Mémoires d’un révolutionnaire/IV8

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AUTOUR D'UNE VIE
QUATRIÈME PARTIE — Chapitre VIII.



Chapitre VIII


NOMBREUSES ARRESTATIONS DE PROPAGANDISTES À PÉTERSBOURG. — MA CONFÉRENCE À LA SOCIÉTÉ DE GÉOGRAPHIE. — MON ARRESTATION. — INTERROGATOIRE INUTILE. — MON INCARCÉRATION À LA FORTERESSE DE PIERRE ET PAUL.


Pendant les deux années dont je parle en ce moment, de nombreuses arrestations furent faites tant à Pétersbourg que dans les provinces. Il ne se passait pas un mois sans que nous perdions l’un de nous ou sans que nous apprenions la disparition de membres appartenant à tel ou tel cercle de la province. Vers la fin de 1873 les arrestations devinrent de plus en plus fréquentes. En novembre l’un de nos principaux lieu de réunions, situé dans un faubourg de Pétersbourg, fut envahi par la police. Nous perdîmes Pérovskaïa et trois autres amis et nous dûmes suspendre toutes nos relations avec les ouvriers de ce faubourg. Nous trouvâmes un nouveau local, plus éloigné de la ville, mais nous dûmes l’abandonner bientôt. La police devenait très vigilante et la présence d’un étudiant dans les quartiers ouvriers était aussitôt signalée. Des mouchards circulaient parmi les ouvriers, qui étaient étroitement surveillés. Dmitri Kelnitz, Serge et moi, avec nos peaux de mouton et notre air de paysans, nous passions inaperçus et nous continuions nos visites dans ces lieux dangereux. Mais Dmitri et Serge, dont les noms avaient acquis une grande notoriété dans les quartiers populaires, étaient activement recherchés par la police ; et s’ils avaient été rencontrés par hasard au cours d’une descente de police chez des amis, ils auraient été arrêtés sur-le-champ. Il y eut des moments où Dmitri était obligé de chercher chaque soir un nouvel abri pour pouvoir y passer la nuit dans une sécurité relative. « Puis-je passer la nuit chez vous ?... » demandait-il, en entrant dans la chambre de quelque camarade à dix heures du soir. « Impossible ! mon logement a été étroitement surveillé. Allez plutôt chez N***. » « J’en viens justement et il me dit que les mouchards foisonnent dans le voisinage. » — « Alors, allez chez M*** ; c’est un de mes grands amis et il est à l’abri de tout soupçon. Mais c’est loin d’ici, et il faut que vous preniez une voiture. Voilà de l’argent ! » Mais, par principe, Dmitri ne voulait pas prendre de voiture, et il allait à pied à l’autre bout de la ville pour chercher un refuge, ou bien il finissait par aller chez un ami dont l’appartement pouvait recevoir à chaque instant la visite de la police.

Au commencement de janvier 1874, un autre lieu de réunion, notre principal foyer de propagande parmi les tisserands, fut découvert. Quelques-uns de nos meilleurs propagandistes disparurent derrière les portes de la mystérieuse Troisième Section. Notre cercle se rétrécissait, les réunions générales étaient de plus en plus difficiles, et nous faisions d’énergiques efforts pour former de nouveaux cercles de jeunes gens qui pourraient continuer notre œuvre quand nous serions tous arrêtés. Tchaïkovsky était dans le sud et nous obligeâmes positivement Dmitri et Serge à quitter Pétersbourg. Nous ne restions plus que cinq ou six pour expédier toutes les affaires de notre cercle. Je me proposais aussi, dès que j’aurais déposé mon rapport à la Société de Géographie, d’aller vers le sud-ouest de la Russie et d’y fonder une sorte de ligue agraire, analogue à celle qui devint si puissante en Irlande vers 1880.

Après deux mois de tranquillité relative, nous apprîmes au milieu de mars que presque tous les membres du cercle des mécaniciens avaient été arrêtés et avec eux un jeune homme du nom de Nizovkine, un ex-étudiant, qui, malheureusement, avait leur confiance, et, qui, nous en étions certains, ne tarderait pas à essayer de se tirer d’embarras en racontant tout ce qu’il savait à notre sujet. Outre Dmitri et Serge, il connaissait Serdioukov, le fondateur de ce cercle, et moi-même, et il était certain qu’il nous dénoncerait dès qu’on le presserait de questions. Quelques jours plus tard, on arrêta deux tisserands — des gaillards extrêmement suspects, qui avaient même escroqué de l’argent à leurs camarades et qui me connaissaient sous le nom de Borodine. Ces deux hommes allaient sûrement mettre la police sur les traces de Borodine, l’homme déguisé en paysan, qui prenait la parole aux réunions des tisserands. Dans l’espace d’une semaine tous les membres de notre cercle, à l’exception de Serdioukov et de moi, furent arrêtés.

Il ne nous restait plus qu’à fuir de Pétersbourg : c’était justement ce que nous ne voulions pas faire.

Mais notre immense organisation pour faire imprimer des brochures à l’étranger et les introduire en contrebande en Russie ; tout ce réseau de cercles, de fermes et autres foyers d’agitation établis à la campagne, avec lesquels nous entretenions une correspondance dans près de 40 provinces sur 50 que compte la Russie d’Europe et que nous avions eu tant de peine à fonder pendant ces deux dernières années ; enfin, nos groupes d’ouvriers à Pétersbourg et nos quatre différents cercles de propagande parmi les ouvriers de la capitale — comment pouvions-nous abandonner tout cela avant d’avoir trouvé des hommes capables de conserver nos relations et d’entretenir notre correspondance ? Serdioukov et moi décidâmes d’admettre dans notre cercle deux nouveaux membres et de leur confier les affaires. Nous nous rencontrions chaque soir dans différents quartiers de la ville, et comme nous ne portions jamais sur nous des adresses et des noms par écrit — seule la liste chiffrée des contrebandiers était déposée en lieu sûr — nous étions forcés d’apprendre de mémoire à nos nouveaux membres des centaines de noms et d’adresses et une douzaine de chiffres, les leur répétant à plusieurs reprises, jusqu’à ce que nos amis les sussent par cœur. Chaque soir nous parcourions toute la carte de Russie, nous arrêtant surtout à la frontière occidentale, où demeuraient un grand nombre d’hommes et de femmes chargés de recevoir les livres des mains des contrebandiers, et aux provinces de l’est, où se trouvaient nos principaux foyers de propagande.

Ensuite il fallait présenter, toujours sous des déguisements, les nouveaux membres à nos amis de la ville et les mettre en relations avec ceux qui n’avaient pas encore été arrêtés.

La difficulté, alors, était de disparaître de son logement et de reparaître ailleurs sous un nom supposé, avec un faux passeport en règle. Serdioukov avait abandonné son appartement, mais n’ayant pas de passeport, il se cachait dans des maisons amies. J’aurais dû faire de même, mais une circonstance étrange m’en empêcha.

Je venais de terminer mon rapport sur les formations glaciaires en Finlande et en Russie et ce rapport devait être lu à une séance de la Société de Géographie. Les invitations étaient déjà lancées, mais il arriva qu’au jour fixé les deux sociétés de géologie de Pétersbourg avaient une réunion générale et elles demandèrent à la Société de Géographie d’ajourner la lecture de mon rapport à la semaine suivante. On savait que je devais présenter certaines idées sur l’extension des formations glaciaires jusque dans la Russie centrale et nos géologues, à l’exception de mon maître et ami, Friedrich Schmidt, considéraient cette opinion comme excessive et désiraient la soumettre à une discussion approfondie. Je dus donc rester encore une semaine.

Des étrangers rôdaient autour de ma maison et se présentaient chez moi sous toute sorte de prétextes fantaisistes : l’un d’eux voulait acheter une forêt de ma propriété de Tambov, qui ne comprenait que des prairies absolument dépourvues d’arbres. Je remarquai dans ma rue — l’élégante Morskaïa — un des deux tisserands arrêtés dont j’ai déjà parlé. J’appris ainsi que ma maison était surveillée. Il fallait cependant agir comme si rien d’extraordinaire n’était arrivé, puisque je devais assister à la réunion de la Société de Géographie le soir du vendredi suivant.

Le jour de la séance vint. Le débat fut très animé et un point, au moins, resta acquis. On reconnut que toutes les anciennes théories relatives à la période diluvienne en Russie étaient absolument sans fondement et que la question devait être étudiée à nouveau. J’eus la satisfaction d’entendre notre vénéré géologue, Barbot de Marny dire : « Formation glaciaire ou non, nous devons reconnaître, messieurs, que tout cee que nous avons dit jusqu’ici sur l’action des glaces flottantes ne repose actuellement sur aucune base sérieuse. » Et on m’offrit à cette séance la présidence de la section de géographie physique, tandis que je me demandais si je ne passerais pas la nuit dans la prison de la Troisième Section.

J’aurais mieux fait de ne pas retourner du tout dans mon appartement, mais j’étais brisé de fatigue à la suite des travaux de ces derniers jours et je rentrai chez moi. Il n’y eut pas de descente de police cette nuit-là. Je fis une revue de tous mes papiers, je détruisis tout ce qui pouvait compromettre quelqu’un, je fis mes paquets et je me préparai à partir. Je savais que mon appartement était surveillé, mais j’espérais que la police ne me rendrait pas visite avant une heure avancée de la nuit et que je pourrais me glisser à la faveur des ténèbres hors de la maison sans être remarqué. Le soir vint et je sortais déjà quand une de nos servantes me dit : « Vous feriez mieux de passer par l’escalier de service. » Je compris ce qu’elle voulait dire ; je descendis vivement l’escalier et sortis. Un seul fiacre était à la porte : j’y montais rapidement. Le cocher se dirigea vers la Perspective Nevsky. Je ne fus pas poursuivi tout d’abord et je me crus sauvé : mais j’aperçus alors une autre voiture qui nous suivait à toute vitesse ; notre cheval fut retardé, je ne sais comment, et l’autre fiacre — découvert, comme le sont les fiacres à Pétersbourg — nous rejoignit.

A mon grand étonnement, j’y vis l’un des deux tisserands arrêtés, en compagnie d’une autre personne. Il fit un signe de la main comme s’il voulait me dire quelque chose. Je dis à mon cocher d’arrêter. « Peut-être, pensais-je, a-t-il été relâché et il a une importante communication à me faire. » Mais à peine étions nous arrêtés que l’homme assis à côté du tisserand — c’était un agent de police — me cria : « Monsieur Borodine — Prince Kropotkine, je vous arrête ! » Il fit signe aux agents, qui fourmillent sur cette grande artère de Pétersbourg, et en même temps il sautait dans ma voiture et me montrait un papier portant l’estampille de la police secrète de Pétersbourg : « J’ai l’ordre de vous conduire devant le gouverneur général pour lui fournir une explication, » dit-il. Toute résistance était impossible — quelques agents de police nous entouraient déjà — et je donnai l’ordre à mon cocher de tourner bride et d’aller à la maison du gouverneur général. Le tisserand, qui était resté dans sa voiture, nous suivit. Il était évident que la police avait hésité pendant dix jours à m’arrêter, parce qu’elle n’était pas sûre que Borodine et moi nous n’étions qu’une seule et même personne. Ma réponse à l’appel du tisserand avait levé les derniers doutes.

Il arriva aussi que juste au moment où j’allai quitter ma maison un jeune homme venant de Moscou m’apporta une lettre de la part de mon ami Voïnaralsky et une autre de Dmitri, adressée à notre ami Polakov. La première m’annonçait la création à Moscou d’une imprimerie clandestine et était pleine de nouvelles précieuses concernant l’activité de notre parti dans cette ville. Je la détruisis après l’avoir lue. La seconde ne contenait qu’un innocent bavardage d’ami, je la gardai sur moi. Mais maintenant que j’étais arrêté, je pensai qu’il valait mieux la détruire aussi, et, demandant à l’agent de police de me montrer de nouveau son mandat d’arrêt, je profitai du moment où il fouillait dans sa poche pour laisser glisser la lettre sur le pavé sans qu’il s’en aperçût. Cependant, en arrivant au palais du gouverneur général, le tisserand la remis à l’agent en disant : « J’ai vu que Monsieur avait laissé tomber cette lettre sur le pavé, et je l’ai ramassée. »

Je dus attendre pendant de longues heures le représentant de l’autorité judiciaire, le procureur. Ce fonctionnaire joue le rôle d’homme de paille, destiné à couvrir les opérations de la police secrète et leur donner une apparence de légalité. Il fallut plusieurs heures pour le trouver et pour qu’il s’acquittât de ses fonctions de faux représentant de la justice. Je fus ramené chez moi et on opéra une perquisition en règle de mes papiers ; cela dura jusqu’à trois heures du matin, mais on ne put pas découvrir le moindre chiffon de papier compromettant pour d’autres ou pour moi.

De ma maison je fus amené à la Troisième Section, cette institution omnipotente qui a gouverné la Russie depuis le commencement du règne de Nicolas Ier jusqu’à notre époque — un véritable « État dans l’État ». Elle commença sous Pierre Ier par le « département secret », où les adversaires du fondateur de l’empire militaire russe furent soumis aux plus abominables tortures, au milieu desquelles ils expiraient ; celui-ci fut continué par la « chancellerie secrète » pendant les règnes des impératrices, à l’époque où la chambre de torture du tout-puissant Minich remplissait la Russie d’épouvante ; enfin elle reçut son organisation actuelle du despote de fer, Nicolas Ier, qui y rattacha le corps des gendarmes, si bien que le chef de la gendarmerie devint dans l’empire russe un personnage beaucoup plus redouté que l’empereur lui-même.

Dans chaque province de Russie, dans chaque ville populeuse, et même à chaque station de chemin de fer, il y a des gendarmes qui adressent directement leurs rapports à leurs propres généraux et colonels, lesquels sont de leur côté en relation directe avec le chef de la gendarmerie ; et ce dernier, voyant l’empereur tous les jours, lui rapporte sur ce qu’il juge nécessaire de lui communiquer. Tous les fonctionnaires de l’empire sont placés sous la surveillance des gendarmes ; c’est le devoir des généraux et des colonels de surveiller la vie publique et privée de chaque sujet du tsar — même les gouverneurs des provinces les ministres et les grands-ducs. L’empereur lui-même est soumis à leur étroite surveillance, et comme ils sont parfaitement informés des potins du palais et qu’ils sont au courant du moindre pas fait par l’empereur en dehors du palais, le chef de la gendarmerie devient, pour ainsi dire, le confident des affaires les plus intimes des empereurs de Russie.

A cette époque du règne d’Alexandre II, la Troisième Section était absolument toute-puissante. Les colonels de gendarmerie faisaient des perquisitions par milliers, sans se soucier le moins du monde de l’existence du code ou de la justice russes. Ils arrêtaient qui ils voulaient, gardaient les gens en prison aussi longtemps que cela leur plaisait, et exilaient des centaines de personnes dans le nord-est de la Russie ou en Sibérie, suivant le bon plaisir du général ou le leur propre ; la signature du ministre de l’Intérieur était une simple formalité, car il n’avait sur eux aucun contrôle et ignorait même leurs agissements.

Il était quatre heures du matin quand mon interrogatoire commença.

— « Vous êtes accusé, me dit-on solennellement, d’appartenir à une société secrète qui a pour objet de renverser la forme actuelle du gouvernement, et de conspirer contre la personne sacrée de Sa Majesté Impériale. Vous reconnaissez-vous dans ce crime ?

— Tant que vous ne m’aurez pas traduit devant un tribunal où je puisse parler publiquement, je ne vous donnerai aucune espèce de réponse.

— Écrivez, dicta le procureur à son greffier, qu’il ne se reconnaît pas coupable. Je dois encore vous poser certaines questions, continua-t-il après un silence. Connaissez-vous une personne du nom de Nicolas Tchaïkovsky ?

— Si vous persistez dans vos questions, écrivez « Non » à toutes celles qu’il vous plaira de me poser.

— Mais si je vous demande si vous connaissez, par exemple, M. Polakov, dont vous avez parlé il y a un moment ?

— Dès que vous me posez une pareille question, je n’hésite pas, écrivez : « Non. » Et si vous me demandez si je connais mon frère, ou ma sœur, ou ma belle-mère, écrivez : « Non. » Vous n’aurez pas de moi une autre réponse ; car si je répondais « Oui » au sujet de quelqu’un, vous prépareriez aussitôt quelque méchante affaire contre lui, vous feriez chez lui une descente de police ou quelque chose de pire et vous diriez ensuite que je l’ai nommé. »

On me lut un long questionnaire auquel je répondis patiemment. « Écrivez : Non. » Cela dura une heure, pendant laquelle j’appris que tous ceux qui avaient été arrêtés, à l’exception des deux tisserands, s’étaient bravement comportés. Ceux-ci savaient seulement que je m’étais rencontré deux fois avec une douzaine d’ouvriers, et les gendarmes ne savaient rien de notre cercle.

— Que faites-vous, prince ? me dit un officier de gendarmerie, en m’amenant dans ma cellule. On va se faire une arme terrible contre vous de votre refus de répondre aux questions.

— C’est mon droit, n’est-ce pas ?

— Sans doute, mais — vous savez... J’espère que vous trouverez votre chambre confortable. On y a fait du feu depuis votre arrestation...

Je la trouvai très confortable et j’y dormis d’un profond sommeil. Je fus éveillé le lendemain matin par un gendarme, qui m’apportait le thé du déjeuner. Il fut suivit bientôt après d’une autre personne qui me murmura d’une façon tout à fait inattendue : « Voici un bout de papier et un crayon, écrivez votre lettre. » C’était un des nôtres, que je connaissais de nom : c’était lui qui faisait passer notre correspondance aux prisonniers de la troisième section.

De tous côtés j’entendais des coups frappés contre les murs, se succédant rapidement. C’était le moyen employé par les prisonniers pour communiquer entre eux ; mais, en ma qualité de nouveau venu, je ne pouvais rien comprendre à ce système de coups, qui semblaient provenir de tous les points du bâtiment à la fois.

* * *

Une chose me tourmentait. Pendant la perquisition dans ma maison, j’avais saisi quelques paroles murmurées par le procureur à l’oreille de l’officier de gendarmerie au sujet d’une perquisition imminente dans l’appartement de mon ami Polakov, à qui était adressée la lettre de Dmitri. Polakov était un jeune étudiant, un zoologiste et un botaniste très bien doué avec lequel j’avais fait mon expédition de Vitim en Sibérie. Il était né dans une pauvre famille de cosaques sur la frontière de Mongolie et après avoir triomphé de mille difficultés, il était venu à Pétersbourg, était entré l’Université, où il avait acquis la réputation d’un zoologiste de grand avenir, et il était sur le point de subir ses examens de sortie. Nous avions été de grands amis depuis notre long voyage et nous avions même vécu ensemble pendant quelque temps à Pétersbourg ; mais il ne s’intéressait pas du tout à mon activité politique.

Je parlai de lui au procureur : « Je vous donne ma parole d’honneur, lui dis-je, que Polakov n’a jamais participé à aucune affaire politique. Il doit passer demain un examen et vous ne voudrez pas briser pour toujours la carrière scientifique d’un jeune homme qui a traversé de dures épreuves et lutté pendant des années contre toutes sortes d’obstacles pour arriver à sa situation actuelle. Je sais que vous ne faites pas grand cas de tout cela, mais à l’Université on le considère comme une des futures gloires de la science russe. »

La perquisition eut lieu quand même, mais on lui laissa trois jours pour passer ses examens. Peu de temps après je fus appelé devant le procureur qui me montra triomphalement une enveloppe écrite de ma main et dans cette enveloppe une note, également de mon écriture, qui disait : « Veuillez remettre ce paquet à V. E. et priez de le garder jusqu’à ce qu’on le réclame en bonne et due forme. »

La personne à qui la note était adressée n’y était pas mentionnée. « Cette lettre, dit le procureur, a été trouvée chez M. Polakov ; et maintenant, prince, son sort est entre vos mains. Si vous me dites qui est ce V. E., je fais relâcher M. Polakov ; mais si vous refusez de le faire, je le ferai garder jusqu’à ce qu’il se décide à nous dire le nom de cette personne. »

En examinant l’enveloppe, dont l’adresse était écrite au crayon Comté, et la lettre avec un crayon ordinaire, je me rappelai immédiatement dans quelles circonstances l’une et l’autre avaient été écrites. « Je suis certain, m’écriai-je tout à coup, que la note et l’enveloppe n’ont pas été trouvées ensemble ! C’est vous qui avez mis la lettre dans l’enveloppe. »

Le procureur rougit. « Vous ne me ferez pas croire, continuai-je, que vous, un homme expérimenté, vous n’avez pas remarqué que les deux papiers sont écrits avec des crayons différents. Et maintenant vous essayez de me faire accroire que cette enveloppe appartient à cette lettre ! Eh bien, monsieur, je vous déclare que la lettre n’était pas adressée à Polakov. »

Il fut abasourdi pendant quelques instants, puis, retrouvant son audace, il dit : « Polakov a reconnu cependant que cette lettre lui a été adressée par vous. »

A présent, je savais qu’il mentait ; Polakov aurait reconnu n’importe quoi le concernant ; mais il aurait préféré être envoyé en Sibérie plutôt que de compromettre une autre personne. Fixant alors le procureur dans les yeux, je répondis : « Non, monsieur, il n’a jamais dit cela, et vous savez parfaitement bien que ce que vous dites est faux. »

Il devint furieux, ou feignit de l’être. « Eh bien alors, dit-il, si vous voulez attendre ici un moment, je vous apporterai la déclaration écrite de Polakov. On l’interroge dans la pièce voisine. »

« Je suis prêt à attendre tant que vous voudrez. »

Je m’assis sur un sofa et je me mis à fumer cigarettes sur cigarettes. Mais la déclaration ne vint pas ; elle n’est jamais venue.

Il va sans dire que cette déclaration n’existait pas. Je rencontrai Polakov en 1878, à Genève, d’où nous fîmes une délicieuse excursion au glacier de l’Aletsch. Je n’ai pas besoin de dire que ses réponses avaient été conformes à ce que je supposais : il avait nié avoir connaissance de la lettre ou de la personne désignée par les initiales V. E. Nous avions l’habitude de nous prêter mutuellement des quantités de livres et la lettre avait été trouvée dans un livre, tandis que l’enveloppe avait été découverte dans la poche d’un vieux paletot. On le garda quelques semaines sous les verrous, puis on le relâcha, sur l’intervention de ses amis de l’Université. On n’apprit jamais qui était V. E., et mes papiers furent repris au moment nécessaire.

Dans la suite, chaque fois que je revoyais le procureur, je l’agaçais de ma question : « Eh bien, et cette déclaration de Poliakov ? »

Je ne fus pas ramené dans ma cellule, mais une heure plus tard, le procureur entra accompagné d’un officier de gendarmerie. « Votre interrogatoire, me dit-il, est maintenant terminé ; vous allez être conduit dans un autre lieu. »

Une voiture à quatre roues stationnait devant la porte. On m’invita à y monter et un robuste officier de gendarmerie, Circassien d’origine, s’assit à mes côtés. Je lui parlai, mais il ne répondit que par un grognement. La voiture traversa le pont des Chaînes, puis le Champ de Mars, et longea les canaux, comme si l’on voulait éviter les rues plus fréquentées. « Allons-nous à la prison Litovsky ? » demandai-je à l’officier, sachant que plusieurs de mes camarades s’y trouvaient déjà. Il ne me répondit pas. Le système de silence absolu auquel je fus soumis pendant les deux années qui suivirent commença dans cette voiture ; mais quand nous traversâmes le pont du Palais, je compris moi-même qu’on m’emmenait à la forteresse de Saint-Pierre et Saint-Paul.

J’admirais le beau fleuve, sachant que je ne le reverrais pas de si tôt. Le soleil se couchait. D’épais nuages gris s’étendaient à l’ouest au-dessus du golfe de Finlande tandis que de légères nuées flottaient au-dessus de ma tête, laissant voir çà et là des pans de ciel bleu. Enfin la voiture tourna à gauche et roula sous une voûte sombre, — la porte de la forteresse.

« Ce sera maintenant pour quelques années ! » fis-je remarquer à l’officier.

« Oh ! pourquoi si longtemps ? » répliqua le Circassien qui, maintenant que nous étions entrés dans la forteresse, avait recouvré la parole. « Votre affaire est presque terminée et peut être jugée dans une quinzaine de jours. »

« Mon affaire, répondis-je, est très simple ; mais avant de me juger, vous voudrez arrêter tous les socialistes de Russie, et ils sont nombreux, très nombreux ; dans deux ans vous ne serez pas au bout. » Je ne savais pas alors combien mon observation était prophétique.

La voiture s’arrêta à la porte du gouverneur militaire de la forteresse et nous montâmes dans son salon de réception.

Le général Korsakov, un vieillard maigre, entra, l’air renfrogné. L’officier lui parla à voix basse et le vieux général répondit : « C’est bien ! » en lui jetant un regard méchant, puis il tourna les yeux de mon côté. Il était évident qu’il n’était pas du tout charmé de recevoir un nouveau pensionnaire et qu’il avait un peu honte de son rôle ; mais il semblait dire : « Je suis soldat, et je ne connais que la consigne. » Là-dessus, nous remontâmes en voiture, pour nous arrêter bientôt devant une autre porte, où nous attendîmes assez longtemps qu’un détachement de soldats l’ouvrît du dedans. Nous suivîmes alors à pied d’étroites allées et nous arrivâmes à une troisième porte de fer, s’ouvrant sur un sombre passage voûté, au bout duquel nous entrâmes dans une pièce exiguë, obscure et humide.

Plusieurs sous-officiers de la garnison de la forteresse allaient et venaient dans leurs bottes de feutre assourdissant le bruit des pas, sans dire un mot, pendant que le gouverneur signait le livre du Circassien et accusait réception du nouveau prisonnier. On m’invita à quitter tous mes vêtements et à revêtir la tenue de la prison — une robe de chambre de flanelle verte, d’immenses bas de laine d’une épaisseur incroyable, et des pantoufles jaunes en forme de bateau, si larges, que je ne pouvais les conserver aux pieds lorsque j’essayais de marcher. J’ai toujours eu les robes de chambre et les pantoufles en horreur, et les gros bas de laine m’inspiraient du dégoût. Je dus quitter jusqu’à ma chemise de dessous en soie que j’aurais surtout désirer conserver dans cette prison humide, mais qu’on ne voulut pas me laisser. Je me mis naturellement à protester bruyamment et au bout d’une heure elle me fut rendue par ordre du général Korsakov.

On me conduisit alors à travers un passage obscur, où je vis des sentinelles armées aller et venir, et on m’introduisit dans une cellule. Une lourde porte de chêne se referma derrière moi, une clef tourna dans la serrure, et je me trouvai seul dans une pièce à demi plongée dans l’obscurité.