Mémoires d’un seigneur russe/18

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Traduction par Ernest Charrière.
Hachette (p. 278-300).

dans le cabaret de Nicolas, et, quant aux autres, c’est après les avoir vus que j’ai recueilli quelques données sur eux.

Commençons par Obaldouï. Le vrai nom de cet homme est Evgraf Ivanof ; mais personne dans nos cantons ne le nomme autrement qu’Obaldouï, et lui-même se fait gloire de ce sobriquet, tant il a de justesse ; il sied on ne peut mieux à un homme de rien, à un brouillon, à un fâcheux dont les traits, comme les longs bras et la langue, sont dans une agitation continuelle[1]. C’était un domestique célibataire et ivrogne, que ses maîtres avaient depuis longtemps livré à lui-même : n’ayant d’occupation nulle part, ne recevant pas un sou de qui que ce fût, il trouvait cependant moyen de s’amuser chaque jour aux dépens d’autrui. Il avait un grand nombre de gens de connaissance qui le régalaient de thé et d’eau-de-vie, sans savoir eux-mêmes pourquoi, car il n’a jamais été amusant pour personne, et il a, au contraire, toujours fatigué tout le monde par son stupide bavardage, par son importunité de mouche ou de moustique, par son agitation fébrile et par son gros rire faux. Il n’a jamais su ni chanter, ni danser, ni gratter les cordes d’une guitare ; de sa vie il n’a dit un mot, je ne dis pas spirituel, mais seulement raisonnable ; il a de tout temps jacassé et déraisonné à travers champs ; ce n’est donc qu’un bavard, un braillard, un Obaldouï… et cependant il n’y a pas eu depuis vingt ans, à quarante verstes à la ronde, une orgie de gens du commun où sa longue figure n’ait soudain apparu au beau milieu des buveurs, tant on s’est accoutumé à supporter sa présence comme un mal inévitable. Il est vrai qu’on le traitait souvent comme un grand mauvais laquais, ce qui était encore au-dessus de ses mérites, puisqu’il n’avait pas même su l’être ; mais il n’y avait que le Dîkï—Bârine qui sût réprimer la verve de ce maroufle.

Morgatch n’avait aucun trait de ressemblance avec Obaldouï ; ce nom de Morgatch[2], ou le Clignoteur, est un sobriquet qui lui était venu on ne sait trop comment, car, en vérité, cet homme ne clignotait pas plus que les autres. Le peuple russe est naturellement porté à coiffer chacun d’un sobriquet, et l’homme qui a habité vingt lieux divers court grand risque d’avoir vingt sobriquets à sa charge, et ce serait miracle qu’ils fussent tous d’une égale justesse. Malgré tout mon désir de sonder un peu mieux le passé de cet homme, il reste pour moi, dans sa vie, et probablement pour beaucoup d’autres curieux, de nombreuses éclipses de lumière, ou, comme diraient les gens qui font des livres, des points qui demeurent enveloppés d’épaisses et impénétrables ténèbres. Tout ce que j’en ai su, c’est qu’il a été cocher dans la maison d’une vieille dame sans famille, qu’il prit la fuite avec les trois meilleurs des chevaux qui étaient confiés à ses soins, qu’il demeura introuvable pendant une année entière, et que, s’étant probablement convaincu des dangers et des misères de la vie errante, il revint de lui-même, mais boiteux, maigre, en haillons, mais repentant, mais rampant aux pieds de sa maîtresse ; que, par une conduite exemplaire, il fit oublier ses torts ; que peu à peu il rentra tout à fait en grâce, se concilia la pleine confiance de la dame ; qu’il devint l’intendant de son domaine, et qu’à la mort de l’excellente vieille personne, il se trouva, on ne sait comment, affranchi du servage, inscrit dans les matricules de la bourgeoisie, se fit fermier, colon, planteur sur les terres des propriétaires de nos environs ; qu’il fit fortune, et qu’il vit maintenant dans une agréable aisance.

C’est un homme expert, plein de prudence, ni bon ni méchant ; bon spéculateur, il connaît les hommes, et ne manque pas de les exploiter dans l’occasion. Il est circonspect et hardi au besoin, comme le renard ; il peut se montrer babillard comme une vieille femme, sans jamais dire un mot de plus qu’il ne veut, mais il fait dire aux autres ce qu’ils voudraient cacher. Au reste, il ne contrefait pas les imbéciles comme tant de rusés de sa sorte, et ce rôle lui serait par trop difficile ; car je n’ai jamais vu à personne des yeux si pénétrants, si pétillants d’esprit que les petits yeux fripons de cet honnête bourgeois. Il ne s’en sert pas, comme le commun, pour regarder les personnes à la face, mais pour voir à travers et en dedans, en dessous et derrière. Morgatch, parfois, médite des semaines entières une entreprise en apparence ordinaire et commune, et tout à coup on le voit lancé dans une affaire d’une témérité inouïe. Il va sûrement s’y casser le cou… Non, voyez, il a pris le haut du pavé, et tout marche sans encombre ni difficulté. Heureux, il a foi en son étoile ; il croit aux présages ; il est très-superstitieux On ne l’aime pas, il s’en soucie peu ; on a pour lui de la considération, et c’est à quoi il tient. Toute sa famille consiste en un fils encore imberbe, il raffole de cet enfant ; celui-ci ira loin ; il est formé à l’école de son père, qui est passé maître en toutes choses.

« Le petit Morgatchon est bien le fils de son père, » disent tout bas les vieillards assis en conseil, le soir dans la belle saison, sur les levées de terre qui chaussent le pied de leurs chaumières ; et tous ont garde d’ajouter un mot à cette petite phrase diplomatique.

L’entrepreneur est l’entrepreneur, et n’a presque pas d’autre nom dans le pays ; il est l’homme de ressources pour les fournitures en tout genre, depuis la viande, le poisson et la chandelle jusqu’à la brique, la pierre, la chaux et le bois de construction ; il vous fournira des maisons et un chien de chasse, il fera votre remonte de casseroles et d’allumettes phosphoriques. Il se contente du plus léger bénéfice, aussi est-il l’utile intermédiaire entre celui qui a et celui qui cherche ; il met en présence les gens qui peuvent se rapprocher, sinon il se fait modestement le trait d’union entre eux. On l’emploie à tout, parce qu’il est humble et actif ; il n’a aucune maison de commerce, mais il n’est pas de commerçant et de fabricant qui ne le connaisse et ne le ménage. Il fait de bonnes et honnêtes affaires sans qu’on voie rien paraître chez lui qui prouve qu’il y ait gagné un surcroît d’aisance ou bien qu’il en tire vanité auprès des autres. Tel il était il y a quinze ans, tel il est aujourd’hui ; et s’il est un point où son amour-propre puisse paraître un moment, ce n’est que sur l’agrément de sa voix et sur son talent de chanteur.

Passons à Turc-Iachka ou Iakof, son émule de chant, et disons d’abord que son sobriquet de Turc lui vient de ce qu’en effet il eut pour mère une femme turque, amenée en Russie prisonnière. Cet homme, avec ses dehors grossiers, est artiste dans l’âme, artiste dans toute l’acception du mot ; et, par état, il est puiseur au cuvage d’une fabrique de papier appartenant à un marchand du voisinage[3].

Quant à Sauvage-Monsieur, je veux dire Dîkï-Bârine, je ne serai pas si sobre de détails, la haute civilisation où le monde est parvenu ayant eu le singulier effet de répandre le goût des sauvages. Au reste, je me hâte de dire que celui-ci est plus énigmatique, moins sauvage et moins monsieur que son sobriquet ne pourrait le faire croire.

La première impression que produit l’aspect de cet homme est le sentiment d’une force brute, rude, lourde, oppressive, indomptable, stupéfiante ; il doit avoir la santé d’un Hercule taillé dans un cœur de chêne à coups de hache, sauf qu’il y a dans ce bloc de chêne de la vie pour dix hommes. Si vous ne voulez pas de lui présenté comme un Alcide, je puis tout aussi bien vous le recommander comme un ours ; mais je vous préviens que mon ours a une grâce à lui, une grâce incontestable, provenant, à mon avis, de la belle et placide foi qu’il a dans sa puissance d’ours humain. Il est fort difficile de deviner, surtout à première vue, à quelle catégorie sociale on peut rapporter ce personnage. Ce qu’on pose en fait à son égard est tout négatif : ce n’est ni un domestique de seigneur, ni un bourgeois, ni un agent d’affaires ou un homme de loi ruiné et retiré ; c’est encore moins un gentilhomme, un Jean sans Terre, victime de ses folies, ou un veneur, ou un braconnier, ou un spadassin, ou un parasite. Il est ce qu’il est, un homme taillé en force, d’une humeur inoffensive, qui veut ce qu’il veut, et à qui on cède toujours sans y penser. On ignore généralement ce qui nous a valu son affection probable pour notre district ; quelques-uns ont émis l’opinion qu’il descendait certainement d’une famille d’odnovortsis, et qu’il avait être au service militaire, à moins que ce ne fût plutôt au service civil, dans la partie administrative, si ce n’est dans la partie judiciaire. Le fait est qu’on ne saurait rien articuler de positif, et que lui seul, au fond, pourrait rédiger son curriculum vitæ si toutefois il sait écrire, ce qui est encore son secret. Quant à le faire parler, on a pu s’apercevoir qu’il est, de sa nature, silencieux et passablement morose.

Il reste à se demander de quoi il subsiste ; ce qui paraît certain, c’est qu’il n’exerce aucune profession, aucun métier, aucun trafic ; il ne va chez personne qu’on puisse nommer, il ne recherche la connaissance de qui que ce soit au monde, et pourtant on ne l’a jamais vu sans argent et il ne prend jamais rien à crédit. Comme rien en lui n’indique la modestie, je ne dirai pas qu’il se conduit modestement, mais d’une manière paisible ; il vit en homme qui, indépendant de toute sujétion, a pris le parti, une fois pour toutes, de ne remarquer personne. En parlant de lui, on ne le désignait que par le sobriquet de Dîkï-Bârine, mais en lui adressant la parole directement, on l’appelait Pérévléçof. On n’a jamais observé qu’il travaillât à prendre de l’ascendant sur les petites gens, et pourtant il avait positivement une très-grande influence dans tout le district ; on lui obéissait sans le moindre retard et de bon gré, quoiqu’il n’eût aucun droit à donner des ordres, et qu’il ne laissât même pas soupçonner qu’il eût quelque prétention à la docilité des gens avec qui le hasard le mettait en contact.

Eh bien, il dit un mot, il fait un signe, et il est obéi. C’est là un privilège de la force ; l’idée qu’elle peut avancer fait qu’on recule, l’idée qu’elle peut entraîner fait qu’on vient à elle. Il ne buvait presque point de spiritueux, ne parlait pas du tout aux femmes, mais il adorait le chant, d’hommes ou de femmes, indifféremment.

Ce caractère attirait l’attention bien plus puissamment que toute énigme, que toute inscription, que tout mystère créé à plaisir dans les mille combinaisons qui peuvent jaillir de l’invention humaine ; mais un homme pris en lui-même, et servant de thème à étudier, ce sont des abîmes à sonder, c’est quelque chose comme l’infini, car l’homme vient de Dieu. Il me semble que dans Pérévléçof couvent des forces extraordinaires qu’il tient tristement enchaînées au fond de lui, sachant que si une fois elles se soulevaient et s’élançaient au dehors, l’air libre les enivrerait à l’instant, et que dans leur expansion elles le briseraient avec tout ce qu’elles rencontreraient sur leur passage. Et je me trompe fort si dans la vie de cet homme il n’est pas déjà arrivé quelque chose de semblable, si, éclairé par l’expérience, après s’être à grand'peine préservé d’un sort funeste, il ne se tient pas lui-même impitoyablement, despotiquement, dans une contrainte et une surveillance sévères qui absorbent tout son temps et toutes ses facultés. Ce qui m’a le plus frappé dans Pérévléçof, c’est cet instinct d’une violence native, d’une férocité innée, dont on surprend dans son regard les vagues impulsions comprimées avec peine, joint à une noblesse de cœur tout aussi naturelle ; mélange qui ne s’est offert à mon observation dans aucun autre homme au même degré.

L’entrepreneur, debout entre le comptoir et le coin qu’il venait de quitter, ferma les yeux à demi, et entonna, d’un fausset très-élevé, un air du pays, que j’entendais pour la première fois, et qui n’est guère abordable qu’à des voix sûres et capables d’atteindre avec cette pureté aux plus hauts registres. La voix de notre homme était en somme douce et agréable, mais un peu grenelée, pointillée, émiettée ; il s’en jouait comme d’un beau joujou étincelant de rubis, qu’on fait tourner : le son semblait partir de la nue pour descendre et remonter sans cesse dans les spirales d’un escalier de cristal inondé de soleil : et de ces hauteurs imperceptibles il laissait pleuvoir des nuées de mélodies éblouissantes qui flottaient et ondulaient avec grâce, puis il s’en détachait des points d’orgue magiques et semblables à des étoiles filantes, qui se perdaient dans le silence… et après ces pauses, qui laissaient à peine le loisir de respirer, il se faisait de ces reprises d’un éclat et d’une hardiesse à emporter l’âme.

Dans les évolutions rapides de son chant, à des motifs assez fiers il en faisait succéder de plaisants, et l’art parfait avec lequel il ménageait les transitions m’intéressait plus que ses trilles et ses roulades, quelque prodigieux qu’ils fussent par leur netteté mélodique. Tout dilettante eût été charmé d’entendre ce que j’entendais ; un Allemand en eût gémi et murmuré. C’est un tenore di grazia russe ; il serait goûté à Milan, à Venise et à Naples, et comme ténor léger à Paris. Ce qu’il chantait, c’était au fond un joyeux air de danse, dont les paroles, autant que j’ai pu les saisir à travers les interminables fioritures, les consonnes ajoutées, les voyelles décuplées en notes d’agrément et les exclamations en fusées de signal, étaient un développement de cette première idée :


Je bêchais, moi, jeune jeunette,
Un petit carré de terrain,
Et je semais, gaie et simplette,
Le grain,
Le grain de l’humble pâquerette
Du pavot et du romarin ;
Le beau Kouzma dont l’œil me guette…


Il chantait, tous l’écoutaient avec beaucoup d’attention. Il sentait manifestement qu’il avait devant lui des juges expérimentés et capables ; aussi ne tenait-il pas dans sa peau, selon la pittoresque expression populaire. En effet, dans la région que j’habite, on compte par centaines les fins connaisseurs en matière de chant, et ce n’est pas une réputation usurpée que celle du gros bourg de Serghievskoé, situé sur la grande route d’Orel, et qui est regardé dans toute la Russie comme une localité des mieux douées pour les plus doux et les plus charmants exercices de la mélodie vocale.

Longtemps, le bon bourgeois, malgré ses tours de force mélodiques, chanta sans produire une bien forte émotion dans ses auditeurs ; il lui manquait un chœur qui le soutînt au retour périodique du refrain qu’on vient de lire, en substituant la troisième personne à la première : « Elle bêchait, jeune jeunette. » Enfin, après un passage scabreux et merveilleusement emporté, passage qui fit sourire d’aise Dîkï-Bârine lui-même, Obaldouï ne put se contenir, et poussa un furieux cri de plaisir. Tous eurent le frisson de la joie. Obaldouï et Morgatch se mirent à suivre sourdement la voix, à jouer le rôle du chœur, et lorsque le chanteur s’élevait seul, ils murmuraient, et s’écriaient tour à tour : « Superbe !… c’est ça, c’est ça, va donc, scélérat… oui, festonne, aspic, encore, ahi ! ahi ! canaille ! ah ! l’animal ; ah ! le chien, perds ton âme, Hérode, va !… » et autres gentillesses de ce genre.

Nikolaï Ivanytch, dans l’angle de son comptoir, balançait approbativement la tête à droite et à gauche. Obaldouï finit par se plonger de jubilation la tête dans les épaules en piétinant et en frappant le plancher d’énergiques coups de talon. Iakof avait les yeux rouges et ardents, il tremblait comme la feuille des bois, et souriait comme dans la fièvre. Seul, Dîkï-Bârine ne changea pas de visage, et resta immobile à sa place ; mais son regard, fixé sur le chanteur, avait une remarquable douceur, quoique sa lèvre demeurât dédaigneuse.

Encouragé par les marques de la satisfaction générale, le virtuose partit comme un tourbillon, et il exécuta de telles roulades, fit tant de trilles, donna de si violents coups de gosier, suivis de telles cascades de sons, que quand, à la fin, épuisé, pâle, baigné d’une sueur chaude, il émit, en se déjetant en arrière de tout son corps, son dernier trait, un son expirant et comme perdu aux extrémités de l’espace, un cri général s’échappa de toutes les poitrines des assistants, comme, à un signal donné, part un feu de peloton. Obaldouï se jeta au cou du chanteur et le pressa dans ses longs bras osseux ; sur le gras visage de Nikolaï Ivanytch apparut une rougeur qui lui ôtait vingt ans et le transfigurait en jouvenceau ; Iakof criait comme s’il eût perdu la tête : « Molodetz ! molodetz[4] ! » Et il n’y eut pas jusqu’à mon voisin, le moujik déguenillé, qui, n’y pouvant tenir, frappa du poing sur la table, et s’écria : « Ah gha ! ah gha ! c’est bien, diable emporte, c’est bien ! » et cracha résolûment à trois pas contre la plinthe[5].

« Tu nous as donné une fête, frère ! criait Obaldouï sans lâcher le virtuose qu’il tenait serré dans ses bras, et quelle fête ! et quelle fête ! Tu as gagné, frère, tu as gagné, je te félicite d’avance, la mesure de bière est à toi. Iachka ne peut pas lutter ; je te le dis, il ne peut pas. Eh ! crois-moi bien, il va avoir un pied-de nez… Et là-dessus il pressait l’entrepreneur de plus belle contre sa poitrine.

— Laisse-le donc tranquille ; lâche-le, on te dit, ennuyeuse[6] ! s’écria avec vivacité Morgatch ; laisse-le donc se remettre à son aise sur le banc ; tu vois bien qu’il est harassé et qu’il n’en peut plus. Quel brouillon tu es, en vérité ! un faiseur d’embarras ; tout à fait la feuille du bain[7] ou la mouche altérée, pas moyen de s’en défaire !

— Eh bien ! à la bonne heure ; qu’il aille s’asseoir, et moi je prendrai la goutte à sa santé, répondit Obaldouï, en se rapprochant du comptoir. C’est sur ton compte au moins, frère, » ajouta-t-il en s’adressant à l’entrepreneur.

Celui-ci fit de la tête un signe de consentement ; il alla reprendre sa place sur le banc, et tira de son bonnet un grand essuie-mains dont il s’essuya le visage.

Obaldouï lampa avidement non pas une goutte, mais bien un verre, un verre à vin, d’eau-de-vie de grain, et, selon l’habitude des ivrognes de profession, il fit claquer sa langue et prit vaporeusement un air d’impatiente délibération.

« Tu chantes bien, frère, oh ! mais, je dis bien, dit Nikolaï Ivanytch en homme qui sait le poids de ses paroles. Çà, maintenant, à toi, Iachka ; fais attention, ne faiblis pas, tiens bon. Nous verrons, nous jugerons. Tu as entendu, tu l’as reconnu toi-même, l’entrepreneur chante bien, réellement bien, ma foi.

— Il chante tlès-bien, tlès-bien[8], ajouta la femme du cabaretier.

— Bien, gha ah gha ! mugit en contenant sa voix mon voisin le moujik.

— Ah ! un tortillard-polèeka[9] ! s’écria aussitôt Obaldouï ; et, s’approchant du rustre, il le montra du doigt, fit un saut grotesque et partit d’un grand éclat de rire : polèeka, polèeka, gha, badeè, poniaï, gha[10], le tortillard ! Çà, retors, voyons, dis-nous comment tu nous es tombé ici » dit-il à ce pauvre homme, à travers les saccades du fou rire qui s’était emparé de lui.

Le malheureux moujik se troubla ; il allait se lever et sortir au plus vite, quand tout à coup, dans l’intérêt de son repos, retentit la voix d’airain du Dîkï-Bârine :

« Ah ça ! mais, qu’est-ce que c’est donc que cet animal qui ne laisse personne en paix ? cria-t-il en grinçant des dents,

— Moi, je ne lui fais rien, marmotta Obaldouï ; pourquoi le tourmenterais-je ?… c’était comme ça…

— Tais-toi ! Et toi, Iakof, commence. »

Iachka se passa la main sur la gorge et dit des mots sans suite, qui trahissaient un fort grand trouble et une excessive timidité.

« Si tu dois avoir honte, c’est de faire croire que tu as peur ; trêve de détours ; chante, et chante ; du mieux que Dieu te permettra, » dit le Dîkï-Bârine en prenant la posture d’un homme qui attend qu’on s’exécute tout de suite.

Iakof aspira de l’air en silence, regarda autour de lui et se couvrit de la main gauche tout le haut du visage. Toute l’assistance le dévorait des yeux, et plus particulièrement l’entrepreneur : celui-ci laissait percer sur ses traits, à travers l’assurance qui lui était naturelle et celle que lui donnait son triomphe de tout à l’heure, une vague inquiétude dont je ne démêlais pas bien le motif, en voyant le peu de courage de son concurrent. Il s’adossa à la paroi et se mit de nouveau les deux mains à plat sous les cuisses, mais en se tenant immobile. Lorsqu’enfin Iakof se découvrit le visage le pauvre jeune homme était pâle comme un mort ; ses yeux perçaient à peine à travers ses cils abaissés.

Le chanteur soupira, prit son haleine, émit un son. Ce premier son promettait peu, il était faible, inégal, et il me sembla ne pas venir de la poitrine : il était comme élancé de plus loin, comme apporté du dehors et jeté par hasard dans la chambre, au milieu de l’auditoire attentif ; Il produisit un singulier effet sur chacun de nous, ce son accidenté d’un faible trémolo ; nous nous regardâmes les uns les autres. Mais la femme de Nikolaï Ivanytch fit un haut-le-corps qui n’était, je suppose, qu’une manière de se préparer à ne rien perdre de la seconde partie du concert. Telle était, quant à moi, la disposition où je me sentais également.

Après l’émission de ce premier son brisé, il s’en fit entendre un second, plus ferme et plus prolongé. C’était bien encore un son frémissant, semblable à la vibration d’une corde de Naples, lorsque, ébranlée par un doigt puissant, elle résonne, pour rendre un arrière-frémissement plus doux qui s’éteint, semble s’éloigner en s’affaiblissant et finit par s’évanouir. Un troisième son s’éleva plus beau, plus plein, plus ferme, puis le chanteur s’anima, et son chant s’échauffa, s’élargit, se dessina ; il avait un caractère éminemment mélancolique ; il commençait ainsi : «  Bien des sentiers mènent à la prairie. »

Nous respirâmes tous à l’aise, la satisfaction était peinte sur toutes les figures ; la grâce et le moelleux des intonations, le fini des nuances ne laissaient rien à désirer. J’avais rarement entendu une voix d’une si exquise fraîcheur. Elle avait bien quelque chose de timide et même de légèrement saccadé, un accent maladif qui troublait au commencement ; mais ce qu’on y démélait bientôt à ne pouvoir s’y méprendre, c’était un sentiment profond, une passion vraie, où la jeunesse, la force, la douceur et une charmante insouciance semblaient se fondre et se concilier avec un chagrin poignant. L’âme russe, si ingénument bonne et chaude, résonnait et respirait dans cette voix qui allait au cœur pour y faire vibrer toutes les cordes sensibles qu’éveille la mélancolie nationale.

Le mélodie grandit, monta, déborda largement ; il devint évident que l’inspiration et son ivresse s’étaient emparées de Jacques ; il n’y avait plus en lui trace de timidité, il était livré tout entier à la volupté du chant. Sa voix ne tremblait plus malgré lui ; elle frémissait sans doute, mais de cet aimable et communicatif frisson que la passion fait passer dans les âmes et imprime à tout un auditoire ; et cette voix magistrale ne cessait de prendre de la force, de la fermeté et de l’ampleur.

Sous l’impression de ce chant, ma mémoire évoqua toute une scène du passé. Il me souvient qu’un soir, à l’heure du reflux, sur l’immense plage d’une mer qui, en se retirant, grondait et menaçait au loin, et semblait dire : « Demain je reviendrai, prends garde ; » je vis une énorme mouette blanche qui se tenait immobile sur la grève onduleuse. Elle offrait sa poitrine soyeuse aux lueurs empourprées du couchant, et de temps en temps entr’ouvrait ses longues ailes, jouant ainsi coquettement avec ces deux retraites, qui éloignaient d’elle simultanément ses deux plus grands amis, le soleil lointain et la mer profonde… Je me souvins de ce bel oiseau et de son manège en écoutant Iakof, dont le corps était immobile devant nous au milieu d’un cabaret de campagne, mais que l’inspiration mettait en face des abîmes et des plus sublimes lointains. Il chantait, ce villageois, et il avait complètement oublié et son rival et nous tous, bien qu’il fût soutenu, lui, l’habile nageur, à la surface des flots qu’il bravait, par les effluves magnétiques du vif et enthousiaste intérêt avec lequel nous le suivions de nos vœux dans ses mélodieuses évolutions.

Chaque son qui jaillissait de ses lèvres avait quelque chose de natif, de salubre pour nous, d’ample et d’ineffablement doux, comme la brise de nos steppes parcourant l’espace en tout sens et prodiguant les molles caresses de son haleine. Je sentais les larmes se former dans mou cœur, s’y agiter et monter, monter, pour se faire jour sous mes paupières.

Mon ouïe fut frappée de quelques sanglots étouffés… c’était la femme du cabaretier qui pleurait, la poitrine appuyée à l’accoudoir de la fenêtre pratiquée dans la cloison. Iakof jeta sur elle un rapide coup d’œil, et son chant n’en fut que plus sonore, plus chaud et plus ému. Nikolaï Ivanytch était pantelant sous le charme ; Morgatch avait l’œil au plafond noirâtre ; Obaldouï, attendri et stupéfié, restait bouche béante ; le paysan sanglotait bien doucement dans notre angle avec un léger balancement de tête destiné à bercer et adoucir son émotion, et sur le visage de fer du Dîkï-Bârine, sous deux longs sourcils pendants qui s’étaient soudés au milieu du front, apparaissaient deux énormes larmes prêtes à se résoudre en ruisseaux ; le rival de Jacques avait le poing énergiquement serré contre son front, et ne faisait pas le moindre mouvement…

Haletants sous le poids de ces sensations, je ne sais à quelle explosion aurait abouti cette émotion générale, arrivée à son dernier paroxysme, si Iakof n’eût tout à coup fini par un son aigu, d’une finesse, d’une hardiesse et d’une pureté extraordinaires, comme si le ciel lui eût à jamais retiré du gosier sa voix d’ange au moyen d’un fil d’or, visible à l’œil jusqu’à la hauteur des nues. Personne ne cria, personne ne bougea ; il semblait qu’on attendît vaguement, à son retour des cieux, cette voix ravie, exhalée tout à ]’heure… Mais Iakof avait rouvert les yeux : il semblait surpris de ce silence extatique ; son regard nous en demandait la cause ; il ne tarda pas à la comprendre : la victoire lui était due, elle lui fut dévolue.

« Iakof !… » dit le Dîkï-Bârine en lui posant sur l’épaule une main frissonnante d’émotion ; et il ne put proférer une syllabe de plus.

Nous étions tous comme pétrifiés par enchantement. Le rival de Jacques se leva, s’avança vers lui :

« Tu as gagné… oui… gagné, » dit-il avec un trouble pénible à voir ; et il sortit en hâte du cabaret.

Ce mouvement rapide, cette porte qu’il ouvrit et referma avec promptitude, mit fin à l’enchantement qui tenait comme paralysés les esprits et les corps ; tout le monde se mit à parler bruyamment et joyeusement. Obaldouï fit un saut de trois pieds de hauteur, balbutia quelques mots, fit mouliner ses grands bras comme les ailes d’un moulin à vent ; Morgatch approcha en boitant du virtuose et lui donna des baisers ; Nikolaï Ivanytch se détacha de sa cloison et déclara solennellement qu’il ajoutait un second litre gratis à celui de l’enjeu conquis par Iachka ; le Dîkï-Bârine rit d’un bon franc rire que je ne m’attendais pas à rencontrer sur son visage ; le paysan se rencogna dans la pénombre de l’angle et s’essuya de ses deux manches les joues, les yeux, le nez et la barbe, en murmurant : « Ah ! bien, bien, pardieu, que c’est bien ! que je ne sois qu’un fils de chien si on trouve que ce n’est pas bien ! » Et la femme de Nikolaï Ivanytch, se sentant rouge d’émotion, se leva et disparut. Jacques jouissait comme un enfant de sa victoire, que je permets à d’autres d’appeler vulgaire, mais qui ne l’est point à mes yeux. Sa physionomie était transfigurée ; ses regards surtout réfléchissaient un haut degré de bonheur. On le prit sous les bras et à la taille, pour l’amener devant le comptoir. J’aimai à le voir appeler près de lui le paysan en guenilles et en larmes, et dépêcher à son concurrent le jeune fils du cabaretier, qui ne put malheureusement le retrouver nulle part… Et on commença de trinquer. Obaldouï, toujours importun, voulut sur l’heure obtenir de Jacques la promesse de chanter encore, de chanter jusqu’à la nuit.

Je regardai encore une fois avec une grande attention le triomphateur, et je sortis. J’aurais craint, en demeurant là, de gâter des impressions que je tiens à conserver dans leur pureté, et dont j’avoue n’avoir pu donner ici qu’une bien imparfaite et misérable idée.

La chaleur au dehors était restée insupportable ; elle demeurait suspendue à la surface de la terre incandescente, en une couche lourde, épaisse, étouffante. L’œil croyait voir, sous la voûte azur foncé du ciel, tournoyer des myriades de petites flammes à travers une région de poussière très-fine et presque noire. Le silence était universel dans l’air imprégné d’on ne sait quoi de désespéré, d’oppressé, au milieu de ce profond silence de la nature, dont toutes les forces vitales étaient paralysées. Je me hissai dans le grenier à foin, où je m’étendis voluptueusement sur une herbe fauchée et rentrée à peine, et déjà à peu près desséchée. Je ne me rends aucun compte des heures écoulées pendant que je rêvai là, toujours entendant, dans l’ébranlement de mon imagination, les ravissantes mélodies de Iakof… À la fin, la chaleur et la fatigue prirent le dessus, et je fus saisi d’un sommeil de mort.

Quand je me réveillai, il faisait nuit ; le foin exhalait une odeur enivrante ; à travers les minces perches d’un toit à moitié découvert, je voyais briller de pâles étoiles ; je sortis. Je me tournai vers l’occident ; il était clos ; mais, dans l’air qui avait été embrasé pendant quinze heures entières, la chaleur se faisait sentir malgré le frais de la nuit, et la poitrine desséchée soupirait après un peu de vent et après l’apparition de quelques nuages. Mais le ciel, quoique obscur, était partout pur et profond, et les étoiles ne s’y révélaient qu’en scintillant à des intervalles prolongés.

Dans le village endormi, on apercevait çà et là quelques petits feux rougeâtres ; seul le cabaret tranchait sur ce fond noir par les lumières d’un brillant éclairage de fête, et il en jaillissait comme un chaos harmonique de voix mêlées et confuses où dominait, à ce qu’il me sembla, la voix de Iakof lui-même. Un rire désordonné faisait de temps en temps explosion. J’approchai de l’une des fenêtres, et, collant mon front contre le verre, je parvins à voir un tableau peu gai sans doute, mais du moins vif et bigarré.

Tous là dedans étaient ivres ; tous, à commencer par Iakof, qui, la poitrine débraillée, était assis sur le fond d’un tonneau. Il chantait d’une voix entrecoupée de hoquets une folle chanson, une ronde de village, et frôlait paresseusement les cordes d’une guitare. Ses cheveux mouillés pendaient en mèches flasques le long de ses joues blafardes.

Au beau milieu du cabaret, Obaldouï, entièrement dévergondé et en chemise, dansait en faisant des zigzags, des écartements de jambes, des sauts et des chutes vertigineuses, ayant pour vis-à-vis, pour la partie du grave et du gracieux, le gros paysan à la souquenille en pendeloques. Celui-ci, son tour venu d’exécuter quelque passe, piétinait et tortillait de son mieux ses jambes affaiblies : il souriait stupidement, d’un sourire de crétin, qui perçait à travers les révoltes de sa barbe surabondante, et sa main, à défaut de sa voix, semblait dire, en se déjetant à la hauteur de l’épaule, les quelques paroles qui se prononcent dans cette danse d’ivrognes d’une gaieté désespérée. Il ne se pouvait rien imaginer de plus grotesque que ce visage grimaçant d’efforts pour hausser ses sourcils pendant que ceux-ci refusaient tout service et persistaient à couvrir des yeux qui voulaient, à toute force, se faire tendres et doux. Le rustre était dans cet état de l’homme ivre qu’on secoue en vain, et dont chaque passant dit : « En voilà un qui en tient joliment. » Morgatch, rouge comme une écrevisse et les narines toutes grandes ouvertes, souriait malignement du banc où il s’était établi près de la fenêtre. Le seul Nicolas Ivanovitch avait, comme il convient à tout digne cabaretier, conservé parfaitement toute sa tête. Il y avait là une quantité de visages nouveaux : je m’obstinais à chercher du regard le Dîkï-Bârine ; j’y perdais mon temps, il n’y était plus.

Je résolus de descendre la colline sur laquelle s’élève Kolotofka. Dans la vallée s’étend une large plaine que couvrait l’épais et sombre brouillard du soir ; cette plaine, ainsi cachée à la surface, paraissait dix fois plus étendue qu’elle ne l’était réellement, et semblait se confondre avec le ciel, dont ce brouillard épaississait encore l’obscurité. Je descendais à grands pas en suivant le chemin qui côtoie le ravin, quand tout à coup, au loin, dans la vallée, retentit la voix sonore d’un jeune garçon, d’un enfant.

« Antrôpka ! Antrôpka ! a a a !… criait-il avec un désespoir plein de larmes et d’obstination, en traînant longtemps, longtemps et comme par secousses, la dernière voyelle. Il gardait le silence quelques instants, et de nouveau se reprenait à crier de la même manière. Sa voix, ébranlant cet air endormi et immobile, empruntait de l’heure et de la disposition des lieux une portée immense. Trente fois au moins il vociféra le nom d’Antrôpka, et tout à coup, de l’extrémité opposée d’un terrain vague, accidenté de broussailles, arriva à mon oreille comme de l’autre monde, très-affaiblie par la distance, cette question : « Quoi ? »

La voix de l’enfant, animée d’une joie pleine de malignité, répondit : « Viens ici, démon, viens, méchant diable !

— Pourquoi ça, a a a ? répondit l’autre voix après avoir laissé passer deux minutes.

— Viens, que la tante te fouette, on t’attend ! » se hâta de crier l’enfant.

La voix lointaine ne répondit plus, et l’enfant recommença à appeler Antrôpka. Ses cris, de cinq en cinq minutes plus rares et plus faibles, arrivaient encore a mon oreille, qu’il faisait déjà entièrement sombre ; et je tournai enfin l’angle du bois qui entoure mon village, situé à quatre verstes de Kolotofka…

« Antrôpka ! a a a !… » Cet appel retentissait encore lointainement dans une atmosphère envahie par tout ce que les ténèbres nocturnes offrent de plus noir et de plus épais.




XVIII.


Karataëf ou la maîtresse esclave.


Il y a cinq ans, en automne, sur la route de Moscou à Toula, je dus une fois rester un jour entier au relais faute de chevaux. Je revenais de la chasse et j'avais eu l’imprudence de renvoyer ma troïka. L’inspecteur du relais, homme vieux, morose, cheveux longs pendant jusque sur le nez, et petits yeux endormis, ne répondait à mes prières et à mes plaintes que par un grognement assez peu courtois, marchait d’un pas dur, ouvrait et fermait brutalement les portes, ayant l’air de maudire son emploi. Puis, sortant sur le perron en auvent, il grondait en termes ronflants les postillons, grossiers manants en touloup, qui pataugeaient lourdement dans la boue avec des arcs de cinquante livres pesant sur les bras, ou se tenaient assis sur le banc, occupés à bâiller et à se gratter, sans s’inquiéter des criailleries de leur chef.

Trois fois je pris le thé, trois fois j’essayai de dormir ; je lus et relus toutes les devises, tous les bons mots tracés par le désœuvrement, la malice ou la sottise des voyageurs sur les parois et sur les vitres ; l’ennui m’accablait. J’étais à regarder par la fenêtre les brancards relevés en l’air de mon tarantas[11], lorsque tout à coup une clochette tinta et un petit chariot attelé de trois rosses exténuées s’arrêta devant le perron. Le voyageur qui s’élança du léger véhicule cria en entrant dans la chambre : « Hé ! vite des chevaux ! » Tandis qu’il écoutait avec l’air étrange, avec l’ébahissement ordinaire en pareil cas, la réponse négative du peu courtois inspecteur, j’eus le temps de toiser et d’envisager, avec l’avide curiosité d’un homme qui s’ennuie à mort, le compagnon d’angoisse que me donnait la mauvaise tenue de cette maison.

Ce devait être un homme d’une trentaine d’années. La petite vérole avait laissé sur son visage d’ineffaçables traces, outre que ce visage était maigre et d’un jaune cuivré ; sa longue chevelure, pareille à une aile de corbeau, ondulait sur le collet de son manteau ; ses petits yeux saillants regardaient sans souci de rien voir ; sur sa lèvre croissait pauvrement une courte moustache à éclaircies. Il était habillé, en gentillâtre coureur et amateur de foires aux chevaux, d’un arkhalouk[12] bariolé, usé, déteint, froissé, d’une cravate de soie lilas éraillée, d’un gilet à boutons de cuivre, et d’un pantalon gris très-large du bas ; sous ce pantalon perçaient des pointes de bottes auxquelles la brosse paraissait inconnue. Ce monsieur exhalait un âcre parfum de tabac et de brandevin. À ses gros doigts rouges, presque tout recouverts par les manches de l’arkhalouk, étaient des bagues d’argent et des anneaux de fer de Toula. C’était là une de ces figures telles qu’on en voit partout en Russie, et, à vrai dire, si elles ne repoussent pas, elles sont généralement loin d’attirer. Ce ne fut donc pas sans quelque prévention défavorable que j’examinai de la sorte mon compagnon d’ennui, en qui cependant, au bout de quelques minutes, je crus découvrir une certaine arrière-expression de bonhomie et de spontanéité cordiale.

« Voici monsieur qui attend depuis plus d’une heure, » dit le préposé en me désignant de la main.

Depuis plus d’une heure !… le scélérat se moquait de moi à ma barbe.

« Peut-être que monsieur n’est pas aussi pressé que je le suis, dit le voyageur.

— C’est ce que nous ignorons, répliqua avec humeur le préposé.

— Ainsi il n’y a pas de chevaux ? quoi ! pas même une paire de rosses ?

— Je n’ai pas un seul cheval à vous donner.

— Eh bien, faites-moi servir une bouilloire à thé. Nous attendrons, puisqu’on ne peut faire autrement. »

Le voyageur bronzé s’assit sur le banc du pourtour, jeta sa casquette sur le banc et aéra sa chevelure.

« Vous avez pris le thé ? me demanda-t-il.

— Oui.

— Ne le prendriez-vous pas encore avec moi ? je vous en prie. »

Je consentis. Le gros samovar rouge reparut bientôt une quatrième fois sur la table. J’allai tirer de mon tarantas une bouteille de bon rhum.

Je ne m’étais pas trompé en prenant mon compagnon pour un gentillâtre campagnard. Il s’appelait Peotre Pétrovitch Karataëf. Nous nous mîmes à causer. Il ne s’était pas écoulé quarante minutes qu’il m’avait déjà raconté toute sa vie sans ambages ni réticences.

« À présent je me rends à Moscou, me dit-il en prenant son quatrième verre de thé ; je n’ai plus rien à faire à la campagne.

— Comment ? rien à faire !

— Rien. Tout est en désarroi dans mon bien ; les paysans sont ruinés ; il y a eu plusieurs mauvaises années de suite ; pas de récoltes et point de bonheur, que vous dirai-je ?… Mais au reste, ajouta-t-il en regardant de côté, je n’entends rien à l’économie rurale, moi.

— Un peu d’étude et de la bonne volonté…

— Non, non, je ne suis pas de l’étoffe dont se font les agriculteurs… Non, voyez-vous, poursuivit-il en penchant la tète de côté et en aspirant avec ardeur de fortes gorgées de fumée… Je sais bien que vous… en me regardant… vous pensez : En voici un… hum, hum ! Eh bien, c’est vrai, je conviens que j’ai reçu une éducation assez mesquine ; les moyens ont fait défaut. Pardon, je suis un homme tout bon, tout bête, et là-dessus, ma foi, vous… »

Il n’acheva sa phrase que par un geste de renoncement très-familier en Russie, et dont s’abstiennent les seules personnes bien élevées qui ont voyagé ou qui fréquentent habituellement les salons des trois capitales.

Je fis ce que je pus pour le convaincre qu’il se trompait sur l’opinion que j’avais prise de lui, et que j’étais fort content de cette rencontre. J’ajoutai, pour en revenir à notre thème, que, pour diriger un domaine, on n’a nul besoin d’une éducation supérieure.

« Bien, me répondit-il, j’en tombe d’accord ; mais toujours n’ai-je pas pour la chose la disposition qu’il faut avoir. Il y a tel seigneur terrien qui fait Dieu sait quelles folies ; tout lui réussit et il va de l’avant… et moi… Vous êtes, excusez mon indiscrétion, de Pîter[13] ou de Moscou ?

— J’habite Pétersbourg. »

Mon interlocuteur fit jaillir de ses narines deux longs et rapides jets de fumée, après quoi il ajouta :

« Moi, je vais à Moscou me pourvoir d’un emploi.

— Dans quelle partie du service public avez-vous l’intention d’être employé ?

— Je n’ai pas d’idée arrêtée là-dessus ; je verrai ce qui se présentera. S’il faut vous l’avouer, je crains le service ; je crains beaucoup toute responsabilité. J’ai toujours vécu à la campagne ; je suis accoutumé à des allures… vous savez… Au reste, la nécessité me presse… ah ! maudite nécessité !

— En revanche, vous serez habitant d’une capitale.

— D’une capitale… Je ne sais pas bien, moi, ce qu’il peut y avoir de bon en cela. Je verrai ; peut-être est-ce en effet assez agréable ; mais, jusqu’à la preuve, j’incline à penser que nul séjour ne peut valoir celui des champs pour un propriétaire de domaines.

— Est-ce qu’il vous est réellement impossible de vivre plus longtemps dans votre terre ?

— Eh ! oui… oui, impossible, dit-il en soupirant… ma terre a tout à fait l’air de ne plus guère tenir à moi… C’est que… un brave homme de voisin que j’ai par là s’impatronise tellement chez moi… il a, voyez-vous, une lettre de change… »

Le pauvre Peotre Pétrovitch passa et repassa sa main sur son visage, puis resta pensif, puis branla la tête.

« Au fait, monsieur, ajouta-t-il après une minute de silence, je n’ajouterai pas aux petits torts que j’ai eus celui de me plaindre, ce serait insensé et ridicule : j’ai trop aimé, et, le diable emporte la terre ! j’aime encore à me donner du courage[14].

— Vous meniez bonne et joyeuse vie à la campagne ?

— J’avais… monsieur… dit-il avec hésitation et en me regardant de l’œil d’un homme qui craint le blâme et qui pourtant éprouve le besoin de causer… j’avais douze chevaux de course, mais des coureurs, des coureurs, vrai, comme il y en a bien peu. Il n’y en avait pas un qui, en deux minutes, n’eût gagné de vitesse le lièvre gris, et, s’il s’agissait de courre sus à la bête puante, ce n’étaient plus des chevaux, mais des serpents, tout bonnement des aspics. Quant à mes chiens, je pouvais en être fier. Eh ! ce ne sont plus là que de vieux contes. Je chassais aussi, et assez souvent, au fusil. J’avais une chienne du nom de Comtesse, qui était un chien d’arrêt extraordinaire ; rien n’échappait au flair puissant de cette bête-là. Aux abords d’un marais je lui disais : Charche ! si ce chien-là ne trouvait pas, une meute d’élite y eût certainement perdu son temps, et s’il trouvait, rien n’égalait sa joie ; c’était de la démence. Et à la maison, quelle gentillesse ! lui présentiez-vous du pain de la main gauche en lui disant : « Le juif y a mordu, » il ne l’acceptait pas ; et si vous présentiez le morceau de la main droite et disiez du même ton : « Mademoiselle y a mordu, » le morceau était à l’instant saisi et dévoré. Elle m’a donné un petit qui était admirable et que je voulais emmener avec moi à Moscou. Mais un ami m’a demandé la mère et le petit et mon bon fusil de chasse ; il me disait : « À Moscou, il s’agira bien de la chasse pour toi, vraiment ! tu auras bien autre chose en tête. » Je lui ai donné les chiens, je lui ai fait cadeau aussi du fusil ; il serait resté la d’ailleurs de toute manière.

— Pourquoi donc ? à Moscou aussi, on fait des parties de chasse.

— Non ; mon ami avait raison ; les plaisirs de la chasse ne sont plus pour moi. J’ai fait des folies, le temps est venu de les expier. Permettez-moi une question : est-ce qu’il fait cher vivre à Moscou ?

— Pas du tout, selon moi.

— Pas bien cher ? et je vous prie, dites-moi, les Tsyganes (Bohémiens) habitent Moscou ?

— De quels Tsyganes parlez-vous ?

— Ces Tsyganes qui vont chanter dans nos foires.

— Oui, ils demeurent à Moscou.

— Ah ! c’est bien. Moi, j’aime les Tsyganes, diable emporte, je les aime !… »

Et les regards de Peotre Pétrovitch brillèrent d’un éclat plein d’égrillardise. Tout à coup il se tourna et se retourna sur le banc ; puis il resta immobile, pensif, baissa la tête et me tendit son verre vide :

« Donnez-moi de votre rhum.

— Il n’y a plus de thé.

— N’importe, je le prendrai comme ça, allons ! »

Karataëf mit sa tête dans ses mains et ses coudes sur la table. Je le regardais en silence et m’attendais à ces effusions de sentiment et même de larmes dont les gens qui ont bu sont si prodigues, de sorte que je fus, je l’avoue, bien frappé de l’expression d’abattement, d’absolue prostration de ses traits ; et je ne pus m’empêcher de lui demander ce qu’il avait.

« Ce n’est rien, me dit-il ; le passé m’est revenu en mémoire, et particulièrement une anecdote… Je vous la raconterais bien volontiers ; mais vraiment, j’ai conscience…

— Eh de grâce !

— Oui, poursuivit-il un peu en bredouillant, il y a des circonstances… quoique… par exemple… moi, là dedans… en bien, si vous l’exigez, je vous dirai la chose. Au reste, je ne sais…

— Racontez, racontez, cher Peotre Pétrovitch.

— Fort bien, quoique ce soit un peu… Ah ! c’est que, voyez-vous, je suis un stepniak, vous n’êtes pas à en douter… et pourtant, en vérité, je ne sais…

— Allons donc, allons donc, Peotre Pétrovitch, une oreille amie vous écoute.

— Eh bien d’accord ; sachez donc ce qui m’est arrivé : Je vivais dans mon village, et, comme chasseur je courais un peu nos environs. Un jour une jeune fille me donne dans l’œil ; ah ! quelle jolie fille !… une beauté… et que d’esprit et quelle bonne âme avec ça ! on l’appelait Matrèna. Mais c’était une fille du commun, du commun, vous comprenez, une servante, une esclave. Elle ne m’appartenait pas, voilà le mal. Elle appartenait à un autre domaine, elle était la propriété d’autrui, et moi, me voilà tout amouraché d’elle. C’est, voyez-vous, une telle anecdote… pardon ! Elle aussi en tenait. Et voilà que Matrèna me prie, me prie de l’acheter, d’aller trouver sa dame, de payer ce qu’il faudra, et de

  1. Ce sobriquet ne peut venir que du verbe boltat, oboltat, qui signifie à la fois bavarder, jacasser, et remuer, s’agiter.
  2. Du verbe morgat, clignoter.
  3. Si ce qu’on appelle le voisinage dans l’occident est de un à dix kilomètres, comptez qu’en Russie, dès qu’il s’agit d’aller chercher un peu de plaisir, le voisinage est de cinq à cent cinquante verstes.
  4. Luron, fameux gaillard, dégourdi, brave garçon. Le mot de molodetz jouit d’une grande faveur et revient à tout propos dans le langage parlé : il entre aussi dans une foule de dictons russes :

    Gaillard (molodetz) comme un concombre salé !
    Tout vrai molodetz n’a de pareil que lui-même.

  5. Il est incroyable en combien d’occasions crachent les Russes du bas peuple : ils crachent dans l’enthousiasme, dans l’admiration, dans la peur, dans la joie, dans le mépris. C’est l’effet d’une vieille et tenace superstition : il parait qu’en crachant on rejette hors de soi le diable toujours prêt à profiter de la distraction d’un pauvre homme pour lui entrer par la gorge.
  6. Les gens qui hantent les cabarets se donnent souvent des noms et des qualifications de femme.
  7. Dans les étuves russes, pour exciter une transpiration abondante sous une chaleur de 30 à 45º Réaumur, on se frappe d’une touffe de branches fines et souples de bouleau garnies de leurs feuilles ; celles de ces feuilles qui se collent sur la peau résistent souvent aux douches redoutables, aux seaux d’eau chaude qu’on se verse en abondance sur la tête pour inonder tout le corps.
  8. Bien des Russes du commun gardent toute leur vie l’habitude de substituer au milieu des mots des lettres douces à des lettres rudes, par exemple à r, à cl et à ct, les lettres l, ll, tt, chalnière pour charnière, dilettor pour director, colidor pour corridor ; car tous ces mots ont passé dans le russe. Quelques-uns parlent ainsi tout à fait comme les petits enfants, et cela contraste bizarrement avec leur barbe touffue et leur grosse panse.
  9. On appelle Polèeki (riverains de forêts) les habitants de la lisière méridionale d’une longue zone de forêts qui commence sur la limite commune des districts de Bolkhof et de Jizdrinsk. Ils se distinguent par beaucoup de particularités dans leur genre de vie, leurs mœurs et leur Langage. On les appelle tortillards, retors, zavorotni, à cause de leur caractère soupçonneux et avare.
  10. Les polèeki emploient presque à chaque mot les exclamations gha ! et badeè ! qui n’ont aucun sens ; ils abrégent beaucoup de mots ; ils disent poniaï pour pogoniaï (cours après), etc., etc.
  11. Espèce de litière montée sur roues.
  12. Sorte de paletot à deux fins, comme habit et surtout.
  13. Pîter, abrégé de Saint-Pétersbourg, très-usité en province.
  14. Du plaisir. On n’imagine pas le nombre des mots russes qui se sont formés d’un radical français. On en rencontre qui sont d’une hardiesse de formation lexicologique vraiment étonnante. Quelques-uns, comme ici, se sont écartés de l’acception originaire. D’autres, restés fidèles à l’acception primitive, se sont cruellement oblitérés.