Mémoires d’un révolutionnaire/III4

La bibliothèque libre.
AUTOUR D'UNE VIE
TROISIÈME PARTIE — Chapitre IV.



Chapitre IV


CE QUE J’AI APPRIS EN SIBÉRIE. — EXILÉS POLONAIS DANS LA SIBÉRIE ORIENTALE. — LEUR RÉVOLTE. — JE QUITTE LE SERVICE MILITAIRE.


Les années que je passai en Sibérie m’apprirent bien des choses que j’aurais difficilement apprises ailleurs. Je compris bientôt l’impossibilité absolue de rien faire de réellement utile aux masses par l’intermédiaire de la machine administrative. Je me défis de cette illusion à tout jamais. Puis je commençai à comprendre non seulement les hommes et les caractères, mais aussi les ressorts intimes de la vie sociale. Le travail édificateur des masses inconnues, dont on parle si rarement dans les livres, et l’importance de ce travail édificateur dans l’évolution des formes sociales, m’apparurent en pleine lumière. Voir, par exemple, comment les communautés de Doukhobortsy (frères de ceux qui à cette heure colonisent le Canada et qui trouvent une aide si généreuse en Angleterre et aux États-Unis) émigrèrent vers la région de l’Amour ; constater les avantages immenses qu’ils trouvaient dans leur organisation fraternelle semi-communautaire ; être témoin du succès de leur colonisation au milieu des échecs de la colonisation par l’État, c’étaient là des enseignements que les livres ne peuvent point donner. Puis les années que je vécus avec les naturels, le spectacle du fonctionnement des formes complexes d’organisation sociale qu’ils avaient élaborées loin de toute civilisation, devaient répandre des flots de lumière sur toutes mes études ultérieures. L’observation directe rendit évidente pour moi l’importance du rôle joué par les masses inconnues dans tous les événements historiques, même pendant la guerre, et j’en vins à partager les idées que Tolstoï exprime au sujet des chefs et des masses dans son ouvrage monumental « Guerre et Paix ».

Ayant été élevé dans une famille de propriétaires de serfs, j’entrai dans la vie, comme tous les jeunes gens de mon temps, avec une confiance très arrêtée dans la nécessité de commander, d’ordonner, de tracer et de punir. Mais lorsque, de très bonne heure d’ailleurs, j’eus à diriger de sérieuses entreprises et que j’eus affaire aux hommes, lorsque toute faute aurait entraîné après elle de graves conséquences, je commençai à apprécier la différence entre ce qu’on obtient par le commandement et la discipline et ce qu’on obtient par l’entente entre tous les intéressés. Le premier procédé réussit très bien dans une parade militaire, mais il ne vaut rien dans la vie réelle, lorsque le but ne peut être atteint que par l’effort sérieux d’un grand nombre de volontés convergentes. Bien qu’alors je n’aie pas formulé mes observations en termes empruntés aux luttes des partis, je puis dire aujourd’hui que je perdis en Sibérie ma foi en cette discipline d’État. J’étais ainsi tout préparé à devenir anarchiste.

Entre dix-neuf et vingt-cinq j’eus à élaborer d’importants projets de réforme, j’eus affaire à des centaines d’hommes dans la région de l’Amour, je dus préparer et exécuter d’audacieuses expéditions avec des moyens ridicules ; et si toutes ces choses se terminèrent avec succès, je l’attribue au seul fait que j’eus bientôt compris le peu d’importance du commandement et de la discipline dans une œuvre séreuse. Il faut partout des hommes d’initiative ; mais une fois l’impulsion donnée, on doit mener l’entreprise, surtout en Russie, non pas militairement, mais d’une manière communiste, par l’entente entre tous. Je voudrais que tous ceux qui charpentent des plans d’organisation sociale pussent passer par l’école de la vie réelle avant de commencer à construire leurs utopies : nous entendrions alors beaucoup moins souvent parler de ces projets pyramidaux d’organisation militaire de la société.

* * *

Cependant, la vie en Sibérie devenait de moins en moins attrayante pour moi, bien que mon frère Alexandre m’eût rejoint en 1864 à Irkoutsk, où il commandait un escadron de Cosaques. Nous étions heureux d’être ensemble ; nous lisions beaucoup et nous discutions toutes les questions philosophiques, scientifiques et sociologiques à l’ordre du jour ; mais nous avions tous deux soif de vie intellectuelle, et la Sibérie ne pouvait nous satisfaire sous ce rapport. Le passage à Irkoutsk de Raphaël Pumpelly et d’Adolphe Bastian — les deux seuls hommes de science qui aient visité notre capitale pendant mon séjour là-bas — fut tout un événement pour nous deux. La vie scientifique et surtout la vie politique de l’Europe occidentale, dont nous entendions parler par les journaux, nous attiraient, et le retour en Russie était le sujet auquel nous revenions toujours dans nos conversations. Finalement, l’insurrection des déportés polonais en 1866 nous ouvrit les yeux sur la fausse position que nous occupions tous deux comme officiers de l’armée russe.

J’étais très loin, dans les montagnes du Vitim, quand les déportés polonais, employés à percer une nouvelle route dans les rochers qui entouraient le lac Baïkal, firent une tentative désespérée pour rompre leurs chaînes et passer en Chine en traversant la Mongolie. On envoya des troupes contre eux et un officier russe fut tué par les insurgés. J’appris ces événements à mon retour à Irkoutsk où une cinquantaine de Polonais devaient être jugés par un conseil de guerre. Les séances des conseils de guerre étant publiques en Russie, j’assistai à ce procès, prenant sur les débats des notes détaillées que j’envoyai à un journal de Pétersbourg et qui furent publiées in-extenso au grand mécontentement du gouverneur-général.

Onze mille Polonais, hommes et femmes, avaient été transportés dans la Sibérie orientale à la suite de l’insurrection de 1863. La plupart étaient des étudiants, des artistes, d’anciens officiers, mais surtout d’habiles artisans, de cette population d’ouvriers si distinguée de Varsovie et d’autres villes. Un grand nombre d’entre eux étaient aux travaux forcés, tandis que les autres avaient été établis dans des villages de toute la région où ils ne pouvaient trouver de travail et où ils mouraient presque de faim. Ceux qui étaient condamnés aux travaux forcés étaient employés ou bien à Tchita à construire des barques pour l’Amour, — c’étaient les plus heureux — ou bien dans les salines impériales. Je vis quelques-uns de ceux-ci, demi-nus dans une cabane, autour d’un immense chaudron plein d’une saumure épaisse et bouillante qu’ils remuaient à l’aide de longues pelles, par une température infernale, et les portes de la cabane étaient grandes ouvertes, ce qui produisait un courant d’air glacial. Après deux ans de ce travail, ces martyrs étaient sûrs de mourir phtisiques.

Plus tard on employa un grand nombre de déportés polonais comme terrassiers, à la construction d’une route longeant la côte méridionale du lac Baïkal. Ce lac étroit, mais long de 160 lieues, entouré de magnifiques montagnes se dressant à 3000 et même à 5000 pieds au-dessus de son niveau, sépare Irkoutsk de la Transbaïkalie et de l’Amour. En hiver on peut le traverser sur la glace et en été il y a un service de vapeurs, mais pendant six semaines, au printemps, et pendant six semaines, à l’automne, le seul moyen d’aller d’Irkoutsk à Tchita et à Kiakhta (sur la route de Pékin) c’était de suivre à cheval une longue route sinueuse qui franchissait les montagnes à sept mille pieds d’altitude. Je suivis une fois cette route ; j’admirai, il est vrai, le pittoresque des montagnes encore couvertes de neiges en mai, mais à part cela, le voyage était réellement épouvantable. Pour parvenir au sommet du principal col, Khamardaban, c’est-à-dire pour avancer de treize kilomètres seulement, je mis tout un jour, de trois heures du matin à huit heures du soir. Nos chevaux tombaient continuellement à travers la neige qui fondait. A chaque instant, ils plongeaient avec leur cavalier dans l’eau glacée qui coulait sous la croûte de neige. On décida donc de construire une route permanente longeant la côte sud du lac. On perçait à l’aide de mines un passage dans les falaises escarpées presque verticales, qui se dressent le long de la côte, et on lançait des ponts sur des centaines de torrents sauvages qui se précipitent avec furie des montagnes dans le lac. Ce fut aux déportés polonais qu’on fit faire ce dur travail.

Dans le cours du dernier siècle, on a envoyé en Sibérie plus d’une fournée de déportés politiques. Mais avec la soumission au destin qui caractérise les Russes, ils ne se révoltèrent jamais ; ils se laissaient anéantir lentement, mais jamais ils ne tentaient de résister. Les Polonais, au contraire — ceci soit dit en leur honneur — ne furent jamais si soumis, et cette fois encore une révolte éclata. Ils n’avaient évidemment aucune chance de réussir ; ils se révoltèrent néanmoins. Ils avaient devant eux le grand lac, et derrière eux une ceinture de montagnes absolument impraticables, au-delà desquelles commençaient les solitudes sauvages de la Mongolie septentrionale ; mais ils n’en conçurent pas moins le projet de désarmer les soldats qui les gardaient, de se forger ces terribles armes de l’insurrection polonaise — des faux plantées comme des piques au bout de longs pieux, — de s’échapper à travers les montagnes, de traverser la Mongolie et d’aller en Chine où ils trouveraient des navires anglais qui les accueilleraient. Un jour la nouvelle arriva à Irkoutsk qu’une partie des Polonais qui travaillaient à la route du Baïkal avaient désarmé une douzaine de soldats et s’étaient révoltés. On ne put envoyer contre eux d’Irkoutsk que quatre-vingt soldats, qui traversèrent le lac sur un vapeur et marchèrent à la rencontre des insurgés sur l’autre rive du lac.

L’hiver de 1866 avait été tout particulièrement ennuyeux à Irkoutsk. Dans la capitale sibérienne il n’existe pas les mêmes barrières entre les différentes classes que dans les villes de province en Russie ; et à Irkoutsk la « société », composée d’officiers et de fonctionnaires nombreux, ainsi que des femmes et des filles des commerçants de la ville et même des prêtres, se réunissait durant l’hiver, tous les jeudis, au club. Mais cet hiver-là les soirées manquaient d’entrain. Même les théâtres d’amateurs n’avaient pas de succès, et le jeu, auquel, d’ordinaire, on se livrait sur une grande échelle, était languissant : les fonctionnaires manquaient d’argent et l’arrivée même de quelques officiers des mines n’apporta pas les monceaux de billets de banque qui d’ordinaire permettaient à ces heureux privilégiés de mettre en train les chevaliers du tapis vert. La saison était décidément ennuyeuse — elle était donc tout à fait propice pour faire des expériences de spiritisme et pour faire parler les tables et les esprits. Un monsieur qui, l’hiver précédent, avait été choyé par cette société d’Irkoutsk à cause de ses récits qu’il contait avec un grand talent, voyant que l’intérêt de ses récits faiblissait, eut l’idée de tirer du spiritisme une nouvelle distraction. Il était habile, et au bout d’une semaine les dames d’Irkoutsk ne parlaient plus, ne rêvaient plus que d’esprits parleurs. Une nouvelle vie anima ceux qui ne savaient plus comment tuer le temps. Dans tous les salons apparurent des tables tournantes, et le flirt fut favorisé par ces séances de spiritisme. Un officier, que j’appellerai Potalov, prit au sérieux les tables et l’amour. Peut-être fut-il moins heureux avec l’amour qu’avec les tables. En tout cas, quand vint la nouvelle de l’insurrection polonaise, il demanda à être envoyé sur les lieux avec les quatre-vingts soldats. Il espérait revenir avec une auréole de gloire militaire. « Je pars contre les Polonais, » écrivaitil dans son journal ; « ce serait si intéressant d’être légèrement blessé ! »

Il fut tué. Il était à cheval, à côté du colonel qui commandait les soldats, lorsque « la bataille contre les insurgés » — on peut en voir la brillante description dans les annales de l’État-major — commença. Les soldats avançaient lentement sur la route, lorsqu’ils rencontrèrent une cinquantaine de Polonais, dont cinq ou six étaient armés de fusils et les autres de bâtons et de faux. Ils occupaient la forêt, et de temps en temps déchargeaient leurs fusils. Les soldats en firent autant. Deux fois le lieutenant Potalov demanda la permission de descendre de cheval et de courir à la forêt. Le colonel finit par se fâcher et lui ordonna de rester où il était. Néanmoins, un instant après le lieutenant avait disparu. Plusieurs coups de feu retentirent dans les bois, puis des cris sauvages ; les soldats se précipitèrent dans cette direction et trouvèrent le lieutenant étendu dans l’herbe teinte de son sang. Les Polonais tirèrent leurs dernières balles et se rendirent ; la « bataille » était finie, Potalov était mort. Il s’était lancé, le revolver au poing, au milieu du fourré où il avait trouvé plusieurs Polonais armés de piques. Il avait tiré toutes ses balles sur eux au hasard et en avait blessé un. Alors les autres s’étaient précipités sur lui avec leurs piques.

A l’autre extrémité de la route, de ce côté du lac, deux officiers russes se conduisirent de la façon la plus abominable envers les Polonais qui construisaient la même route, mais n’avaient pas pris part à l’insurrection. L’un des deux officiers entra dans leur tente en jurant et en déchargeant son revolver sur ces pacifiques déportés. Il en blessa deux grièvement.

La logique des autorités militaires de Sibérie exigeait que, puisque un officier russe avait été tué, on exécutât plusieurs Polonais. Le conseil de guerre en condamna cinq à mort : Szaramowicz, un pianiste, homme d’une trentaine d’années qui avait été le chef de l’insurrection ; Celinski, ancien officier de l’armée russe, âgé de soixante ans, condamné parce qu’il avait été officier autrefois ; et trois autres dont j’ai oublié les noms.

Le gouverneur-général télégraphia à Pétersbourg pour demander la permission de surseoir à l’exécution des insurgés, mais on ne répondit pas. Il nous avait promis de ne pas les faire fusiller, mais après avoir attendu la réponse plusieurs jours, il ordonna d’exécuter la sentence, en secret, de grand matin. La réponse de Pétersbourg vint quatre semaines plus tard, par poste : le gouverneur était autorisé à agir « au mieux de son jugement. » Dans l’intervalle cinq braves avaient été fusillés.

Cette révolte des Polonais, disait-on, était folie. Et cependant cette poignée d’insurgés obtint quelque chose. La nouvelle de l’insurrection parvint en Europe. Les exécutions, les brutalités des officiers, qu’on connut par les débats du conseil de guerre, produisirent une grande émotion en Autriche, et l’Autriche intervint en faveur des Galiciens qui avaient pris part à la révolution de 1863 et avaient été envoyés en Sibérie. Peu de temps après l’insurrection du Baïkal, le sort des déportés polonais en Sibérie fut notablement amélioré et ils le durent aux insurgés, à ces cinq braves qu’on avait fusillés à Irkoutsk et à ceux qui avaient combattu à leurs côtés.

Pour mon frère et pour moi cette révolte fut une grande leçon. Nous comprîmes ce que cela signifiait d’appartenir à l’armée. J’étais en voyage ; mais mon frère était à Irkoutsk et son escadron fut envoyé contre les insurgés. Par bonheur, le chef du régiment auquel appartenait mon frère le connaissait bien, et sous un prétexte quelconque, il ordonna à un autre officier de prendre le commandement du détachement mobilisé. Autrement Alexandre aurait carrément refusé de marcher, et si j’avais été à Irkoutsk j’aurais fait comme lui.

Nous résolûmes donc de quitter le service militaire et de retourner en Russie. Ce n’était pas chose facile, surtout pour Alexandre qui s’était marié en Sibérie ; mais enfin tout s’arrangea, et au commencement de l’année 1867, nous nous mettions en route pour Pétersbourg.