Mémoires d’un révolutionnaire/VI8

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AUTOUR D'UNE VIE
SIXIÈME PARTIE — Chapitre VIII.
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Chapitre VIII


MES AVENTURES AVEC LA POLICE SECRÈTE. — AMUSANT RAPPORT D’UN AGENT SECRET. — MOUCHARDS DÉMASQUÉS. — UN FAUX BARON. — CONSÉQUENCE DE L’ESPIONNAGE.


Tout révolutionnaire rencontre sur sa route un certain nombre d’espions et d’agents provocateurs, et j’en ai rencontré ma bonne part. Tous les gouvernements dépensent des sommes considérables d’argent pour entretenir ce genre de reptiles. Mais ils sont surtout dangereux pour les jeunes gens. Celui qui a une certaine expérience de la vie et des hommes ne tarde pas à découvrir que ces créatures portent en elles quelque chose qui le met sur ses gardes. Ils sont recrutés dans la lie de la société, parmi les individus tombés au dernier degré de dépravation morale, et celui qui observe le caractère moral des gens qu’il a l’occasion de rencontrer, ne tarde pas à démêler dans les manières de ces « piliers de la société » quelque chose de répulsif. Il se pose alors à lui-même cette question : « Qu’est-ce qui m’amène cet individu ? Que diable peut-il bien avoir de commun avec nous ? » Dans la plupart des cas, cette simple question suffit à mettre un homme sur ses gardes.

Quand j’arrivai pour la première fois à Genève, l’agent du gouvernement russe chargé d’espionner les réfugiés était bien connu de nous tous. Il portait le nom de comte X... ; mais comme il n’avait ni valet de pied, ni voiture sur laquelle il put étaler sa couronne de comte et ses armes, il les avait fait broder sur une sorte de paletot que portait son petit chien. Nous l’apercevions de temps en temps dans les cafés, sans lui parler ; c’était au fond un « inoffensif » qui se contentait d’acheter dans les kiosques les publications des exilés — auxquelles il joignait probablement tels commentaires qu’il croyait devoir faire à ses chefs.

Une autre sorte d’individus commencèrent à affluer à Genève, lorsque le nombre des réfugiés appartenant à la jeune génération devint plus considérable ; et cependant, nous arrivions aussi à les connaître d’une façon ou de l’autre.

Quand un étranger apparaissait à notre horizon, on l’interrogeait avec la franchise habituelle des nihilistes sur son passé, sur ses projets actuels, et on s’apercevait bientôt à qui on avait affaire. La franchise dans les relations réciproques est toujours le meilleur moyen d’établir de bons rapports entre les hommes. Mais en pareil cas elle était inestimable. Beaucoup de gens que personne de nous ne connaissait, même pour en avoir entendu parler, des gens absolument étrangers aux cercles révolutionnaires, arrivaient à Genève, et un grand nombre d’entre eux établissaient les relations les plus amicales avec la colonie des réfugiés, quelques jours ou même quelques heures après leur arrivée ; mais d’une façon ou de l’autre les espions ne réussissaient jamais à devenir de nos amis. Un espion pouvait avoir avec nous des connaissances communes ; il pouvait fournir les références les meilleures et même quelquefois exactes sur son passé en Russie ; il pouvait posséder à la perfection l’argot et les manières des nihilistes, mais il ne pouvait jamais s’assimiler ces idées morales nihilistes spéciales qui s’étaient développées parmi la jeunesse russe — et cela suffisait pour le tenir à distance de notre colonie. Les espions peuvent tout feindre, excepté ces idées morales.

Lorsque je travaillais avec Reclus, il y avait à Clarens un de ces individus, que nous évitions de fréquenter. Nous n’avions aucun renseignement sur son compte, mais nous sentions qu’il n’était pas des nôtres, et comme il cherchait à pénétrer dans notre société, nous conçûmes des soupçons à son endroit. Je ne lui avais jamais adressé la parole et c’est pour cela qu’il me recherchait particulièrement. Voyant qu’il ne pouvait pas m’approcher par les voies ordinaires, il se mit à m’écrire des lettres, me donnant des rendez-vous mystérieux dans des buts mystérieux, soit dans les bois, soit en des lieux analogues. Par plaisanterie, j’acceptai une fois son invitation et je vins à l’endroit désigné, suivi à distance par un de mes bons amis ; mais le gaillard, qui avait probablement un complice, devait avoir appris que je n’étais pas seul et il ne vint pas. Je fus ainsi privé du plaisir de lui adresser jamais un simple mot. En outre, je travaillais à cette époque avec tant d’ardeur que toutes mes minutes étaient prises, soit par la géographie de Reclus, soit par Le Révolté et que je n’avais pas le temps de conspirer. Nous apprîmes cependant plus tard que cet individu envoyait à la Troisième Section des rapports détaillés sur les conversations supposées qu’il avait eues avec moi, sur mes prétendues confidences et sur les complots terribles que j’ourdissais à Pétersbourg contre la vie du tsar ! Et tout cela était pris pour argent comptant à Pétersbourg. Et en Italie, aussi. Quand Cafiero fut arrêté un jour en Suisse, on lui montra des rapports formidables d’espions italiens, qui avertissaient leur gouvernement que Cafiero et moi nous préparions à passer la frontière avec des bombes. Or je n’ai jamais été en Italie et je n’avais jamais eu la moindre intention de visiter ce pays.

Cependant, on ne peut pas dire que les espions fabriquent toujours leurs rapports de toutes pièces. Ils racontent souvent des choses vraies, mais tout dépend de la façon dont une histoire est racontée. Nous devons quelques joyeux moments à un rapport adressé au gouvernement français par un espion français qui nous suivit, ma femme et moi, lors de notre voyage de Paris à Londres en 1881. L’espion, jouant probablement un double rôle, comme ils le font souvent, avait vendu ce rapport à Rochefort, qui le publia dans son journal. Tout ce qu’il avait raconté dans ce rapport était exact, mais il fallait voir comment il le racontait !

Il écrivait par exemple : « Je pris un compartiment voisin de celui qu’occupaient Kropotkine et sa femme. » Parfaitement exact, il était là. Nous l’avions remarqué, car notre attention avait été attirée par sa mine désagréable d’abruti. « Ils parlaient russe tout le temps, pour n’être pas compris des autres voyageurs. » Encore très exact : nous parlions russe, comme nous le faisons toujours. « En arrivant à Calais, ils prirent tous les deux un bouillon. » Tout ce qu’il a de plus vrai : nous prîmes un bouillon. Mais c’est ici que commence la partie mystérieuse du voyage. « Après cela, ils disparurent tout à coup tous les deux, et je les cherchai en vain sur le quai et ailleurs, et quand ils reparurent, Kropotkine était déguisé et suivi d’un prêtre russe, qui ne le quitta pas jusqu’à son arrivée à Londres, où je perdis le prêtre de vue. » Tout cela était encore vrai. Ma femme avait un peu mal aux dents et je demandai au patron du buffet de nous laisser passer dans une chambre particulière, pour qu’elle pût soigner sa dent. Ainsi nous avions disparu en effet ; et comme nous devions traverser la Manche, je mis mon chapeau de feutre mou dans ma poche et je pris ma casquette de fourrure : j’étais donc « déguisé ». Quant au prêtre mystérieux, il était aussi là. Il n’était pas russe, mais c’est un détail : il portait en tout cas le costume des prêtres orthodoxes. Je l’avais aperçu debout devant le buffet et demandant quelque chose que personne ne comprenait : « Agua ! agua ! » répétait-il d’une voix plaintive. « Donnez donc un verre d’eau à ce monsieur, » dis-je au garçon. Là-dessus le prêtre se mit à me remercier de mon intervention, avec une effusion vraiment orientale. Ma femme eut pitié de lui et lui parla en différentes langues, mais il ne comprenait que le grec moderne. Il se trouva à la fin qu’il savait quelques mots des langues parlées par les Slaves du sud et nous comprîmes qu’il disait : « Je suis Grec, ambassade turque, à Londres ». Nous lui fîmes comprendre, surtout par signes, que nous allions aussi à Londres et qu’il pouvait faire le voyage avec nous.

Le plus amusant de l’histoire fut que je finis réellement par lui trouver l’adresse de l’ambassade turque, avant d’arriver à la gare de Charing Cross. Le train s’était arrêté en cours de route à quelque station et deux dames élégantes étaient montées dans notre compartiment de troisième classe qui était déjà au complet. Toutes deux avaient des journaux à la main. L’une était anglaise, et l’autre — une jolie personne à la taille svelte, qui parlait bien français — se donnait pour une anglaise. Après avoir échangé quelques mots avec moi, elle me demanda à brûle-pourpoint : « Que pensez-vous du comte Ignatiev ? » Et immédiatement après : « Allez-vous tuer bientôt le nouveau tsar ? » Je savais à quoi m’en tenir sur sa profession après ces deux questions ; mais songeant à mon prêtre, je lui dis : « Connaissez-vous par hasard l’adresse de l’ambassade de Turquie ? » — Telle rue, tel numéro, répondit-elle sans hésitation, comme une écolière qui récite sa leçon. « Vous pourriez, je suppose, me donner aussi l’adresse de l’ambassade de Russie ? — lui demandai-je et celle-ci m’ayant été donnée avec la même promptitude, je les communiquai toutes deux au prêtre. A notre arrivée à Charing Cross, la dame s’occupa avec tant d’empressement et d’obséquiosité de mon bagage, — elle voulait même porter avec ses mains gantées une lourde valise — que je lui dis finalement, à sa grande surprise : « Cela suffit ; les dames ne portent pas les bagages des messieurs. Allez-vous-en. »

Mais pour en revenir à mon espion français digne de foi, voici la suite de son rapport : « Il descendit à Charing Cross, mais il resta plus d’une demi-heure à la gare après l’arrivée du train, jusqu’à ce qu’il se fût assuré que tout le monde en était parti. Pendant ce temps je me tenais à l’écart, me dissimulant derrière un pilier. Quand ils virent que tous les voyageurs avaient quitté la gare, ils sautèrent tout à coup dans un cab. Je les suivis néanmoins et j’entendis l’adresse que le cocher donnait à la porte au policeman, — rue X***, numéro 12 — et je ne mis à courir derrière la voiture. Il n’y avait pas un fiacre dans le voisinage ; je courus ainsi jusqu’à Trafalgar Square, où j’en trouvai un. Alors je les suivis et je les vis descendre à l’adresse que je viens de citer. »

Tous les faits de ce récit sont parfaitement exacts, — l’adresse et le reste ; mais comme tout cela a l’air mystérieux ! J’avais prévenu un ami russe de mon arrivée, mais il y avait ce matin-là un épais brouillard et mon ami se réveilla trop tard. Nous l’attendîmes une demi-heure, et alors, laissant nos bagages à la consigne, nous partîmes en voiture pour nous rendre chez lui.

« Ils y restèrent jusqu’à deux heures, les rideaux tirés, et alors un homme de haute taille sortit de la maison et revint une heure après avec leurs bagages. » Même la remarque faite au sujet des rideaux était exacte : nous dûmes allumer le gaz à cause du brouillard et nous tirâmes les rideaux, pour ne pas avoir la vilaine vue d’une étroite rue d’Islington, ensevelie dans un épais brouillard.

* * *

Lorsque je travaillais avec Élisée Reclus à Clarens, j’allais tous les quinze jours à Genève pour m’occuper de la publication du Révolté. Un jour que je me rendais à l’imprimerie, on me dit qu’un Russe désirait me voir. Il avait déjà vu mes amis et leur avait dit qu’il venait pour m’engager à fonder un journal russe analogue au Révolté. Il offrait pour cela tout l’argent nécessaire. J’allai le trouver dans un café, où il se présenta à moi sous un nom allemand — disons : Tohnlehm — et me dit qu’il était originaire des provinces de la Baltique. Il se vantait de posséder une grande fortune en propriétés et en manufactures et il se montrait très irrité contre les projets de russification du gouvernement. En somme il produisait une impression difficile à définir, ni bonne, ni mauvaise, de sorte que mes amis insistaient pour me faire accepter son offre ; mais à première vue l’homme ne me revenait pas.

Du café, il me conduisit dans sa chambre d’hôtel ; là, il commença à se montrer moins réservé et plus sous son véritable jour, c’est-à-dire sous un jour encore plus désagréable. « Ne doutez pas de ma fortune, me dit-il ; j’ai fait une invention considérable. Il y a là gros d’argent à gagner. Je vais prendre un brevet, et j’en tirerai un fort bénéfice, que je consacrerai tout entier à la cause de la révolution en Russie. » Et il me montra, à mon étonnement, un affreux chandelier, dont toute l’originalité consistait à être très laid et à être muni de trois tiges de laiton destinées à recevoir la bougie. La plus pauvre ménagère n’aurait pas voulu d’un pareil bougeoir, et même s’il avait été breveté, pas un fabricant n’aurait voulu le payer à son inventeur plus de deux ou trois pièces de cent sous. « Un homme riche qui fonde des espérances sur un pareil chandelier ! Il ne doit pas en avoir vu de plus beaux, » pensais-je. Et j’en arrivai à cette conclusion, qu’il n’était pas riche du tout et que l’argent qu’il m’offrait n’était pas le sien. Je lui dis donc à brûle-pourpoint : « C’est parfait ; si vous avez tant envie de fonder un journal révolutionnaire russe et si vous avez de moi une opinion aussi flatteuse que vous le dites, vous n’avez qu’à déposer l’argent à mon nom dans une banque et à le mettre à mon entière disposition. Mais je vous avertis que vous n’aurez absolument rien a voir dans le journal. » — « Naturellement, naturellement, dit-il, je me contenterai d’y jeter un coup d’œil et de vous donner un conseil de temps en temps, et je vous aiderai à l’introduire en Russie en contrebande. » — « Non, non, rien de tout cela ! Vous n’avez pas besoin de me voir du tout ! » Mes amis étaient d’avis que j’étais trop dur à son égard ; mais quelque temps après nous reçûmes une lettre de Pétersbourg, nous avertissant que nous aurions la visite d’un espion de la Troisième Section, du nom de Tohnlehm. Le chandelier nous avait alors rendu un grand service.

Que ce fût par un chandelier ou par tout autre chose, ces gens-là se trahissaient toujours de quelque façon. Pendant notre séjour à Londres en 1881, nous reçûmes, un matin de brouillard, la visite de deux Russes. J’en connaissais un de nom ; l’autre, un jeune homme qu’il recommandait comme un de ses amis, était un étranger qui avait consenti à l’accompagner dans un voyage de quelques jours en Angleterre. Comme il était introduit par un ami, je n’avais pas sur lui le moindre soupçon ; mais j’étais très occupé ce jour-là par quelque travail et je priai un autre camarade, qui demeurait tout près de nous, de leur trouver des chambres et de les promener dans Londres. Ma femme ne connaissait pas encore Londres à ce moment et elle alla avec eux. Dans l’après-midi elle rentra en me disant : « Sais-tu, cet homme ne me plaît pas du tout. Méfie-t’en. » — Pourquoi donc ? Qu’y a-t-il ? lui demandai-je. — « Rien, absolument rien, mais il n’est sûrement pas des nôtres. A la façon dont il traitait le garçon de café, et dont il maniait l’argent, j’ai vu tout de suite qu’il n’était pas des « nôtres », et s’il n’en est pas, pourquoi vient-il chez nous ? » Elle était si certaine que ses soupçons étaient fondés, que tout en accomplissant ses devoirs d’hospitalité, elle s’arrangea de façon à ne pas laisser le jeune homme seul dans mon cabinet, ne fût-ce qu’une minute. Nous nous mîmes à causer, et le visiteur commença à montrer de plus en plus la bassesse de son caractère, à tel point que son ami en avait honte pour lui, et lorsque je l’interrogeai avec plus de détails sur sa vie, les explications qu’il donna furent encore moins satisfaisantes. Nous étions tous les deux sur nos gardes. Bref, tous deux quittèrent Londres au bout de deux ou trois jours, et quinze jours plus tard je reçus une lettre de mon ami le Russe, où il s’excusait d’avoir introduit chez moi ce jeune homme, qui, d’après ce qu’on avait découvert, était un espion aux gages de l’ambassade de Russie à Paris. Je consultai alors une liste des agents secrets de la Russie en France et en Suisse, liste que nous autres réfugiés avions reçue récemment du Comité Exécutif, — car il avait partout des attaches à Pétersbourg — et j’y trouvai le nom du jeune homme, avec un simple changement de lettre.

* * *

La publication d’un journal, subventionné par la police avec un agent secret à sa tête, est un vieux moyen, auquel le préfet de police de Paris, Andrieux, eut recours en 1881. J’étais avec Élisée Reclus dans les montagnes de la Suisse, quand nous reçûmes une lettre d’un Français, ou plutôt d’un Belge, qui nous annonçait qu’il allait fonder un journal anarchiste à Paris et nous demandait notre collaboration. La lettre, remplie de flatteries, produisit sur nous une impression désagréable, et Reclus se rappela en outre vaguement avoir entendu le nom de notre correspondant au sujet d’une assez méchante affaire. Nous décidâmes de refuser notre collaboration, et j’écrivis à un ami de Paris que nous tenions avant tout à connaître d’une façon certaine la provenance de l’argent, avec lequel le journal devait être lancé. « Il vient peut-être des Orléanistes — c’est une vieille habitude de la famille d’avoir recours à ces moyens — et nous devons en connaître l’origine... » Mon ami de Paris, avec la franchise propre aux ouvriers, lut ma lettre dans une réunion, à laquelle assistait le futur éditeur du journal. Il feignit d’être offensé et je dus répondre à plusieurs lettres à ce sujet ; mais je m’en tins à ceci : « Si la personne en question a sérieusement l’intention de fonder un journal, il doit nous dire d’où vient l’argent. »

Il finit par le dire. Pressé de questions, il nous dit que l’argent lui venait de sa tante — une dame riche professant de vieilles idées, mais qui avait cédé à la fantaisie de son neveu et lui avait fourni l’argent. La dame n’était pas en France ; elle était établie à Londres. Nous insistâmes cependant pour avoir son nom et son adresse et notre ami Malatesta nous offrit d’aller la voir. Il se rendit chez elle avec un Italien de ses amis, marchand de meubles d’occasion. Ils trouvèrent une dame occupant un petit appartement, et pendant que Malatesta lui parlait et était de plus en plus convaincu qu’elle jouait simplement le rôle de tante dans cette comédie, son ami le brocanteur, jetant un coup d’œil circulaire sur les chaises et les tables, découvrit qu’elles avaient toutes été prises la veille - probablement en location — chez un marchand de meubles d’occasion, qui était son voisin. L’adresse du marchand était encore attachée aux chaises et aux tables. Cela ne prouvait pas grand-chose mais corroborait cependant nos soupçons. Je refusai absolument d’avoir le moindre rapport avec ce journal.

Le journal était d’une violence inouïe. Il n’y était question que d’incendie, d’assassinat, de bombes, de dynamite. Je rencontrai mon homme, le rédacteur du journal, au Congrès de Londres, et il me suffit de voir sa mine désagréable, de l’entendre dire quelques mots et de jeter un coup d’œil sur la femme qui l’accompagnait partout, pour avoir de lui une opinion arrêtée. Au Congrès, où il proposa toutes sortes de motions terribles, les délégués le tinrent à l’écart, et lorsqu’il insista pour avoir les adresses des anarchistes du monde entier, on lui opposa un refus qui n’était rien moins que flatteur

Pour abréger cette histoire déjà trop longue, il fut démasqué quelques mois plus tard, et dès le lendemain le journal disparut pour toujours. Deux ans après cette affaire, le préfet de police, Andrieux, publiait ses Mémoires ; il racontait dans son livre toute l’histoire de ce journal fondé par lui, et parlait de l’explosion organisée à Paris par ses propres agents, qui avaient mis une boîte de sardines, chargée de « quelque chose », sous la statue de Thiers.

On peut s’imaginer la quantité d’argent que ces sortes de choses coûtent à la France et à toutes les autres nations.

* * *

Je pourrais écrire plusieurs chapitres sur ce sujet, mais je me contenterai de raconter encore l’histoire de deux aventuriers qui s’est passée à Clairvaux.

Ma femme logeait dans l’unique auberge du petit village, qui s’est formé à l’ombre des murs de la prison. Un jour, l’hôtesse entra dans sa chambre avec une lettre de deux messieurs, qui venaient d’arriver à l’hôtel et désiraient voir ma femme. L’hôtesse intercédait de toute son éloquence en leur faveur... « Oh ! je connais mon monde, disait-elle, et je puis vous assurer madame, que ce sont des messieurs d’une correction parfaite. C’est tout ce qu’il y a de plus comme il faut. L’un d’eux s’est donné pour un officier allemand, mais il est sûrement baron ou « mylord » et l’autre, est son interprète. Ils vous connaissent très bien. Le baron va partir pour l’Afrique, peut-être pour ne jamais revenir, et il désire vous voir avant son départ.

Ma femme regarda l’adresse de la lettre, qui portait : « A madame la principesse Kropotkine (sic !), » et elle n’eut pas besoin d’autre preuve pour être fixée sur ces messieurs comme il faut. Quant au contenu de la lettre, il était encore pis que l’adresse. Le « baron » y parlait contre toutes les règles de la grammaire et du sens commun d’une communication mystérieuse qu’il désirait lui faire. Elle refusa tout carrément de recevoir le baron et son interprète.

Là-dessus, le baron écrivit à ma femme lettre sur lettre, qu’elle lui renvoya sans les décacheter.

Tout le village se partagea bientôt en deux camps ; l’un, avec l’hôtelière en tête, soutenait le baron ; l’autre, dirigé par son mari, lui était hostile. Tout un roman circula dans le village. « Le baron avait connu ma femme avant son mariage. Il avait dansé plusieurs fois avec elle à l’ambassade de Russie à Vienne. Il était encore amoureux d’elle, mais elle, la cruelle, refusait même de le voir un instant avant son départ pour une expédition périlleuse !... »

Puis ce fut l’histoire mystérieuse d’un enfant que nous aurions caché. « Où est leur enfant ? » demandait le baron. « Ils ont un fils, qui doit avoir maintenant six ans. — Où est-il ? » — « Elle ne se séparerait pas de son enfant, si elle en avait un, disaient les uns. — « Oui, ils en ont un, mais ils le cachent », soutenaient les autres.

Cette discussion fut pour nous deux une révélation intéressante. Elle prouvait que nos lettres étaient non seulement lues par l’administration de la prison, mais que leur contenu était communiqué également à l’ambassade russe. Lorsque j’étais à Lyon et que ma femme alla voir Élisée Reclus en Suisse, elle m’écrivit une fois que « notre gamin » allait très bien ; que sa santé était excellente et qu’ils avaient tous passé une soirée charmante pour fêter le cinquième anniversaire de sa naissance.

Je savais qu’elle voulait parler du Révolté, que nous appelions souvent dans nos conversations « notre gamin. »

Mais comme ces messieurs s’informaient maintenant de « notre gamin » et indiquaient même exactement son âge, il était évident que la lettre avait passé par d’autres mains que celles du directeur de la prison. Il était bon d’être averti.

Rien n’échappe à l’attention des habitants d’un petit village à la campagne et le baron éveilla aussi des soupçons. Il écrivit à ma femme une nouvelle lettre, encore plus éloquente que les précédentes. Maintenant, il lui demandait pardon d’avoir essayé de s’introduire auprès d’elle, en se faisant passer pour une de ses connaissances. I1 avouait qu’elle ne le connaissait pas ; mais qu’il était néanmoins animé de bonnes intentions. Il avait à lui faire une communication de la plus haute importance. Je courais un danger et il voulait en avertir ma femme. Le baron et son secrétaire sortirent dans la campagne pour se communiquer la lettre et se consulter sur sa rédaction — le garde-forestier les suivait à distance — mais ils ne s’entendirent pas et la lettre fut déchirée et jetée dans les champs. Le garde attendit qu’ils eussent disparu, ramassa les morceaux, les rassembla et lut la lettre. Une heure après, le village savait que le baron n’avait en réalité jamais connu ma femme ; le roman sentimental répété par le parti du baron s’écroulait de toutes pièces.

« Mais alors, ils ne sont pas ce qu’ils prétendaient être, » conclut à son tour le brigadier de gendarmerie ; « alors ce doit être des espions allemands, » — et il les arrêta.

Il faut dire pour sa défense qu’il y avait eu réellement à Clairvaux un espion allemand peu de temps auparavant. En temps de guerre les vastes bâtiments de la prison pourraient servir de dépôts pour les provisions ou de casernes pour les troupes, et l’état-major général allemand était sûrement intéressé à connaître l’intérieur des bâtiments et leur importance militaire. Un joyeux photographe ambulant arriva donc un beau jour dans notre village, se fit des amis de tous les habitants en les photographiant pour rien, et fut admis à photographier non seulement l’intérieur des cours de la prison, mais encore des dortoirs. Après cela, il partit pour quelque autre ville sur la frontière de l’est et y fut arrêté par les autorités françaises, parce qu’il fut trouvé porteur de documents militaires compromettants. Le brigadier, qui avait encore le souvenir tout frais de la visite du photographe, en conclut aussitôt que le baron et son secrétaire étaient aussi des espions allemands et les conduisit à la prison de la petite ville de Bar-sur-Aube. Là, ils furent relâchés le lendemain matin et le journal local annonça qu’ils n’étaient pas des espions allemands, mais « des personnes chargées d’une mission par une puissance amie ».

L’opinion publique se retourna alors contre le baron et son secrétaire. Leurs aventures ne finirent pas là. Après leur mise en liberté, ils entrèrent dans un petit café de village, et donnèrent en langue allemande un libre cours à leur mécontentement, tout en vidant une bouteille de vin. « Tu as été stupide, tu as été lâche, disait le prétendu interprète au prétendu baron. Si j’avais été à ta place, j’aurais tiré un coup de revolver sur le juge d’instruction. Qu’il essaie donc avec moi, il recevra une de ces balles dans la tête !... etc. ». Et il exhiba son arme.

Un voyageur de commerce qui était tranquillement assis dans un coin de la pièce, courut aussitôt rapporter au brigadier la conversation qu’il avait entendue. Le brigadier rédigea immédiatement procès-verbal et arrêta sur-le-champ le secrétaire, — un pharmacien de Strasbourg. Il fut traduit devant le tribunal de Bar-sur-Aube et attrapa un mois de prison, pour menaces proférées contre un magistrat dans l’exercice de ses fonctions.

Finalement les deux aventuriers quittèrent Clairvaux.

Ces histoires d’espionnage finirent d’une façon comique. Mais combien de tragédies, de tragédies terribles, ne devons-nous pas à ces misérables ! Que de vies précieuses perdues, que de familles dont le bonheur est brisé, simplement pour faire vivre dans l’aisance de pareils escrocs. Quand on pense aux milliers d’espions, à la solde de tous les gouvernements, qui circulent par le monde ; aux pièges qu’ils tendent à toutes sortes de gens irréfléchis ; aux vies humaines, qui parfois ont une fin tragique par leur faute, aux souffrances qu’ils sèment de tous côtés sur leur chemin ; aux sommes d’argent considérables dépensées pour l’entretien de cette armée, recrutée dans l’écume de la société ; aux vices qu’ils inoculent à la société en général, et jusqu’aux familles elles-mêmes ; quand on pense à tout cela, on ne peut s’empêcher de frémir devant l’immensité du mal qu’ils font. Et cette armée de misérables n’est pas limitée à ceux qui jouent le rôle d’espions auprès des révolutionnaires, et au système d’espionnage militaire. Il y a en Angleterre des journaux, surtout dans les villes d’eaux, dont les colonnes sont pleines d’annonces, faites par des « agences de renseignements » qui se chargent de recueillir toutes les pièces nécessaires pour divorcer, surveillent les maris au nom de leurs femmes, et les femmes au nom de leurs maris, pénètrent dans les familles, attrapent les imbéciles, et font tout ce qu’on leur demande, pourvu qu’on les paie en conséquence. Et pendant que les gens sont scandalisés des infamies du système d’espionnage découvert dernièrement en France dans les plus hautes sphères militaires, ils ne remarquent pas que parmi eux-mêmes, peut-être sous leur propre toit, des agents secrets, officiels ou privés, agissent de même et font pire encore.