cargaison de mon embarcation condamnée. Le trou fut bouché, on pompa l’eau et la cargaison fut transférée sur la nouvelle barque qu’on avait attachée côte à côte avec la mienne. Le lendemain, je pus continuer mon voyage. Ce petit incident fut pour moi d’un grand profit, et je fus bientôt arrivé à destination, sans autres aventures dignes d’être relatées. Chaque soir nous cherchions un emplacement où la rive escarpée fût cependant relativement basse, afin de nous y arrêter avec les barques pour y passer la nuit, et nous allumions bien vite nos feux sur les bords de la rivière claire et rapide, dans un cadre d’admirables montagnes. Le jour, on ne pouvait guère imaginer un voyage plus agréable qu’à bord d’une barque qui descendait paresseusement au fils de l’eau, sans aucun des bruits de vapeur. De temps en temps on n’avait qu’à donner un coup de barre pour se maintenir au milieu du courant. Celui qui aime la nature admirera comme l’un des plus beaux paysages du monde le cours inférieur de la Chilka et la portion du cours de l’Amour qui vient ensuite. Qu’on se figure un fleuve limpide, large et rapide qui coule au milieu de montagnes à pic, couvertes de forêts et se dressant à plusieurs milliers de pieds au-dessus de l’eau. Mais il en résulte que les communications le long de la rive, à cheval, par un sentier étroit, sont extrêmement difficiles. C’est ce que j’appris à mes dépens pendant l’automne de 1863. Dans la Sibérie orientale les sept dernières stations le long de la Chilka, espacées sur une longueur d’environ cinquante lieues, sont connues sous le nom des Sept-Péchés capitaux. Cette section du Transsibérien — si elle est jamais construite — coûtera des sommes inimaginables, beaucoup plus que n’a coûté la section du Canadian Pacific qui traverse le cañon du Fraser dans les Montagnes Rocheuses.

* * *

Après avoir amené mes barques à destination, je fis sur l’Amour un voyage d’environ quatre cent lieues sur l’un des bateaux-poste qu’on emploie sur ce fleuve. Le bateau est couvert à l’arrière d’un abri. En avant, est une caisse pleine de terre sur laquelle on entretient du feu pour préparer le repas. Mon équipage se composait de trois hommes. Nous devions nous hâter. Aussi ramions-nous tour à tour toute la journée, tandis que la nuit nous laissions le bateau aller au fil de l’eau. J’étais de garde pendant trois ou quatre heures pour maintenir le bateau au milieu du courant et pour éviter qu’il ne dérivât dans un bras du fleuve. Ces heures de garde, pendant lesquelles brillait la pleine lune au-dessus des montagnes qui se reflétaient dans les eaux, étaient plus belles qu’on ne saurait le dire. Mes rameurs étaient toujours des « fils ». C’étaient trois vagabonds qui avaient la réputation d’être des voleurs et des brigands incorrigibles, et je portai avec moi un sac plein de billets de banque, d’argent et de monnaie de billon. Dans l’Europe occidentale, un homme semblable sur un fleuve désert serait considéré comme bien audacieux, mais en Sibérie il n’en est pas ainsi. Je n’avais même pas sur moi un vieux pistolet et je trouvai dans mes trois vagabonds une excellente compagnie. Ce n’est qu’en approchant de Blagovéchtchensk qu’ils devinrent agités. « La khancina (eau-de-vie chinoise) est bon marché là-bas, » disaient-ils avec de profonds soupirs. « Il nous arrivera certainement des désagréments ! Elles est bon marché et vous assomme en un clin d’œil, pour peu que vous n’y soyez pas habitué ! » Je leur offris de remettre l’argent qui leur était dû à un ami qui les ferait partir par le premier vapeur. « Cela ne nous sauverait pas, » répondirent-ils tristement. « Quelqu’un offrira un verre — elle est bon marché — et un verre suffit pour vous assommer ! » répétaient-ils avec insistance. Ils étaient réellement inquiets. Lorsque, quelques mois plus tard, je repassai dans cette ville, j’appris que l’un de mes « fils » avait eu en effet des désagréments. Quand il eut vendu sa dernière paire de bottes pour acheter la funeste boisson, il commit un vol et fut enfermé. Mon ami finit par obtenir son élargissement et il l’embarqua sur un bateau qui remontait l’Amour.

Ceux-là seuls qui ont vu l’Amour ou connaissent le Mississippi ou le Yang-tsé-kiang peuvent se figurer quel fleuve gigantesque devient l’Amour après avoir reçu le Soungari et peuvent s’imaginer les vagues énormes qui remontent son cours les jours de tempêtes. En juillet, lorsque tombent les pluies, dues aux moussons, le Soungari, l’Ousouri et l’Amour sont enflés par des quantités d’eau inimaginables. Des milliers d’îles basses, d’ordinaire couvertes de fourrés de saules, sont inondées ou arrachées et entraînées par le courant. La largeur du fleuve atteint par endroits jusqu’à huit kilomètres. Les eaux forment des centaines de bras et des lacs qui s’échelonnent dans les dépressions le long du lit principal, et lorsqu’un vent frais souffle de l’est, à l’encontre du courant, des vagues monstrueuses, plus hautes que celles qu’on voit dans l’estuaire du Saint-Laurent, remontent le courant principal aussi bien que ses bras secondaires. Et c’est encore pis quand un typhon venant de la mer de Chine s’abat sur la région de l’Amour.

Nous fûmes témoins d’un semblable typhon. J’étais alors à bord d’un grand bateau ponté, avec le major Marovski que j’avais rejoint à Blagobéchtchensk. Il avait largement chargé son bateau de voiles, ce qui nous permettait de serrer le vent de près, et lorsque la tempête commença, nous réussîmes à amener notre bateau du côté abrité du fleuve et à trouver un refuge dans un tributaire. Nous y restâmes deux jours, pendant lesquels la tempête sévit avec une telle furie que, m’étant aventuré à quelques centaines de mètres dans la forêt voisine, je dus battre en retraite à cause des arbres gigantesques que le vent battait autour de moi. Nous commençâmes à être très inquiets pour nos barques. Il était évident que si elles étaient en route dans la matinée, elles n’avaient jamais pu atteindre le côté abrité du fleuve, mais avaient été poussées par le vent du côté opposé ; là, exposées à toute la fureur du vent, elles avaient dû être détruites. Un désastre était presque certain.

Nous remîmes à la voile dès que la tempête se fut un peu calmée. Nous savions que nous devions bientôt rencontrer deux flottilles de barques ; mais nous navigâmes un jour, deux jours, sans en trouver aucune trace. Mon ami Marovski perdit à la fois le sommeil et l’appétit ; il avait la mine d’un homme qui relève d’une maladie grave. Il restait toute la journée assis sur le pont, immobile, et murmurant : « Tout est perdu ! tout est perdu ! » Dans cette partie de l’Amour, les villages sont rares et très espacés, et personne ne pouvait nous enseigner. Une nouvelle tempête survint, et lorsque nous eûmes enfin atteint un village, nous apprîmes qu’aucune barque n’avait passé par là, mais qu’on avait vu des quantités d’épaves descendre le fleuve le jour précédent. Il était évident qu’au moins quarante barques, portant une cargaison d’environ 2000 tonnes, avaient dû périr. Il en résulterait certainement une famine au printemps, dans le bas Amour, si de nouvelles provisions n’arrivaient à temps. La saison était avancée, la navigation devait bientôt prendre fin, et il n’y avait pas encore de télégraphe le long du fleuve.

Nous tînmes conseil et il fut décidé que Marovski se rendrait aussitôt que possible à l’embouchure de l’Amour. On pourrait peut-être faire quelques achats de grains au Japon avant la fin de la saison de navigation. Pendant ce temps, je devais remonter le fleuve aussi vite que possible pour déterminer le chiffre des pertes, et faire mon possible pour parcourir ces huit cent lieues en bateau, à cheval ou à bord d’un vapeur si j’en rencontrais un sur l’Amour ou la Chilka. Il me fallait au plus tôt avertir les autorités de Tchita et expédier ce que je pourrais trouver des provisions. Peut-être qu’une partie de cet envoi atteindrait cet automne même l’Amour supérieur, d’où il serait plus facile de les expédier au commencement du printemps dans les basses terres. Quand on ne gagnerait que quelques semaines ou seulement quelques jours, cela pourrait être d’une extrême importance en cas de famine.

Je commençai mon voyage de huit cents lieues dans un bateau à rames et je changeais de rameurs environ toutes les huit lieues, à chaque village. Je n’avançais que bien lentement, mais il se pouvait qu’aucun vapeur ne vînt à remonter le fleuve avant une quinzaine, et en attendant je pouvais atteindre l’endroit où les barques avaient sombré et voir si une partie des provisions était sauve. Alors, au confluent de l’Ousouri, à Khabarovsk, je pouvais trouver un vapeur. Les bateaux que je prenais dans les villages étaient pitoyables, et le temps était très orageux. Naturellement, nous n’avancions que le long de la rive, mais il nous fallait franchir certains bras très larges, et les vagues, soulevées par un vent très fort, menaçaient toujours d’engloutir notre petite embarcation. Un jour, nous dûmes traverser un bras de l’Amour, large de près de 800 mètres. Des vagues se dressaient hautes et furieuses et remontaient le courant. Mes rameurs, deux paysans, furent saisis de terreur ; leurs faces devinrent blanches comme du papier. Leurs lèvres bleues tremblaient ; ils murmuraient des prières. Seul, un garçon de quinze ans, qui tenait le gouvernail, regardait avec calme les vagues. Il glissait entre elles, quand elles semblaient tomber autour de nous pour un moment ; mais lorsqu’il les voyait se soulever à une hauteur menaçante au devant de nous, il donnait un léger coup de barre et le bateau résistait à la lame. Le bateau, à chaque vague, embarquait de l’eau, que je rejetais à l’aide d’une vieille écope, tout en remarquant à chaque instant qu’il en entrait plus que je n’en pouvais rejeter. Il y eut un moment, quand le bateau embarqua deux grosses lames, où, sur un signe de l’un des rameurs tremblants, je déliai le lourd sac de cuivre et d’argent que je portais sur l’épaule... Plusieurs jours de suite, il nous fallut faire des traversées de ce genre. Jamais je ne forçais les hommes de traverser, mais eux-mêmes, sachant pourquoi j’étais si pressé, décidaient à un moment donné de faire une tentative. « On ne meurt pas sept fois, et quand on meurt, on ne peut l’éviter, » disaient-ils. Puis faisant le signe de la croix, ils saisissaient les avirons et traversaient.

J’eus bientôt atteint l’endroit où la plupart de nos barques s’étaient perdues. La tempête en avait détruit quarante-cinq. Il avait été impossible de les décharger et on n’avait sauvé qu’une bien faible partie de la cargaison. Deux mille tonnes de farine avaient été englouties. Connaissant le chiffre de nos pertes, je continuai mon voyage.

Quelques jours après, un vapeur qui remontait lentement le fleuve me rejoignit, et quand je fus embarqué, les passagers me dirent que le capitaine avait tellement bu qu’il avait été atteint de delirium tremens et s’était jeté par-dessus bord. Il avait été sauvé cependant, et maintenant il était couché dans sa cabine. Ils me demandèrent de prendre le commandement du vapeur et je dus accepter. Mais bientôt je remarquai, à mon grand étonnement, que tout marchait tout seul grâce à une routine excellente, et bien que je fusse toujours sur le pont, je n’avais presque rien à faire. A part quelques instants de véritable responsabilité, lorsque le vapeur devait aborder pour prendre du bois pour la machine, à part les quelques paroles d’encouragement aux chauffeurs et l’ordre de partir aussitôt que l’aube nous permettait de distinguer faiblement les rives, je n’avais jamais à intervenir, car tout marchait tout seul. Un pilote qui aurait su interpréter la carte s’en serait aussi bien tiré.

J’arrivai enfin en Transbaïkalie, après avoir voyagé en vapeur et surtout à cheval. L’idée d’une famine qui pouvait éclater le printemps suivant dans le bas Amour m’obsédait. Je trouvais que le petit vapeur à bord duquel j’étais ne remontait pas assez vite le cours rapide de la Chilka et, pour gagner une vingtaine d’heures ou même moins, je le quittai et parcourus à cheval avec un cosaque quelques centaines de kilomètres dans la vallée de l’Argougne, le long d’un des sentiers de montagnes les plus sauvages de Sibérie, ne nous arrêtant qu’après minuit pour allumer notre feu de campement dans les bois. Mais ces dix ou vingt heures que je gagnais ainsi n’étaient pas à dédaigner, car chaque jour nous rapprochait de la fin de la saison de navigation : la nuit, de la glace se formait déjà sur le fleuve. Enfin je rencontrai le gouverneur de la Transbaïkalie et mon ami, le colonel Pedachenko, sur la Chilka, à la colonie pénitentiaire de Kara, et le colonel se chargea de faire embarquer immédiatement toutes les provisions qu’on pourrait trouver. Quant à moi je partis immédiatement pour aller à Irkoutsk rendre compte de la situation.

A Irkoutsk on s’étonna que j’eusse pu faire ce long voyage si rapidement, mais j’étais complètement épuisé. Il est vrai que la jeunesse recouvre aisément ses forces, et je recouvrai les miennes en dormant chaque jour un tel nombre d’heures que je serais honteux de dire combien.

— « Avez-vous pris du repos ? » me demandait le gouverneur-général une semaine environ après mon arrivée. « Pourriez-vous partir en courrier rapide demain pour Pétersbourg afin d’y faire vous-même un rapport sur la perte des barques ? »

Il s’agissait de couvrir en vingt jours — pas un de plus — la distance de 1300 lieues qui sépare Irkoutsk de Nijni-Novgorod où je prendrais le train pour Pétersbourg. Il fallait galoper nuit et jour dans des chariots qu’on changeait à chaque relais, car pas un véhicule ne supporterait un voyage fait à toute vitesse sur les ornières des routes gelées de la fin de l’automne. Mais voir mon frère était une trop grande attraction pour moi, pour que je n’acceptasse pas la proposition, et je partis le lendemain soir. Lorsque j’arrivai aux basses terres de la Sibérie occidentale et aux monts Ourals, le voyage devint réellement une torture pour moi. Il y avait des jours où les roues des chariots se brisaient à chaque relais dans les ornières glacées. Les rivières se congelaient et il me fallut traverser l’Obi en bateau au milieu des glaces flottantes qui menaçaient à tout moment d’écraser notre petite embarcation. Lorsque j’atteignai les rives du Tom, rivière qui n’était prise que depuis le nuit précédente, les paysans refusèrent d’abord de me faire passer de l’autre côté et me demandèrent un « reçu ».

« — Mais quel reçu me demandez-vous ? « — Voici. Vous écrirez sur un papier : « Je, soussigné, certifie par la présente que j’ai été noyé par la volonté de Dieu et non par la faute des paysans », et vous nous donnerez le papier. » « — Avec plaisir, sur l’autre rive. »

Enfin ils me passèrent. Un jeune garçon courageux et à la mine éveillée, que j’avais choisi dans la foule, ouvrait la marche, éprouvant avec un pieu la force de la glace ; je venais ensuite, portant sur l’épaule mon sac de dépêches, et nous étions attachés tous les deux à de longues rênes tenues par cinq paysans, qui nous suivaient à distance ; l’un d’eux portait une botte de paille qui devait être jetée sur la glace là où elle semblerait pas assez forte.

Enfin j’atteignis Moscou. Mon frère vint me trouver à la gare et nous partîmes immédiatement pour Pétersbourg.

La jeunesse est une belle chose. Lorsque, après de voyage qui avait duré vingt-quatre jours et vingt-quatre nuits, j’arrivai de bon matin à Pétersbourg, j’allai le jour même porter mes dépêches à destination et je ne manquai pas d’aller rendre visite à une tante — ou plutôt à une cousine — qui résidait à Pétersbourg. Elle rayonnait de joie. « Nous avons une soirée dansante aujourd’ hui. Tu viendras ? » demanda-t-elle. — « Bien entendu, j’en serai ! » Et non seulement je m’y rendis, mais je dansai jusqu’à une heure avancée du matin.

* * *

Lorsque j’arrivai à Pétersbourg et que je vis les autorités, je compris pourquoi on m’avait envoyé faire le rapport. Personne ne voulait admettre la possibilité de la destruction des barques. « Avez-vous vu l’endroit ? Avez-vous vu les barques détruites de vos propres yeux ? Êtes-vous absolument sûr qu’ils n’ont pas tout simplement volé les provisions et qu’ensuite ils ne vous ont pas montré les épaves de quelques barques ? » Telles étaient les questions auxquelles j’avais à répondre.

Les hauts fonctionnaires qui à Pétersbourg étaient à la tête des affaires de Sibérie étaient vraiment d’une ignorance charmante sur le pays. « Mais, mon cher, », me disait l’un d’eux qui toujours s’exprimait en français, « comment est-ce possible que quarante barques puissent être détruites sur la Néva sans que personne vienne au secours ? » « — La Néva, m’écriais-je ; mettez trois, quatre Névas l’une à côté de l’autre et vous aurez la largeur du bas Amour ! » « — Est-ce vraiment si large que cela ? » Et deux minutes après, il causait, en excellent français, de toutes sortes de choses. « Quand avez-vous vu Schwartz, le peintre, pour la dernière fois ? Son tableau « Ivan le Terrible » n’est-il pas admirable ? Savez-vous pour quelle raison Koukel a failli être arrêté ? Savez-vous que Tchernychevski est arrêté ? Il est maintenant dans la forteresse. » « — Pourquoi ? Qu’a-t-il fait ? » demandai-je. « — Rien de particulier ; rien ! Mais, mon cher, vous savez, l’intérêt de l’État ! Un homme si intelligent, si terriblement intelligent ! Et il a une si grande influence sur la jeunesse. Vous comprenez qu’un gouvernement ne peut tolérer cela : c’est impossible ! Intolérable, mon cher, dans un État bien ordonné ! »

Le comte Ignatiev ne posa pas de semblables questions. Il connaissait très bien l’Amour et il connaissait aussi Pétersbourg. Au milieu de toute sorte de plaisanteries et de remarques spirituelles sur la Sibérie qu’il faisait avec une étonnante vivacité, il me dit : « Il est très heureux que vous ayez été sur les lieux et que vous ayez vu les épaves. Et ilsont été bien avisés de vous envoyer faire le rapport. C’est fort habile ! D’abord, personne ne voulait croire à l’histoire des barques. On se disait : Bah ! encore une escroquerie. Mais maintenant on sait que vous étiez très connu comme page, et que vous n’avez été que quelques mois en Sibérie ; vous ne couvririez pas les gens de là-bas si c’était une escroquerie. On a confiance en vous. »

Le ministre de la guerre, Dmitri Miloutine, fut le seul haut fonctionnaire qui prit la chose sérieusement. Il me posa un grand nombre de questions, allant toujours au fait. Du premier coup il vit de quoi il s’agissait. Toute notre conversation fut en phrases courtes, prononcées sans hâte, mais sans gaspillage de mots : « Approvisionner les établissements de la côte par voie de mer, dites-vous ? Les autres seulement de Tchita ? Très bien. Mais si l’année prochaine survient une tempête, le même accident se produira-t-il encore ? » « Non, s’il y a deux petits remorqueurs pour traîner les barques. » « Cela suffirait-il ? » « Oui, avec un seul remorqueur, la perte n’aurait pas même été moitié moins élevée. » « Très probablement. Écrivez-moi, je vous prie ; rédigez tout ce que vous avez dit, très simplement ; pas de formalités ! »

* * *

Je ne restai pas longtemps à Pétersbourg. Le même hiver j’étais de retour à Irkoutsk. Mon frère devait m’y rejoindre quelques mois après. Il était admis comme officier des Cosaques d’Irkoutsk.

Un voyage en hiver à travers la Sibérie passe pour une terrible épreuve ; mais tout bien considéré, c’est, somme toute, plus agréable qu’à toute autre époque de l’année.

Les routes couvertes de neige sont excellentes, et, bien que le froid soit terrible, on peut très bien le supporter. Couché de toute sa longueur dans le traîneau — comme chacun fait en Sibérie — enveloppé dans des couvertures fourrées en dedans et en dehors, on ne souffre pas trop du froid, même quand la température est de 40 ou 50 degrés centigrades au-dessous de zéro. Voyageant à la façon des courriers — c’est-à-dire en changeant de cheval à chaque station et ne m’arrêtant qu’une heure par jour pour prendre un repas — j’arrivai à Irkoutsk dix-neuf jours après avoir quitté Pétersbourg. En pareil cas la vitesse moyenne est de 330 kilomètres par jour, et je me souviens d’avoir couvert les 1100 derniers kilomètres avant Irkoutsk en 70 heures. Le froid n’était pas rigoureux, les routes étaient dans un excellent état, les postillons étaient toujours de bonne humeur grâce aux pourboires que je leur donnais, et l’attelage de trois petits chevaux fort légers semblait prendre plaisir à courir rapidement par monts et par vaux, à franchir des rivières durcies par le gel et à traverser des forêts dont la parure argentée brillait aux rayons du soleil.

J’étais maintenant nommé attaché au gouverneur-général de la Sibérie orientale pour les affaires des Cosaques, et je devais résider à Irkoutsk. Mais il n’y avait pas grand’chose à faire. Laisser tout marcher selon la routine, et ne plus parler de réformes, tel était le mot d’ordre venu de Pétersbourg. J’acceptai donc avec plaisir la proposition d’entreprendre une exploration géographique en Mandchourie.