Mémoires d’un révolutionnaire/VI7

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AUTOUR D'UNE VIE
SIXIÈME PARTIE — Chapitre VII.
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Chapitre VII


EFFETS NÉFASTES DU RÉGIME DES PRISONS AU POINT DE VUE SOCIAL. — A LA PRISON CENTRALE DE CLAIRVAUX. — OCCUPATIONS DES DÉTENUS. — TRISTE CONDITION DES VIEUX PRISONNIERS. — RELATIONS ACTIVES DES DÉTENUS ENTRE EUX. — INFLUENCE DÉMORALISATRICE DES PRISONS.


Le procès était terminé, mais nous restâmes encore environ deux mois dans la prison de Lyon. La plupart de mes compagnons avait interjeté appel du jugement prononcé par le tribunal de simple police et nous devions en attendre les résultats. Quatre de mes camarades et moi, nous refusâmes de signer notre pourvoi et je continuai de travailler dans ma pistole. Un de mes grands amis, Martin — tisseur à Vienne — occupait une autre pistole à côté de la mienne, et comme nous étions déjà condamnés, nous fûmes autorisés à nous promener ensemble ; et quand nous avions quelque chose à nous dire entre les promenades, nous correspondions en frappant des coups au mur, comme en Russie.

Déjà pendant mon séjour à Lyon, je commençai à me rendre compte de l’influence démoralisatrice du régime des prisons sur les détenus, et mes observations m’amenèrent plus tard, pendant mon séjour de trois ans à Clairvaux, à condamner d’une manière absolue l’institution des prisons tout entière.

La prison de Lyon est une maison « moderne », bâtie en forme d’étoile, d’après le système cellulaire. Les intervalles situés entre les rayons du bâtiment angulaire sont occupés par de petites cours au sol d’asphalte, et quand le temps le permet, les prisonniers y sont amenés pour y travailler en plein air. La plupart d’entre eux s’occupent du battage des cocons de vers à soie dont ils retirent la bourre de soie. Des bandes d’enfants sont aussi admis dans ces cours à certaines heures. Je contemplai souvent de ma fenêtre ces être amaigris, épuisés, mal nourris, — des fantômes d’enfants. Tous ces minces visages, tous ces corps maigres et grelottants portaient les marques évidentes de l’anémie, et le mal s’aggravait non seulement dans les dortoirs, mais encore dans les cours, en plein soleil. Que peuvent devenir ces enfants quand ils sortent de pareilles écoles, la santé ruinée, la volonté annihilée, l’énergie brisée ? L’anémie, qui tue l’énergie et le goût du travail, qui affaiblit la volonté, détruit l’intelligence et pervertit l’imagination, est l’instigatrice du crime à un beaucoup plus haut degré que la pléthore, et c’est précisément cet ennemi du genre humain qui est engendré dans les prisons. Et puis, quels sont les enseignements que ces enfants reçoivent dans un pareil milieu ! L’isolement pur et simple, même rigoureusement appliqué, — ce qui est chose impossible — ne présenterait qu’un mince avantage. L’air qu’on respire dans toutes les prisons n’est qu’une glorification de cette passion des jeux de hasards qui constitue la véritable essence du vol, de l’escroquerie et d’autres actes anti-sociaux de même nature. Des générations entières de futurs détenus sont élevées dans ces établissements que l’État entretient et que la société tolère, simplement parce qu’ils ne veulent pas que leurs propres maux soient discutés et disséqués. — « Quiconque est mis en prison dans sa jeunesse, devient gibier de prison pour la vie » ; voilà ce que j’ai entendu dire depuis par tous ceux qui s’étaient occupés du régime pénitentiaire. Et quand je voyais ces enfants et que je me représentais ce que l’avenir leurs réservait, je ne pouvais que me demander : « Lequel des deux, est le plus criminel, de cet enfant ou du juge qui condamne tous les ans des centaines d’enfants à cette destinée ? » J’admets bien volontiers que le crime de ces juges est inconscient. Mais tous les crimes, pour lesquels on met les gens en prison, sont-ils aussi conscients qu’on le suppose d’ordinaire ?

Je fus vivement frappé, dès les premières semaines de mon emprisonnement, d’une autre chose qui, cependant, échappe à l’attention des juges et des criminalistes. Je veux dire que la prison, dans la majorité des cas, sans parler des erreurs judiciaires, est une punition qui frappe des gens complètement innocents, beaucoup plus sévèrement que les condamnés eux-mêmes.

Presque chacun de mes camarades, qui représentaient la véritable moyenne de la population ouvrière, avait soit une femme et des enfants à nourrir, soit une soeur ou une vieille mère, qui n’avaient pour vivre que son salaire. Maintenant, abandonnées à elles-mêmes, ces femmes faisaient tout leur possible pour trouver du travail, et quelques-unes en trouvaient, mais pas une d’elle n’arrivait à gagner régulièrement un franc cinquante par jour. Neuf francs et souvent sept francs par semaine, c’était tout ce qu’elles pouvaient gagner pour vivre, elles et leurs enfants. Et cela voulait dire : nourriture insuffisante, privations de toute sorte, et dépérissement de la santé de la femme et des enfants ; affaiblissement de l’intelligence, de l’énergie et de la volonté. Je compris ainsi que nécessairement les condamnations prononcées par les tribunaux, infligent à des gens tout à fait innocents toutes sortes de souffrances, qui dans la plupart des cas, sont pires que celles, imposées aux condamnés eux-mêmes. On croit généralement que la loi punit l’homme en lui infligeant diverses tortures physiques ou morales. Mais l’homme est un être qui s’habitue peu à peu à toutes les conditions de vie qu’on lui impose. Ne pouvant s’y soustraire, il les accepte, et au bout d’un certain temps il s’en accommode, tout comme il s’habitue à une maladie chronique. Mais que deviennent, pendant son emprisonnement, sa femme et ses enfants, c’est-à-dire ces innocents, dont la vie dépend de son travail ? Ils sont punis bien plus cruellement que lui-même. Et grâce à notre esprit routinier, personne de nous ne songe à l’immense injustice qui se commet ainsi. Je n’y ai songé moi-même que parce que l’évidence des faits m’y a contraint.

Au milieu de mars 1883, vingt-deux d’entre nous, qui avaient été condamnés à plus d’un an de prison, furent transférés dans le plus grand secret à la prison centrale de Clairvaux. C’était autrefois une abbaye de saint Bernard, dont la Grande Révolution avait fait un asile pour les pauvres. Plus tard, elle devint une Maison de détention et de correction, à laquelle les prisonniers et les fonctionnaires eux-mêmes ont donné le sobriquet bien mérité de « Maison de détention et de corruption ».

Tant que nous fûmes à Lyon, on nous traita comme les prévenus le sont en France, c’est-à-dire que nous conservions nos propres vêtements, que nous pouvions faire venir nos repas du restaurant et louer pour quelques francs par mois une plus grande cellule, ou pistole. J’en profitai pour travailler à mes articles pour l’Encyclopédie Britannique et le Nineteenth century. Il s’agissait maintenant de savoir comment nous serions traités à Clairvaux. Mais il est généralement admis en France que pour les prisonniers politiques la privation de liberté et l’inactivité forcée sont des châtiments assez durs par eux-mêmes, sans qu’il soit besoin de leur infliger d’autres peines. Nous fûmes donc informés que nous resterions sous le régime des prévenus. Nous aurions des chambres séparées, nous garderions nos vêtements, nous serions dispensés de tout travail forcé et nous aurions l’autorisation de fumer. — « Ceux d’entre vous, nous dit le directeur de la prison, qui désireront gagner quelque chose en faisant quelques travaux manuels, pourront s’employer à coudre des corsets ou à graver de petits objets de nacre. Ce travail est très mal payé ; mais vous ne pouvez être employés dans les atÉliers de la prison à la fabrication des lits de fer, ou des cadres pour tableaux, et ce — parce que vous seriez obligés de demeurer avec les détenus de droit commun. » Comme les autres détenus, nous étions autorisés à faire venir de la cantine de la prison quelque supplément de nourriture et un demi-litre de vin, le tout à des prix très modérés et de bonne qualité.

La première impression que Clairvaux produisit sur moi fut des plus favorables. Nous avions passé toute la journée du voyage, depuis deux ou trois heures du matin, enfermés dans les cages étroites qui composent ordinairement les voitures cellulaires. A notre arrivée à la prison, on nous conduisit provisoirement dans le quartier cellulaire, destiné aux prisonniers de droit commun, dont les cellules étaient du type ordinaire, mais très propres. On nous servit, malgré l’heure avancée de la nuit, un repas chaud, simple, mais de bonne qualité, et chacun de nous put avoir un verre de bon vin du pays, que la cantine de la prison vendait au prisonnier au prix très modique de 24 centimes le litre. Le directeur et les gardiens étaient très polis à notre égard.

Le surlendemain, le directeur de la prison me montra les chambres qu’il avait l’intention de nous donner, et comme je lui faisais remarquer qu’elles étaient très convenables mais seulement un peu trop petites pour nous tous — nous étions vingt-deux — et que cet entassement pourrait être la cause de maladies, il nous donna une série d’autres pièces dans le bâtiment qui avait servi autrefois de logement au supérieur de l’abbaye et où se trouvait maintenant l’hôpital. Nos fenêtres donnaient sur un petit jardin, au-delà duquel nous jouissions d’une vue magnifique sur la campagne environnante. C’est dans une chambre voisine de ce même quartier que le vieux Blanqui avait passé ses trois ou quatre dernières années avant sa libération. Il avait été enfermé auparavant dans le quartier cellulaire.

Outre les trois chambres spacieuses qui nous furent assignées, on nous donna, à Émile Gautier et à moi, une pièce plus petite où nous pûmes continuer nos travaux littéraires. Nous dûmes probablement cette faveur à l’intervention d’un grand nombre de savants anglais, qui, aussitôt après ma condamnation, avaient adressé une pétition au Président de la République pour demander ma libération. Plusieurs collaborateurs de l’Encyclopédie Britannique, ainsi que Herbert Spencer et Swinburne, avaient signé, et Victor Hugo avait joint à sa signature quelques mots éloquents. L’opinion publique — en France avait accueilli très défavorablement notre condamnation et quand ma femme dit à Paris que j’avais besoin de livres, l’Académie des Sciences mit sa bibliothèque à ma disposition : Ernest Renan m’offrit, dans une lettre charmante qu’il écrivit à ma femme, sa bibliothèque particulière.

Nous avions un petit jardin, dans lequel nous pouvions jouer aux boules. Nous nous mîmes en outre à cultiver une étroite plate-bande le long du mur, et sur une surface de quatre-vingts mètres carrés nous obtînmes une quantité presque incroyable de laitues et de radis, ainsi que quelques fleurs. Je n’ai pas besoin de dire que nous organisâmes immédiatement des classes, et pendant les trois ans que nous passâmes à Clairvaux, je donnai à mes camarades des leçons de cosmographie, de géométrie, de physique, et je les aidai à apprendre les langues étrangères. Presque chacun d’eux apprit au moins une langue — l’anglais, l’allemand, l’italien ou l’espagnol — quelques-uns en apprirent deux. Nous nous occupions aussi un peu de reliure, que nous avions apprise dans l’un des petits volumes de l’excellente Encyclopédie Roret.

Cependant, à la fin de la première année, ma santé redevint mauvaise. Clairvaux est bâti sur un sol marécageux, où la malaria est endémique, et je fus atteint a la fois de cette maladie et du scorbut. Alors ma femme, qui étudiait à Paris et travaillait au laboratoire de Würtz, pour préparer sa thèse de doctorat ès sciences, abandonna tout et vint s’établir au hameau de Clairvaux, qui comprend à peine une douzaine de maisons groupées au pied de la haute muraille d’enceinte de la prison Naturellement, sa vie dans ce hameau, en face du mur de la prison n’avait rien de gai ; elle y resta cependant jusqu’à ma libération. Pendant la première année, elle ne fut autorisée à me voir qu’une fois tous les deux mois, et toutes nos entrevues avaient lieu en présence d’un gardien, assis entre nous deux. Mais quand elle se fut établie à Clairvaux et qu’elle eut déclaré sa ferme intention d’y rester, on lui permit bientôt de me voir tous les jours dans une des petites maisons occupées par un poste de gardiens, dans l’enceinte de la prison, et on m’apporta ma nourriture de l’auberge où elle demeurait. Plus tard, nous eûmes même l’autorisation de nous promener dans le jardin du directeur, — tout en étant toujours étroitement surveillés, et d’ordinaire un de nos camarades partageait notre promenade.

Je fus très surpris de découvrir que la prison centrale de Clairvaux offrait tout à fait l’aspect d’une petite ville manufacturière, entourée de potagers et de champs de blé, le tout environné d’un mur d’enceinte. Le fait est que si les pensionnaires d’une prison centrale française dépendent peut-être plus du bon plaisir et des caprices du directeur et des gardiens qu’ils ne paraissent en dépendre dans les prisons anglaises, ils sont traités cependant d’une façon beaucoup plus humaine que de l’autre côté de la Manche. On a renoncé depuis longtemps en France à cet esprit de vengeance, reste du moyen âge, qui règne encore dans les prisons anglaises. Le prisonnier n’est pas contraint de dormir sur des planches et il n’a pas un matelas tous les deux jours ; dès le jour de son arrivée dans la prison, il reçoit un lit convenable et il le garde. On ne l’oblige pas à faire un travail dégradant, soit à grimper dans une roue ou à faire de l’étoupe ; il est employé, au contraire, à un travail utile, et c’est pour cela que la prison de Clairveaux ressemble à une ville manufacturière, dans laquelle près de 1600 prisonniers fabriquent des meubles en fer, des cadres pour tableaux, des miroirs, des mètres, du velours, de la toile, des corsets, de petits objets de nacre, des sabots, etc.

Si l’insubordination est punie de châtiments abominables (que j’ai racontés dans mon livre sur les prisons, dont le chapitre concernant la France fut reproduit par le Temps), on ne pratique plus la flagellation comme cela se fait encore dans les prisons anglaises : un pareil traitement serait absolument impossible en France. En somme, la prison centrale de Clairvaux peut être considérée comme une des meilleures prisons d’Europe. Et pourtant, les résultats obtenus à Clairvaux sont aussi mauvais que dans toute autre prison construite d’après le vieux ou le nouveau système. « Le mot d’ordre est aujourd’hui de dire que les prisonniers deviennent meilleurs dans nos prisons, me disait un jour un des fonctionnaires de l’administration pénitentiaire. C’est une absurdité et je ne me laisserai jamais aller à dire un pareil mensonge. »

* * *

La pharmacie de Clairvaux se trouvait au-dessous des chambres que nous occupions, et nous avions de temps en temps quelques rapports avec les prisonniers qui y étaient employés. L’un d’eux était un homme aux cheveux gris, âgé d’une cinquantaine d’années, qui achevait sa peine au moment où nous faisions la nôtre. Son départ de la prison fut touchant. I1 savait qu’il reviendrait dans quelques mois ou quelques semaines, et il pria le docteur de lui conserver sa place à la pharmacie. I1 n’en était pas à son premier séjour à Clairvaux, et il savait que ce ne serait pas le dernier. Il n’avait pas une âme au monde auprès de laquelle il pût passer ses vieux jours, à sa sortie de prison, « Qui voudra me donner du travail ? disait-il. Est-ce que j’ai un métier ? Aucun ! Une fois dehors, il me faudra retourner auprès de mes vieux camarades ; eux, au moins, me recevront sûrement comme un vieil ami. »

Il buvait alors un coup de trop en leur compagnie, on s’excitait en paroles à quelque bonne farce, un de ces bons coups qui finissent par un vol, et moitié par faiblesse de volonté, moitié pour obliger ses seuls amis, il prenait part à l’affaire et se faisait pincer une fois de plus. C’est ce qui lui était déjà arrivé plusieurs fois dans sa vie. Cependant deux mois s’étaient écoulés depuis qu’il avait été libéré, et il n’était pas encore revenu à Clairvaux. Alors les prisonniers et même les gardiens commencèrent à être inquiets à son sujet. « A-t-il eu le temps d’aller se faire juger dans un autre ressort, qu’il n’est pas encore de retour ?

« — Espérons qu’il ne s’est pas trouvé mêlé à quelque méchante affaire, » disait-on. « Ce serait dommage : un si brave homme, et si tranquille ! » Mais on apprit bientôt par une lettre venant d’une autre prison que le vieux y était enfermé et qu’il cherchait à se faire transférer à Clairvaux.

Les vieux prisonniers offraient le plus pitoyable spectacle. Beaucoup d’entre eux avaient commencé à connaître la prison dès l’enfance ou dans leur première jeunesse, d’autres à l’âge mûr. Mais « une fois en prison, c’est la prison pour toujours » et l’expérience prouve la vérité de cet adage. Et quand ils ont atteint ou passé la soixantaine, ils savent qu’ils finiront forcément leur vie entre les quatre murs d’une prison. Pour hâter leur mort, l’administration pénitentiaire les envoyait travailler dans des atÉliers où l’on fabrique des chaussons de feutre faits avec toutes sortes de déchets de laine.

La poussière soulevée dans ces atÉliers ne tardait pas à communiquer à ces vieillards la phtisie qui finissait par les emporter. Alors quatre codétenus emportaient le vieux camarade dans la fosse commune ; le gardien fossoyeur et son chien noir étaient les seuls êtres qui suivaient le cortège. Et tandis que l’aumônier de la prison marchait en tête, marmottant machinalement ses prières et regardant distraitement les châtaigniers et les pins qui bordaient la route, et que les quatre camarades portant le cercueil se réjouissaient de leur liberté momentanée, le chien noir était peut-être le seul être vivant qui parût touché par la solennité de la cérémonie.

Quand on fit en France la réforme des prisons centrales, on crut qu’on pourrait y appliquer le principe du silence absolu. Mais cela est si contraire à la nature humaine que l’application stricte du régime dut être abandonnée, d’autant plus que la défense de parler n’est nullement un obstacle pour empêcher les prisonniers de communiquer entre eux.

Pour l’observateur placé au dehors, la prison paraît être complètement muette ; mais en réalité la vie circule entre ses murs, aussi active que dans une petite ville. A voix étouffée, à l’aide de mots murmurés, vivement jetés en passant, ou de bouts de papier griffonnés à la hâte, toutes les nouvelles offrant quelque intérêt se répandent immédiatement par toute la prison. Rien ne peut arriver, soit parmi les détenus eux-mêmes, soit dans la Cour d’honneur, où sont situés les logements de l’administration, soit dans le village de Clairvaux, où les industriels logent, soit dans le vaste monde du Paris politique, qui ne soit aussitôt communiqué à travers tous les dortoirs, les atÉliers et les cellules. Les Français sont d’une nature trop communicative pour qu’on puisse les empêcher complètement de parler. Nous n’avions aucun rapport avec les prisonniers de droit commun et pourtant nous savions toutes les nouvelles du jour.

— Jean, le jardinier, est revenu pour deux ans.

— La femme de tel inspecteur a eu une scène terrible avec la femme d’Untel. Jacques, qui est en cellule, a été pris au moment où il remettait un mot amical à Jean de l’atelier des encadreurs... Cette vieille bête de X... n’est plus ministre de la justice : le ministère est tombé... » et ainsi de suite. Et quand on apprenait « que Jean venait d’échanger deux gilets de flanelle contre deux paquets de tabac de cinquante centimes, » la nouvelle se répandait en un clin d’œil dans toute la prison.

Les demandes de tabac pleuvaient chez nous. Un petit huissier, détenu dans la prison, voulant me faire passer un billet pour demander à ma femme, qui demeurait dans le village, d’aller voir de temps en temps la sienne qui s’y trouvait aussi, un nombre considérable de détenus prirent le plus vif intérêt à la transmission de ce message, qui dut passer par je ne sais combien de mains avant d’arriver à destination. Et quand il y avait quelque chose qui pût nous intéresser particulièrement dans un journal, celui-ci nous parvenait par la voie la plus inattendue, avec un petit caillou enveloppé dedans, pour permettre de le lancer par-dessus le mur élevé de notre jardin.

Le régime cellulaire n’empêche pas non plus les détenus de communiquer entre eux. Quand nous arrivâmes à Clairvaux et qu’on nous logea dans le quartier cellulaire, il faisait un froid terrible dans les cellules ; un tel froid que j’avais les mains engourdies et que lorsque j’écrivis à ma femme, qui était alors à Paris, elle ne reconnut pas mon écriture. On donna l’ordre de chauffer les cellules autant que possible, mais on avait beau faire, elles restaient toujours aussi froides. On s’aperçut alors que toutes les conduites d’air chaud étaient bouchée par de petits bouts de papier, des fragments de billets, des canifs et toutes sortes de menus objets que des générations de détenus y avaient cachés.

Martin, cet ami dont j’ai déjà parlé, obtint l’autorisation de faire une partie de sa peine en cellule. Il préférait l’isolement à la vie en commun avec une douzaine de camarades, et on le mit dans le bâtiment où se trouvaient les cellules. A son grand étonnement il s’aperçut qu’il n’était pas du tout seul dans sa cellule. Les murailles et les trous des serrures parlaient tout autour de lui. Dans l’espace d’un jour ou deux tous les détenus du quartier cellulaire savaient qui il était, et de son côté il avait lié connaissance avec tous les prisonniers du bâtiment. Entre ces cellules en apparence isolées, toute une vie circulait comme dans une ruche d’abeilles ; seulement cette vie prenait souvent un caractère tel qu’elle appartient entièrement au domaine de l’aliénation mentale. Krafft-Ebing lui-même ne se faisait pas une idée des aberrations auxquelles arrivent certains prisonniers enfermés en cellule.

Je ne répéterai pas ici ce que j’ai dit dans mon livre « In Russian and French Prisons », que j’ai publié en Angleterre en 1886, aussitôt après ma sortie de Clairvaux, sur l’influence morale qu’exercent les prisons sur les détenus. La population des geôles se compose d’éléments hétérogènes ; mais en ne considérant que ceux qui sont habituellement désignés sous le nom de criminels proprement dits, et sur lesquels nous avons entendu dire tant de choses dans ces derniers temps par Lombroso et ses disciples, je fus particulièrement frappé par ce fait, que les prisons, qui sont considérées comme un moyen préventif contre les délits anti-sociaux, sont justement l’institution qui contribue le plus à les multiplier et à les aggraver, par suite de « l’éducation pénitentiaire » que reçoivent les détenus. Chacun sait que le manque d’instruction, un dégoût de tout travail régulier, contracté dès l’enfance, l’incapacité physique d’un effort soutenu, l’amour des aventures, la passion du jeu, l’absence d’énergie et le défaut de volonté, ainsi que l’indifférence à l’égard du bonheur d’autrui, sont les causes qui amènent cette catégorie d’individus devant les tribunaux. Or, je fus profondément frappé pendant mon séjour à Clairvaux de ce fait que ce sont précisément ces défauts de la nature humaine - et chacun d’eux en particulier — qui sont développés chez les détenus. La prison les développe nécessairement parce qu’elle est la prison, et elle les développera aussi longtemps qu’il y aura des institutions de ce genre.

En effet, il est certain que la détention prolongée détruit nécessairement, fatalement, l’énergie d’un homme, et elle tue plus encore en lui la volonté. L’homme ne trouve pas dans la vie de la prison le moyen d’exercer sa volonté. En avoir une, pour un détenu, c’est se préparer sûrement des misères. La volonté du détenu doit être brisée, et elle l’est. On trouve encore moins l’occasion d’exercer le besoin d’affection, inné dans l’homme, car tout est combiné de façon à empêcher tout rapport entre le prévenu et ceux pour lesquels il éprouve quelque sympathie, soit au dehors, soit parmi ses camarades. Physiquement et intellectuellement il est rendu de plus en plus incapable d’un effort soutenu ; et s’il a eu autrefois le dégoût du travail régulier, ce dégoût ne fait que s’accroître pendant les années de détention. Si, avant d’entrer pour la première fois en prison, il se sentait dégoûté d’un travail monotone, qu’il ne pouvait faire convenablement faute de connaître à fond aucun métier, ou s’il avait de la répugnance pour un travail mal rétribué, son dégoût se change maintenant en haine. S’il avait quelque doute au sujet de l’utilité sociale des lois morales courantes, il les jette maintenant par-dessus bord, dès qu’il a pu juger les défenseurs officiels de ces lois et apprendre de ses codétenus leur opinion à ce sujet. Et si le développement morbide du côté passionné et sensuel de sa nature l’a entraîné à des actes mauvais, ce caractère morbide se développe encore davantage quand il a passé quelques années en prison — et dans beaucoup de cas d’une façon effrayante. C’est à ce point de vue — le plus dangereux de tous — que l’éducation pénitentiaire est le plus funeste.

J’avais vu en Sibérie quels abîmes de corruption, quels foyers de dépravation physique et morale étaient les vieilles geôles russes, sales, encombrées de détenus, et à dix-neuf ans, je m’imaginais que l’institution pourrait être améliorée considérablement, si on n’entassait pas ainsi les détenus, si on les divisait en un certain nombre de groupes et si on leur faisait faire un travail sain. Il fallait maintenant renoncer à ces illusions. Je pouvais me convaincre qu’au point de vue des effets produits sur les condamnés et des résultats obtenus pour la société en général, les meilleures prisons réformées, cellulaires ou non, sont aussi mauvaises, ou même pires, que les sales geôles d’antan.

Ces maisons modernes ne réforment certainement pas les détenus. Au contraire, dans l’immense et écrasante majorité des cas, elles exercent sur eux les plus désastreux effets. Le voleur, l’escroc, le brutal, etc., qui a passé quelques années en prison, en sort forcé, plus que jamais, à reprendre son ancien métier ; il y est mieux préparé ; il a appris à mieux l’exercer ; il est plus acharné contre la société et il trouve une justification plus fondée à se révolter contre les lois et les usages. Il doit nécessairement, inévitablement, commettre de nouveau les actes anti-sociaux, qui l’ont amené une première fois devant les tribunaux ; mais les fautes qu’il commettra après son incarcération seront plus graves que celles qui l’ont précédée ; et il est condamné à finir sa vie en prison ou dans une colonie pénitentiaire. Dans le livre cité plus haut, je disais que les prisons sont « des universités du crime, entretenues par l’État. » Et maintenant, en songeant à cette expression à quinze ans de distance, je ne puis que la confirmer, car elle s’appuie sur toute l’expérience que j’ai acquise depuis.

Je n’ai personnellement aucune raison de me plaindre en quoi que ce soit des années que j’ai passées à Clairvaux. Un homme actif et indépendant souffre tellement de se voir privé de liberté et condamné à une inactivité relative, que toutes les petites misères de la vie de prison sont sans importance. Quand nous entendions parler de l’activité politique intense qui se manifestait en France, nous ressentions naturellement plus vivement notre inactivité forcée. La fin de la première année, surtout pendant les sombres jours d’hiver, est toujours pénible pour les détenus. Et quand le printemps revient on sent plus fortement que jamais la privation de la liberté. Quand je voyais de mes fenêtres les prairies se couvrir de leur robe de verdure et les collines se voiler d’une brume printanière, ou quand j’apercevais un train fuyant dans la vallée entre les collines, j’éprouvais sans doute un désir violent de le suivre, de respirer l’air des bois, de me sentir emporté par le flux de la vie humaine vers une ville pleine d’activité. Mais celui qui lie sa destinée à celle d’un parti avancé doit être préparé à passer un certain nombre d’années en prison et il ne doit pas s’en plaindre. Il sent que même pendant sa détention, il ne cesse pas tout à fait de contribuer pour sa part à la marche du progrès de l’humanité, qui développe et fortifie les idées qui lui sont chères.

A Lyon, les gardiens étaient d’une brutalité incroyable : nous tous — mes camarades, ma femme et moi-même eûmes l’occasion de nous en convaincre. Mais après quelques escarmouches tout s’était arrangé. Du reste, l’administration savait bien que nous avions pour nous la presse parisienne et elle ne tenait pas à s’attirer les foudres de Rochefort ou les critiques cinglantes de Clemenceau. A Clairvaux il ne fut pas nécessaire d’en venir là, l’administration tout entière ayant été changée avant notre arrivée. Un détenu avait été tué dans sa cellule par les gardiens, et on avait pendu son cadavre pour simuler un suicide ; mais cette fois l’affaire fut ébruitée par le médecin. Le directeur fut destitué et à partir de ce moment un régime meilleur fut établi. Pour ma part, j’emportai de Clairvaux le meilleur souvenir de son directeur ; et je songeai plus d’une fois, pendant mon séjour là-bas, que les hommes sont après tout souvent meilleurs que les institutions, qu’ils servent. Mais n’ayant aucun grief personnel, je puis d’autant plus librement et de la façon la plus absolue condamner l’institution elle-même, comme un reste du sombre passé, défectueux dans son principe, et comme une source inépuisable de mal pour la société.

Je dois aussi mentionner une chose qui m’a frappé peut-être plus encore que l’action démoralisatrice des prisons sur les détenus. Quel foyer d’infection est chaque prison, et même chaque tribunal, pour ceux qui les entourent, pour les gens qui vivent dans leurs voisinage ! Lombroso a fait beaucoup de bruit autour du « type du criminel », qu’il croit avoir découvert parmi les pensionnaires des geôles. S’il avait observé avec la même attention les gens qui gravitent autour d’un tribunal — agents secrets, espions, avocats marrons, délateurs, attrape-nigauds, etc., il serait probablement arrivé à cette conclusion que son « type de criminel » n’est pas confiné entre les murs des prisons, et que son domaine est beaucoup plus vaste. Je n’ai jamais vu une collection de visages d’une humanité plus ignoble et plus inférieure à la moyenne du type humain, que celle que je vis autour et à l’intérieur du palais de justice de Lyon, où ces gens rôdaient par douzaines. Je n’ai certainement rien rencontré de pareil dans l’enceinte de Clairvaux. Dickens et Cruikshank ont immortalisé quelques-uns de ces types ; mais ils représentent tout un monde qui gravite autour des tribunaux et contamine tout ce qui se trouve autour de lui. Et cela est vrai de toutes les maisons centrales, comme celle de Clairvaux. Toute une atmosphère de menus vols, de petites escroqueries, d’espionnage et de corruption de tous genres se répand de tous côtés, pareille à une tache d’huile, autour de chaque prison. J’ai vu tout cela, et si je savais déjà avant ma condamnation que le système actuel de répression est mauvais, j’avais appris en quittant Clairvaux, que ce système est non seulement mauvais et injuste, mais que c’est une pure folie de la part de la société d’entretenir à ses frais, inconsciemment ou dans une feinte ignorance de la réalité, ces « universités du crime » et ces sentines de corruption, sous ce prétexte qu’elles lui sont nécessaires pour refréner les instincts criminels de quelques hommes.